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Kazakhstan. Récits du soulèvement de janvier 2022

mis en ligne le 5 décembre 2024 - A$AP Révolution , Camarade (Toulouse) , communia.blog , Comunismo de consejos y Autonomia de clase , Crimethinc

Sommaire

- Introduction (A$AP Révolution et Camarade, février 2022)
- Soulèvement au Kazakhstan : entretien et analyse (Crimethinc, 6 janvier 2022)
- Explosion au Kazakhstan : révolte des travailleurs, jeunes chômeurs, banlieues pauvres (Comunismo de consejos y Autonomia de clase, 6 janvier 2022)
- Soulèvement de travailleurs et de chômeurs au Kazakhstan (Comunismo de consejos y Autonomia de clase, 7 janvier 2022)
- Manifestations au Kazakhstan : cinq clefs pour comprendre ce qui se passe (communia.blog, 7 janvier 2022)
- Le Kazakhstan après le soulèvement : récits de témoins à Almaty et analyse d’anarchistes russes (Crimethinc, 12 janvier 2022)

 

Introduction

A l’heure où nous écrivons ces lignes, l’État russe a envahi l’Ukraine. Est-ce une continuation de la séquence ouverte par le soutien russe à la répression au Belarus, suivie en janvier 2022 de l’opération militaire menée par l’OTSC au Kazakhstan ? Et si oui quelles sont les conséquences pour les perspectives de la révolution ? Difficile à dire pour le moment. Le régime poutinien, comme les autres États de ce monde capitaliste, use de la guerre, de l’invasion, et même de la menace nucléaire afin de susciter la terreur dans les populations. Il semble s’engager dans une fuite en avant autoritaire dont les conséquences sont compliquées à déterminer. Pourtant cela dénote aussi d’une fébrilité, d’une inquiétude grandissante devant les risques d’explosion sociale généralisée, dont le Kazakhstan est peut-être un prélude.

Cette brochure, recueil de textes sortis pendant et après le soulèvement au Kazakhstan, est le résultat de réflexions et de lectures de deux groupes, A$AP Révolution de Rennes et Camarade de Toulouse. Plutôt que d’écrire de notre main un texte « par-dessus » ceux déjà faits par d’autres, nous avons préféré réunir plusieurs textes de personnes sur place, qui mis ensemble s’éclairent d’un jour nouveau. On trouve à la fois des interviews de personnes présentes là-bas, qui ont vécu le mouvement et des textes de témoins proches du soulèvement et connaisseurs de la situation dans la région, notamment des camarades russes.

Il était nécessaire pour nous de traduire en français ces textes, afin de diffuser au maximum un premier bilan
des évènements qui se sont déroulés au Kazakhstan. Entre notre situation et celle des prolétaires du Kazakhstan,
grévistes, insurgés, en lutte et en butte contre la répression de deux Etats, il y a, malgré d’évidentes différences,
plus qu’une similitude : une communauté de condition, celle d’exploités. À son échelle, ce soulèvement participe
à apporter des réponses à la période de confusion que l’on connaît aujourd’hui, en France et dans le monde.
Ce soulèvement n’est pas un évènement isolé, déconnecté du reste. Il entre en résonance directe avec tout
un contexte, à l’échelle régionale et mondiale. L’histoire politique récente de la région est agitée par une
lutte des classes particulièrement intense. Aussi, il paraît nécessaire de revenir brièvement sur la situation historique du Kazakhstan, des pays proches ainsi que sur la situation dans l’Asie centrale en général.

(...)

A$AP Révolution (Rennes) et Camarade (Toulouse)
Février 2022

 

Soulèvement au Kazakhstan : entretien et analyse

Un soulèvement de masse, faisant suite à l’augmentation du coût de la vie et en réponse à la violence du gouvernement autoritaire, a éclaté au Kazakhstan. Les manifestant·es se sont emparé·es de certains bâtiments gouvernementaux dans plusieurs régions, et plus particulièrement à Almaty, la ville la plus peuplée du pays, où iels ont temporairement occupé l’aéroport, et incendié le principal bâtiment de l’administration municipale. Au moment où nous publions ce texte, la police a repris le centre-ville d’Almaty, en tuant au moins plusieurs dizaines de personnes [1], alors que des troupes de Russie et de Biélorussie se joignent à la répression des manifestations. Nous devons aux personnes victimes de cette répression de comprendre pourquoi elles se sont soulevées. Dans l’article qui suit, un·e expatrié·e kazakh·e nous explique dans un entretien ce qui a poussé les Kazakhs à la révolte – et examine les enjeux de ce soulèvement pour toute la région.

