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Vélovalidismes
mis en ligne le 11 mars 2025 - melitruc
Vélovalidismes
Mon vélo et moi, on ne fait qu’un. Des fois j’aimerais que ça ait toujours été le même, même si aujourd’hui c’est mon quatrième vélo. Cadre droit, selle haute, pédaler vite, le vent sur le visage, avaler le goudron, l’ivresse de la vitesse et l’équilibre du vélo sans les mains.
Dans les années 90 j’étais adolescente et on n’avait pas de voiture dans ma famille. Tous les jours, à vélo pour aller au lycée, pour aller faire du théâtre ou les courses, pour le plaisir de promener toute seule. J’étais la seule de mon école et parmi mes amies. Iels trouvaient ça bizarre, c’était le contraire de cool. J’assumais à moitié. Avec elles, je devais pousser mon vélo, slalomer avec les poubelles et les caniveaux, et on se prenait les pédales dans les tibias. Mais seule sur mon vélo, la ville m’appartenait. Pas besoin d’attendre un bus ni d’attendre qu’on vienne me chercher. Je vais où je veux comme je veux. Tout va bien tant que le trajet n’est pas trop long ni fatiguant.
J’ai tout fait avec mon vélo, transporter des gens, les sacoches blindées de courses, transporter des trucs encombrants et lourds avec tendeurs et ficelles dans tous les coins. Toujours seule et à mon rythme, parfois lent, parfois très lent, parfois en poussant. En calculant l’itinéraire, jamais trop long ou bien avec une grande pause, jamais de forts dénivelés. Pendant mes études, le trajet jusqu’au campus, à 6km en côte douce, était inimaginable. Lorsqu’elles sont inévitables, prévoir de poser le pied, et de marcher. J’ai toujours eu des vélos avec 7 vitesses (et parfois 3 plateaux) même pour ceux que j’ai emprunté en voyage. Il faut que je ne puisse jamais forcer, il faut que je puisse changer les vitesses même sur du plat.
Sans les vitesses et sans la planification de l’itinéraire, faire du vélo devient un enfer.
Vélo-enfer
Je suis malade chronique depuis 20 ans. Cela fait peu de temps que j’ai compris qu’il s’agit d’un handicap invisible.
Il y a plein de déclencheurs qui vont provoquer des crises douloureuses – la fatigue, les aliments, les émotions fortes, les allergies, les stimuli visuels ou audio, le décalage horaire, les variations hormonales, la pression atmosphérique... Les crises ne sont que le sommet de l’iceberg, la manifestation incontournable de ma maladie. Elles sont plus ou moins fréquentes, mais la maladie est toujours là, comme une épée de Damoclès sur chacune de mes journées.
L’effort physique, même court, un soupçon intense, celui qui active juste ma circulation sanguine et fait battre mon cœur un peu fort, déclenche des crises très violentes, longues et déstabilisantes. Au plus tard deux heures après le début de l’effort, mon visage est rouge, très rouge, je ne supporte ni aucun bruit ni aucune lumière (même pas une tache de soleil dans une pièce sombre), j’ai l’impression d’être horriblement déshydratée, puis mon crâne est pris dans un étau qui menace de le faire éclater ou de faire exploser mon cerveau à l’intérieur. La douleur, les cauchemars éveillés et surtout la peur de mourir.
Aucun antalgique ne fonctionne. Puis arrivent les nausées, contre lesquelles il ne faut pas résister, car après vomir, vient la douleur familière qui, elle, se soigne avec des médicaments et une nuit de sommeil. Douze heures après, je commence à voir le bout du tunnel, et j’en sors épuisée. L’effort physique est un voyage en enfer. Faire du vélo, lorsque c’est pour mon corps un effort, même un petit effort, me fait traverser les enfers. Je dois donc éviter à tout prix que le vélo me fasse souffrir, donc bien comprendre et doser mes efforts : c’est très compliqué d’arriver à comprendre la limite entre le confort et l’effort avant même de l’avoir dépassée.
Toutes les promenades de plus de 5 km que j’ai faites à vélo avec une ou deux personnes m’ont fait mal au point où j’ai eu peur de mourir.
