N
N’étudiez pas les pauvres et les sans-pouvoir
Tout ce que vous direz sera utilisé contre elle-eux
mis en ligne le 13 juin 2025 - niklestheses
Table des matières
Introduction
Une expérience fondatrice de cette brochure, ou quand une de tes potes se lance comme ethnographe et avait oublié de te prévenir
Convention
Convention d’écriture
Retour sur les questions éthiques qu’on s’est posées à l’écriture de cette brochure
Remerciements
1. « Les gens qui ne veulent pas iels peuvent dire non »
1. En pratique, ça donne quoi ?
Être serviable, s’occuper de la logistique, faire des trajets en voiture :
Coucher avec ses « objets de recherche » :
2. « Ça peut être intéressant pour nous, pour notre minorité, pour nos luttes, pour notre communauté, ça permet de visibiliser nos luttes »
2. En pratique ça donne quoi ?
À qui sert l’ethnographie ?
Le pouvoir des mots
3. « Ça pourrait être intéressant pour notre groupe, ça pourrait nous permettre de réfléchir à nos actions, nos fonctionnements…
3. En pratique ça donne quoi ?
4. « Oui mais iel ce n’est pas pareil, iel fait partie de la communauté »
4. En pratique ça donne quoi ?
5. « C’est courageux d’étudier sa communauté »
5. En pratique, ça donne quoi ?
6. « Si iel déconne, il y aura les potes pour lui dire »
6. En pratique, ça donne quoi ?
7. « C’est pas grave, c’est juste pour la fac »
7. En pratique, ça donne quoi ?
8. « Il faudrait envoyer cette brochure aux chercheur..ses pour qu’ils et elles ne commettent pas les mêmes erreurs »
8. En pratique ça donne quoi ?
Conclusion
Annexes : Des outils pratiques
LE RGPD
Recueil de non-consentement
Pour aller plus loin, quelques ressources que nous avons trouvées intéressantes
Ce livre/brochure est long..ue, ça peut être un frein pour les personnes qui lisent peu. Alors on a écrit un résumé court au début de chaque chapitre [1].
Introduction
On a décidé d’écrire cette brochure après avoir vécu une expérience vraiment pourrie d’une pote qui a écrit une thèse dégueulasse sur nous. On détaillera juste après cet événement fondateur, parce qu’il révèle la plupart des mécanismes classiques qui amènent à ce qu’on se fasse piéger par les chercheur..ses.
Quand c’est arrivé et qu’on a échangé autour de nous, plusieurs personnes nous ont parlé d’expériences similaires de chercheur..ses dans des cercles militants et/ou minoritaires qui avaient utilisé leurs camarades comme « terrain », sans aucune permission, sans aucun contrôle sur les informations diffusées, et sans aucun accord des personnes sur l’intérêt d’une telle recherche : on nous a parlé d’une personne dans les squats à Marseille, de personnes à la ZAD, dans des festivals… le point commun c’est que toutes ces personnes n’avaient jamais fait lire leur taf aux personnes étudiées et avaient tenté de cacher ce qu’elles avaient produit.
On avait aussi envie de diffuser les outils de critiques qu’on a accumulés soit au sein de l’université (comment elle fonctionne de l’intérieur) soit dans cette expérience en tant qu’objet d’étude. On se disait qu’il fallait vraiment organiser une autodéfense contre les chercheur..ses, parce qu’on a pour conviction, et on va l’expliquer, qu’en appartenant à une minorité, ou en s’organisant dans des luttes, nous n’avons aucun intérêt à être un objet d’étude.
Une autodéfense, parce qu’on est sûres aussi que le changement viendra d’un refus des minorités de participer volontairement. Une autodéfense aussi parce qu’on a besoin d’outils pour le faire et pour identifier les stratégies à l’œuvre. Nous avons plus confiance en cette autodéfense qu’en une discussion avec des chercheur..ses, qui par situation de pouvoir ne changeront pas d’elle..ux-même. On refuse de discuter avec elle..ux et de voir nos arguments appropriés pour mieux contourner les méfiances. On veut s’adresser aux minorisé..es pour que l’institution, notamment universitaire, ne puisse plus faire ce qu’elle fait depuis toujours : décrire, dépeindre, produire et accumuler du savoir, décider des causes de tel ou tel de nos comportements. Ce savoir a toujours permis un plus grand contrôle et un plus grand pouvoir sur nous. Il est temps de leur mettre des bâtons dans les roues.
Ce texte intervient dans un contexte d’attaque contre l’université et ses recherches progressistes (l’islamogauchisme, you know), et amène beaucoup à « défendre l’université ». Certes les attaques sont des révélateurs de l’étendue des idées d’extrême droite, mais ce n’est pas pour ça qu’il faut qu’on oublie le rôle de l’université contre les minorités.
Dans chaque chapitre de cette brochure on reprend un argument entendu qui défend la recherche puis on le déconstruit en 2 étapes : d’abord au travers d’une analyse générale puis en prenant pour exemple ce qu’il s’est passé dans notre expérience pour illustrer la forme que ça peut prendre.
Une expérience fondatrice de cette brochure, ou quand une de tes potes se lance comme ethnographe et avait oublié de te prévenir
En février 2017, nous sommes plusieurs à découvrir le travail de thèse de notre amie ou connaissance Tara, qui malgré les demandes de certaines, ne nous avait pas été transmis jusque-là. Cette thèse, Tara l’avait débuté aux alentours de 2012 et porte sur le milieu queer tpg de la ville où on habite. Plusieurs d’entre nous avions posé à Tara des limites à sa recherche et ça dès le début : « si tu veux faire des entretiens, libre aux personnes d’accepter ou de refuser, mais il est hors de question que tu fasses de “l’observation participante”, c’est-à-dire que tu utilises les moments qu’on passe ensemble comme des lieux de recherche et d’observation qui seront retranscrits dans tes écrits. » Le refus collectif était clair.
On est deux à écrire cette brochure et on a envie de situer comment on s’est retrouvées là-dedans, comment cette histoire de thèse nous est tombée dessus, quel rapport on a eu avec cette pseudo recherche.
« Moi, je lui dis dès le début qu’en plus de l’absence d’observation, je ne veux pas apparaître dans ses écrits. Connaissant les dynamiques de la recherche en sociologie, ses méthodes pas du tout éthiques qui m’avaient fait arrêter mes études après un master de socio, j’ai ajouté « je ne veux apparaître d’aucune manière dans la thèse, ni moi, ni ce que je dis, ni ce que je dessine, rien ».
« En février 2017 donc, quand le texte est récupéré par une amie, elle est très choquée de ce qu’elle y trouve et me demande de le lire pour en discuter. Je suis dans une période de rush, je n’ai pas le temps, des trucs importants sur le feu, je lui conseille d’en parler à d’autres gens qui, comme elle, ont accepté les entretiens pour voir ce qu’elles pourraient faire si l’écrit de Tara craint. Mais moi, j’ai refusé donc je ne suis pas dedans, je ne me sens pas concernée. Elle me répond que si, je suis dedans, sous un pseudo qui modifie de quelques lettres mon prénom. Bref j’y suis et je suis totalement reconnaissable.
« Je capte ensuite Tara dans une soirée avec cette info, « O. m’a dit que j’étais dans la thèse, j’avais été claire avec toi ! Envoie-la-moi dès que tu rentres et on va avoir des discussions, c’est grave Tara ». Tara me répond qu’elle se souvient bien de mon refus mais qu’il faut que je me rassure car je suis juste « évoquée » et qu’elle ne fait pas « ma trajectoire ». Je lui demande si elle se rend compte de ce qu’elle dit et que mon refus était clair et total. À ce moment-là, devant la réaction de Tara, je suis vraiment inquiète sur l’éthique dont elle a pu faire preuve.
« A la lecture, le lendemain, je ne suis pas déçue. En effet, un chapitre contient bien des trajectoires de personnes avec qui pour la plupart elle a fait des entretiens (je découvrirais par la suite qu’elle a inventé des entretiens et leur contenu), mais les parties suivantes ne sont issues que de descriptions des moments qu’on a passés ensemble, des descriptions détaillées avec un vocabulaire et un point de vue de dominant sur nos vies, nos interactions, nos activités au sein d’espaces en mixité choisie non accessibles aux mecs cis hétéros. Sa méthode est éclairée par le titre puisqu’elle nomme son travail « ethnographie ».
« Je suis atterrée, et devant toutes les stratégies de Tara pour dissimuler ce qu’elle avait fait et ses errances vis-à-vis de nos consentements et positions politiques, je me dis que le minimum est de prévenir les 32 personnes que j’ai reconnues dans le texte.
« Comme elles habitent aux quatre coins de la France et que certaines ne s’adressent plus la parole, j’envoie le mail suivant :
(J’aurais vraiment préféré ne pas avoir à faire ça)
Si tu reçois ce mail, c’est soit que tu es Tara, soit que je t’ai reconnu dans sa thèse (peut-être que tu n’es absolument pas au courant que tu y es étudié..e). Dans le deuxième cas, je te conseille de lui demander qu’elle te l’envoie en PDF (tara@mail.com ou à moi si refus de sa part) et que tu prennes connaissance de ce qui a été écrit sur toi. Une fois que tu as repéré ton surnom (tu peux faire une recherche par année de naissance page 532), tu peux faire édition > rechercher pour voir les passages qui te concernent. Au-delà de ce qui a été écrit sur toi, tu verras (notamment à partir du chapitre 3) que tu étais étudié..e hors de l’espace défini de l’entretien, que le milieu dans son ensemble est objet de recherche. Je te conseille aussi de lire la méthodologie (et aussi selon plusieurs personnes les entretiens réalisés ne correspondent pas avec la réalité (p.532). Vu les problèmes éthiques majeurs, je pense que ça serait bien de notre part de ne pas participer au problème en la diffusant par la suite.
Si tu ne veux plus que je te contacte, fais-le-moi savoir. Si tu veux faire une lecture à plusieurs parce que c’est méga long et trop glauque d’être seul..e avec ça, n’hésite pas !
Tout le monde n’est pas logé..e à la même enseigne, cette lecture peut se révéler vraiment violente pour certain..es.
Tara a dit qu’elle comptait publier sa thèse, alors si certain..es au courant ont pu faire les autruches jusqu’à présent, ça serait bien de se réveiller.
Sinon, dans le cadre de la rencontre sur les archives, Tara anime un atelier à 13 h 30 : Travailler sur nous dans le cadre universitaire. Des traces pour la construction de notre mémoire ?
Ça sera peut-être l’occasion d’en discuter avec elle dans une perspective collective et politique ?
Tara,
Pour commencer, je pense que tu t’attends à ma réaction.
J’ai appris par hasard presque un an après ta soutenance que tu m’avais sociologisée dans ta thèse, alors que je t’avais explicitement interdit de le faire. Je ne suis apparemment pas la seule à avoir été étudiée sans consentement. Je comprends mieux pourquoi tu ne l’as quasiment pas diffusée aux personnes étudiées.
Quand j’ai commencé à parcourir puis à lire ta thèse, la première question qui m’est venue, c’est comment tu as pu nous faire ça ? Comment as-tu pu passer de si nombreuses heures (en fait pas loin de 6 années), à rédiger de si nombreuses pages, à nous trahir (nous et ce en quoi on croit, et qu’on croyait partager avec toi) ?
Qu’avons-nous fait pour mériter ça ?
Ce « travail » ne sert qu’à deux choses : à ta carrière et à accumuler un savoir à nos dépens. Un savoir que nous passons beaucoup d’énergie à garder en non-mixité, à préserver, à développer à l’abri dans des espaces « safe » (sans mecs hétérocis, sans flics…). Toi, tu nous exposes aux dominant..es comme des phénomènes de foire.
Est-ce que tu t’es posé deux secondes la question de savoir à qui servait cette thèse ?
Toi, tu as été financée pour ta thèse, à hauteur de 1500 € par mois pendant trois ans, soit 54 000 € (ou quatre ans je sais plus, soit 72 000 €). C’est ça qu’on vaut finalement ?
Tu aurais pu consacrer toutes ces heures et toutes ces pages à dénoncer ce qu’on subit, à dénoncer et analyser les dominations et les dominant..es, à travailler pour ta communauté. Non, tu as fait le choix délibéré de nous réduire à des objets. Ton dispositif méthodologique n’a aucune éthique, et c’est un euphémisme. Tu ne respectes absolument pas le consentement des personnes et tu as fait de l’observation « sauvage » pendant des années, sans que nous soyons informé..es de tes objectifs, tu mens aussi à de nombreuses reprises (notamment sur l’éthique mise en place). On t’avait pourtant mise en garde dès le début, mais plutôt que d’y réfléchir tu as choisi de récupérer cette mise en garde dans ta thèse. Tu prends des citations bancales et volées (créées ?) de l’un..e pour dire du mal de l’autre. Tu parles d’entretiens d’une part et de « discussions interpersonnelles » « enregistrées » de l’autre, est-ce que j’hallucine ou tu dis que tu as enregistré des discussions sans nous le dire ? Même sans ça, tu as agi comme un..e flic infiltré..e. Tu as profité de la confiance qu’on te portait pour accéder à nos vies intimes et à nos espaces militants. Tu n’as rien mis en place pour faire autre chose que de nous réduire à des animaux de zoo. Tu as pris nos vies pour en faire de la chair à socio.
Ce mail serait trop long si je devais détailler les autres graves problèmes politiques à travers ce que tu fais :
– du racisme : les questions raciales (et les personnes racisées) sont invisibilisées, les luttes des personnes racisées se résument à une note de bas de page, le mot racisme est présent 3 fois dont 2 pour sous-entendre l’ « utilisation » de cette lutte par une gouine racisée contre une blanche…
– de transidentité : tu choisis d’utiliser le terme transsexuel..le, le mot trans n’apparaît qu’entre guillemets quand tu nous cites. Tu as effacé les personnes trans impliqué..es dans les collectifs. Pour les quelques personnes trans mentionnées soit tu nies leurs transitions en les rangeant chez les gouines, soit tu les ranges chez les pédés. Les femmes trans n’existent pas. Le mot cisgenre est absent…
– du travail de sexe : tu parles de prostitution et de prostitué..e tout au long du texte…
…
– et ton anonymisation merdique quand en plus à la fin tu mets le programme du squat avec le vrai nom, la ville et l’adresse… (quand tu fais l’effort de modifier le nom ce qui n’est pas le cas pour ce collectif*, ce lieu*, ce squat*…).
C’est vraiment d’une violence folle.
Y’aurait beaucoup de choses à dire, et des critiques à faire par les personnes concernées… en vrai ça demanderait aussi des heures de boulot que de mon côté je n’ai pas envie de te consacrer.
Quand je pense que toutes ces années, tu avais écrit sur le tableau de ta cuisine la phrase de Laura Nader « N’étudiez pas les pauvres et les sans pouvoirs, tout ce que vous direz sur eux sera utilisé contre eux ». Tu savais exactement ce que tu faisais.
Alors oui tu me retires tout de suite de tes écrits où je n’aurai jamais dû être, même si cette thèse (malgré ce que tu m’as affirmé) tourne déjà dans d’autres réseaux. Mais tu peux aussi réfléchir sérieusement à effacer les 541 autres pages. Et quant à éditer ça en livre, c’est carrément indécent que tu te poses la question.
Voilà mon avis.
Je n’ai absolument plus aucune confiance en toi. Et si ce mail exprime ma profonde déception et mon immense dégoût. Sache que ma colère est elle aussi énorme.
Pour finir je pense que c’est utile de le préciser, je t’interdis d’utiliser ce mail sous aucune forme dans aucun de tes « travaux ».
Le zoo a fermé ses portes.
— -
« Pour ma part, je fréquentais peu Tara, mais je me suis retrouvée à partager pas mal d’espaces avec elle, dans le cadre de luttes queer tpg antiracistes. Je me souviens d’une conversation avec elle, dans les années 2013/2014 où, ayant entendu qu’elle parlait de la fac, je lui ai demandé ce qu’elle y faisait. Elle m’a répondu qu’elle faisait une thèse en sociologie. Je lui ai demandé quel était son sujet de recherche, elle a fait l’anguille en me disant que ce n’était pas intéressant, que c’était un truc sur « le genre et le sport, blabla ». Ça ne m’avait pas hyper rassurée, mais sachant que je partageais peu de choses avec cette meuf, j’en avais juste confirmé mon peu de confiance politique envers elle.
« Je me souviens l’avoir croisée pendant de nombreuses AG et réunions d’orga collective, et lors des tours de présentation, où chacun..e disait un peu son prénom/pronom/activité principale, salariée ou non, elle évitait évidemment de se présenter comme thésarde actuellement en train de nous étudier…
« En 2017, je reçois donc le mail recopié ci-dessus, je recherche mon faux prénom « anonymisé » et je me rends compte que j’apparais 3 fois, dans mes souvenirs, et en vérifiant à l’écriture de cette brochure, je me rends compte que j’apparais 23 fois. Aucun consentement ni entretien n’avait été fait avec moi, bien sûr.
« Je lui écris donc un mail, lui précisant que je veux qu’elle me retire de sa thèse. Et je participe aux ateliers et réunions sur le sujet.
— -
S’ensuivent beaucoup d’échanges entre les personnes ethnographiées, des larmes et des cris à la découverte des écrits, des échanges politiques super intéressants, des incompréhensions. D’étonnantes alliances entre Tara et ses ami..es qui avaient déjà lu la thèse, qui se désolidarisent des personnes heurtées par le « travail » de Tara, les qualifient de violent..es, et qui vont tout mettre en œuvre avec Tara pour faire taire les personnes en colère à grand coup de rumeurs, isolement, mensonges, harcèlement.
Les personnes étudié..es contre leur gré voulaient organiser un moment de discussion. Tara et son crew nous ont pris de court et ont organisé une discussion chez Tara,
entourée de ses proches. Tout le monde ne se sentira pas d’aller dans ce lieu tout sauf neutre. En substance, cette réunion sera à nouveau un lieu de violences verbales et de déni de la part de Tara et de ses (nombreux) soutiens présents. On notera tout de même que lors de cette réunion, Tara s’engage à ne pas diffuser la thèse. On en comprendra qu’elle entend ne pas la diffuser sur internet, ni dans les bases de données universitaires qui compilent toutes les thèses de tout le monde.