« Ce qui se passe en ce moment au Kazakhstan n’était jamais jamais arrivé auparavant.
Toute la nuit, il y a eu des explosions, des violences policières, et des gens ont brûlé des voitures de police, et parfois des voitures tout court. En ce moment, les gens marchent autour des artères principales et quelque chose est en train de se passer du côté d’Akimat (le bâtiment du parlement). »
Le dernier message que nous avons reçu de notre camarade au Kazakhstan, une anarcha-féministe d’Almaty, peu de temps avant 16 heures (heure locale) le 5 janvier, avant que nous perdions contact.

Nous devons chercher à appréhender le soulèvement au Kazakhstan dans un contexte global. Il ne s’agit pas simplement d’une réaction à un régime autoritaire. Les manifestant·es kazakh·es répondent à la même augmentation du coût de la vie contre laquelle des gens ont protesté tout autour du globe depuis des années. Le Kazakhstan n’est pas le premier pays où la hausse des prix de l’énergie a déclenché des vagues de protestations – la même chose s’est passé en France, en Équateur, et encore ailleurs, sous des administrations et des régimes politiques largement différents.

Ce qui est important ici n’est donc pas le caractère sans précédent de l’événement, mais qu’il implique des personnes faisant face aux mêmes enjeux que nous, peu importe où nous vivons.

L’urgence avec laquelle la Russie intervient pour aider à réprimer le soulèvement est aussi significative. L’Organisation du traité de sécurité collectives [CSTO], une alliance militaire entre la Russie, l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, et le Tadjikistan – avec la Russie qui mène la barque – s’est engagée a envoyer des forces armées au Kazakhstan. C’est la première fois que le CSTO déploie des troupes pour soutenir un état membre ; l’organisation avait refusé de venir en aide à l’Arménie en 2021, lors du conflit avec l’Azerbaïdjan.

Il est instructif de constater que la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan n’a pas justifié l’intervention du CSTO, alors qu’un puissant mouvement de protestation, si. Comme pour d’autres projets impérialistes, la principale menace qui pèse sur la sphère d’influence russe (la « Russosphère ») n’est pas la guerre, mais la révolution. La Russie a considérablement profité de la guerre civile en Syrie et de l’invasion turque du Rojava, en jouant la Syrie et la Turquie l’une contre l’autre pour s’assurer un ancrage dans la région. Le ralliement des patriotes russes autour des guerres en Tchétchénie et en Ukraine a été l’un des moyens utilisés par Vladimir Poutine pour rester au pouvoir en Russie. La guerre – perpétuelle – fait partie intégrante du projet impérialiste russe, de la même façon que la guerre a servi le projet impérialiste étasunien en Irak et en Afghanistan. Comme l’a dit Randolph Bourne, la guerre est la santé de l’État.

Les soulèvements, d’autre part, doivent être réprimés par tous les moyens nécessaires. Si les millions d’habitant·e·s de la Russosphère qui croupissent sous un mélange de kleptocratie et de néolibéralisme voyaient un soulèvement réussir dans l’un de ces pays, elles s’empresseraient de suivre le mouvement. Si l’on prend en considération les vagues de soulèvement en Biélorussie en 2020 et en Russie l’année dernière, on peut constater que de nombreuses personnes tendent vers cela, même sans espoir de réussite.

Dans les démocraties capitalistes comme les États-Unis, où les élections permettent de remplacer une bande de politicien·nes égocentriques par une autre, l’illusion même du choix permet de détourner les gens de l’action visant à apporter un changement réel. Dans les régimes autoritaires comme la Russie, la Biélorussie ou le Kazakhstan, cette illusion n’existe pas ; l’ordre dominant est imposé par la seule force brute et par le désespoir. Dans ces conditions, n’importe qui peut se rendre compte que la révolution est le seul moyen d’aller de l’avant. D’ailleurs, les dirigeants de ces trois états doivent leur pouvoir à la vague de révolutions qui a eu lieu à partir de 1989 et qui a entraîné la chute du bloc de l’Est. On peut difficilement blâmer leurs administré·e·s d’avoir compris que seule une révolution pourrait créer un changement dans leurs situations.

Une révolution – mais dans quel but ? Nous ne partageons pas l’optimisme des libéraux qui imaginent que le changement social au Kazakhstan consistera simplement à chasser les autocrates et à organiser des élections. Sans des transformations économiques et sociales profondes, un simple changement politique laisserait la plupart des gens à la merci du même capitalisme néolibéral qui les jette dans la pauvreté aujourd’hui.