Je me souviens de ce trajet à Montréal, dans la canicule, alors que je n’ai toujours pas récupéré du jet lag, dix jours après le vol. Nous devions faire peut-être 10 km, j’étais déjà très circonspecte, parce que fatiguée et puis la canicule. Mais si je voulais sortir avec des gens et non pas rester seule, alors il fallait prendre le vélo. Un gigantesque pont sur notre trajet : je me renseigne pour savoir s’il est pentu. « c’est trois fois rien ». Alors je préviens, encore une fois, je liste les facteurs de risque, je dis que je suis lente, que je ne peux pas faire d’effort, encore moins en canicule et pas en montée. Et on se met en selle. Avant même le pont, cela va trop vite pour moi, je ne peux pas suivre. J’accélère pour rattraper mes amies au feu, et je redis que ça va trop vite. « Oui mais moi tu comprends j’ai besoin d’aller à mon rythme, je veux faire du sport, donc en fait on va t’attendre à chaque fois qu’on tourne à une intersection »... comme si le seul problème soit que je ne connaisse pas le chemin. J’étais en permanence en effort ; en bas du pont, je me rends compte de la côte, qui n’a rien d’un faux-plat. Impossible de dire quoi que ce soit, mes amies sont loin devant. Alors j’avance, je n’ai plus le choix, je ne sais pas non plus vraiment où je suis. À peine arrivées à destination, en bas du pont, je suis en souffrance. Au lieu de continuer la balade sur l’île, je les attend, une grande heure, à l’ombre, en essayant de me détendre. Au retour, je suis transpercée de douleurs, et on choisit l’itinéraire sans pente mais plus long. Je vais mettre deux jours à m’en remettre.
Il y avait aussi ces 12 km sur du plat en Irlande. Mon ami me dépasse, je ne peux plus le rattraper pour lui dire que j’ai besoin de m’arrêter. Après plusieurs minutes d’hésitations, je m’arrête parce que je n’ai pas le choix, en me demandant combien de temps il va mettre à se rendre compte que je ne suis plus derrière lui. Au bout d’un temps très long d’inquiétude et de déception, il revient vers moi, interrogateur, se demandant si j’ai crevé. C’est pas le pneu, c’est moi. Je lui fais comprendre qu’il faut rentrer, qu’il n’y a pas le choix. Je suis transpercée de douleurs sur le trajet du retour. J’ai peur que ma tête lâche, je sais que mon corps tient. Une fois arrivés à l’hôtel, il ne tarde pas à repartir voir un concert au village.
Il y avait aussi cette balade, aussi sur du plat, dans les environs de Berlin. Lorsque je demande une pause, mon ami me réponds « oh, attends un peu, dans 3km, ça sera beaucoup plus joli ». Même fin, transpercée de douleurs, toute seule, chez moi.
Il y a tant de fois. Plus exactement : à chaque fois.
Je n’ai plus envie d’encaisser ces coups-là. Alors, pas de balades à vélo, même avec des ami.e.s, même proches, même qui savent et même à qui je rappelle en permanence ma situation. Iels n’entendent pas, même quand ce sont de bons amis. Iels croient que "faire une pause" c’est boire une gorgée sans descendre de vélo. "Faire une pause" quand j’en ai besoin, c’est s’asseoir pour un quart d’heure, voire somnoler sous un arbre une petite demi-heure. Iels disent et iels pensent que c’est pénible pour elleux, une fois lancés dans l’effort, de faire attention à pédaler moins vite. Iels roulent trop vite. Iels me passent devant. Iels m’attendront au feu, disent-iels. Iels ont dépassé le virage, je ne les vois plus devant moi, comment les rattraper pour leur dire qu’il faut s’arrêter faire une pause ? Iels disent que c’est trois fois rien ce trajet, que bien sûr je vais y arriver comme tout le monde. Iels ne m’entendent pas. Iels croient que je ne connais pas les limites de mon corps. Iels croient que je suis peureuse comme une fille, que faire un effort, m’oxygéner et voire du paysage, c’est ce qu’il manque à ma vie pour être épanouie. D’ailleurs, c’est bien que je suis coincée-peureuse, sinon je ne réagirais pas comme ça quand on discute de l’itinéraire à vélo ! Je dois enfin gagner "confiance en moi".