Vu que nous nous sommes mis..es d’accord pour ne pas diffuser la thèse car elle contient trop d’informations personnelles, Tara et ses potes sont à l’aise pour faire croire que « il y a des trucs un peu abusés, mais faut pas en faire toute une histoire » et accuser les personnes en colère d’utiliser la thèse contre Tara dans des buts cachés comme lui soutirer de l’argent (?!), par revanche sur un conflit (imaginaire), pour se mettre en avant (?!). Bref, il faut sauver Tara en passant rapidement à autre chose.
Un seul consensus parmi toutes les personnes : nous ne voulons pas que cette thèse soit déposée en l’état dans les bibliothèques universitaires (ce qui la rendrait accessible à beaucoup d’autres chercheur..ses). Tara nous informe dans les mois suivants qu’elle va faire des modifications avant de la déposer malgré notre demande, et nous lui répondons qu’il serait nécessaire d’enlever 400 pages sur 500 et qu’on ne voit pas comment elle va pouvoir le faire. La thèse est donc aujourd’hui dans les bibliothèques universitaires, bourrées d’infos volées ou inventées, de point de vue sale sur nos vies.
Cette thèse et le comportement de meute des potes de Tara pour la défendre a eu des conséquences très graves sur nos vies et sur nos capacités à faire confiance aux personnes qui nous entourent dans un cadre politique. Ça a brisé des liens, blessé des personnes qui sont maltraitées par les écrits de Tara, et cassé beaucoup de relations de confiance.
On avait envie que tout ça n’ait pas servi à rien, d’en faire quelque chose d’utile, quelque chose qui puisse servir à d’autres, un outil qui permette de se défendre dans ce genre de situation. L’idée nous est venue juste après à plusieurs, mais c’est finalement seule qu’une a construit sa structure, et à deux qu’on l’a écrite, nourries par des discussions avec d’autres ami..es et camarades.
Le but de cette brochure est de comprendre les mécanismes qui peuvent nous amener à accepter ou à laisser des chercheur..ses faire des recherches au sein des minorités, et de nous donner des outils pour les combattre. La thèse de Tara n’étant qu’un exemple, certes intense de ce qu’il peut se passer, il permet de comprendre pourquoi ces recherches sont, au mieux inutiles, au pire dangereuses.
Ceci se veut une pierre pour construire une autodéfense, et une réflexion plus globale sur l’intérêt des recherches sur les minorités. Dénoncer ce principe comme quoi il faudrait détailler ce que vivent les dominé..es pour faire comprendre aux dominant..es que ce qu’iels font est mal. Comme si les dominant..es dominaient parce qu’iels n’en connaissent pas les conséquences…
Aujourd’hui Tara est chercheuse dans un labo, en post-doctorat au CNRS, elle a probablement un très bon salaire et ce n’est qu’un début. Elle continue de disséquer les dominé..es (elle a jeté son dévolu sur les « squats de migrant..es »), elle en a fait une carrière. La misère, il y a celle..ux qui la vivent et celle..ux qui en vivent.
Si certain..es ont subi l’exclusion suite à leur prise de parole, Tara est toujours dans le même réseau politique, comme si de rien n’était.
C’est parce que nous refuserons d’être étudié..es, que nous nous organiserons contre, que nous serons vigilant..es, que l’utilisation des minorités comme un zoo facile d’entrée s’arrêtera.
Pour nous il ne s’agit pas d’erreurs, d’accidents, de « boulette » (comme nous écrira Tara) mais d’un problème de pouvoir, et c’est pour cela qu’on le répète : cette brochure ne se destine pas aux chercheur..ses mais à celles et ceux pouvant être étudié..es par elle..ux.
NOUS REFUSONS QUE CE QUE NOUS ÉCRIVONS ICI SOIT RÉCUPÉRÉ PAR DES CHERCHEUR..SES UNIVERSITAIRES DANS LEURS ÉCRITS, INTERVIEWS, ARTICLES… QUELLE QU’EN SOIT LA SITUATION !
Convention
On utilise le mot chercheur..ses qui recouvre les chercheur..ses dont c’est devenu la profession mais aussi les apprenti..es. Ce sont donc à la fois les personnes qui sont à l’université, en thèse ou en mémoire, en post-doc et autres cadres qui permettent d’être financé..e et accompagné..e pour rédiger sur un sujet, mais ce sont aussi les journalistes, reporters, écrivain..es et autres personnes qui sont payé..es pour passer du temps dans un contexte donné et se faire une carrière grâce à ça.
Convention d’écriture
La langue masculinise les récits, c’est pourquoi on a cherché des solutions pour y remédier. On a opté pour une typo particulière de Mirat-Masson diffusée gratuitement dans la typothèque de Bye Bye Binary [2]. On œuvre à une version audio. Toutes les manières de démasculiniser le langage (point median, point bas, typo dégenrée) n’étant pas pris en charge par les logiciels de lecture pour les personnes aveugles ou malvoyantes.
Retour sur les questions éthiques qu’on s’est posées à l’écriture de cette brochure
On s’est posé un paquet de questions pour écrire cette brochure. Dès le début, on s’est dit qu’on ne voulait pas participer à la diffusion des écrits de Tara. C’est pour ça que son véritable nom n’est pas présent. Tara continue de diffuser cette minable « recherche », nous on veut que ce qu’on a vécu n’arrive plus. On s’est dit qu’on prenait donc le risque que quelques personnes découvrent la thèse, que ce risque était préférable au silence et à la reproduction de ce genre de situation.
Par rapport au contenu, on a décidé de ne pas reproduire les passages immondes de la thèse qui décrivaient des personnes. On évoque les descriptions classistes, racistes, psychophobes, etc, contenues dans la thèse, car cela fait partie du problème, mais sans les citer. On a choisi de reproduire des passages où elle parlait de sa méthode, de nos méfiances, et où elle décrivait des pratiques collectives ou notre environnement. Les passages concernant des personnes sont vraiment trop violents et devraient n’être présents nulle part, jamais, même s’ils auraient pu expliciter notre propos. Cet intérêt ne valait pas une violence supplémentaire pour les personnes décrites.
On a appelé les personnes qu’on a pu joindre pour les tenir au courant qu’elles apparaissent ici, anonymisées.
On a choisi de reproduire les mails que Tara nous a envoyés car ils illustrent très bien ses explications et ses dénégations. On pense qu’on ne doit rien à Tara. On ne lui a donc pas demandé la permission.
Quand la teneur de la thèse a été révélée aux personnes enquêtées sans leur consentement, Tara et ses ami..es ont cherché à salir toutes les personnes critiques. On sait très bien qu’il y aura cette fois aussi des rumeurs pour expliquer qu’on craint sur ci ou ça. On est conscientes que c’est une technique classique de diversion. Comment parler de tout sauf du sujet ? Comment éviter que la discussion porte sur les vrais problèmes éthiques et politiques de cette histoire ? On pense qu’il y a assez de contenu édifiant, dans les écrits mêmes de Tara pour permettre aux lecteur..ices de ne pas se faire endormir par des rumeurs inventées pour décrédibiliser les autrices de cette brochure. Les mêmes techniques ne peuvent pas marcher à tous les coups non ?
Remerciements
Nous tenons à remercier, faire un gros big up, à toutes les personnes qui ont permis à ce texte de voir le jour. Les personnes qui nous ont soutenu et qui n’ont pas regardé ailleurs quand c’est arrivé, à celles qui n’ont pas avalé les couleuvres faciles à croire et ont fait preuve de courage. Celle qui a relu la thèse entièrement pour vérifier et extraire les citations et tout vérifier. Celles et ceux qui ont relu ce long texte et ont exprimé leurs retours. Celle qui a corrigé la syntaxe et l’orthographe. Celui qui a mis en page. Merci aussi à toutes les personnes avec qui on a eu des discussions sur le sujet et qui nous ont dit de ne pas lâcher (7 ans pour la boucler quand même). Celles et ceux qui nous ont dit que c’était important et qui ont relancé régulièrement pour la lire. Merci aussi au collectif Bye Bye Binary qui mettent à disposition des typos qui tentent de contrer la masculinisation de la langue.
1. « Les gens qui ne veulent pas iels peuvent dire non »
Résumé du chapitre : On peut penser que les personnes qui se retrouvent dans une étude ont à un moment consenti à y être. Mais dans les faits, c’est rare que les chercheur..ses soient transparent..es avec les personnes qu’iels étudient de peur du refus. Iels étudient souvent des groupes auxquels iels appartiennent et qui ne s’en rendent pas forcément compte, ou s’investissent dans des associations de soutien où « le public » vient par besoin sans savoir que sa vie va être captée et décrite. En plus, les chercheur..ses apprennent à mettre en place des stratégies pour contourner les refus et les résistances. Iels peuvent mentir ou utiliser leur statut social supérieur au public. On ne sait souvent pas qu’on est étudié, ou dans quelle mesure et comment va être diffusé ce qui a été retranscrit de nos vies.
« On peut toujours refuser », « Si on ne veut pas, il suffit de lui dire. », « Les personnes qui sont étudiées sont ok avec ça, sinon elles ne lui auraient pas parlé », « La chercheuse n’aurait pas pu avoir toutes ces infos sans l’accord des personnes »
C’est faux.
On ne sait pas toujours qu’on est étudié..e et on ne peut pas toujours dire non. Beaucoup de chercheur..ses sont parties prenantes des collectifs qu’iels étudient. Par exemple, un..e chercheur..se qui souhaitait faire une étude sur les personnes sans papier (avant de renoncer pour étudier la Police) racontait à l’une d’entre nous, que pour le faire elle était devenue bénévole à la Cimade [3], elle disait « de toute façon, si tu enlèves les étudiant..es qui font des recherches sur le sujet, tu n’as plus assez de bénévoles pour que ça tourne à la Cimade ». Les personnes en galères de papier qui font appel à la Cimade ne consentent pas à participer à une recherche… Le boulot associatif peut donc même dépendre de ces chercheur..ses investi..es pour leurs études.
Beaucoup d’activistes font des études supérieures et sont incité..es à étudier leur propre groupe politique ou minorité. C’est pour ces raisons qu’on peut dire qu’il y a souvent, voire très souvent, des chercheur..ses errant..es dans nos collectifs ou communautés. Soit parce qu’on les intéresse et qu’iels viennent à nous, soit parce qu’iels font parties de nos groupes. Comme on est habitué..es à leur présence on ne fait parfois pas très attention à leur objet de recherche et quand on leur demande, iels sont souvent évasif.ves sur leurs sujets exacts, sur leurs « dispositifs » de recherche (comment iels étudient ce qu’iels étudient), des fois iels balayent de « c’est pas très intéressant c’est juste pour la fac ». Bref, c’est rare que les chercheur..ses soient transparent..es sur ce qu’iels font, cela arrive même souvent qu’iels cachent ce qu’iels font. Tu ne sais finalement ni ce que ces personnes étudient, ni comment, tu ne sais donc pas si tu en fais partie. Souvent on se dit que si iels sont là, c’est que quelqu’un..e a dû vérifier que ce n’était pas de la merde cette recherche et que la méthode de recherche était éthique.
Ce que la fac appelle l’ « observation participante », c’est : tu observes en participant au groupe, en t’y intégrant. Et il n’y a aucun livre d’éthique ni cadre pour réguler cette pratique. Une personne nous racontait que dans sa fac au Brésil, les chercheur..ses doivent produire des autorisations écrites des personnes étudiées pour déposer une recherche à la fac, que cela venait des dérives des ethno-anthropo-socio-logues envers les populations autochtones.
Et puis l’autre difficulté du « pourquoi il ne suffit pas de refuser », c’est qu’on n’est pas tous.tes égaux devant les stratégies des chercheur.ses. Par exemple, cette expérience de l’une d’entre nous : « Dans ma formation de sociologue, en première année il y a un cours de « méthodologie de la recherche qualitative ». La prof explique qu’on est vraiment trop réservé..es et timides les étudiant..es, qu’on devrait être sûr..es de notre bon droit d’interroger les gens sur leur vie. Elle a dit « vous êtes légitime, votre recherche, même d’étudiant, c’est important, c’est pas grave si vous les bousculez. Les gens ont terriblement besoin de parler, ils sont si contents d’avoir quelqu’un à qui raconter ce qu’il se passe dans leur vie ». Elle étudiait la fin de vie et elle avait interrogé des personnes âgées isolées sur leur propre fin de vie. Je trouvais ça immonde. Je me souviens m’être levée et avoir gueuler « Mais c’est qui les gens qui n’ont personne à qui parler ? » Ça m’avait frappé sur le côté exploitation. Évidemment je voyais mal un mec de la grande bourgeoisie n’avoir « personne à qui parler ». Cette expérience m’a appris deux trucs : de un, oui les personnes dominées ont plus besoin de parler parce qu’elles ont moins d’espace pour le faire. De deux, les étudiant..es (dans l’exemple en sociologie) sont formé..es à se sentir légitimes d’étudier des personnes isolées, même quand cela a un fort impact négatif sur elles (« les bousculer », ici leur parler de leur propre mort) car la science c’est important ! Même quand c’est pour un dossier de merde écrit en une nuit blanche… »
Que faire quand certain..es sont formé..es à nous faire parler ? À nous faire croire qu’iels font ces recherches dans notre intérêt ?
Les étudiant..es vont apprendre et perfectionner leurs stratégies en répétant l’expérience. Iels vont devenir expert..es dans l’étude des autres. Certain..es utilisent même des stratagèmes, des mensonges, des ruses, la séduction… juste pour que tu te livres et qu’iels puissent consigner ça dans leurs carnets, puis dans leurs écrits, puis dans leurs articles, puis dans leurs interventions dans des colloques, puis dans leurs livres, puis dans leurs cours… Comment on peut dire non à quelque chose de si perfectionné et si mensonger ? Particulièrement quand on pense que la personne est (ou que la personne utilise le fait d’être) de la même communauté et qu’on partage un vécu commun (on verra ça plus en détail dans le chapitre 4).
Un autre exemple, au Québec, une chercheuse féministe s’est intéressée au fait que quand les hommes tuaient leur épouse c’était dans une volonté de contrôle alors que quand les femmes tuaient leur époux c’était la plupart du temps dans une volonté de se protéger des violences conjugales subies. Elle a aussi mis en avant le fait que la justice est construite sur une construction masculine de la justice, de la violence et particulièrement de la légitime défense. Elle a interrogé des femmes incarcérées pour avoir tué leur (ex-) compagnon. Consciente des écarts de classe sociale, de la vulnérabilité, de l’isolement de ces femmes emprisonnées et de l’enjeu judiciaire que pouvaient avoir leurs entretiens, elle a décidé de les interviewer, de retranscrire intégralement leurs entretiens et de permettre aux femmes de retirer et modifier ce qu’elles voulaient. C’était en 2003, dans un cadre aussi contraignant que la prison…
Pourquoi ce genre de pratique n’est-il pas plus répandu ?
Car, pour bon nombre de chercheur..ses, en plus d’être un travail supplémentaire, cela est pour elle..ux le risque de perdre « du matériel », c’est-à-dire des informations qu’iels veulent exploiter dans leurs écrits. Pour avoir le maximum de matériel et ne pas rendre de compte sur ce qu’iels font :
– iels cachent (ou au mieux sont très flous) sur leur sujet, leurs objectifs et leur méthode
– iels sont formé..es à faire parler et se sentent légitimes de le faire
– iels ont plus de facilités face aux personnes qui sont dominées socialement, isolées, en galère… qui n’ont pas de lieu pour parler de leurs réalités et notamment des injustices qu’elles vivent.
– la plupart des recherches portent sur les personnes ou groupes marginalisés
Iels sont là, souvent parmi nous, et nous n’avons aucune idée de ce qu’iels étudient, de ce qu’iels notent, ce qu’iels vont rendre public. On ne sait pas non plus ce qui sera publié dans le futur. Pour pouvoir dire non, il faut savoir, il faut que la..e chercheur..se ait demandé l’autorisation, et qu’en face on puisse en comprendre les enjeux. Il faut des outils et des ressources pour résister quand la..e chercheur..se use de stratagèmes ou de mensonges.
1. En pratique, ça donne quoi ?
« Si mes caractéristiques sexuelles m’avaient permis d’acquérir le droit d’enquêter, elles ne suffisaient cependant pas pour établir des relations de proximité et pour accéder aux couches intimes de la sphère privée. Une posture d’observatrice « passive », qui regarde, qui écoute, et d’ethnographe qui attend des informations était par ailleurs vouée à l’échec. Pour construire des relations interpersonnelles, comme base de la relation ethnographique, il fallait davantage dissimuler cette position et endosser celle de membre du groupe, de « gouine ». Et « être gouine » consistait surtout, à ce moment-là particulièrement, à « faire ». » [4] Thèse de Tara
Pour ce qui est de Tara, elle a utilisé de nombreuses stratégies afin de contourner nos refus et nos résistances, notamment en nous mentant et en dissimulant tout ou partie de sa recherche :
« Bien que mon statut d’enquêtrice fût connu de toutes [ceci est totalement faux], je ne faisais pas d’observations « à découvert » munie d’un carnet de terrain. Je tentais d’être l’équivalent d’une observatrice incognito et retranscrivais a posteriori les propos que j’avais entendus et les scènes que j’avais pu observer. Ce procédé, s’il peut paraître discutable et scientifiquement contestable, relevait d’une prudence nécessaire, sorte de précaution prise afin de ne pas troubler l’ordre de la « vie ordinaire » et, surtout, de ne pas compromettre l’enquête. Car avant même de bouleverser le cours « normal » des interactions et des pratiques, la seule présence d’un magnétophone ou d’un carnet de terrain n’aurait pu être tolérée. Certaines me l’avaient fait savoir et la méfiance ne s’était pas entièrement dissipée » [5].
Évidemment ce n’était pas le carnet ou le magnétophone qui n’était pas toléré, le problème pour Tara c’était de capter notre vie privée et quotidienne malgré notre refus explicite. Quand on a découvert la thèse et particulièrement la partie méthodologie, on a été plusieurs à penser à des romans d’espionnage. Et quand on a écouté une émission de radio [6] sur un flic infiltré chez des militant..es écologistes anglais (Mark Kennedy infiltré comme Mark Stone), on a vu pas mal de similitudes qu’on partage avec vous pour mettre en lumière ces stratégies de manipulation.