Dans tous les cas, Poutine n’abandonnera pas si simplement. Un changement social réel – dans la Russosphère comme en Occident – requerra une lutte de longue durée. Renverser le gouvernement est nécessaire mais insuffisant : afin de se défendre contre les futures impositions politiques et économiques, les gens devront développer un pouvoir collectif sur une base horizontale et décentralisée. Il ne s’agit pas d’un travail d’une journée, ni même d’un an, mais d’une génération.

Ce que les anarchistes peuvent amener à ce processus est l’idée que les mêmes structures et pratiques que nous développons dans le cadre de la lutte contre nos oppresseur·ices peuvent aussi nous servir à créer un monde meilleur. Les anarchistes ont déjà joué un rôle conséquent dans le soulèvement en Biélorussie, et ont montré la force des réseaux horizontaux et de l’action directe. Le rêve du libéralisme, de refaire le monde entier à l’image des États-Unis et de l’Europe de l’Ouest, s’est déjà révélé vain – les États-Unis et l’Europe de l’Ouest sont en grande partie responsable des raisons pour lesquelles les tentatives de réaliser ce rêve ont échoué, au Soudan, en Égypte et ailleurs. Le rêve de l’anarchisme est encore à expérimenter.

En réaction aux événements au Kazakhstan, certains prétendus « anti-impérialistes » radotent encore une fois l’éternel argument des médias d’état russes selon lequel toute opposition à un régime allié à la Russie de Poutine ne peut être que le résultat d’une intervention occidentale. La vacuité de cet argument est particulièrement flagrante alors que la sphère d’influence russe a largement abandonné toute prétention au socialisme, et se livre au même type de politiques néolibérales qui ont déclenché la révolte au Kazakhstan. Dans une économie capitaliste globalisée, dans laquelle nous sommes tous·tes sujet·tes au même parasitisme et à la même précarité, nous ne devrions pas laisser les puissances mondiales rivales nous monter les un·es contre les autres. Nous devrions voir clair dans cette mascarade. Faisons cause commune à travers les continents, échangeons tactiques, inspiration, et solidarité pour réinventer nos vies.

Tou·tes les Kazakh·es qui se sont soulevé·es cette semaine ont montré jusqu’où nous pouvons aller – et ce qui nous reste à traverser ensemble.

Le contexte du soulèvement

Le 6 janvier au matin (fuseau horaire du Kazakhstan oriental), après que des pannes d’internet ont rendu impossible la conduite d’un entretien avec des personnes participant au mouvement à Almaty, nous avons réalisé celui-ci avec un·e militant·e anarchiste kazakh·e vivant à l’étranger.

Pour replacer les événements dans leur contexte, quels sont les mouvements anarchistes, féministes, écologiques au Kazakhstan en ce début du XXIème siècle ?

Il a existé assez tôt une opposition au premier président et ex-leader communiste du Kazakhstan post-soviétique, Nursultan Nazarbayev. A partir des années 1990, il s’est mis à devenir plus autoritaire. Il a par exemple dissous à deux reprises en 1993 [NdT : et en 1995] un parlement politiquement pluriel afin de mettre en place des députés plus loyaux, prolongé son premier mandat présidentiel, et modifié par le biais de référendums qui ont été jugés truqués en 1995 les structures de gouvernance afin de renforcer le pouvoir exécutif. Cela a valu à Nazarbayev un large spectre d’opposants au sein même de l’élite politique. Communistes, sociaux-démocrates, centristes, libéraux et nationalistes ont collaboré pour réclamer une constitution plus démocratique avec une autorité présidentielle limitée et un parlement multipartite.

En ce qui concerne les mouvements populaires, il y avait des anarchistes, qui étaient plutôt dans la clandestinité, et il existait un mouvement socialiste inhabituellement fort, dont le leader Ainur Kurmanov a fini par fuir le Kazakhstan. Des nationalistes et des islamistes radicaux étaient aussi présents, mais là encore, ils n’étaient pas vraiment très en vue et étaient eux aussi plus ou moins clandestins.

Quant aux écologistes, s’iels ont bénéficié d’une certaine attention du public par le biais des médias ou de campagnes de sensibilisation, c’est surtout grâce aux lobbies ou « associations publiques » comme on les appelle là-bas. Au Kazakhstan, seuls six partis politiques sont agréés par le gouvernement à l’heure actuelle, et ce sont les seuls à être légalement autorisés à participer aux élections générales ; les autres tentatives de formation de partis politiques finissent par voir leurs démarches d’enregistrement systématiquement rejetées par le ministère. Cependant, lorsque les autorités kazakhes proclament leur « pluralisme politique », elles utilisent et mettent en avant certaines associations publiques loyales, notamment lors des élections présidentielles.