Iels ne se rendent pas compte que ce sont elleux qui ne me font pas confiance et qui invalident ce que je dis de moi-même. Sous prétexte de vouloir m’enpouvoirer, iels sont paternalistes et oppressants, car tellement convaincus que je suis une mauviette et qu’iels font mon bien en m’endurcissant.
Ce ne sont pas elleux qui vont avoir mal. Ni rien faire pour m’aider quand je serai dans ma chambre, dans mon lit, avec la peur de mourir et besoin de taper ma tête contre les murs et de pleurer comme au déluge. Iels ne vont pas me tenir la main, pas me caresser la tête, pas m’apporter une poche de glaçons, ni m’aider quand je vomis. Iels n’auront aucun mot rassurant face à ma peur de mourir. Tout simplement car iels ne sont plus là. Si la douleur commence pendant la balade, iels vont me laisser rentrer seule chez moi – même si mes facultés cognitives assomées par la douleur me mettent en danger de circuler dans le trafic urbain. Iels ne se rendent compte de rien. Et ce n’est pas ma faute si ielles ne s’en rendent pas compte. Ce n’est pas parce que j’ai mal expliqué, ni que je n’ai pas trouvé les bons mots, ni que je n’ai pas imposé mes décisions. Mes demandes sont tellement toujours invalidées que je passe mon temps à me demander comment et quand les formuler de la bonne manière pour être entendue. Je suis inaudible quand j’en parle, ou tellement peu audible. Iels ne m’écoutent pas – parfois délibérément, pour mon bien croient-iels. Rarissimes sont les personnes qui ont été capables d’entendre ce que je dis – quand nous montons sur nos vélos, je croise à chaque fois les doigts pour que l’autre ne surestime pas mes forces, alors que moi-même j’arrive à peine à les estimer. Je refuse donc de faire plus de 5 km à vélo à plat avec quelqu’un.e sans interrompre la course par une pause goûter. Ce n’est pas parce que je suis malade que je renonce, mais parce que ma parole n’est pas entendue, comprise ni acceptée.

Iels ne se rendent pas compte, et c’est à peine leur faute. Notre monde héroïse la force et l’effort, comme ce qui rend les personnes dignes d’exister, comme qualité morale et bien-être physique. Les personnes valides sont malgré elles persuadées qu’elles sauront où se situe la limite de l’effort pour moi, et ne comprennent pas que je sais mieux qu’elles se qu’il se passe dans mon corps ; que lorsque je refuse une activité, ce n’est pas parce que je suis coincée, mais parce que je suis la seule au monde à savoir ce qui me fait du bien ou du mal.
Encore une question de consentement.
Vélo-épuisement
Malgré ces balades catastrophiques, j’étais quand même heureuse, sur mon vélo-vent-liberté dans ma ville, joyeuse de mes microacrobaties, irrespectueuse des voitures oppressantes, connaisseuse au centimètre du terrain sous mes roues, des nivelés des pavés et des bateaux, et des meilleurs passages. Toujours attentive à ma forme de jour – car certains jours, ceux où la crise est déjà-là, ceux où la fatigue est trop forte, où ma tension est trop basse, je n’imagine même pas prendre mon vélo. Toujours précautionneuse dans les montées, sur les toutes petites vitesses, prête à pousser sans impatience ni humiliation dès qu’il le faut.
Mes collègues me disent « oh tu es sportive, tu viens tous les jours au travail en vélo ». Non, je ne suis pas sportive, je le suis bien moins qu’eux, qui peuvent fournir des efforts réguliers sans avoir peur de mourir – sauf qu’iels ne le font pas aussi souvent qu’ils aimeraient. Je finis souvent le trajet vers le travail avec mon vélo dans le tram. Mon activité physique reste en-deçà de l’effort ; je ne suis pas du tout sportive, je me bouge juste un peu quand je peux. Subrepticement, tout doucement, mon état de santé décline.