Être serviable, s’occuper de la logistique, faire des trajets en voiture :
Dans la thèse de Tara : « La Ladyfest fut alors l’occasion de découvrir ce qui se cachait derrière le terme que certaines employaient régulièrement : “le réseau”. C’est S, dans ce cadre, qui fut mon informatrice privilégiée, me présentant aux un.es et aux autres s’étend déplacé.es pour assister à l’évènement. En me “resituant”, disait-elle, chaque personne (sa ville, les raisons et le cadre de leur rencontre), c’est en même temps l’histoire du groupe local qu’elle retraçait. Les relations apparaissaient ainsi de manière incontestable comme de fortes ressources et pour celles au centre des étoiles d’interconnaissance qui se formaient, comme un véritable capital. » [7]
« En ces jours de pré-festival, le fait de disposer de temps libre et de posséder une voiture permit de rendre des services appréciables. Amener le matériel sur le lieu du festival ou encore aller chercher les boissons du bar au supermarché assuraient une économie de temps et d’énergie et fut l’occasion de renforcer mes relations avec celle qui m’accompagna dans toutes ces tâches : M. »
Dans l’émission sur Mark Stone : « Maintenant qu’on a démasqué 17 de ces officiers (infiltrés), on a compris qu’ils ont des techniques. (…) Et de la même manière, une autre technique était d’avoir un véhicule, si vous avez une camionnette sachant que les gens doivent rentrer d’un évènement, vous les mettez dans votre camionnette et vous écoutez les conversations. Vous les déposez comme ça, vous savez où ils vivent, vous pouvez même choisir qui vous voulez ramener en dernier pour celui que vous voulez cuisiner, tous ces agents le faisaient. »
« J’étais venu prêter main forte à l’organisation du camp (du G8 en Écosse) et Mark Kennedy était responsable de tout l’aspect transport. »
Coucher avec ses « objets de recherche » :
Dans la thèse de Tara : « L’incorporation affective au terrain s’est alors traduite par un investissement dans des relations affectives fortes avec certaines enquêtées. » p.5
À propos d’une de ses ex qui lui a présenté les personnes qu’elle a étudiées par la suite Tara écrit : « Elle fut ainsi une personne clef dans les prémices de l’enquête car elle endossa à la fois le rôle d’“informatrice” et celui de “passeuse” sans quoi mon entrée sur le terrain n’aurait pu être envisageable ni même envisagé. » p.49. « Ce n’est que huit mois plus tard, lorsqu’elle me donna rendez-vous pour “parler d’un truc”, qu’elle partagea sa déception : “J’ai vraiment l’impression d’avoir été prise pour une conne. [silence] D’avoir été utilisée”, et que je lui confiai en retour mon sentiment de culpabilité pour l’avoir exposée à une situation dont je n’avais pas maîtrisé les effets. »
Dans l’émission sur Mark Stone : « Ma relation avec Mark n’était pas un incident isolé, je connais au moins 13 autres situations où des policiers infiltrés ont eu des relations longues avec des femmes. Lesquelles croyaient à ces relations. C’est un procédé systématique. » (48 min) « Tout dans cet homme était bidon, il avait été façonné pour être le partenaire rêvé. Ces femmes avaient vu leurs conversations intimes être écoutées et leurs textos lus par la police. Il n’était entré dans leur vie que parce qu’il était payé pour ça, pour les miner, les trahir. Ces femmes sont vraiment admirables. Elles ont réalisé qu’elles n’étaient pas les seules victimes. Et elles ont dénoncé ce sexisme institutionnel de la part de l’état. »
On sait bien que Tara ne travaillait pas pour la police, mais ce qui est intéressant dans cette mise en parallèle, c’est de constater l’usage de stratégies similaires pour en venir à capter des renseignements sur la vie des personnes sans leur accord.
Dans la thèse, Tara retranscrit nos différentes résistances. Plutôt que de se saisir de nos critiques et alertes nombreuses, elle met en scène nos remarques et ne se remet pas du tout en question. Tout ce qu’on peut lui dire n’est que du matériel pour elle, toute résistance est soit contournée par le mensonge ou la dissimulation soit capitalisée comme un nouvel aspect intéressant de son objet (nous).
Plusieurs personnes qui ont dit non se sont retrouvées dans sa thèse, des infos privées, échangées avec elle comme amie, amante, coloc, se retrouvent exposées et disséquées. Encore une preuve que Tara n’a respecté aucun de nos consentements, elle a retranscrit des propos échangés dans un atelier qui avait posé comme cadre la confidentialité de ce qui était partagé.
Ce dispositif de mensonge, de dissimulation, Tara le sublime dans sa thèse en ces mots :
« Toutes les enquêtées “gouines” n’ont pas accepté ce cadre formel de mise en récit de soi. Dix-huit ont réalisé un ou plusieurs entretiens, les autres ont préféré (ou non) retracer leur parcours à travers des discussions informelles, hors-dictaphone (H-D). Précisons toutefois que tous les échanges informels, y compris avec celles s’étant prêtées au jeu de l’entretien, sont continuellement venus enrichir, préciser et densifier les données. Certaines conversations interindividuelles ou en groupe ont également été enregistrées. »
À propos de ces « discussions enregistrées », on n’en sait pas plus. Tara dit avoir écrit cela pour contenter ses profs, sans l’avoir fait réellement. Mais devant l’ampleur de ses mensonges, on ne peut que douter. Autre élément, certaines discussions retranscrites par Tara « de mémoire » contiennent des tics de langage qu’il est difficile de reproduire de mémoire. À la lecture de certains passages, on s’entend, on entend d’autres, sans même nous être rendu compte de ces manières spécifiques de parler. Difficile pour elle sans enregistrement et sans carnet de pouvoir retranscrire cela comme ça. C’est donc un élément qui reste mystérieux à ce jour. On n’est pas à l’abri d’apprendre qu’elle nous a enregistrées avec son téléphone dans la poche par exemple.
Même quand on a découvert la thèse, l’une de nous lui a demandé de lire le document pour savoir ce qu’elle avait écrit sur elle, Tara a envoyé une version où elle avait coupé les passages la concernant pour lui dissimuler à quel point elle avait dévoilé sa vie. On a découvert ça par hasard, en discutant avec une personne enquêtée.
Même 7 ans après, il est encore difficile de savoir l’ampleur de ses manœuvres.
2. « Ça peut être intéressant pour nous, pour notre minorité, pour nos luttes, pour notre communauté, ça permet de visibiliser nos luttes »
Résumé du chapitre : On pense qu’être étudié..es va diffuser nos analyses, mais les recherches font de nous des objets. Le langage est utilisé contre nous. Nous ne sommes pas considéré..es comme neutres, seul..es les dominant..es peuvent être considéré..es comme neutres. Nous on pense que ce qui serait utile c’est d’en savoir plus sur les dominant..es, plutôt que les dominant..es en savent plus sur nous. On pense que la fac c’est bien parce qu’il y a des livres qui nous ont aidé..es dans les luttes, mais en fait c’est une micro-partie de la production universitaire. Ce qui est utile c’est de nous exprimer par nous-mêmes et pas d’être objet.
Visibiliser les luttes que l’on mène est souvent un de nos objectifs. On essaie par plein de moyens de faire connaître nos critiques, nos pratiques et nos actions en tant que groupes minoritaires et minorisés. On veut être entendu..es pour changer les mentalités, déconstruire les discours dominants, rallier de nouvelles personnes concernées, faire changer les choses.
C’est pour ça que l’arrivée d’un..e chercheur..se peut nous amener à nous poser la question de l’intérêt de visibiliser nos luttes et nos actions dans un champ « académique » de savoir légitime. L’université est un lieu de pouvoir et de savoir scientifique dans lequel les groupes majoritaires sont omniprésents. Ça peut donc être tentant de porter notre parole dans ces espaces aussi, car à l’université comme dans la plupart des institutions et lieux de pouvoirs, les paroles des minorisé..es sont confisquées, niées, réduites au silence.
Alors on peut se dire qu’une personne sincère pourra porter notre voix dans un espace auquel on n’a pas accès… et on laisse un..e chercheur..se nous étudier.
L’erreur dans cette idée, c’est de penser qu’être étudié..es signifie que notre parole et nos analyses seront portées, considérées comme un axe d’analyse intéressant et légitime. L’université française, la sociologie en particulier, préfère étudier les groupes minoritaires que les groupes majoritaires (combien d’études sur les pauvres pour combien d’études sur les riches…). Et cela change tout pour nous qui appartenons à des minorités ou sommes minorisé..es [8].
Dans la plupart de ces recherches, nous sommes étudié·es, disséqué·es. Nos moindres faits et gestes sont décrits, nos manières de communiquer et d’interagir sont étudiées. Nous sommes l’objet de la recherche.
En quoi cela est-il intéressant pour nous ? Nous, nous savons comment nous agissons, comment nous communiquons, comment nous nous habillons… Quand nous sommes objet, notre point de vue n’est pas porté, il est étudié. Nos critiques ne sont pas légitimées et utilisées pour analyser la société, elles sont décrites pour nous examiner. Nous ne sommes pas sujet d’une critique sociale, nous sommes objets d’une analyse dominante.
Et ces mots portés sur nous sont ceux des groupes dominants. Les mots que nous choisissons pour critiquer l’organisation sociale sont mis entre guillemets, ils ne sont pas utilisés comme des outils d’analyse légitimes, mais montrés comme un folklore.
Être considéré·e comme neutre et scientifique est un privilège qui est refusé aux minorisé..es et, dans les recherches comme ailleurs, les mots et outils d’analyse considérés comme « neutres » sont ceux des dominant..es et à travers ces mots et ces outils c’est leur manière d’organiser la société qui est portée.
« Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. » [9] K. Marx et F. Engels
Alors, peut-on réellement parler de visibilisation si ni nos points de vue ni nos critiques ne sont mis au centre ? Être décrit..es par des critères dominants, est-ce que ça sert vraiment à quelque chose ? Est-ce réellement accéder à ce lieu de pouvoir que d’y apparaître en tant que spécimen, en tant qu’objet ?
Sûrement pas. Les chercheur..ses, parfois bien intentionné·es et souvent naïf..ves sur la question, peuvent être convaincant·es et nous faire croire que nous avons quelque chose à y gagner.
Pourtant, nous aurions à gagner à en savoir plus sur le fonctionnement des dominant·es, comment iels s’organisent, comment iels fonctionnent, cela nous donnerait plus de billes pour les combattre et résister.
Si en savoir plus sur les dominant..es nous permet d’augmenter notre pouvoir, pourquoi vouloir que les dominant..es aient plus de connaissances sur nous ? N’est-ce pas leur faciliter le boulot que de leur fournir tous les plans et outils que nous avons construits pour leur résister ?
D’ailleurs cela soulève un autre point, dans un contexte de résistance à la répression et au fascisme, donner les plans de comment on s’organise et fonctionne, c’est aussi permettre à la police de savoir par où nous attaquer, comment nous infiltrer, comprendre comment recruter des indics en mettant la pression judiciaire sur quelques-un..es. [10]
Certains livres écrits par des universitaires nous permettent de penser la domination et nous aident à résister et à penser nos conditions. Ces livres peuvent être des armes pour les minorités opprimées, mais ils sont tellement rares en comparaison de l’énorme production universitaire des sciences sociales. Cela est utile que les dominant·es soient analysé..es avec un cadre d’analyse critique comme le font de rares intellectuel·les radicaux issu·es de minorités qui sont présent·es à l’université.
Parce que la seule manière de nous visibiliser en tant que groupe minoritaire c’est de nous exprimer par nous-mêmes, de produire et rendre accessibles des paroles, des actes, des représentations… depuis notre point de vue, qui critique le monde dominant. C’est être sujet, c’est choisir nos mots, nos cadres d’analyses, nos moyens d’expression.
Ne laissons pas nos vies et nos luttes aux mains d’un système académique qui a tout intérêt à nous représenter de manière dégueulasse, inoffensive, déformée, appropriée, ridicule.
2. En pratique ça donne quoi ?
« Il inclut aussi fréquemment, selon les contextes et les évènements militants, des femmes hétérosexuelles féministes (dites “meufs”) ainsi que des personnes prostituées (renommées “travailleuses du sexe”), délimitant ainsi les catégories de population assurément indésirables en son sein : les hommes hétérosexuels non-transsexuels. » écrit Tara dans sa thèse.
Quand nous demandons à Tara de s’expliquer sur le contenu de sa thèse, elle résume très bien ces enjeux : « oui, l’analyse sociologique est violente et ne répond pas à notre féminisme. Elle prend pour objet des personnes, les dépossède du sens de leurs paroles et de leurs pratiques et parle à la place de. J’ai bien conscience que ma posture peut donc paraître surplombante, que je parle à votre place, et que la manière dont vous avez vécu et perçu les trucs n’est peut-être pas la même. » (…) « J’ai donc fait des choix (théoriques et analytiques) qui sont contestables politiquement. J’ai surtout dû faire des compromis face aux règles universitaires et aux contraintes qui m’ont été imposées dans mon labo, et que je n’ai pas pu esquiver. C’est notamment pour ça que les guillemets sont nombreux, que certains termes que j’utilise ne sont pas ceux de notre jargon et ne sont pas politiquement corrects, que je me situe tout le long en tant qu’enquêtrice et parle des enquêté·es, que je n’apparais pas et ne m’analyse pas avec vous, en tant que gouine, dans tous les chapitres, que je n’évoque pas davantage la dimension politique de nos pratiques et de nos luttes mais que j’aborde surtout les questions économiques, matérielles et affectives, etc., etc., etc. C’est donc aussi pour ça que je ne suis pas satisfaite de mes analyses. » [11]
—
À qui sert l’ethnographie ?
Dans la thèse de Tara, nous sommes décrit·es sous toutes les coutures. Nous avons découvert, en la lisant, qu’il s’agissait d’une ethnographie [12]. L’ethnographie est une discipline liée à l’histoire coloniale qui avait (et a encore souvent) pour objet les peuples non-européens, sur lesquels des chercheur..ses(ou colons ou explorateur..ices) décrivaient les moindres faits et gestes d’une population dominée, pour ensuite en produire un cadre d’analyse et d’explication de leur organisation, pensées, croyances, valeurs.
L’ethnographe des pays colonisateurs expliquait pourquoi ce groupe s’organise comme ci ou comme ça. Cette discipline est vraiment liée à la volonté de tout savoir et la volonté aussi d’expliquer, de produire une vérité sur les faits et gestes des « autres », de celles et ceux qu’on appelait les « sauvages ». La vérité que les colons produisent est censée échapper au groupe étudié, aux colonisé·es. Ce savoir permet à la fois de légitimer la logique coloniale mais donne aussi des informations pour mieux contrôler celles et ceux qui sont colonisé..es [13].
Si Tara nous a donc décrit..es sous toutes les coutures dans son ethnographie, à aucun moment elle ne présente le cadre d’analyse principal de ce qui nous rassemble comme quelque chose de légitime, de vrai. En tant que groupe queer, on pense que l’hétérosexualité est une organisation sociale hégémonique, en aucun cas naturelle, et que ce système perdure à cause d’un système binaire, de violences et de contraintes, qui le préserve. Des universitaires, des militant·es, des écrivain·es expriment cela depuis une cinquantaine d’années dans des livres, des recherches, des colloques.
Pour autant Tara fait le choix de ne pas présenter ce cadre d’analyse comme « vrai », comme digne d’un savoir académique. Elle nous présente comme un groupe qui pense que le monde est hétérosexiste. Elle décrit un groupe qui croit que le monde est hétérosexiste. Mais à aucun moment nos analyses du monde et des systèmes d’oppression n’est validé comme étant réel, comme étant un cadre d’analyse légitime. C’est toujours le fruit d’un point de vue particulier, celui de la minorité que nous sommes, nous privant du caractère réel ou vrai, nous privant d’une critique légitime de la société.
Cela nous présente comme un ensemble de croyances et non la réalité.
Quand nous avons interrogé Tara après avoir découvert la thèse, Tara a déclaré s’inscrire dans un mouvement plus large de personnes minorisées et particulièrement de LGBTQI qui ont produit des analyses à l’université : « Un tas d’autres féministes, homosexuel·les, pédés, trans, gouines, racisé·es, militant·es, ont fait ça avant moi, ont investi l’université pour rendre compte de leurs existences minorisées. De nombreux savoirs universitaires proviennent donc aussi de la colère des dominé·es » pourtant, nous, on était étonné..es parce qu’on n’avait rien vu de leurs analyses dans son écrit. Contrairement à ces universitaires qui avaient porté un point de vue contestataire féministe queer, Tara n’avait rien repris de leurs analyses si ce n’est pour décrire la manière dont nous, petit groupe de marginales·aux, pensions. Tara n’a pas repris ces analyses, elle ne s’appuie pas sur ces universitaires engagé·es pour aller plus loin et produire un regard critique sur la société.
Elle utilise cela pour nous décrire, comme l’ethnologue a pu décrire un peuple et son système de croyances, Tara décrit nos comportements et discours par le fait qu’on croit qu’il y a un système hétérosexiste et non pas parce que nous sommes dans un système hétérosexiste [14].
Les seuls discours politiques sont ceux que les sociologisé..es lui disent, et ils sont entre guillemets [15]. Quand on lui demandera où figurent les analyses de ces illustres universitaires critiques féministes, racisé·es et/ou queer, Tara nous répondra qu’iels se trouvent dans l’introduction (écrite le matin même du rendu de sa thèse) et dans la bibliographie.
Une bibliographie est une liste à la fin d’un texte, qui contient tout..es les auteur·ices et références utilisées pour le texte. Les ouvrages qui y figurent sont donc censés avoir été utilisés pour l’analyse (sans quoi c’est juste balancer des noms pour faire joli). Quand Tara nous dit ça, elle confirme ce que nous avions réalisé en lisant la thèse, qu’elle a en fait invisibilisé les savoirs produits par les universitaires critiques, pour les relégués à un décor (une liste d’ouvrages à la fin et aucune place dans l’analyse).
Le pouvoir des mots
Une bonne illustration de l’adoption de ce point de vue par Tara, c’est le choix des mots. Tara utilise les mots les plus dominants pour nous décrire, ainsi les personnes trans sont des transsexuel·les [16] tout au long de l’écrit, les travailleur·euses du sexe sont des prostitué·es, les usager..es de drogue sont des toxicomanes. Les mots que Tara choisit et décrit comme neutres sont des mots que nous avons abandonnés justement car nous critiquions leur supposée neutralité : le mot transsexuel est issu de la psychiatrisation des personnes trans et de toutes les violences commises en son nom. Les mots prostitué..e et toxicomane sont entourés d’une histoire morale et d’hygiénisme social [17].