Existe t’il des partis d’opposition au Kazakhstan ?

Il n’en existe pratiquement aucun qui soit considéré comme légal. Il existait des partis politiques indépendants qui fonctionnaient dans les années 1990 et au début des années 2000, mais ils ont tous été dissous ou interdits par le gouvernement, tout comme la presse et les médias indépendants. Aujourd’hui, il y a des gens qui prétendent représenter l’opposition, mais iels vivent à l’étranger, en Ukraine par exemple, et n’ont aucun lien réel avec la rue.

On peut constater une certaine rivalité entre elleux : Je les ai toustes entendu·e·s s’accuser mutuellement de collaborer avec le gouvernement ou les services de renseignement. Une caractéristique typique de l’opposition contrôlée au Kazakhstan est que les soi-disant oppositions essaient d’inciter les citoyen·ne·s mécontent·e·s à faire des choses qui ne représentent en réalité aucune menace pour le gouvernement et qui donnent l’illusion d’apporter un changement, comme dire aux gens de s’engager dans un dialogue pacifique avec les responsables locaux ou de participer aux élections en sabotant délibérément leurs bulletins de vote pour “protester” - toute tactique qui donnent l’illusion de lutter contre le gouvernement, alors qu’en réalité il ne s’agit que d’une perte de temps.

Ces dernières années, ce type d’opposition a également commencé à apparaître à l’intérieur du pays ; des activistes ont formé des mouvements politiques et organisé des piquets de grève sans subir aucune forme de persécution, alors que les personnes ordinaires qui n’ont pas de relations sont toujours arrêtées par la police dès qu’elles tentent de protester..

Il existe un groupe d’opposition inhabituel – je ne peux pas dire s’il s’agit ou non d’une opposition contrôlée – qui s’appelle le Choix démocratique du Kazakhstan. Il est dirigé par un ancien homme d’affaires et politicien vivant en France, Mukhtar Ablyazov. Si vous cherchez son nom, vous verrez apparaître des articles sur des affaires de blanchiment d’argent et des poursuites judiciaires. Il était ministre dans les années 1990, jusqu’à ce qu’il quitte un gouvernement majoritairement fidèle au président Nazarbayev. Il a été emprisonné par le gouvernement kazakh, mais finalement libéré ; il a fini par fuir le Kazakhstan et vivre en exil comme d’autres fonctionnaires déloyaux de Nazarbayev. Depuis lors, il est à la tête de l’opposition politique la plus soutenue sur les réseaux sociaux. La plupart des personnes associées à son mouvement ont été persécutées et arrêtées, ce qui n’a pas manqué de se produire quand il a rétabli une nouvelle fois le mouvement en 2017 sur divers réseaux sociaux. Chaque manifestation qu’il a organisée depuis l’étranger a été réprimée, avec une présence policière massive dans les lieux publics, et internet a parfois été partiellement limité dans tout le pays.

En tous cas, ce qui se passe actuellement au Kazakhstan est totalement inattendu.

Quelles ont été les tensions qui ont précédé ces événements ? Quelles sont les principales lignes de fracture de la société kazakhe ?

On peut prendre Janaozen comme point de départ de l’agitation. Cette ville génère des bénéfices pétroliers, et pourtant ses habitant·e·s sont parmi les plus pauvres du pays. La ville est connue pour les événements sanglants de décembre 2011, lorsqu’une grève a eu lieu et que les autorités ont ordonné à la police de tirer sur les manifestant·e·s. Bien que la tragédie se soit terminée silencieusement, elle est restée dans les esprits, notamment parmi les habitant·e·s de la ville. Depuis, d’autres petites grèves ont eu lieu dans les industries pétrolières - bien que celles-ci aient été pacifiques et n’aient pas donné lieu à des effusions de sang. Depuis 2019, les grèves et les protestations sont devenues plus fréquentes. Pendant cette période, alors que les prix du pétrole chutaient dans le monde entier et impactaient l’économie du Kazakhstan, et que la monnaie kazakhe (le tenge) devenait plus faible, le niveau de vie a baissé. Beaucoup de personnes se sont alors politisé·e·s partout dans le pays.