Multiplication des crises, qui passent de 6 à 12 puis 18 par mois en moyenne. Longues convalescences après chaque crise. Raréfaction des moments de répit. Installation d’un épuisement chronique. Fatigabilité au moindre effort ou émotion. Pics de tristesse, états anxieux permanents. Je n’arrive plus à travailler, le quotidien (manger, se laver, trouver une occupation pour les moments de veille) est un jonglage sur un fil. Le corps médical mis en échec transforme son impuissance en violence : mes résultats sont bons, donc... "vous n’avez rien. Vous allez bien. C’est dans votre tête. Il faut vous secouer le matin : sautillez donc sur la pointe des pieds pendant deux minutes. Et pensez à aller voir un psy", disent-iels. La souffrance, la mienne, est décuplée par mon incapacité à faire le travail que j’aime ; par un isolement imposé sur moi-même ; par une inhibition à faire et à sortir et à rencontrer ; et par les violences médicales qui tentent de m’attribuer la responsabilité de ce qui m’arrive.

Le rayon de mes déplacements se réduit à peau de chagrin. Je suis contente quand j’arrive à sortir de chez moi, fière lorsque je reste plus de 2 heures à lire les pieds au soleil la tête à l’ombre au café du coin ou à discuter avec une personne proche. Je ne sais plus ce que c’est qu’une journée entière. J’attends juste le moment où je peux me rendormir le plus longtemps possible, la nuit. Mon vélo s’empoussière : je n’arrive plus à sortir avec. À chaque fois que je passe devant, je regrette, je m’en veux – encore un jour où tu n’as pas été capable de prendre ton vélo.
Rarement, j’arrive à monter dessus pour aller 500 mètres plus loin à la bibliothèque de quartier ; et souvent, je suis tellement fatiguée quand j’arrive que je rentre immédiatement. Il reste des semaines entières dans la cour sans bouger. Je prends les transports en commun de temps en temps, en croisant les doigts d’avoir une place assise. De temps en temps, je prends ma voiture pour les trajets les moins pratiques, plus longs, où il faut que je transporte quelque chose. C’est une voiture, la seule que j’ai jamais eue, que j’avais achetée pour pouvoir transporter mon vélo sur de grandes distances, par amour de mon vélo, ou encore pour faire des grands voyages ou petits déménagements. Je me retrouve à prendre la voiture à la place du vélo : elle le remplace de plus en plus souvent, une fois, puis deux, puis trois par semaine. C’est déjà magnifique que j’arrive à sortir de chez moi trois fois par semaine, alors je me donne les moyens d’arriver quelque part. Mais les rôles sont inversés : c’est sur elle que je me repose. J’ai changé de classe. Je suis devenue une "automobiliste". Je m’en veux. Je conduis – un peu fatiguée – et parfois j’ai des comportements d’automobiliste imbéciles, parfois même dangereux, comme,rarement, de rater de toute bonne foi un feu ou un sens interdit. Je deviens l’un.e des oppresseurs dans la rue. Et je souffre de ne pas pouvoir prendre mon vélo. Comme avant. Sur la neige, sous la pluie, par -5°, la nuit dans le trafic, sans éclairage public, impertinente avec les autos. Vélo-sans-peur a laissé la place au vélo-épuisement.
Vélo-invalidation
Dans un monde idéal, j’aurais bien aimé pouvoir faire tous mes déplacements urbains en vélo, des allers jusqu’à 10-12km, et pareil le retour. J’aurais bien aimé pouvoir partir faire des grandes balades de 50 km dans la campagne, avec pic-nic dans des endroits déserts, les jours de repos. J’aurais bien aimé partir à l’aventure en vélorandonnée, ne pas avoir peur des côtes, déguster les paysages, camping sauvage, des journées durant. J’aurais bien aimé faire du vélo en me reposant quand je suis fatiguée, et non pas en cherchant à savoir jusqu’où je peux aller en m’arrêtant à tout prix avant la fatigue. J’aurais bien aimé savoir que je peux tous les jours faire du vélo par tranches de 5km – même ça je n’en suis pas sûre. J’aurais bien aimé être légitime au vélo-activisme par mes exploits, ou ma tenacité, ou ma cohérence.