Quand nous avons interrogé Tara sur les mots qu’elle a choisi pour nous décrire, elle nous répondra que « certains termes que j’utilise ne sont pas ceux de notre jargon et ne sont pas politiquement corrects ». Quand Tara parle de « jargon » ou de « politiquement correct », elle nous dit « ce n’est pas grave, ce ne sont que des mots ». Elle tente de faire oublier que les mots portent un cadre d’analyse. Le fait de mettre les mots que nous avons choisis politiquement entre guillemets et les mots dominants (portant une histoire et des représentations oppressives) comme « neutres » et scientifiques a des conséquences politiques fortes.
Ces mots, nous les avons choisis et même construits pour des raisons politiques, pour mettre à distance les représentations dominantes sur nous. Par exemple sur l’usage du mot « transsexuel·les », même les scénaristes de la série mainstream Plus Belle La Vie refusent de mettre en avant ce mot qu’iels trouvent pathologisant [18] . Pour Tara qui vient de passer 6 ans dans la communauté, c’est un compromis acceptable d’utiliser « transexuel..les » comme un terme neutre.
Comme si les mots ne recouvraient pas des pensées et des pratiques, et ne portaient pas en eux des idéologies.
« Non seulement (le discours) entretient des relations très étroites avec la réalité sociale qu’est notre oppression (économique et politique). Mais il est lui-même réel puisqu’il est une des manifestations de l’oppression et il exerce un pouvoir précis sur nous. » (…) « Tous les opprimés le connaissent et ont eu affaire avec ce pouvoir, c’est celui qui dit : tu n’as pas le droit à la parole parce que ton discours n’est pas scientifique, pas théorique, tu te trompes de niveau d’analyse, tu confonds discours et réel, tu tiens un discours naïf, tu méconnais telle ou telle science, tu ne dis pas ce que tu dis. » [19] écrit Monique Wittig dans le discours La Pensée Straight paru en français en 1980 et présent dans la bibliographie de la thèse de Tara.
C’est dommage que Tara n’ait pas compris ou lu les écrits de Monique Wittig, qui se trouvent pourtant dans sa bibliographie et dont elle prétend s’inspirer. Car Monique Wittig a particulièrement décrit, comme de nombreux·ses auteur·ices critiques de l’universalisme colonial, comment se prétendre neutre est un acte de pouvoir des dominant..es. Que seul..es les dominant..es peuvent se permettre de faire d’un groupe « un autre différent », que de construire un « autre » est une manière de dominer un groupe.
Encore dans La Pensée Straight de Monique Wittig :
« Oui, la société hétérosexuelle est fondée sur la nécessité de l’autre-différent à tous les niveaux. Elle ne peut pas fonctionner sans ce concept ni économiquement ni symboliquement ni linguistiquement ni politiquement. Car constituer une différence et la contrôler est un acte de pouvoir puisque c’est un acte essentiellement normatif. Chacun s’essaie à présenter autrui comme différent. Mais tout le monde n’y parvient pas. Il faut être socialement dominant..e pour y réussir » C. Faugeron et P. Robert). [20]
Ce point de vue dominant s’illustre aussi dans les analyses de Tara. L’absence de regard sur les normes et la domination est assourdissante. Par exemple, alors qu’elle consacre un chapitre à ce qu’elle nomme « Croire et vouloir “être un garçon” : des socialisations de genre atypiques », elle décrit des récits de gouines qui, enfant, ne s’identifiaient pas au genre féminin. Dans ce chapitre, elle n’utilise pas les mots cisgenres et trans, ni les idées qui y sont associées, et elle invisibilise la transphobie omniprésente. D’ailleurs les mot transphobie et cisgenre sont absents des 532 pages de cette thèse, quand le mot transpédégouine, qui est censé inclure les personnes trans, apparaît un nombre incalculable de fois.
Les personnes trans sont réduites à un décor, leurs réalités sont passées sous silence. Il en est de même avec le racisme qui est présent 3 fois, une fois dans l’intro (décor) et deux fois dans la citation d’une gouine blanche pour illustrer qu’une personne racisée instrumentaliserait le racisme pour s’en prendre à une personne blanche.
Ce ne sont clairement pas les systèmes de dominations et les oppressions qui intéressent Tara, mais nous, comme spécimen exotique.
En présentant, non pas ce que nous pensons, critiquons, mais l’ensemble de nos vies intimes, politiques, relationnelles avec un cadre d’analyse dominant qui passe sous silence les oppressions, la recherche de Tara nous réduit à un « autre différent » et nous prive de notre capacité à avoir un discours sur nous-mêmes en nous réduisant à un objet.
On est d’accord avec Tara que sa vision de « l’analyse sociologique est violente et ne répond pas à notre féminisme. Elle prend pour objet des personnes, les dépossède du sens de leurs paroles et de leurs pratiques et parle à la place de. » C’est pour cela que nous devons y résister.
3. « Ça pourrait être intéressant pour notre groupe, ça pourrait nous permettre de réfléchir à nos actions, nos fonctionnements…
Résumé du chapitre : On peut laisser des personnes faire une recherche en se disant que ça peut être bien pour nous. C’est un leurre. On n’a rien à gagner à devenir des objets. Les recherches universitaires ne répondent pas à une question ou un besoin posé par un collectif ou un groupe minorisé, mais à des objectifs de profs d’université ou de carrière. Si on avait besoin de réfléchir sur nous, on ne laisserait pas ça se faire par une personne seule, qui ne maîtrise pas les moyens de le faire, et qui gagne de l’argent et un statut social contrairement aux autres. On organiserait ça de manière collective et plus horizontale. On n’utilise pas un..e chercheur..se, c’est iel qui nous utilise.
« Que quelqu’un·e fasse de la recherche, ça pourrait nous faire prendre du recul sur nos actions, sur ce qu’on fait, nous faire réfléchir ».
Non, pour réfléchir à nos actions de manière efficace, on ne délèguerait pas ça à une personne :
– qui déciderait seule et sans le groupe ce qu’elle veut étudier et sous quel angle
– qui ne maîtriserait pas totalement ce qu’elle produit, mais qui ferait appel à des personnes extérieures au groupe et appartenant au groupe dominant pour choisir ses outils d’analyse (ses profs)
– qui gagnerait des choses que les autres ne gagneraient pas (un diplôme, une allocation de thèse, une carrière…)
– et qui destinerait ce travail à une institution étatique.
Non.
Si on devait prendre du recul sur nos actions, on ferait en sorte de créer un moment pour que tout le monde puisse participer à analyser nos dynamiques et nos actions… On ferait en sorte que les questionnements, les outils, les objectifs soient définis par les personnes concernées pour que ce travail bénéficie à ces mêmes personnes.
Le but de la recherche n’est pas de répondre à une interrogation, à un problème posé par le groupe de minorisé·es et pour lequel la recherche serait une aide. C’est la..e chercheur..se qui est intéressé·e par une thématique, un angle d’approche (correspondant souvent aux domaines de sa..on professeur·e qui pourra ensuite récupérer ce travail), ou par le fait que la recherche soit facilement réalisable et c’est l’institution, et les profs, qui vont définir ce qui est intéressant de chercher et comment le faire pour que ce soit validé par un diplôme.
On ne connaît aucune situation où un..e chercheur..se serait allé·e s’adresser à un groupe minoritaire pour lui dire « j’ai plusieurs années de recherche payées, qu’est ce qui nous intéresserait ? De quoi auriez-vous besoin pour lutter ? » Ce n’est pas la démarche de la recherche en France (et sûrement ailleurs aussi mais on ne connaît pas).
Faire une recherche qui a pour objet une minorité n’est pas un geste d’allié..e. Dire le contraire c’est tenter de nous faire accepter d’être réduit·es à un objet, et donc d’accepter de laisser un·e chercheur..se dire la « vérité » sur nous.
Se laisser « visibiliser » par un..e étudiant·e c’est finalement autoriser des profs d’université à porter une analyse qui sera validée (car scientifique) sur nos groupes, nos vies, nos réalités. Cela sans que nous ne leur reconnaissions aucune compétence à le faire. Sans avoir de contrôle dessus, sans relecture possible, sans pouvoir définir ce qui nous intéresse, sans pouvoir définir les limites de l’acceptable.
À moins que les profs de la chercheur..se aient une approche critique similaire au groupe étudié, ce qui n’est quasiment jamais le cas, il y a peu de chance que nos intérêts de groupe dominé concordent avec les intérêts d’un..e prof d’université. Car les chercheur..ses en sciences sociales qui sont critiques ne sont quasiment jamais valorisé·es dans l’université qui fonctionne par parrainage. En gros, si tu veux faire une carrière, il faut rapidement que tu te soumettes à quelqu’un·e qui a du pouvoir au sein de l’institution universitaire pour bénéficier des plans tafs et thunes, obtenir des postes et des publications. Une dynamique de soumission qui n’est pas profitable aux chercheur..ses qui critiqueront la production du savoir et l’institution universitaire.
On n’utilise pas un..e chercheur..se, c’est iel qui nous utilise pour sa carrière, iel n’a aucune obligation de produire quelque chose d’intéressant pour les étudié·es, iel a l’obligation de produire un écrit intéressant pour l’université et ses professeurs.
3. En pratique ça donne quoi ?
« Quand je parle de restitution je ne veux pas forcément dire restituer le résultat de ton travail mais restituer tes connaissances, les mobiliser pour que ça serve au milieu. Je ne sais pas par exemple tu pourrais écrire un fanzine sur les rapports de domination dans le milieu universitaire, tu vois ? Que tes analyses socio elles ne servent pas qu’au milieu universitaire mais aussi à la communauté. » J’en restai interloquée » Thèse de Tara.
Tara a caché l’essentiel de sa recherche à la majorité des personnes qu’elle décrit dans la thèse. Elle n’a jamais agi de sorte à servir le groupe qu’elle étudie. Elle l’a prétendu par la suite, mais ça n’a jamais été dans ses objectifs, elle n’a jamais mis sa recherche au service d’un groupe (et le temps qui lui était payé par l’état). Elle ne nous a jamais demandé, dans les réunions et AG qu’elle décrit dans sa thèse, ce qui serait intéressant pour nous. En premier lieu parce qu’elle a caché qu’elle étudiait ces espaces à une part importante des personnes dont elle parle dans cette thèse (au minimum on est sûres de la moitié des personnes soit 18 personnes mais c’est sans doute plus).
Quand nous avons demandé des comptes à Tara, elle nous a affirmé que ses analyses « notamment de classes » [21] pouvaient être intéressantes pour le groupe. C’est faux. C’est sûr que les analyses de classe manquent cruellement dans la plupart des réseaux militants dont ceux qu’elle « étudie » mais…
La thèse de Tara n’est pas un travail collectif, c’est elle qui a choisi les moments qu’elle met en scène, la manière de les décrire pour plaire à ses professeur..es et à l’institution. Si Tara décrit nos faits et gestes, tout n’est pas décrit, les moments choisis, c’est ceux que ses profs trouveront le plus exotiques pour elle..ux : comment on s’embrouille, comment on fait les poubelles, comment on s’habille en friperie, comment on vit en squats, comment on consomme de la drogue…
Et rien qui ne ressemble à la vie de la classe sociale bourgeoise d’un..e prof de fac : pas les vacances dans le château de la famille de l’une, dans la maison de vacances avec jacuzzi des parents de l’autre… moments pourtant partagés avec Tara, et qui précèdent par exemple d’une heure un moment où elle met en scène une personne squatteuse et racisée.
Tara choisit de divertir ses professeures en les faisant « voyager » dans les classes qu’iels dominent quitte à inventer et mettre en scène des personnages à la sauce voyeuriste « zone interdite » : le portrait d’une gouine punk virée de chez ses parents issus de l’immigration (histoire qu’elle a inventée), d’un « prostitué polytoxicomane », de l’ascension sociale d’une gouine qui a grandi en caravane… Peu importe si Tara a dû se servir de tous les ressorts stigmatisants (classisme, racisme, putophobie, toxicophobie) pour brosser des portraits qu’elle a partiellement inventés pour mieux coller aux stéréotypes [22] .
Comme elle nous l’écrit « il y a effectivement des passages et des propos inventés ou brodés, avec ou sans l’accord des personnes. » [23]
Ce sont les personnes de classe populaire (et les pratiques qui s’y relient), qu’elle choisit d’offrir au regard probablement amusé de l’institution : la récup’ dans les poubelles, la vie en squat.
« C’est X qui avait repéré la poubelle après nous avoir enjoint à “faire un crochet” par ce quartier. Le matelas déposé à côté fut un indice qu’elle identifia immédiatement, qui laissait présumer que la poubelle cachait d’autres opportunités matérielles. C’est d’ailleurs par ce terme qu’elle nous l’indiqua : “matelas à droite !”. Enjouée, elle plongea littéralement la tête la première à l’intérieur. On ne voyait plus que ses jambes qui s’agitaient en dehors. » Thèse p 299
« Dans chaque squat, “TPG” ou non, une pièce ou un bout de pièce fait office de “fripe”. À l’intérieur de celle-ci, chacun..e y dépose et vient y chercher des habits. Pas d’étiquette indiquant des prix fixes, pas de caisse de prix libre à proximité. Les vêtements sont gratuits et en libre accès. Ils ne sont pas rangés par “sexe” ou par taille, uniquement par catégories : les pulls, les tee-shirts, les pantalons, les robes, les chaussures sont réparties en tas dans lesquels il faut fouiller pour découvrir ce que l’on va récupérer. Ce ne sont jamais des habits neufs que l’on y trouve. Les textiles usés, les couleurs délavées, montrent qu’ils ont déjà été portés. De nombreux vêtements paraissent désuets presque surannés au regard de ceux qui trônent dans les vitrines des magasins, qui orientent les goûts et qui indiquent les modes vestimentaires à suivre. Des pantalons bouffants taille haute aux couleurs pastel, des jeans “pattes d’éléphant”, des chemises ou des vestes à épaulettes et aux motifs fleuris, des joggings à pression se mélangent à des vêtements plus classiques, plus sobres, plus “passe partout” comme dit C : des tee-shirts, des chemises et des pulls unis, noirs, bleus foncés ou gris, des jeans coupe droite, des parkas noirs à capuche, etc. Les chaussures, elles aussi élimées, vont des tongs jusqu’aux chaussures de montagne, en passant par des espadrilles, des tennis montantes, des chaussures ouvertes à talons aiguilles ou compensés, des mocassins, des bottines. » Thèse
Est-ce que c’est intéressant pour nous ? Nope.
Tara n’a pas non plus choisi de prendre en compte son propre rapport à son sujet, sa place dans le groupe, ni son ascension sociale [24] grâce à cette thèse.
Tara aime Didier Eribon et son livre Retour à Reims. Dans ce livre, l’auteur qui est sociologue relit sa vie et ses relations, notamment familiales, à la lumière des théories sociologiques sur les classes sociales, la masculinité, l’homosexualité, c’est assez passionnant. Lui-même a expliqué qu’en l’écrivant, il ne pensait pas que ce livre aurait autant de succès et donc que sa famille, de classe populaire, puisse lire ce qu’il avait écrit sur eux et même puissent subir les conséquences de l’exposition de leur vie privée. Il parle de la violence que ça a été pour ses frères qui n’avaient pas choisi d’être dévoilés ainsi et envers qui il avait des mots durs. En voulant parler de lui et de sa trajectoire, il avait dû parler des membres de sa famille.
Tara fait l’inverse d’Eribon, elle ne sociologise que les autres, elle fait des portraits partiellement « brodés » [25] (= mensongers) par elle, ce qui pourrait ressembler à de l’autofiction, puis elle interprète les actes des personnes notamment en raison de leur origine sociale. Elle le fait en réglant ses comptes au passage avec les personnes avec qui elle a pu avoir des embrouilles. Certains paragraphes insultants pour les personnes décrites ressemblent plus à de la vengeance à partir d’un portrait mensonger qu’à une quelconque analyse. Pourtant ces écrits, dans le cadre où elle les a produits, sont reconnus comme « scientifiques » et « légitimes ».
Ainsi pour beaucoup d’entre nous, à la lecture de la thèse, la réaction a été « mais c’est ça la sociologie, on dirait le magazine Closer !? » et de penser que ça ne serait pas diffusé en raison de la piètre qualité du taf. Bon, en vrai elle a eu 18, les félicitations de son jury et a même eu pour projet de transformer son « travail » en livre.
Alors, est-ce que ça pourrait être quand même intéressant et éclairant sur les dynamiques des groupes qu’elle a étudié ?
Tara ne s’est pas inclue dans l’analyse et ne prend pas en compte sa place ni celles de ses proches dans les dynamiques de groupe. Ainsi elle épargnera les analyses jugeantes sur ses ami..es pour qui elle aura des propos plutôt valorisants et de l’autre côté, elle humiliera les personnes qui sont éloignées et/ou avec qui elle a eu des conflits, ou celles et ceux dont elle pense qu’iels n’auront pas accès à ses écrits.
Par exemple, certaines pratiques « violentes » sont décrites avec beaucoup de complaisance comme les moments de médisance appelée ironiquement « bitchage bienveillant ». Sa position est celle qui est au côté des bonnes personnes, de celles qui taillent et défont les réputations. Elle peut décrire le côté amusant de ces pratiques dont elle ne fait pas les frais. Elle ne nomme pas ce que ça produit, en termes de peur, de silence, de mise à l’écart, d’exclusion et finalement de pouvoir pour celles..eux qui en sont la cible. Ni les origines sociales de celles et ceux qui se comportent comme des harceleur..ses de cours de récré et celleux qui les subissent.
Ce que produit Tara n’a rien d’intéressant car elle le produit depuis sa place sans la prendre en compte. Au-delà des choix de mots (cf premier chapitre), elle donne à voir tout ce qu’elle peut exotiser chez les membres du groupe et renforce les hiérarchies en place qu’elle n’analyse sous aucun angle, pas même celui des classes sociales.
Rien de courageux, rien qui ne nous fasse réfléchir sur nous-mêmes. La seule chose que ça nous a appris c’est sur le fonctionnement de Tara, ou comment une chercheuse en sociologie peut mentir, accumuler et diffuser un paquet d’information sur un groupe minorisé… qui s’organise en mixité choisie sans mec cishet.