Le Kazakhstan connaît en outre de graves problèmes : manque d’eau potable dans les villages, problèmes environnementaux, endettement et méfiance de la population, corruption et népotisme dans un système où toute contestation peut facilement être étouffée. La plupart des gens se sont habitués à vivre dans ces conditions, alors même que le système économique est au service d’oligarques milliardaires liés aux responsables gouvernementaux et à d’autres personnalités publiques. Au début des années 2000, les Kazakhs ont eu une lueur d’espoir, car l’économie s’est développée grâce aux réserves de gaz naturel ; en conséquence, le niveau de vie de nombreuses personnes a augmenté. Mais tout a changé en 2014, lorsque les prix du pétrole ont chuté dans le monde entier et que la guerre en Ukraine a entraîné des sanctions contre la Russie - ce qui a eu un impact sur le Kazakhstan, puisqu’il en dépend.

Il y a eu quelques manifestations de faible ampleur de 2014 à 2016, mais elles ont été rapidement réprimées. De 2018 à 2019, la contestation a gagné du terrain, notamment grâce à l’homme d’affaires de l’opposition mentionné plus haut, Mukhtar Ablyazov, qui a utilisé les réseaux sociaux pour gagner en influence. Les manifestations politiques et l’activisme ont été organisés sous l’égide du Choix démocratique du Kazakhstan. Cela a conduit M. Nazarbayev à démissionner après avoir régné pendant près de trois décennies, mais son poste a été repris par son allié de longue date, l’actuel président Kassym-Jomart Tokayev. Tokayev n’a pratiquement bénéficié de la confiance d’aucun·e citoyen·e· kazakh·e ; il a été immédiatement considéré comme la marionnette de Nazarbayev, car il n’a pratiquement pris aucune mesure en faveur des réformes largement réclamées, et n’a sanctionné aucun des responsables gouvernementaux que le population méprisait.

Le système politique kazakh et l’autorité du président Nazarbayev ont façonné la société kazakhe depuis l’indépendance. J’ai déjà mentionné comment Nazarbayev est devenu un dirigeant autoritaire, par divers moyens qui ont catalysé l’opposition contre lui. Sous son autorité, le gouvernement kazakh n’a jamais permis à un·e quelconque membre de l’opposition de le défier lors d’élections présidentielles ou parlementaires. Le reste des politicien·nes et des partis légaux en lice lors des élections représentaient simplement les mêmes positions pro-gouvernementales, avec des masques différents. Tout cela n’était qu’une illusion mal mise en œuvre pour donner au Kazakhstan l’apparence d’un pays “démocratique” dans lequel un homme fort et son parti au pouvoir remportent chaque élection avec une majorité de voix peu convaincante, voire surréaliste, malgré des cas avérés de fraude électorale. Cette situation est similaire à celle de la Russie, de la Biélorussie et d’autres pays dictatoriaux post-soviétiques. Au fil du temps, les choses se sont vraiment détériorées avec la création d’un culte de la personnalité autour de Nazarbayev. Le gouvernement a dépensé des millions de dollars du budget de l’État pour créer et donner son nom à des rues, des parcs, des places, des aéroports, des universités, des statues et à la capitale Astana [2]. Tout cela n’a fait qu’irriter davantage la population, et fait passer Nazarbayev pour un narcissique.

La situation au Kazakhstan a empiré après 2020, avec l’arrivée de la pandémie de COVID-19. Les gens ont perdu leur emploi ; certain·e·s se sont retrouvé·e·s sans aucun moyen de subvenir à leurs besoins, recevant très peu d’aides du gouvernement, tandis que les restrictions sanitaires ont rendu la population plus frustrée et méfiante à l’égard du gouvernement. Et puis le prix des marchandises a augmenté, notamment celui des denrées alimentaires - cela s’est produit dans le monde entier, mais au Kazakhstan, l’impact a été considérable.

Pour en revenir à la ville de Janaozen, dont l’histoire est entachée d’effusions de sang, le prix du gaz naturel liquéfié est monté en flèche, alors même qu’il s’agit du lieu de production. Son prix n’avait cessé d’augmenter au cours des dix dernières années, mais il a atteint des records lorsque le gouvernement a stoppé les subventions pour laisser le marché dicter le cours.

Des petites manifestations avaient déjà eu lieu à ce sujet à Janaozen, mais le 1er janvier 2022, le prix du gaz naturel liquéfié utilisé comme carburant pour les automobiles a doublé de façon inattendue. Cela a rendu les gens furieux. Iels ont alors manifesté massivement, et les forces de l’ordre ont semblé hésiter à les disperser. D’autres villages de la province se sont soulevés et ont commencé à bloquer les routes en signe de protestation. Puis, en quelques jours, les manifestations se sont étendues à tout le pays.