Mais cela aurait été dans un monde idéal, celui où tout est parfait, qui n’existe pas. Etant donné mon handicap invisible, ce que je veux, c’est prendre mon vélo dès que je peux, c’est être aidée et supportée pour utiliser mon vélo le plus possible – par des aménagements urbains, par des changements de vitesse, par des vélos pour personnes fatiguées, par une communauté qui me/nous supporte et par des personnes qui m’écoutent. C’est tout. Et là, peut-être que je pourrais envisager des balades en tandem, des randonnées si une voiture nous suit et avoir ainsi accès à ce que notre absence d’organisation me refuse.
Je ne suis pas la seule – nous sommes des millions. Des millions d’histoires différentes avec le vélo, avec nos corps, avec nos conditions psychiques et cognitives, confrontés aux machines, aux aménagements de la route, aux usagers de la route, à nos communautés cyclistes et à nos ami-e-s à vélo. Des millions à être limités, non pas par nos corps, mais par la façon dont on imagine qu’il faut faire du vélo, non pas par notre peur, mais par les propos des vélos qui nous entourent, qui nous sussurent que nous ne faisons pas comme il faut, qui nous exhortent à nous entraîner pour faire reculer nos limites, à le faire quand même malgré tout... et qui refusent de nous entendre et de comprendre que leur propre corps n’est pas la mesure du monde.
Le vélo-activisme invalide souvent plus par ses normes écrasantes qu’il ne donne de la capacité d’agir par ses encouragements.

Vélo-validismes ?
Le vélo-validisme, c’est le postulat selon lequel "tout le monde devrait pouvoir faire ceci ou cela à vélo".
Non, tout le monde ne peut pas ; pas avec les vélos standard, pas dans les conditions actuelles. Sans le corps que demande la machine, sans le sens de l’équilibre, sans les facultés cognitives, la confiance et l’énergie, ce n’est pas possible. Sans avoir eu la chance d’apprendre, ce n’est pas possible. Non seulement nous avons besoin de vélos qui s’adaptent à nos corps (et non pas l’inverse). Mais surtout vous avez besoin de comprendre que nous ne sommes pas égales par rapport à l’anxiété (et donc à la confiance en soi), par rapport à la fatigue et fatiguabilité (et donc à l’énergie), par rapport aux dimensions cognitifs et de perception (pour circuler en sécurité dans les environnements cyclables). Selon les personnes, selon les moments, tout le monde n’est pas en état de faire du vélo.
Le vélo-validisme, c’est aussi croire que l’on peut estimer les capacités d’une autre personne.
Tous les handicaps ne sont pas visibles. Même lorsqu’ils le sont, il n’y a que la personne qui peut évaluer elle-même ses forces, ses facultés et ses besoins – avant le début et à chaque instant de la pratique. Nous devons l’écouter, la croire et répondre à ses besoins, s’adapter pour qu’elle n’ait pas à le faire aux dépends de sa santé et de son bien-être. Nous ne devons pas cesser de nous demander les un.e.s les autres si tout va bien et si on a besoin de quelque chose. Nous devons donner les rênes d’une balade à la personne la moins en forme d’un groupe : itinéraire, rythme collectif, pauses, c’est elle qui est devant et qui choisit - sans que les valides fassent pression ou cherchent à influencer sa décision. Comme en escalade.
Le vélo-validisme, c’est croire que la capacité de faire un effort rend une personne plus estimable.
L’incapacité à faire un effort serait par conséquent reprochable, méprisable ; ou bien devrait faire l’objet d’un travail, d’un entraînement, se forcer, se préparer. Rien ne serait plus noble que la douleur liée à l’effort, comme une preuve de valeur morale. Non, la douleur liée à l’effort peut-être une mise en danger de sa vie, augmenter drastiquement les limitations du quotidien pendant plusieurs jours, nécessiter des soins supplémentaires voire même causer une blessure irréversible. La douleur de l’effort c’est ce que les valides peuvent se permettre (ou le croient du moins). Le vélo-validisme c’est croire que la personne est handicapée à cause de ses particularités physiques.