4. « Oui mais iel ce n’est pas pareil, iel fait partie de la communauté »
Résumé du chapitre : On peut penser qu’on peut faire plus confiance à un..e chercheur..se parce qu’iel est issu..e du même groupe minorisé et se dire qu’iel a les mêmes intérêts que le groupe. Mais dès qu’elle commence la recherche, elle n’a déjà plus les mêmes intérêts parce que l’université peut lui offrir de l’argent et une carrière confortable que ne peut pas lui offrir le groupe d’où elle vient. Il va faire des concessions avec éthique et politique sans contrôle du groupe. Iel doit montrer qu’iel peut avoir un regard neutre (c’est-à-dire dominant). En vrai c’est pire si la..e chercheur..se fait partie du groupe parce qu’iel contourne toutes les protections que le groupe minorisé a mis en place.
« C’est vrai c’est pas pareil, elle sait ce qu’on vit », « c’est bien qu’il y ait un..e “minorisé·e” à la fac, elle va apporter autre chose », « pour une fois qu’il y a une personne minorisée à la fac… »
C’est vrai que ce qu’on vit, nos expériences, façonnent notre point de vue. En sciences humaines, iels ont appelé ça « point de vue situé » ou savoir situé. La personne qui produit le savoir influence celui-ci. Quand une personne étudie son propre groupe, on a tendance à se dire qu’elle va conserver ce point de vue et du coup, continuer à défendre les intérêts du groupe auquel iel a appartenu, duquel iel est issu·e.
Ce qui est demandé à la fac c’est de produire un savoir qui se veut neutre, ce qui correspond au point de vue situé des dominant·es (les seul·es qui ont assez de pouvoir pour s’imposer comme neutre et universel).
On pourrait se dire qu’une personne qui fait partie de la communauté, qui subit la même oppression, va défendre le point de vue de cette communauté car iel a des intérêts communs avec « nous ». Mais s’inscrire dans une recherche à l’université modifie dès le début les intérêts de la chercheur..se et les éloigne de ceux des membres du groupe étudié. Car l’étudiant·e a quelque chose à gagner : avoir un diplôme permet une meilleure position sur le marché du travail, ce qui permet ensuite de gagner plus d’argent en effectuant un travail moins usant et plus respecté. Ce n’est pas rien [26] !
En thèse, c’est encore plus clair quand il y a une rémunération, le chercheur·se est rémunéré·e, et l’obtention de sa thèse, si ça satisfait assez ses profs, lui ouvre les portes de contrats de recherche et du coup d’un taf d’universitaire. En face, le groupe minoritaire ne peut rien offrir d’équivalent. Et si on veut aller plus loin, il faudrait aussi prendre en compte que les personnes appartenant à un même groupe ne subissent pas les mêmes oppressions ni le même niveau de violences sociales.
Pour monter l’échelle sociale, obtenir des diplômes puis un boulot, la chercheur·se va être prêt·e à faire des concessions. Le groupe étudié et ses membres ne seraient pas prêt..es à faire ces mêmes concessions, notamment parce qu’il ne tire pas de bénéfices équivalents (ascension sociale, argent, prestige social…). Les intérêts du groupe ne changent pas : si le contenu de la recherche ne respecte pas ses valeurs, elle n’a plus aucun intérêt pour ce même groupe.
Cette démarche d’étudier le groupe ne donne des avantages qu’à une personne, celle qui a en plus l’occasion d’écrire ce qu’elle veut et de faire des concessions sur ce que veulent les personnes qu’iel étudie et ça comme bon lui semble, sans aucun contrôle du groupe (on abordera le sujet du contrôle du groupe sur ce qui est produit dans le chapitre 5).
Et les concessions peuvent être abyssales ! Ce n’est pas l’étudiant·e qui choisit la forme, le vocabulaire, ni même les concepts qu’iel va utiliser, même si au début iel croit souvent qu’iel sera libre et qu’iel ne fera aucune concession. Ce qu’iel ne manquera pas de claironner pour nous rassurer. Mais dans la réalité, sauf à arrêter sa recherche, iel va se conformer petit à petit à ce que ses profs attendent. Ainsi ce sont ses profs d’université qui vont finalement être la référence et décider du point de vue à prendre, souvent celui d’un..e chercheur..se qui se veut neutre-regard-situé-de-dominant..e, pour analyser le groupe minoritaire. On ne peut pas dire que l’université soit remplie de personnes issues de groupes minoritaires, on peut même dire que la plupart des personnes issues de groupes minoritaires ont souvent dû trahir eux/elles-mêmes leur groupe pour pouvoir réussir à l’université, car c’est à cette condition qu’iels y ont leur place (il y a bien sûr et heureusement des exceptions, des personnes qui ont été prêtes à mettre en jeu leur carrière pour produire des savoirs critiques, on les compte sur les doigts d’une main). D’ailleurs les personnes issues de groupes minoritaires ont beaucoup de mal à porter des recherches sur les groupes dominants, on les renverra souvent à l’étude des populations dont iels sont issues.
Alors quand quelqu’un..e qui appartient à un groupe minoritaire se met à l’étudier, c’est pareil que si c’était quelqu’un..e appartenant au groupe dominant ?
Non, malheureusement c’est bien pire.
Pour se protéger du regard dominant, les groupes minoritaires ont des stratégies de protection, par exemple un langage, des codes propres, des espaces particuliers, et aussi des espaces politiques avec par exemple la non-mixité ou mixité choisie : un syndicat sans parton, un groupe politique sans mecs cis, un groupe politique sans personnes blanches, des soirées dans des squats sans flics. C’est-à-dire des espaces qui ne sont ouverts qu’à un groupe de personnes défini.
Quand la..e chercheur..se fait partie de la communauté ou du groupe, iel a accès à tout. Ces stratégies de mise à l’abri et d’éloignement des dominant..es ne fonctionnent plus. Iel a accès à des espaces et à une connaissance du groupe et de ses pratiques jusque dans les détails, auxquels une personne extérieure au groupe n’aurait jamais eu accès. Iel a beaucoup d’informations qui sont inaccessibles aux autres chercheur..se et c’est la deuxième chose qui va être saluée.
L’université saluera en premier lieu sa capacité à prendre de la distance vis-à-vis du groupe, à poser un regard majoritaire sur le groupe dont iel vient, à s’éloigner des intérêts du groupe. La deuxième compétence qui est valorisée, c’est cette capacité à accéder à des informations inaccessibles. C’est vraiment comme si on saluait le fait d’être arrivé..e à étudier un animal sauvage difficile à approcher. En réalité, c’est la capacité à outrepasser les protections qu’on a mises en place pour se protéger de ce regard dégueulasse et par conséquent, d’une exposition dangereuse pour nos luttes.
4. En pratique ça donne quoi ?
« Une socialisation qui s’est opérée à travers des situations quotidiennes, de paroles, de pratiques et d’émotions partagées qui — pour le dire vite — ont constitué autant la richesse du matériau d’enquête que sa limite. Je m’explique. Cela a effectivement permis de tisser des relations de confiance et même d’amitié et d’intimité fortes avec mes enquêté..es, et de recueillir ainsi des données particulièrement denses. J’ai en effet pu accéder progressivement à la sphère du privé, de l’intime, aux pratiques quotidiennes, ordinaires. » [27] Tara lors d’un colloque filmé et sur internet.
Tous les espaces étudiés par Tara sont en mixité choisie sans mec cishet, c’est-à-dire que ce sont des espaces que nous avions construits à l’abri d’un regard ou d’une présence dominante. Cet outil de protection a été franchi par Tara (qui était inclue dans cette mixité choisie), mais n’aurait pas pu l’être par un..e chercheur..se extérieur..e au groupe (comme un chercheur cis hétéro). Comme l’écrit et le dit Tara, le fait de se fondre dans le groupe et les liens d’intimité qu’elle a créés lui ont donné « la richesse du matériau », « d’accéder à l’intime », et de dépasser nos « résistances » et « méfiances » :
« Si le début de l’enquête avait été marqué par des rééquilibrages de rapport de force symbolique enquêteur/enquêté..es (des refus d’entretiens, des paroles gardées ou évasives, des souvenirs effacés, des regards suspects, des invitations oubliées, etc.), les résistances et les méfiances s’étaient estompées à mesure des relations d’amitié, d’intimité et de confiance. Mes activités de recherche étaient parfaitement connues de tou..tes [ceci est faux, plus de la moitié des personnes n’étaient pas au courant] mais les relations de proximité avaient peu à peu fait “oublier” la posture de chercheure, ou du moins la plaçaient derrière mon statut de “gouine”. » [28]
Dans ce passage, Tara explique qu’elle rencontre de moins en moins de résistance et de méfiance et fait comme si c’était une conséquence naturelle des relations d’intimité tissées avec les personnes. En réalité, le fait que les personnes aient « oublié » est une conséquence des stratégies de Tara afin de cacher ses activités.
À son arrivée dans le groupe, elle avait parlé de ses recherches et demandé la permission de faire une enquête. Cela nous avait permis d’exprimer des refus et des limites. Par la suite, elle fera en sorte que sa place et sa recherche ne soient plus questionnées en invisibilisant son travail : elle n’informe jamais le groupe lors de réunions qu’elle se plaît à décrire, elle répond de manière évasive, voire mensongère, aux questions qu’on lui pose sur sa recherche, elle refuse de nous faire accéder à ses recherches malgré les demandes de certain..es et ses « promesses » de restitution. Comme elle l’écrit elle-même dans sa thèse : nous cacher ce qu’elle faisait pour nous empêcher de résister et, au final, éviter qu’on puisse la contraindre d’arrêter.
« C’est d’ailleurs précisément la potentialité que ces analyses soient discutées et désapprouvées, invalidant du même coup la légitimité de ma présence et de mes travaux, qui m’avait fait reporter à plus tard les occasions et les “promesses” de restitution » [29]
Ainsi l’intimité et l’immersion dans le groupe sont utilisées comme un outil de neutralisation de toute résistance. La confiance dans le fait qu’elle fait partie du groupe lui permet d’accéder aux vies intimes des personnes qui l’entourent car elles ne sont pas au courant des tenants et aboutissants de sa recherche. Elles ne pensent pas que des discussions intimes avec leur amie, coloc, amante, camarade Tara seront retranscrites et utilisées comme du matériel. Comment auraient-elles pu l’imaginer ?
« Contrairement à ce que X affirme, cette double casquette de gouine et de sociologue qui bosse sur les gouines m’a fait me poser un milliard de questions sur mon positionnement tout au long de la thèse. Bien sûr que non, je n’étais pas à l’aise avec ce que je faisais. Que j’avais l’impression de trahir en permanence mes ami..es. Que je n’arrivais pas à en parler, à être transparente, que j’ai été lâche par peur de me faire éjecter de mon milieu. » [30]
Même en ayant conscience de nous « trahir en permanence », elle a fait le choix de la dissimulation. Non pour se maintenir dans le groupe, mais afin de pouvoir continuer sa thèse et sa stratégie d’ascension sociale via l’université.
Quel est l’intérêt d’avoir une membre de notre communauté à l’université si c’est pour qu’elle nous « trahisse en permanence » ? Qu’elle nous cache ce qu’elle y fait de peur qu’on y mette fin ? Quel bénéfice en retire le groupe ?
Pour faire passer la pilule, elle tente de jouer la carte de sa présence de minorisée à l’université. Elle tente de nous faire croire que sa présence est une chose positive quoi qu’elle y fasse. Sa présence permettrait de changer les choses, la manière de construire du savoir, intégrer nos visions politiques dans les recherches universitaires et donc serait dans notre intérêt.
« Parce que j’ai eu accès aux études universitaires, ce choix vient aussi de mon indignation face à l’absence de nos existences dans les travaux académiques que je découvrais. Visibiliser celles qui sont tenues à l’écart des objets de recherche dominants, c’était donc dire quelque chose de nous. Et le dire avec une intention : contester la définition de ce qui est considéré comme scientifique, les savoirs de gars et hétérocentrés, et ladite objectivité des dominants qui ont fait la science en se croyant neutres. Faire une thèse sur les gouines en tant que gouine, c’était donc évidemment parler de dominations. Je n’ai hélas pas pu dire tout ce que je voulais comme je le voulais. » [31]
Certaines de ses proches ont choisi d’y croire et de défendre cet argument, comme on le voit dans ce mail envoyé à l’autrice du mail reproduit en intro : « Tara est une gouine qui a choisi de faire de la socio et de parler des gouines en tant que gouine et sociologue. Ce n’est pas exactement un choix facile. Je trouve ça hallucinant que tu oses présenter ça comme un choix carriériste [32] et que tu sous-entendes qu’elle l’ait fait pour l’argent [33] ! C’est du foutage de gueule totale ! Moi j’ai plutôt envie de la soutenir dans ce choix-là, c’est pas comme si les postes de sociologues étaient réservés aux gouines, et elle est mieux placée que la majorité des sociologues pour parler de ce que vivent les gouines, et je lui fais confiance pour ça. » [34]
Ce soi-disant intérêt de la présence d’une gouine à l’université éclipse la question principale : Tara est à l’université pour y faire quoi ? Pour défendre les intérêts et les points de vue critiques de qui ? Ses recherches contestent-elles vraiment « la définition de ce qui est considéré comme scientifique, les savoirs de gars et hétérocentrés, et ladite objectivité des dominants » ?
Pour nous, il existe une réelle différence entre faire un travail pour une minorité (au service de celle-ci) ou sur une minorité (comme objet, sur son dos). En tant que membre de la communauté, Tara essaie de nous faire croire que son travail fait les deux, ou même que c’est un peu la même chose.
Un exemple est cette phrase issue d’un mail qu’elle nous écrit pour répondre à nos critiques « (cela) pose plus largement [la question] du travail salarié sur/pour des minorisé.e.s que l’on fasse partie de la minorité en question ou pas (étude universitaire, santé communautaire, travail social, etc.). » Par cet amalgame Tara tente de nous faire croire que ce qui est problématique c’est d’être au contact d’une communauté minorisée, et d’être payé..e pour le faire. Cet amalgame entre « pour » et « sur » occulte l’intérêt de la communauté dans le travail fourni. La santé communautaire est pensée pour se mettre au service de cette communauté, si ce n’est pas le cas elle doit être critiquée. Mais la recherche universitaire n’a jamais atteint cet objectif comme on a pu le voir dans la partie 3.
Nous avions confiance en Tara parce qu’elle faisait partie de notre communauté, de nos vies. Tara a dû nous mentir pendant des années pour réaliser et présenter sa thèse : elle a menti sur son dispositif, nous garantissant qu’elle ne ferait pas d’observation, elle nous a menti dans nos rapports quotidiens en reportant des discussions que nous avions eues dans le cadre de discussions privées (amicales, colocataires, amantes). Elle nous a menti en rapportant des propos tenus dans des ateliers qui avaient comme contrat initial que les infos échangées étaient confidentielles (un atelier sur le consentement). Elle a même menti en nous envoyant des versions modifiées de sa thèse pour masquer, nous empêcher de savoir ce qu’elle avait écrit sur nous.
Le fait qu’elle soit gouine ne nous a protégé d’aucun mensonge ni d’aucune crasse.
Elle écrit avoir été « lâche de peur de (se) faire éjecter de (son) milieu ». La réalité c’est qu’elle a été lâche de peur de se faire éjecter de la fac et de ses avantages actuels et futurs. Si elle n’avait pas menti sur tout ça, nous nous serions protégé..es, nous l’aurions exclue des espaces qu’elle observait contre notre volonté, comme nous l’avons fait au début, nous l’aurions empêchée de diffuser toutes ces informations sur nos vies, nous aurions réduit son projet de thèse à néant. C’est pour préserver ça qu’elle nous a menti sur un temps si long et sur tant d’aspects. Si nous n’avions pas eu confiance en Tara, nous aurions demandé plus de garanties, nous aurions protégé nos espaces, nous ne lui aurions pas laissé l’accès à ce « matériau riche » [35] que constituent nos vies intimes.
Tara n’a rien remis en question du regard scientifique patriarcal hétérociscentré (ni le vocabulaire ni le point de vue, comme on l’a vu dans les chapitres précédents). Ce qu’elle a remis en question c’est qu’une gouine ne pouvait pas faire d’étude sur les gouines, et pour justifier de sa capacité à la neutralité, elle a dû montrer à quel point elle adhérait à la pensée dominante et à quel point elle avait de la distance pour ses objets.
Malgré toute la confusion que Tara a produite sur un soi-disant intérêt de sa recherche et du fait qu’une gouine soit à l’université pour sa communauté, il ne faut pas être dupe. Cela a été un avantage pour elle, un accès à un espace qui, par sa marginalité et ses difficultés d’accès, a de la valeur sur le marché universitaire comme on le verra au point suivant.
5. « C’est courageux d’étudier sa communauté »
Résumé du chapitre : On a pu entendre que c’était courageux d’étudier sa communauté alors qu’en fait c’est l’extrême facilité. C’est agréable de traîner avec son cercle et en plus on y facilement accès. Ce qui est difficile et moins agréable c’est d’étudier les dominant..es, ça demande du travail. Il faut être méga carré, car iels peuvent se défendre. Là tu prendras des risques, même avec ta carrière. Pour les dominant..es, la vie des dominé..es est un spectacle et iels s’en amusent. Pas besoin que ton propos soit pertinent, la mise en scène de nos vies est suffisante.
« C’est pas la facilité… », « elle a pris des risques »…
Non pas du tout, c’est tout l’inverse, étudier son groupe minoritaire c’est la flemme, c’est facile : on est là et on est beaucoup plus accessibles que les dominant..es. Il suffit de traîner avec ses potes et de prendre des notes. Tu n’as pas à aller observer pendant des heures d’autres groupes avec qui tu n’as pas d’affinités, arriver à accéder à des espaces d’observation, tu n’as pas à bosser finalement. Les profs de fac vont toujours inciter les élèves à étudier leurs groupes, particulièrement quand ces groupes sont difficiles d’accès pour eux. Car elle..ux ne pourrait pas le faire. Le membre de la communauté peut outrepasser les protections comme on l’a vu au chapitre précédent.
Quand tu étudies un groupe minoritaire tu n’as besoin d’aucune autorisation car les groupes minoritaires ont moins les moyens de se défendre et quand tu les exploites, tu n’en subis pas de conséquences.