Ce qui a commencé par une protestation contre la hausse du prix de l’essence a pris de l’ampleur en raison des autres problèmes que j’ai mentionnés précédemment. Ceux-ci ont motivé les gens à se mettre en grève et à descendre davantage dans la rue.

Peux-tu décrire les intentions des différents groupes existants de part et d’autre des barricades ? Existe-t-il des factions ou des courants identifiables au sein des manifestations ?

Au début, le gouvernement a ignoré le problème du prix de l’essence en essayant de faire en sorte que les gens s’y habituent. Les consommateur·ice·s ont même été blamé·es pour la forte demande… Finalement, il a fait baisser les prix, mais cela n’a pas suffi à arrêter les protestations. Ensuite, le gouvernement a nié son implication dans cette augmentation, mais à mesure que les protestations s’intensifiaient, des concessions ont commencé à être faites pour tenter de calmer les gens. Par exemple, le gouvernement s’est engagé à mettre en place des politiques visant à offrir une aide économique à la population, après avoir ignoré tout le monde pendant des années.

Mais les protestations ne se sont toujours pas arrêtées. Peu de gens font confiance au gouvernement ou le soutiennent. Les personnes qui manifestent veulent simplement une vie meilleure, comme elles imaginent que les gens ont dans les pays européens développés. Bien sûr, les revendications diffèrent d’une personne à l’autre : certain·e·s demandent la démission de l’ensemble du gouvernement, d’autres souhaitent une nouvelle forme de gouvernement démocratique, notamment une forme parlementaire sans président, d’autres encore veulent plus d’emplois et d’industries et de meilleures conditions sociales.

Les émeutes et les pillages les plus violents ont lieu dans l’ancienne capitale soviétique d’Almaty, qui est aujourd’hui la capitale financière et la plus grande ville du Kazakhstan. Les gens pillent les magasins et mettent le feu. Iels ont brûlé les bâtiments administratifs (ou akimats, comme on les appelle au Kazakhstan) situés en face de la place centrale, ainsi que le commissariat central.

Selon moi, le gouvernement a contribué à cette situation, dans la mesure où il n’a pas répondu à la demande de la population de démissionner pacifiquement et de laisser un gouvernement intérimaire dirigé par l’opposition former un nouveau système politique démocratique. L’actuel président du Kazakhstan, qui est un proche allié de l’ancien et premier président, Nazarbayev, jette de l’huile sur le feu en refusant de quitter le pouvoir. Plus il s’accroche à sa position, plus la violence sera grande, car ni le gouvernement ni les manifestant·es ne feront de compromis. Tant que cela durera, les personnes qui commettent des actes violents continueront à s’en tirer. Almaty est devenue une zone de non-droit ; il semble que personne ne sache vraiment qui dirige la ville, puisque la mairie a été incendiée et que le maire a disparu de la circulation. Toute la ville est barricadée et des manifestant·e·s armés se baladent dans les rues.

En théorie, la ville est soumise à un couvre-feu, mais en pratique, les forces de l’ordre sont absentes ou se sont jointes aux protestations - la ville ressemble donc à une commune [comme la Commune de Paris] d’après ce que j’entends. À ce stade, compte tenu de la façon dont les événements se déroulent, je ne qualifierais pas les personnes présentes de manifestant·e·s, mais de révolutionnaires - surtout s’il y a des civils armés sur place.

En réaction, le gouvernement, qui dirige la capitale du pays Nur-Sultan (ou Astana), a envoyé diverses forces de sécurité “anti-terroristes” pour prendre le contrôle d’Amalty, transformant la ville d’ordinaire paisible en une zone de guerre cauchemardesque.

Peux-tu présenter une chronologie des événements de la semaine qui vient de s’écouler ?

Les protestations ont éclaté dans la ville pétrolière de Janaozen le 2 janvier. Dès le lendemain matin, d’autres villes et villages de l’ouest du Kazakhstan ont commencé à manifester par solidarité.

Les manifestations les plus massives ont eu lieu la nuit, alors que l’agitation gagnait d’autres villes, dont Almaty. Tard dans la nuit du 4 janvier, les habitant·e·s d’Almaty ont défilé jusqu’à la place principale, devant la mairie. Des forces de police considérables y étaient positionnées. Des affrontements ont éclaté, mais les manifestant·e·s ont eu le dessus.