Nos particularités physiques sont des limitations contingentes. Ce qui nous handicape, ce sont les valeurs de la société (faire des efforts, faire du sport), la forme de nos villes (la combinaison voiture + trottoir sans mobilier urbain pour le repos, faite pour les valides), les attentes de notre environnement (dépasse-toi), et les interactions du quotidien (allez, viens, je sais que tu peux). C’est votre comportement qui nous handicape : pour que l’on ne soit plus handicapé, il suffirait que vous changiez de comportement. Ce sont nos villes et nos valeurs qui nous handicapent : c’est à elles de changer. Lutter pour des cheminements cyclables ne suffit pas : nous devons lutter pour des cheminements adaptés à toutes les mobilités douces, pas seulement aux deux grandes roues en équilibre. Promouvons l’équipement collectif de nos communautés en tandems, en vélos-remorques pour transporter confortablement des enfants et adultes, aux vélos à mains et à toutes les machines adaptées à nos corps. Ce sont des équipements chers, parfois sur mesure, et difficilement accessibles.
Le vélo-validisme, c’est une culture d’héroisation de la force et de l’effort physique.
La culture machiste du dépassement de soi, de "liberté" se répand aux dépends de l’entraide, du soin de soi et des autres, d’une conception des communautés comme diverses. Au contraire, promouvons une culture de l’autonomie des personnes au sein de collectifs divers. Il s’agit de respecter les décisions autonomes de chacun.e, en prenant conscience des privilèges, c’est-à-dire en donnant la priorité aux plus limité-e-s, dans une dynamique d’entraide collective, inclusive et intersectionnelle. En groupe, soyons attentif.ves à notre vitesse, à nos pauses, au confort – en s’orientant à la boussole des personnes dont les limites sont les plus fortes. Considérons comme le minimum de la politesse de respecter les demandes des personnes qui ont des limites plus importantes que soi-même – afin de ne pas les empêcher d’exister. Le vélo-validisme, c’est croire qu’on a pas besoin de faire attention aux autres.

Vélo-justice !
Selon les personnes, selon les moments, tout le monde n’est pas en état de faire du vélo.
Toute mobilité est valable – avec ou sans moteur, en fauteuil ou à vélo.
Le renoncement à la mobilité n’est pas la faute de cellui qui renonce, mais un échec de la communauté.
Chacun-e sait pour soi-même ce qu’iel est capable de faire sans se mettre en danger, au début et à chaque instant d’une pratique. Toutes les limitations ne sont pas visibles. Nous n’avons aucune conscience des empêchements auxquels une personne est confrontée au quotidien.
Nous devons écouter, croire et répondre aux besoins des camarades à roulettes quelles que soient leurs limitations. Nous ne devons soumettre nos camarades à roulettes à aucune norme validiste - sur l’entraînement, l’effort, la durée, les conditions climatiques, les distances ou la « volonté ». Ni la force, ni l’effort, ni la douleur de l’effort ne doivent être fêtés ni héroïsés, ce ne sont pas des preuves de valeur morale. Nous devons nous rendre compte des empêchements que nous mettons dans les roues et dans l’estime de soi des personnes handicapées, et faire tout le nécessaire pour cesser d’empêcher nos camarades.
Equipons-nous en machines, en concepts, en savoirs-faire pour accueillir tout le monde dans les communautés cyclistes, quelle que soit leurs pratiques du vélo, des machines à roues avec ou sans moteur.
Respectons l’autonomie des personnes handicapées au sein de collectifs solidaires.
Ce n’est pas « malgré notre handicap » que nous faisons du vélo. Mais bien « malgré votre validisme ».
Zine à télécharger et à diffuser à prix libre. Envie de contribuer à un nouveau n° de Vélovalidismes ? Écris-moi ! mars 2018 - melitruc@riseup.net – melitruc.wordpress.com
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