Nous n’avons pas de protection juridique, ni de rapport de force contre l’institution universitaire, contrairement à si tu étudiais des patrons d’entreprises, des hauts fonctionnaires, des lobbyistes, des journalistes, des députés, des flics, des marchands d’armes, des profs de fac, des labos pharmaceutiques, l’administration pénitentiaire… Car en plus d’un pouvoir économique et social, certains groupes puissants sont arrivés à inscrire le secret des informations qui les concernent dans la loi : secret industriel, secret des affaires, secret défense, respect de la vie privée…
Les minorités sont disponibles, leurs vies sont à disposition du..e la premier.e chercheur..se qui prendrait le temps de s’y intéresser. À chaque fois que nous avons cherché des dispositifs éthiques autour de la recherche, c’est toujours mis en place quand il s’agit de dominant..e (magistrature, grandes bourgeoisie, keufs), elleux ont les moyens d’exiger des méthodes moins immondes et intrusives.
Didier Fassin par exemple a étudié la Bac du 93 dans La force de l’ordre. C’est un sociologue connu et reconnu, il est prof et chercheur. Il a galéré à obtenir l’autorisation pour avoir accès à ce service. Il a dû donner des garanties sur sa méthodologie, sur la relecture, toutes les personnes qu’il a étudiées étaient évidemment au courant qu’elles étaient étudiées. Il a dû respecter ces garanties. Après cela, il a passé des heures, des jours, des mois, avec des flics en observation sans rien dire, sans réagir. C’est du travail et c’est définitivement moins fun qu’une cantine populaire à picoler avec ses potes, non ? Que d’aller à un festival queer en se faisant défrayer par la fac, non ? Mais l’intérêt est définitivement incomparable pour les minorités. Apprendre comment fonctionnent les groupes dominants, très protégés, est autrement plus utile que de lire des bouts de sa vie scénarisée et rendue « marginal..e » [36] .
L’exigence éthique et méthodologique est aussi moindre, car l’exotisme des minorités est un sujet et un intérêt suffisants. Arriver à décrire en détail nos pratiques semble suffire à l’intérêt sociologique/ethnographique. Ça ressemble à de la zoologie, tu décris un animal sauvage, particulier, différent, c’est passionnant de savoir comment iel vit dans les moindres détails de sa vie. Fournir un regard sur une minorité est un contenu suffisant en lui-même, ça fait frissonner la..e dominant..e, ça la fait voyager dans les bas-fonds, ça nourrit ses conversations dans les dîners… Bref nos vies sauront les distraire et les amuser.
En écoutant l’autrice d’un roman [37] sur le bal des folles de Charcot, on peut voir une belle illustration de ce mouvement des classes dominantes à vouloir toucher du doigt les classes dominées. Charcot est un « neurologue » qui travaille beaucoup dans les asiles (ex-hôpitaux psychiatriques). Il est connu pour avoir étudié les hystériques et leur avoir imposé des « traitements » mais aussi pour avoir ouvert ses « cours » au public : c’est-à-dire un public qui vient assister à un discours du Dr Charcot en présence de son spécimen malade, rien d’autre qu’une mise en spectacle de la pathologie psychiatrique et de ses « spécimens ». Autre particularité, il organise à la Salpêtrière le « bal des folles ». Ainsi, des descriptions d’un défilé de bourgeois.es payant pour passer la soirée avec les « folles » déguisées et profiter de leur compagnie comme d’un spectacle. Ou encore comme l’attrait des européen..nes pour les zoos humains [38] mis en scène lors des expositions coloniales dites « universelles ».
Nul doute que la mise en scène des dominé..es est un spectacle joyeux et amusant pour celles et ceux qui les dominent. C’est suffisant, encouragé, facile.
5. En pratique, ça donne quoi ?
On a pu entendre que Tara a eu le courage d’étudier sa communauté, le courage de dire les choses ? De s’extraire de son groupe ? De prendre des risques avec sa carrière ?
À la lecture de la thèse, plusieurs personnes sociologisées ont pensé que cet écrit était inoffensif parce que de très mauvaise qualité et rempli de son manque de rigueur : invention de pans entiers de la vie des personnes, entretiens inventés, description humiliante…
Malgré le sentiment d’une production trop mauvaise pour être dangereuse, Tara a obtenu 18/20 à cette thèse. Grâce à ses travaux précédents (sur le même sujet et de la même qualité), elle avait obtenu une allocation de thèse de 1600 euros par mois pendant 3 ans et demi pour la rédiger. Elle a obtenu un post-doctorat (un autre contrat d’étude de 2 ans rémunéré dans les 2000 euros mensuels), d’ailleurs, pour ce post-doc elle sollicitera à nouveau son entourage pour lui fournir des objets (cette fois des enfants, faut être solidaire). Elle a aussi publié dans des revues de sciences sociales, a été invitée dans des colloques (notamment un où elle explique l’importance de l’éthique dans la recherche en sciences sociales… on n’arrête pas l’imposture…). Elle est aujourd’hui chercheuse dans un labo avec notamment une recherche qui a pour objet « les femmes précaires » ou encore les “squats de migrants” (oui étonnant… encore des dominé..es, toujours pas des dominant..es…) et dans un post-doctorat associé au CNRS.
« Mais si j’avais voulu faire un plan de carrière sociologique à ce moment-là, je n’aurais pas travaillé sur les gouines. Je ne pouvais pas choisir un sujet plus contre-carriériste » Mail de Tara aux enquêtées.
Alors, un calvaire pour elle, cette recherche ?
« Je n’ai pas fait de l’observation “sauvage” et écrit sur vous pendant six ans. J’ai fait des réu, des ateliers, des discut, des concerts, des tournées, des booms en tant que gouine. J’ai débriefé, glandé, cuisiné, coupé les cheveux, pris de la MD, dansé, bu, avec vous toujours en tant que gouine. J’ai écouté, j’ai soutenu et demandé du soutien, j’ai été relai pour ma communauté, encore et toujours en tant que gouine. » nous écrivait-elle dans un mail de réponse à nos mails collectifs.
On ne peut pas vraiment parler de calvaire… traîner avec ses amies, faire de ses amantes, ses ami..es, ses colocs des objets de recherches, vivre sa meilleure vie avec ce groupe qui lui fournissait sans le savoir la matière de ses écrits… tout en ne bossant pas pendant trois ans et demi, en étant rémunérée 1600 euros pour ça. On est loin d’une démarche courageuse… On est plutôt sur du confort maximal.
Car Tara explique les gros problèmes éthiques qu’on lui renvoie par… le fait qu’elle n’a rien foutu pendant 32 mois. Ça la mettait mal ce qu’elle devait nous faire… du coup elle a fait pire… elle a dû inventer, elle n’a pas eu le temps de nous demander notre accord, pas eu le temps de nous faire relire… Elle était trop occupée à prendre de la MD et à couper des cheveux ? Ou plutôt, comme elle l’écrit elle-même, elle savait très bien qu’on ne serait pas d’accord.
« J’ai fait du déni en retardant l’écriture de cette thèse jusqu’au dernier moment parce que je n’arrivais pas à analyser mes potes et que les cadres auxquels je devais me conformer ne me convenaient pas. J’ai écrit cette thèse complètement à l’arrache en dix mois parce que je ne pouvais plus décaler ma dead-line. Je n’ai pas eu le temps de faire lire à chacune d’entre vous les parties où vous apparaissez pour m’assurer que vous étiez d’accord avec ce que je disais, et pour corriger en fonction. Et c’est là que j’ai grave merdé. Dans le rush, j’ai évoqué des moments que l’on a partagé sans savoir si ça vous allait, j’ai restitué des discours dont je me souvenais plus ou moins précisément sans m’assurer auprès de vous si les propos rapportés étaient exacts (car je n’ai rien écrit sur un “carnet de terrain” au fur et mesure des années). Certains propos (hors-entretien) peuvent donc ne pas être exactement ceux qui ont été dits. D’autres oui, j’en suis sûre. » Mail de Tara aux enquêtées.
Bon alors ça pourrait être quoi le courage de Tara ?
« J’ai bataillé pendant deux ans pour pouvoir dire et écrire gouine (entre guillemets), et pas femmes homosexuelles, pour parler de nous. » mail de Tara aux enquêtées.
À l’opposé, voici ce qu’une personne étudiée racontait : « Quand je lis la thèse pour la première fois, je tombe des nues et en lis des passages aux personnes avec qui j’habite, il y a un passage atroce de description de L (toxicomane-prostitué-pas-fiable) où elle dit qu’il est « laïlaï », ma coloc me dit, « je me souviens qu’une fois j’ai demandé à Tara comment elle allait, si elle avait passé une bonne journée et elle m’avait répondu « je suis trop contente, je suis arrivée à placer laïlaï dans ma thèse ». Pour elle, rendre compte de notre folklore est amusant et devient une victoire. Elle est contente d’utiliser « Laï Laï » même si c’est pour mettre en scène de façon jugeante, stigmatisante, classiste, mensongère et misérabiliste la vie d’un de ses camarades, à son insu… »
Tara a l’impression de s’être battue, d’avoir été contrainte de faire des concessions… De son point de vue, elle a déjà défendu de nombreux points, peu importe si le résultat est en fait immonde et bien loin de nos intérêts.
On a croisé pas mal de personnes plus intéressantes que Tara qui sont allées à la fac et bizarrement personne n’y a fait carrière, soit que leurs écrits n’avaient pas de valeur pour la fac, soit que les personnes arrêtaient car iels trouvaient ça trop dégueulasse ce qui leur était demandé et ont refusé de se compromettre.
« J’aurai pu arrêter la thèse et rembourser les bourses que j’avais touché mais c’est les copines, figure-toi, qui m’ont poussé [à] continuer. » mail de Tara à une enquêtée.
Bon, on n’a jamais trouvé une personne pour confirmer ça et aussi, Tara exploite notre méconnaissance de la recherche. En fait elle avait un contrat doctoral et aurait pu arrêter avant de rendre sa thèse sans rien n’avoir à rembourser. Sans autre sacrifice que son diplôme et sa carrière donc. Et elle a choisi de ne pas le faire.
Alors il est où, le courage ? Elle est où, la prise de risque ? La meuf a gagné dans les 67 000 euros pour traîner avec des gens cools, et « écrire » pendant 10 mois. Elle a choppé avec ça prestige social et poste à thunes.
Le courage de se mettre à dos toute la communauté qu’elle a trahie et exploitée ? On aurait pu le croire, mais c’était sans compter sur le soutien de ses proches et les dynamiques internes au groupe qu’elle « étudiait », qui par peur du conflit ont préféré soutenir encore une fois les dominant..es et pousser les « lanceuses d’alerte » vers la sortie.
6. « Si iel déconne, il y aura les potes pour lui dire »
Résumé de chapitre : Si la..e chercheur..se est dans son cercle ou dans un cercle proche, on a tendance à se sentir protégé..es. On pense qu’il y aura un contrôle qui empêchera la..e chercheur..se de faire de la merde. Mais contrôler et vérifier c’est un travail, pour ça faut avoir accès aux écrits, avoir le temps et l’énergie sans être payé. Si ce n’est pas prévu, ça n’arrivera pas. Et aussi, les proches au courant d’un problème n’osent pas forcément s’opposer et n’ont pas le rapport de force de faire renoncer un..e chercheur..se à un avantage comme une carrière confortable. Les proches peuvent aussi faire du déni et profiter des avantages indirects de l’ascension sociale d’un de leur proche.
Quand la..e chercheur..se est un..e proche, on a tendance à penser que ce qu’iel va écrire ne peut pas être craignos, pas éthique, ni dangereux, dégueulasse. Quand on est moins proche, on se dit qu’il y aura toujours ses proches pour la recadrer ou surveiller son travail. Mais ce à quoi on ne pense pas, c’est que c’est du travail de relire et de recadrer sa..on pote. Ça suppose que la..e chercheur..se autorise l’accès à ses écrits, quand la plupart du temps cela reste entre ell..ui et ses profs. Ensuite il faut avoir le temps de le faire et la force de recadrer sa..on pote. Il ne faut pas non plus s’être laissé..e endormir par les stratégies de son ami..e ou encore être capable de défendre les intérêts du groupe minorisé dans son ensemble et ne pas se limiter à vérifier qu’on a soi-même été épargné..e.
Et si la..e pote ne veut pas entendre qu’on trouve ça craignos, si iel considère que ses ami..es ne sont pas aptes à la reprendre (pas la légitimité universitaire par exemple), si elle veut quand même maintenir ses écrits, quel rapport de force ? Tu te sens prêt..e à demander à ton pote de planter son année/son diplôme parce qu’elle a écrit de la merde ? Qui est prêt..e à assumer un tel conflit ? Tout ça c’est du temps et du travail et des relations qui peuvent se tendre, mais il n’y a pas d’alloc [39] de pote-de-thésard.e.s où tu serais payé pour surveiller ! Ce boulot est-il censé se faire de lui-même ? Se faire sans rétribution ? Si un comité de lecture et de correction n’est pas négocié dès le début et s’il ne tient pas tout au long de la recherche, la chercheur.se peut échapper au regard critique de sa communauté très facilement. Nous ne connaissons aucun..e thésard..e qui aurait proposé de reverser une partie de son alloc de thèse à un groupe de contrôle éthique de ses écrits.
Ses ami..es peuvent aussi choisir de regarder ailleurs, de ne rien dire même quand ça dérape, de maintenir les liens amicaux et de bénéficier éventuellement de certains avantages, mais cela ne garantit que leurs intérêts propres.
Si on veut s’assurer qu’un minimum d’éthique sera respecté, cela ne peut pas reposer sur seulement quelques individu..es. Face à l’université et ses avantages (diplôme, prestige, carrière, thunes…), quelques « proches pour s’assurer qu’elle ne fera pas de la merde » ce n’est pas suffisant, et on a pu le voir malheureusement plusieurs fois dans notre histoire avec Tara.
6. En pratique, ça donne quoi ?
Quand Tara nous parle de son projet de recherche en socio sur les gouines, on est plusieurs à être passé..es par les études de socio et à l’attraper par l’oreille, à lui mettre les points sur les « i ». On est plusieurs aussi à refuser de figurer dans les observations sans accords (appelée « observation participante » par l’université) avec, de la part de l’une des autrices de cette brochure, un refus individuel et total de figurer dans ses écrits : « je veux que rien, ni mes mots, ni mes idées, ni mes dessins, ne se retrouvent dans ta recherche ».
Tara nous assure qu’elle ne se basera que sur les entretiens des personnes qui auront accepté, que les autres peuvent refuser. Qu’il n’y aura pas d’observation participante. Par la suite, certain..es penseront qu’on peut lui faire confiance, d’autres regarderont ailleurs. Tara ne parle plus du tout de sa recherche si ce n’est en des termes toujours flous, mais en ne précisant jamais ce qu’elle étudie, ni comment.
Certain..es de ses proches vont relire ses écrits, participer à des conférences où elle est invitée, aller à sa soutenance de thèse, travailler pour elle à la retranscription des entretiens enregistrés. Si certain..es sont gênés par ce qu’iels y entendent, personne ne réagit. Quand Tara annonce qu’elle va prendre une année sabbatique pour transformer sa thèse en livre, toujours pas de réaction.
À l’occasion d’un festival sur les archives queers, une organisatrice elle-même étudiée, lui forcera la main pour rendre compte de son travail dans un atelier : « il est temps que tu nous restitues ce que tu as produit sur nous » et dans ce cadre Tara lui envoie la thèse. Cette organisatrice envoie la thèse à l’une des rédactrices de cette brochure et le mail reproduit dans l’intro est envoyé. La déception politique et affective est immense quand on lit ses écrits. Tara nous jure ses grands dieux qu’elle ne l’a pas diffusée. On découvrira au hasard de rencontres avec des queers chercheur..ses en sciences sociales à quel point c’est faux, la thèse circule auprès de personnes qui ne sont pas dans la thèse.
Tara a aussi fait des conférences auxquelles des proches ont assisté. Elle va donc délivrer par petit bout et à un petit groupe des morceaux de ce qu’elle est en train de faire. L’une de ses proches me dira plus tard « je pensais qu’elle avait eu un accord des collectifs avant que j’en fasse partie ». D’autres m’ont dit « ah oui X (proche de Tara) m’a dit qu’elle ne voulait pas savoir ce que Tara produisait, qu’elle était sûre qu’après elle ne pourrait plus être pote avec elle » [40]. Une fois de plus, on a pu constater ici aussi, qu’il est nettement plus facile de se taire et d’accepter que des choses hardcore soient faites par ses potes, plutôt que de poser le problème collectivement et politiquement et de risquer le conflit et la rupture.
On peut juste noter que même si Tara dévoilait épisodiquement la nature de sa recherche, cela n’a entraîné aucune prise en main collective, ni de refus, ni d’alerte, ni de dénonciation. Il semble plutôt que cela ait permis à Tara de banaliser ce qu’elle faisait auprès d’un petit groupe de proches, et donc de continuer sans être inquiétée. Elle a aussi comme « acheté » [41] , « pacifié » en offrant drogues, alcools et même avantages financiers aux personnes qui auraient pu la critiquer et/ou refuser de donner leur consentement. Certain..es y ont vu une sorte de « rétribution » de la thune qu’elle a gagnée sur notre dos pendant ces 3 années.
Elle gagnait 1600 euros par mois [42], ce n’est pas un hasard si cette garde rapprochée, qui est constitué en partie des personnes qui ont bénéficié de son argent, lui viendra en aide quand la nature de ses écrits sera enfin révélée aux personnes décrites dans la thèse.
Et encore une fois, ce sont les personnes en colère qui ont été exclues, décrédibilisées, accusées d’être malhonnêtes et violentes. Celles qui savaient l’ont défendue comme pour mieux planquer ce qu’ils avaient laissé faire. C’est trop gros à assumer alors faisons en sorte que ça n’existe pas.
La plupart des personnes qui soutenaient Tara affirment d’ailleurs ne pas connaître les écrits (même quand Tara les avait désignées comme relectrices). Ces mêmes personnes se sont retrouvées cependant en capacité de juger que ce qui est violent c’est de dénoncer et de réagir à cette thèse, tout en disant ne pas l’avoir lue.
Ses proches nous diront qu’iels ont peur pour Tara, peur qu’elle se suicide, par exemple, devant l’ampleur de ses actes. Mais Tara n’a pas découvert ses écrits, elle sait depuis des années ce qu’elle fabrique, elle s’y est préparée. Cette inquiétude pour Tara va de pair avec la volonté de faire taire et d’exclure celles qui ont révélé ou publicisé ce qu’a fait Tara. Pour sauver Tara, ses proches n’hésiteront pas à harceler et isoler, peu importe que cela pousse celles-ci à penser au suicide…
Le problème n’est pas le travail de Tara mais d’en parler. Circulez y a rien à voir.