Iels ont été dispersé·e·s tôt dans la matinée du 5 janvier, mais iels se sont à nouveau regroupé·e·s vers 9 heures dans le brouillard matinal. Certains membres des forces de l’ordre ont même changé de camp et rejoint la manifestation, comme le montrent certaines vidéos diffusées sur les réseaux sociaux. Finalement, les manifestant·e·s se sont à nouveau rendus sur la place vers 10 heures et ont réussi à prendre d’assaut la mairie, mettant le feu au bâtiment. La direction de la police a fui Almaty, laissant la ville sous le contrôle des manifestants.

Depuis, le président Tokayev a de nouveau envoyé des troupes sur place pour tenter de reprendre le contrôle via une opération de “nettoyage antiterroriste”. Je n’ai pas connaissance du déroulement exact de tous les événements, mais j’ai vu sur les réseaux sociaux que dans la nuit du 5 janvier ou tôt le matin du 6 janvier, la situation est devenue chaotique à Almaty, où les gens ont commencé à piller et à forcer les dépôts d’armes pour s’en procurer, et des coups de feu ont été signalés.

Dans d’autres villes, la situation est plus calme, avec des manifestations massives sur les places centrales. J’ai entendu des informations non vérifiées selon lesquelles certain·e·s manifestant·e·s ont pris possession des bureaux des gouvernements locaux dans quelques autres villes, mais pour autant que je sache, l’ambiance est moins chaotique qu’à Almaty.

Dans la capitale, Nur-Sultan, c’est calme, mais les gens ont vu un grand nombre de policiers anti-émeute entourer le palais présidentiel d’Aqorda. En fait, la ville est devenue une forteresse.

En bref, en ce moment le Kazakhstan ressemble à Hunger Games. Si vous avez vu la trilogie ou si vous connaissez un résumé de l’intrigue, vous savez de quoi je parle. Des manifestant·e·s tentent de prendre le contrôle de différentes villes, une par une, afin de renverser le gouvernement. Le président en exercice ne veut pas céder le pouvoir, et s’il ne le fait pas, je m’attends à ce que le chaos continue jusqu’à ce que le gouvernement soit renversé ou que le soulèvement soit brutalement réprimé, ou à un scénario encore pire.

Penses-tu que les participant⋅es à ces manifestations se réfèrent aux divers mouvements qui ont émergés en France, en Équateur et ailleurs en réaction à l’augmentation des prix de l’essence ? Qu’est-ce qui inspire les tactiques qu’iels utilisent ?

Je pense que bon nombre d’entre elleux sont influencé⋅es par les manifestations qui ont eu lieu dans les autres pays post-soviétiques, comme la Biélorussie ou le Kirghizistan. Il semble qu’à Almaty, les habitant⋅es se sont inspiré⋅es de l’exemple du Kirghizistan voisin, où les gens ont également attaqué le gouvernement et incendié des bâtiments. Mais le gouvernement a été renversé plus rapidement que là-bas. De mon point de vue, c’est en partie dû au fait que le Kirghizistan est un plus petit pays, avec une seule ville majeure. Le Kirghizistan a traversé trois révolutions jusqu’à maintenant ; considérant sa proximité géographique et ses liens culturels avec le Kazakhstan, et puisque les deux pays parlent des langues turques, il me semble que cet exemple a joué un rôle significatif au Kazakhstan.

Qu’est-ce qui peut se passer ensuite ?

En ce qui me concerne, je peux imaginer quelques scénarios. Soit le gouvernement démissionne – ou est renversé – et le Kazakhstan entame un chemin vers la démocratisation, ou alors le gouvernement réprime le soulèvement par un usage massif de la force, et sans doute en impliquant d’autres pays. Un scénario encore pire consisterait en une longue guerre civile destructrice entre le gouvernement et les kazakh⋅es.

Le président du Kazakhstan, Kassym-Jomart Tokayev, demande actuellement au CSTO [Organisation du traité de sécurité collective, une alliance militaire entre la Russie, l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, et le Tadjikistan] l’envoi de soldats de « maintien de la paix ». En bref, le président invite des troupes étrangères au Kazakhstan pour réprimer les manifestant·es. Soit les manifestant⋅es armé⋅es repoussent ces forces d’une manière ou d’une autre et le gouvernement tombe, soit les révolutionnaires abandonnent et sont écrasé⋅es.

Le Kazakhstan fait face un avenir sombre. C’est une guerre pour la liberté ou la défaite, et la défaite signifierait potentiellement la perte de plus de libertés et peut-être de souveraineté.