Dans un milieu qui a horreur du conflit et qui évite d’être mis face à ses contradictions, on ne peut pas se contenter de l’évidence selon laquelle on pourrait se faire confiance. Les consentements ne sont pas respectés, les situations problématiques évincées et mises sous le tapis, les émotions et ressentis sont mis en avant au détriment de la cohérence politique.
Aujourd’hui on ne serait pas étonnées que Tara finisse par publier sa thèse malgré nos refus, on a appris récemment qu’elle continuait à participer à des conférences et à écrire des articles avec ses recherches sur nous. Si Tara n’est pas digne de confiance, on ne peut pas non plus faire confiance à ses proches pour l’empêcher de capitaliser encore et toujours sur nous [43].
Ce qui s’est passé lors de cette « révélation » de l’existence de la thèse, de son contenu, et des abus de la part de Tara ne ressemblent que trop à d’autres situations où des conflits politiques surgissent. Les rumeurs circulent, inventant des paroles que les « lanceuses d’alerte » auraient prononcées. Le retournement de la violence : on pointe du doigt les insultes et les propos « menaçants » prononcés par les « lanceuses d’alerte » mais les violences, multiples et multiformes, que contient la thèse ne sont pas abordées, elles sont silenciées, renvoyées à du « sensationnel », pas si grave. Le fond du problème : la recherche universitaire, les désaccords criants, le manque de cohérence collective, ne sont pas abordés, et sont au contraire consciemment évincés. Des vies et des amitiés ont été détruites. La carrière et les amitiés de Tara, elles, se portent très bien.
7. « C’est pas grave, c’est juste pour la fac »
Résumé de chapitre : l’université ça peut paraître abstrait ou lointain, du coup ça ne serait pas si grave si nos vies y sont racontées. Mais en vrai, c’est un lieu qui produit du savoir légitime et qui a tout un système de diffusion auquel on ne peut pas faire face. En plus, iels ont le temps car iels sont payé..es pour faire ça. On n’a pas besoin de leur pseudo-légitimité d’institution de l’état.
Voir nos vies racontées, ça modifie notre rapport à ce qu’on a vécu. Ça fixe des événements dans la vision de la chercheur..se et iel, iel peut le réactiver à chaque colloque, article, etc. Il y a aussi un gros risque que cette vision dominante sur nous et des événements de nos vies finisse par être intégrée par nous comme étant la réalité.
La fac peut nous paraître un espace lointain, sans grand rapport avec nos vies, sans impact sur celles-ci. On peut alors se dire, est-ce que c’est grave que des écrits soient produits sur nous pour la fac ? Ça finira dans un placard poussiéreux…
L’université est le lieu de construction du savoir légitime, un endroit de production de ce qui est censé être la vérité. Le label scientifique empêche de remettre en question ce qui y est produit si ce n’est en utilisant les mêmes outils : effectuer une recherche universitaire. Autant dire que c’est un milieu clos qui se valide et se coopte sans beaucoup d’égards pour le reste du monde. L’extérieur de l’université devient chair à chercheur..ses, réservoir de réalités qu’iels aimeraient décrire.
Le savoir produit par l’université n’est ni objectif, ni neutre, ni vrai. C’est le reflet d’une classe sociale riche, blanche et hétéro. Le savoir universitaire a beaucoup plus de pouvoir que celui que les militant..es et les personnes minorisées peuvent produire. Le système universitaire permet que les écrits soient diffusés via des articles dans des revues, des colloques et des banques d’articles en ligne disponibles à tou..tes les autres chercheur..ses et étudiant..es de la planète.
Autant dire qu’avec nos distros et médias indépendants, nos réseaux de diffusion d’informations sont loin d’être aussi perfectionnés.
Personne d’autre que des chercheur..ses ne sont payé..es pour produire du savoir. Les profs et les étudiants en thèse ont un revenu, leur libérant du temps et de l’énergie, souvent une carrière toute tracée, sur un seul et même sujet de recherche, qui va leur permettre de toucher pas loin du double, voire le triple, du SMIC.
De notre côté, avec nos RSA, nos débrouilles et nos petits salaires, nous n’avons pas les moyens de nous dégager du temps pour écrire, de nous y consacrer à plein temps (on arrive à peine à survivre…).
La compétition est inégale, d’un côté un savoir validé, scientifique, neutre, vrai, qui possède les ressources pour produire, diffuser et conserver ses écrits. De l’autre, un savoir vu comme non-objectif, partisan, orienté, fabriqué et diffusé sans ressources et aux marges de la société.
Le danger est donc là, que les seuls discours visibles sur nos vies soient les leurs.
Au-delà, on peut clairement se poser la question de la pertinence d’une sorte de visibilité de nos vécus et de nos luttes dans l’université. Pourquoi voudrait-on voir des récits « objectifs » distillés par un..e chercheur..se dans la bibliothèque de la fac ? Pourquoi rechercher cette légitimité, cette sorte de validation de nos luttes à travers l’université ? On pourrait par exemple considérer la fac comme la mairie ou d’autres institutions. Et nous savons que nous n’avons rien à demander à la mairie ni à l’État, si ce n’est d’arracher les acquis qui nous permettent de ne pas mourir.
Pour finir, le fait que nos luttes se retrouvent dans les recherches universitaires modifie nos rapports à des évènements. Une embrouille, une période intense, une agression, tous ces éléments inscrits dans la thèse sont ainsi inscrits dans le temps. D’ordinaire, hors de la thèse, une chose a le bénéfice de pouvoir être oubliée, ses contours nuancés, de passer au statut de souvenir lointain. Incluse dans un taf de recherche, cette chose est alors constamment réactualisée, réactivée à chaque fois que la..e chercheur..se va faire une conférence, un colloque, à chaque fois qu’un..e autre chercheur..se, qu’un..e autre étudiant..e va citer ce taf de recherche, etc. Une sorte d’éphémérité permanente, de temporaire constant, de momentané perpétuel… Et quand il s’agit de descriptions de personnes, jugeantes, biaisées et stigmatisantes, une des conséquences de ce rapport au temps, peut être que ces personnes intègrent ces représentations et que ça atteigne comment iels se voient.
7. En pratique, ça donne quoi ?
« C’est bon, c’est juste pour la fac », c’est une phrase qu’on a entendue dans la bouche des ami..es de Tara. Devant le malaise et l’étendue des problèmes éthiques dans la thèse, il fallait trouver une porte de sortie : « ce n’est pas grave ». L’université serait un lieu lointain et fermé, les actes de Tara seraient sans réelles conséquences. On pense qu’il s’agit surtout de minimiser les faits et donc de pouvoir continuer de faire comme s’il ne s’était rien passé. Comme si nous n’avions pas à gérer collectivement un vrai problème, de vraies violences.
Les conséquences de cette thèse ont largement dépassé la fac. Cela a détruit des relations, a impacté très négativement certaines personnes, sur leur santé et leur capacité à faire assez confiance pour s’organiser à nouveau collectivement. La méfiance est un poison dans les relations de groupes marginalisés [44]. Mentir, manipuler, harceler, ostraciser celles qui parlent pour échapper à ses responsabilités. Voilà aussi le résultat de cette thèse « que pour la fac ».
La fac n’est pas un monde à part, qui aurait peu de portée. Au moment où le contenu de la thèse a été révélé aux personnes étudiées, Tara avait prévu de la faire publier. Car c’est aussi ça l’université, une facilité à diffuser ses écrits. Ce qu’elle a rédigé est probablement déjà réutilisé dans d’autres écrits. Eux aussi auréolés d’une qualité scientifique lui donnant légitimité, alors qu’elle aurait plus sa place au rayon fiction classiste de bas étage.
Qu’est-ce que cela aurait donné ? Des infos mal anonymisées et pour beaucoup totalement inventées, des récits intimes confiés à une amie qui se retrouvent étalés sur la place publique ?
Quelle autre catégorie de personne peut publier si facilement que des universitaires ?
Encore aujourd’hui (et on spoile la fin de la brochure) Tara peut diffuser dans la catégorie « recherche scientifique » son ramassis de mensonges et d’analyses claquées au sol.
Tara a essayé de nous faire croire que c’était ça la socio, que c’était de la violence. Si effectivement ses profs et pairs la valident, c’est ça aujourd’hui la socio. Un lieu de bullshit, mais ça peut être autre chose. Un lieu d’analyse politique, de contestation sociale, mais ça demande du courage et de ne pas mettre sa carrière au centre. Ce qui n’est pas donné à tout le monde…
8. « Il faudrait envoyer cette brochure aux chercheur..ses pour qu’ils et elles ne commettent pas les mêmes erreurs »
Résumé de chapitre : On nous a beaucoup conseillé d’envoyer cette brochure à des chercheur..ses pour les sensibiliser, pour qu’iels changent leurs pratiques. Or, nous pensons que c’est un rapport de force qui leur permet de faire ça, pas un manque de savoir. On pense que pour que ça cesse la solution c’est l’autodéfense des minorités, la résistance. En plus, historiquement, ces critiques sont anciennes et des chercheur..ses ont intégré ces critiques pour les vider de leur sens. Ensuite nos critiques collectives sont appropriées par des chercheur..ses qui ensuite passent pour des chercheur..ses trop « cools ».
C’est ce qu’on nous a souvent dit quand on a raconté cette histoire au fil des ans. Cet élan de faire changer les choses en allant à la source du problème, que les chercheur..ses arrêtent par elle..ux-mêmes de faire de la merde.
La plupart des chercheur..ses connaissent ces enjeux. Iels sont mal à l’aise vis-à-vis de leurs enquêté..es, si iels pensent faire lire leurs travaux de recherche aux enquêté..es, iels ne le font que rarement, souvent par honte. C’est un apprentissage qui se fait au fil des années, produire des études tout en sachant qu’éthiquement ce n’est pas correct, et recommencer. Car au final, on sait que c’est violent de surplomber l’autre, d’analyser depuis une estrade le pourquoi du comment les gens se comportent comme si ou comme ça, particulièrement quand il s’agit de groupes minoritaires, qui subissent cela à longueur de temps. Souvent, les chercheur..ses dissimulent leurs travaux, voire les modifient avant de les faire lire.
Face à des enquêté..es critiques, iels vont plus loin, iels vont intégrer et digérer leurs arguments critiques pour mieux les rendre inoffensifs. Voire, comme c’est le cas pour Tara, récupérer nos critiques pour faire croire à une démarche éthique de sa recherche, pour se vendre comme une sociologue différente, qui a réfléchi aux rapports de pouvoir. Une chercheuse déconstruite.
Ces critiques sont anciennes et une des réponses a été le fait de créer et faire des « recherche-action » plutôt que des recherches tout court. Il s’agit, dans la recherche-action, d’utiliser la recherche pour mener des actions en faveur du public étudié, de trouver des solutions à leurs problèmes. Sauf qu’avec la destruction de la protection sociale, si y a encore un peu de thunes pour des recherches sur des minorités, en vrai y’a rarement le budget au bout pour mener une quelconque action par la suite… Au-delà de ce contexte de financement public, ce qui est marrant, c’est de voir le nombre de recherches qui sont toujours annoncées comme des « recherches-action », et qui n’en ont que le nom. Des recherches qui se targuent de rendre aux populations, de se rendre utile, sans que cela ne soit vrai d’aucune manière. Ça devient comme un truc en plus, une valeur ajoutée glamour, un label qualité, une recherche utile puisqu’elle s’affirme comme telle… On part à la base d’une critique des populations étudiées, qui est ensuite transformée en un mot vide de sens, mais qui permet aux chercheur..ses de se mettre à l’abri de la critique initiale.
Beaucoup de chercheur..ses ne font rien d’autres que de transformer du travail militant en discours sociologiques et pour cela iels récupèrent notamment les critiques qu’on peut faire du milieu de la recherche. Iels ingèrent, comme le capitalisme arrive très bien à le faire, les critiques et les positionnements radicaux. Le fond, la substance, de nos positions sont ainsi déconnectés de la forme. Et elle..ux deviennent les auteur..ices de critiques construites collectivement dans les luttes et les espaces de résistances. Iels nous copyright.
On en garde une impression de s’être fait..es avoir. Non seulement la..e chercheur..se n’a pas respecté nos consentements, notre vie privée, n’a pas entendu nos refus ; mais aussi tout ce qu’on a pris la peine de lui dire pour l’alerter, toutes nos critiques ont été absorbées et recrachées à la sauce fac. La..e chercheur..se maintiendra que oui, ton refus a été pris en compte, que tu as été anonymisé..e, que tes critiques ont été considérées, tu te rendras compte plus tard que c’était du gros foutage de gueule pour pacifier le moment et qu’en plus iel se pare d’une image radicale grâce aux critiques que tu lui as faites.
Ce n’est pas en demandant gentiment aux gens qui ont le pouvoir dans cette relation (enquêtrice..eur/enquêté..e) de mieux se comporter, que cela va modifier ce rapport. Pas par le haut, mais par le bas. C’est en résistant, en diffusant de l’information sur comment ça fonctionne, en donnant les outils pour refuser et contourner les méthodes de manipulation ou de mensonges qui peuvent avoir lieu. C’est seulement comme ça que ça pourra peut-être changer.
Même si c’est ton ami..e, on ne pense pas que cela suffira, malheureusement. On ne pense pas que ce sont les longues discussions et le fait de lui expliquer tes craintes, tes questionnements qui vont fonctionner. Par contre, il est important de refuser d’être étudié..e et d’exprimer ce refus le plus clairement et fermement possible. On propose un formulaire à la fin de cette partie qui pourrait être utilisé de manière systématique. Une sorte de garantie qui puisse être une épée de Damoclès juridique pour que les chercheur..ses se comportent correctement. Si pour nous ce n’est pas le cas, quand on veut faire son biz sur les pauvres, le juridique et la réputation, ça compte. Si c’est un groupe ou un collectif qui est concerné, tu peux en faire une question collective. Si ce sont des individu..es, tu peux les contacter. Tu peux aussi t’opposer à la diffusion d’appels de chercheur..ses à collecter des données, à faire des entretiens avec des minorités quand ils circulent (et on sait qu’ils circulent souvent sur les listes). C’est par les enquêté..es que viendra le changement, pas par la « sensibilisation » des chercheur..ses.
8. En pratique ça donne quoi ?
Dans le cas de Tara, on a joué cette carte, celle de lui faire comprendre que ce qu’elle faisait était questionnant. On lui a interdit l’observation participante, on a critiqué sa démarche, on a discuté avec elle, une personne lui a même transmis des articles de chercheur..ses natif..ves d’Amérique du Nord sur l’exploitation de sa communauté et les contreparties possibles pour sa communauté.
Tara connaissait ces enjeux. Comme il est écrit dans le mail, pendant des années, les nombreuses personnes qui passaient chez elle (une grande partie des enquété..es), pouvait voir la phrase de Laura Nader, qu’elle avait écrit en grand sur un tableau noir « n’étudiez pas les pauvres et les sans-pouvoirs, tout ce que vous direz sur eux sera utilisé contre eux ». Tara connaissait ces enjeux et celle..ux d’entre nous au courant de sa recherche, on pensait que tous les retours qu’on pouvait lui faire suffiraient.
On a été hyper étonnées quand on a pu lire sa thèse des années plus tard de voir comment elle avait récupéré toutes nos critiques et mis en scène notre refus de participer à son « étude ».
Depuis le début, Tara a voulu croire que le fait d’être gouine la rangeait automatiquement du côté des bonnes personnes. Par exemple, on lui a raconté au début de son arrivée dans le groupe, qu’un homme et une femme qui s’étaient fait passés pour gouine et pédé, alors qu’ils étaient en couple, avaient participé à l’orga d’un événement queer, et qu’en réalité ils faisaient de l’observation participante sur l’organisation. C’est un exemple que nous avons donné à Tara pour expliquer notre refus. Mais pour elle, la seule chose qu’elle a retenue de notre refus, c’est qu’on ne voulait pas être étudiées par des hétéros, ce qu’elle mentionne dans sa thèse pour expliquer notre méfiance. Nous savions qu’elle n’était pas hétéro et il s’agissait de dénoncer l’observation participante.
« Exposer la teneur ethnographique de ce projet de recherche était évidemment nécessaire pour le déroulement de l’enquête mais il me semblait plus pertinent de le faire dans des contextes permettant une forme d’intimité, notamment lors des « têtes à têtes personnalisés », avant de débuter les entretiens. Je compris aussi rapidement que mettre en avant mon statut d’étudiante en sociologie ou d’enquêtrice ne jouait pas forcément en ma faveur. En effet, quelques années auparavant le groupe avait eu une « mauvaise expérience » avec deux étudiants en sociologie. Ces derniers s’étaient fait passer pour « une gouine » et « un pédé » récemment arrivés à L. et avaient mené une courte enquête sans les mettre au courant. Après s’être aperçu des intérêts réels, et camouflés, universitaires et non militants des deux « infiltrés » (c’est ainsi qu’ils/elles les nomment) et leur avoir fait part de leur manque de déontologie, ceux-ci disparurent sans même leur présenter leur « note de recherche » terminée. La sensation d’avoir été « prises pour des cobayes » (M) sans en avoir été informées cristallisa donc logiquement la méfiance du groupe à l’égard des « étudiants de socio ». Thèse de Tara
Sur le fait qu’il nous semblait au contraire intéressant de consacrer du temps à étudier et comprendre les dominant..es plutôt que les dominé..es, les critiques ici d’une personne sont encore une fois mises en scène. Tara a choisi de passer au-delà de nos refus, et fait croire qu’elle est encore plus cool que ses congénères, car elle, elle se remet en question. En vrai, elle ne le fait pas, mais elle se met en scène en train de le faire.
« Ce surnom, « Tara STAPS », m’ancrait ainsi du côté du corps et non de la figure de l’intellectuelle. Et ma position de femme, homosexuelle et féministe laissait supposer une pratique de réflexivité dans la production de mes recherches. L’ensemble de ces éléments, imbriqués, a donc permis de réduire la méfiance et de mettre à distance ces représentations négatives attachées à la figure du chercheur se pensant neutre et partant étudier des individus dont il est socialement lointain. Lors d’une conversation sur le choix d’objets d’enquête sociologique, c’est ainsi que M. explicita ses représentations des dits sociologues desquels, manifestement, je ne faisais pas (ou plus) partie : « Mais qu’ils [les sociologues] aillent étudier les hétérosexuels, les riches, les dominants ! Pourquoi toujours les paauuvres opprimés du système !? »
Son intérêt principal au fil des pages porte beaucoup sur comment elle a pu nous rendre moins méfiant..es, nous amadouer avec des méthodes de manipulation comme on l’a vu au chapitre 1. Le fond de ce sujet est que nous lui avions posé des limites claires et que nous ne pensions pas avoir à faire à quelqu’un d’aussi dégueu au point de mettre notre consentement à la poubelle.
« Si je ne voulais pas abolir ma position d’observatrice et d’enquêtrice, à force de “travailler” les relations, de m’impliquer dans le groupe, de nouer les liens avec les enquêté..es, un flottement patent s’était pourtant bien installé, traversé parfois par des pics de culpabilité. Alternant entre “états de grâce” face à des paroles qui en disaient bien plus que mes propres analyses et sensations de “voler” l’intimité de celles qui se confiaient. » [45]
Un « flottement », des « pics de culpabilité », c’est un vocabulaire euphémisé de la réalité. Nous n’étions pas d’accord, il n’y a pas de flottement ni de zone grise du consentement. Elle précise à plusieurs moments dans sa thèse et dans les mails qu’elle nous a envoyés par la suite, à quel point elle avait l’impression de nous trahir. Les critiques formulées ont donc permis de faire émerger ce sentiment dans sa tête, mais ce n’est pas pour autant qu’elle a arrêté sa thèse, refusé de la publier, ni changé de sujet. Elle choisit de transformer cela en un moment savoureux dans sa thèse.
Quand une personne enquêtée questionne Tara sur ses méthodes et sur ce qu’elle va rendre aux enquêtées, plutôt que de prendre les critiques au sérieux, Tara sort son carnet de notes pour mettre en scène ce moment. Pour donner un peu plus de substance à son analyse creuse.
« Enfin, la question de la finalité et des enjeux du travail de restitution fait aux enquêté..es se posa sous d’autres termes, en particulier au cours d’une conversation que j’eus avec l’une d’entre elles. Alors que P. me demandait comment je me « positionn[ais] par rapport à la restitution », j’évoquai les différentes modalités de restitution de mes travaux (les discussions informelles, les productions écrites, les communications) en rappelant l’importance que cette démarche avait pour moi quand à ses possibilités d’atténuer la violence de l’objectivation et du dévoilement de l’intime. Je me « positionnai » donc en tant qu’enquêtrice soucieuse de reconnaître la capacité et la légitimité des « gouines » à prendre connaissance des analyses faites sur elles. À ceci, elle me répondit :
« Quand je parle de restitution je veux pas forcément dire restituer le résultat de ton travail mais restituer tes connaissances, les mobiliser pour que ça serve au milieu. Je sais pas par exemple tu pourrais écrire un fanzine sur les rapports de domination dans le milieu universitaire, tu vois ? Que tes analyses socio elles servent pas qu’au milieu universitaire mais aussi à la communauté.
J’en restai interloquée. »
Un peu plus loin…
« Elle [la restitution] apparaît également comme un révélateur des rapports de force symboliques qui se jouent à travers l’enquête. Restituer, c’est aussi rendre en retour et en contrepartie de ce qui a été pris, autrement dit rééquilibrer, en partie, le rapport de force. Mais ce rapport de force peut-il, comme le suggérait P., être véritablement renversé… ? »
Comme dit plus haut, la plupart des chercheur..ses priorisent leurs études et le pouvoir que cela leur confère au détriment de leur cohérence politique et du bien-être de leurs camarades, très souvent sans s’en rendre compte tellement iels ont la tête dans le guidon et dans leur ascension sociale.
De toutes les critiques que nous lui avons faites, les avertissements sur les risques, la transmission de contenu sur comment faire autrement, Tara n’en a rien fait si ce n’est les mettre en scène pour accéder à un niveau supérieur de coolitude. Elle est ainsi devenue la chercheuse « au service de sa communauté », celle qui réfléchit sur les questions de pouvoir dans la recherche.
Toute cette énergie aurait pu et dû être mobilisée pour l’empêcher de faire ça, si nous ne nous étions pas laissé..es endormir par l’illusion qu’elle entendait nos critiques et nos limites, pourtant clairement exprimées. De plus, pour beaucoup, Tara n’était pas le couteau le plus aiguisé du tiroir, on ne s’attendait pas à de telles stratagèmes et manipulations. Elle avait l’air « inoffensive ».
Nous aurions pu faire face en créant des espaces sans chercheur..se pour parler de nos expériences passées, pour parler de nos expériences de la fac, pour échanger les infos qu’on avait sur la réalité du « travail » de Tara.
C’est donc de ce constat que nous nous sommes attelées à cette brochure, pour aiguiser nos outils et aider à faire en sorte que ça s’arrête.
Conclusion
Après des années de travail sur cette brochure, on ne savait pas comment la clôturer.
C’était sans compter sur Tara et son absence de décence. À l’heure où nous bouclons ce long travail, nous apprenons qu’elle a à nouveau exploité nos vies en publiant un article, en reprenant des données et en en exploitant de nouvelles, dans une revue de sciences sociales. Ah non, en fait elle en a actualisé certaines et a modifié les prénoms (peut-être pour qu’on ne se reconnaisse pas ?). Elle a par exemple publié à nouveau des paroles de personnes qui avaient refusé d’être dans sa thèse. Après ce qu’il s’est passé en 2017, nos colères, ses violences, elle ne s’est à nouveau pas préoccupée des refus. Seules ses ami..es étaient au courant, elles n’ont pas prévenu les personnes décrites dans l’article (same old shit), si ce n’est l’une d’entre elle..ux qui nous a envoyé le document.
Encore quelques semaines après la découverte, on a appris que Tara avait publié un article avec les données de sa thèse en mai 2017, soit deux mois et demi après avoir pris l’engagement de ne rien diffuser, alors qu’elle et ses ami..es harcelaient encore celles qui tentaient de dénoncer ce qui s’était passé.
Aujourd’hui ce qu’on sait c’est qu’on ne sait toujours pas tout. Tara nous a-t-elle enregistré.es du fond de sa poche pour retranscrire si bien nos manières de parler ?
Au-delà de Tara, on reste persuadées qu’il y a un travail à mener pour aiguiser nos résistances face aux recherches sur les luttes et les minorités. Trop souvent, on voit tourner dans nos groupes des appels à entretiens. Ils sont relayés sans que la question principale ne soit posée : à qui ça sert ?
Par facilité, on leur délègue le travail de mémoire et d’analyse qu’on n’a ni le temps ni les moyens de faire.
Les luttes qu’on traverse et nos quotidiens sont souvent dirigés par l’urgence et nous manquons souvent de temps pour transmettre, valoriser, expliciter les récits de luttes, les moments de débrouille, mais aussi les problématiques collectives rencontrées et les méthodes tentées pour y remédier.
Nos milieux, entendus comme milieux autonomes-queer-féministes-squat-extrême gauche, sont peu accueillants pour les personnes qui dépassent la 40aine. Une conséquence de cet âgisme intégré et subtil est donc que les mémoires des luttes passées galèrent à se transmettre en dehors du cadre universitaire.
Il nous semble important que ces histoires continuent de se transmettre, qu’elles restent vivantes, utiles pour le présent et les luttes actuelles. Nous encourageons donc les collectifs et les individu..es à rédiger des analyses, des retours, des anecdotes, des critiques, afin que d’autres collectifs et individu..es puissent s’en saisir, sans médiation de l’université et sans échange monétaire.
Nous ne gagnerons aucun argent ni aucun prestige à la suite de cette brochure. Elle est écrite par des personnes qui resteront anonymes. Nous maîtrisons ce qui y est dit.
De l’attention et des idées claires, cela nous semble être la base pour éviter de se faire étudier.
Annexes : Des outils pratiques
On n’a pas tous..tes envie de passer par des outils législatifs, mais on trouvait quand même important de parler du contexte légal, car face à des personnes peu scrupuleuses c’est un levier parmi d’autres et montrer qu’on connaît la loi ça peut aussi être dissuasif. Donc on va expliquer rapidement la loi de protection des données et ce que certaines ont essayé, et ensuite un formulaire/attestation qu’on peut faire signer à un..e chercheur..se encore une fois pour le dissuader par des conséquences légales.
LE RGPD
Depuis le 27 avril 2016, est entré en vigueur le règlement européen pour la protection des données (RGPD). Cela a totalement changé le rapport juridique aux données personnelles puisque selon cette loi, on reste propriétaire de ses données, même si elles sont écrites dans un fichier client..e ou dans son dossier médical. Les personnes ou organismes qui collectent des données doivent recueillir un consentement explicite, compréhensible. On peut ensuite demander à avoir accès aux données collectées, à les rectifier, refuser leur utilisation ou les supprimer. Les données considérées comme sensibles comme les opinions politiques, la santé ou l’orientation sexuelle doivent avoir un traitement sécurisé. Une analyse d’impact doit être faite pour envisager les conséquences d’éventuelles fuites de données.
Dans chaque organisme qui collecte des données, une personne est désignée pour être référente de la protection des données, ça s’appelle un DPO, c’est la personne à contacter pour accéder ou demander la suppression de ses données. Il y a un délai de réponse d’un mois. Par exemple, certain..es d’entre nous ont écrit au DPO pour avoir accès aux données et demander leur suppression, on a tapé DPO et le nom de l’université concernée et on a eu le mail.
En gros, c’est la personne à contacter en premier. Si y’a pas de réponse ou qu’il n’y a pas d’accès, dans un deuxième temps on peut déposer une plainte à CNIL. Il n’y a pas d’onglet “recherche”, sauf la recherche médicale, quand on fait une plainte en ligne. Du coup, soit on fait en papier soit on écrit ici, et dans leur réponse, iels donnent un lien pour transmettre : https://www.cnil.fr/fr/webform/nous-contacter
Pour des données collectées avant 2016, comme c’est notre cas, c’est plus compliqué. Mais si vous avez la preuve que la personne conserve vos données, par exemple quand elle ressort un article comme Tara, vous pouvez faire jouer le RGPD.
Une personne qu’on connait a aussi contacté le comité d’éthique de l’université et le retour a été pathétique. Apparemment inventer des entretiens et des données, mentir à ses profs et à son jury et collecter des données intimes contre la volonté des personnes c’est méga éthique. En vrai, c’est comme l’ordre des médecins, un organe corporatiste où l’idée est plus de se couvrir qu’autre chose.
Recueil de non-consentement
Je soussigné..e (nom et prénom du/de la chercheur..se)…………
Atteste avoir été informé..e par (nom de personne, collectif, association)….
Du refus de collecte de toutes données les concernant sur quelques supports que ce soit, ainsi que de leur refus d’être étudié..es à des fins de recherches.
Date et signature du/de la chercheur..se
Pour aller plus loin, quelques ressources que nous avons trouvées intéressantes
• Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ? Éditions Amsterdam, 2020. 1re publication en français en 2009.
• Qui a tué mon père, Édouard Louis
• Zoos humains. Au temps des exhibitions humaines. N.Bancel, P.Blanchard, G. Boëtsch, E. Deroo, S. Lemaire
[1] On s’est inspiré du TLDR « Too long ; Didnt read »
[3] Association protestante offrant des conseils et des accompagnements juridiques en droit des étranger.es, et cogérant certains CRA.
[4] Mise en gras par nous, comme pour toutes les citations suivantes.
[5] Thèse p.54
[6] Mark Kennedy, l’alter espion qui m’aimait, L’espionnage sur écoute, La série documentaire, France Culture 2018 : https://www.franceculture.fr/emissions/lsd-la-serie-documentaire/lespionnage-sur-ecoute-44-mark-kennedy-lalter-espion-qui-maimait-0
[7] Thèse de Tara p.55
[8] Le mot minorisé ça veut dire qu’on est mis en minorité, qu’on a peu de pouvoir, alors que numériquement on est pas minoritaire, on est plus nombreux que celleux qui détiennent le pouvoir, par exemple les femmes, les personnes pauvres…
[9] Karl Marx et Friedrich Engels, l’idéologie allemande, Éditions sociales, Paris, 1974
[10] Pour donner une idée, une complication de ce genre d’histoire dans cet article : quelques histoires d’infiltrations et de balances en Europe depuis quinze ans https://iaata.info/Quelques-histoires-d-infiltrations-et-de-balances-en-Europe-depuis-quinze-ans-3548.html
[11] Extrait du mail de Tara aux enquêté.es en février 2017 aux sociologisé.es en réponse au mail reproduit en introduction
[12] On l’apprend dès son premier chapitre qui s’intitule « Une enquête ethnographique »
[13] On aurait aimé plus développer ce sujet et trouvé des ressources, mais ça sera peut-être pour un autre texte.
[14] Un exemple parmi plein d’autres, elle écrit « la manière dont certaines « gouines » tentent de subvertir ce qu’elles nomment le « système hétérosexuel » thèse de Tara p.419
[15] « Le travail des personnes minorisées qui, comme moi, ont bossé dans le cadre universitaire sur leur groupe/communauté pour rendre compte de leur existence, apparaissent dans ma thèse (majoritairement dans l’introduction et dans la bibliographie à la fin du manuscrit). Pour n’en citer que quelques-un.es, il y a notamment Bourcier, Chetcuti, Eribon, Delphy, Sayad, Connel, Guenif-Souilamas, Wittig, Chauvin, Lerch, Prearo… » deuxième mail de Tara aux sociologisé.es
[16] Certaines personnes trans choisissent de conserver le terme transexuel, c’est un choix politique de leur part. Tara choisit ce terme uniquement car il s’agit du mot le plus officiel, dominant, le moins « militant ». Elle en fait un terme neutre.
[17] Les ordonnances de 1960 définissent comme fléau social contre lequel l’état doit lutter : la prostitution, l’usage de drogue et l’homosexualité…
[18] « Quand le père de famille explique la situation au proviseur du lycée, qui évoque la “transsexualité”, terme autrefois utilisé mais renvoyant à une maladie mentale, auquel se substitue aujourd’hui celui de “transgenre”. Ce que le parent d’élève lui signale. » « Plus belle la vie » s’attelle au tabou de la transidentité, Libération le 2 mars 2018.
[19] La pensée straight, Monique Wittig
[20] Toujours dans La Pensée Straight
[21] « Ces discut pourraient être l’occas de voir ensemble en quoi certaines analyses (notamment de classe mais pas seulement) pourraient, malgré tout, être utiles pour réfléchir sur nous, nos parcours et nos pratiques. » mail de Tara aux enquêté..es. Si elle avait trouvé ce qu’elle faisait vraiment utile, elle n’en aurait sans doute pas eu honte, et ne nous l’aurait pas caché durant 6 ans.
[22] Cette personne n’a jamais été virée de chez ses parents, mais soutenue dans ses études, l’autre n’a habité en caravane que lors de la construction d’une maison et pas en zone rurale, mais Tara n’hésite pas à mentir pour donner du croustillant à ses profs, peu importe ce qu’elle fait vivre aux personnes dont elle parle et qui liront avec colère ses écrits.
[23] Mail de Tara aux enquêté..es.
[24] Ou de maintien dans la classe bourgeoise, n’étant pas sûres du récit de Tara sur ses propres origines sociales.
[25] C’est un mot qu’elle utilise dans un mail qui répond aux enquêtées.
[26] Les ouvriers meurent dix ans plus tôt que les cadres et finissent leur vie en plus mauvaise santé, ça n’a pas changé. Un petit conseil de lecture : Qui a tué mon père d’Edouard Louis.
[27] Tout ce qui est mis en gras, l’est par nous
[28] Thèse de Tara p.59
[29] Thèse de Tara p.189
[30] Réponse de Tara aux enquêté.es suite au mail reproduit en intro.
[31] Mail de Tara aux enquêtées
[32] De toutes les personnes étudiées par Tara qui ont fait des études supérieures notamment en sociologie, Tara est la seule qui a pris son groupe pour étude et c’est aussi la seule qui a aujourd’hui une carrière à l’université. Si les places sont chères, Tara a eu la bonne stratégie pour mener une carrière de chercheuse… notamment celle d’abandonner toute éthique…
[33] « J’avais 23 ans, je n’avais pas encore droit au RSA, et c’est donc un plan thune que j’ai saisi. » Mail de Tara aux enquêté..es
[34] Mail de B, une des personnes soutien de Tara.
[35] Retranscription d’une conférence filmée disponible en ligne, expression aussi utilisée dans la thèse de Tara.
[36] Entre temps, Didier Fassin a sorti un nouveau livre sur les frontières, dans un interview il explique avoir collecté des infos sur des “migrants” à la frontière, qui le connaissaient comme médecin mais pas comme chercheur. Ça confirme bien notre propos. Il n’y a pas de chercheur..ses éthiques, il y a des contextes où iels sont contraint..es de l’être et d’autres où elles peuvent faire ce qu’ils veulent.
[37] Victoria MAS, Le bal des folles, Albin Michel, 2019
[38] Voir par exemple le documentaire « Sauvages, au cœur des zoos humains » de Pascal Blanchard et Bruno Victor-Pujebet
[39] Allocation, c’est le nom donné à l’argent que touche la personne dont la thèse est financée, c’est son salaire, souvent autour de 1500 euros/mois.
[40] D’ailleurs seules ses proches, ce petit groupe, vont demander à ne plus être contactées après le premier mail. Plusieurs expliqueront qu’iels ne vont pas lire les écrits, par éthique pour ne pas accéder à des récits intimes et volés. Ces mêmes personnes qui ne feront rien pour empêcher la diffusion de ces récits intimes à grande échelle…
[41] Une personne enquêtée nous dira que « vu tout ce que Tara m’a payé, je ne me sens pas de lui faire des reproches ». Une autre proche de Tara conseillera à l’une des autrices de la brochure, d’emprunter de l’argent à Tara face à ses ennuis financiers et en ajoutant « tkt, ce n’est pas grave si tu la rembourses pas ».
[42] En 2013 le smic était à 1120e et le RSA a 480e.
[43] On tease un peu la fin mais on a des révélations en ce sens dans la conclusion de ce texte !
[44] Voir à ce sujet le programme COINTELPRO mené par le FBI pour s’en prendre aux Black Panthers et l’AIM, notamment en semant la discorde et en instillant la méfiance au sein des groupes politiques.
[45] La thèse de Tara
Finalisée (en)fin 2024 – remarques, avis, partages d’expériences sont bienvenues sur cette adresse : niklestheses[at]riseup.net qui restera accessible minimum jusqu’à fin 2026.
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