Que peuvent faire les gens en dehors du Kazakhstan pour soutenir les personnes qui participent à la lutte ?

La seule façon réaliste d’aider depuis l’extérieur du Kazakhstan est d’amener l’attention sur ce qui se passe et peut-être d’organiser une aide matérielle.

Conclusion : Une analyse depuis la Russie

Dans le texte ci-dessous, un·e anarchiste russe analyse les enjeux du soulèvement au Kazakhstan pour la région toute entière. Un point de vue d’anarchistes biélorusses est disponible ici.
Après des décennies de répression, d’échecs et de défaites, comment l’espoir peut-il encore et encore émerger en Biélorussie, en Russie, au Kirghizistan, et maintenant au Kazakhstan ? Pourquoi, après que nos proches, nos ami·es et nos voisin·es sont tombé·es, assassiné·es par la police ou l’armée, les gens continuent-ils de lutter ? Comment se fait-il que nous ayons encore la chance de vivre ce souffle d’excitation et de changement, qui nous donne un avant-goût de tout ce que nos vies pourraient être ?

On peut entendre une ébauche de réponse dans les paroles du musicien kazakh Ermen Anti, du groupe АДАПТАЦИЯ (Adaptation) :

“Peu importe les balles qu’ils tirent, elles ne suffiront pas...
Peu importe à quel point ils nous écrasent, les graines
De la juste colère poussent quand même
Les enfants de Prométhée, portent le feu à celles et ceux qui ont froid.”

Lorsque nous regardons les événements des dernières décennies au Kazakhstan, en Biélorussie et au Kirghizistan, on peut se demander ce que la coopération entre les différentes initiatives et mouvements de libération pourrait accomplir à un niveau international. De telles connexions nous permettraient d’échanger autour de nos expériences politiques et culturelles et de renforcer la cause commune que les gens de ces différents pays pourraient partager. Cependant, et à l’inverse de l’interconnexion et de l’interdépendance économique et politique dont nos pays font preuve, les mouvement anarchistes sont déconnectés les uns des autres. Le Kazakhstan peut être un exemple de ce qui arrivera demain en Russie, en Biélorussie, et dans d’autres pays de la région. Aujourd’hui, les russes craignent pour leurs vies à l’idée même d’exprimer une quelconque forme de dissidence. Mais demain, Zhanaozen et Almaty pourraient continuer de vivre dans les villes russes, biélorusses (à nouveau !), et n’importe où ailleurs. Nous pouvons oublier les affirmations selon lesquelles “cela ne pourrait pas arriver ici” – ce qui peut ou ne peut pas arriver dépend avant tout ce que nous sommes capables d’imaginer et de désirer.

Lorsque des situations comme celle à laquelle nous assistons aujourd’hui au Kazakhstan se produisent, on constate à quel point il est important d’être en relation avec les autres dans notre société. Aujourd’hui, nous sommes surpris·es – nous ne sommes souvent même pas parmi les gens qui luttent et se défendent ensemble dans les rues, ou qui effectuent d’autres tâches importantes en soutien au soulèvement. Pour être prêt·es et connecté·es aux autres, nous devons être capables de faire face aux contradictions dans nos communautés ou dans notre société dans son ensemble. Nous devons être capables de communiquer nos idées et d’amener des propositions aux personnes autour de nous dans des situations comme celle-ci. Les conflits, les désaccords et l’isolement étouffent des camarades qui autrement pourraient dédier leurs vies à la lutte. Quand je me demande ce qu’il faudrait pour que nous puissions nous voir dans les rues et dans nos maisons, marchant ensemble, prenant soin les un·es des autres et luttant ensemble, je nous imagine nous approcher de différentes manières, qui rendent possible la lutte, le développement et la survie de chacun·e.

Nous pouvons nous demander : que devons-nous changer dans notre façon de nous aborder les un·es le s autres ; dans notre façon d’aborder la lutte et nos mouvements, pour en faire des sources de vie et d’inspiration qui puissent offrir aux gens de nouvelles façons de penser, de lutter et de vivre ?
Par exemple, on peut se souvenir du mouvement féministe au Kazakhstan, qui a pendant plusieurs années été au centre de l’attention. Le mouvement a porté le sujet du féminisme d’une manière inédite, notamment en publiant un magazine et en ayant mis en contact de nombreux groupes et communautés sur les questions centrales des violences domestiques et du patriarcat. C’est un exemple de la façon dont il est possible de se positionner pour aborder les problèmes qui nous mettent en relation avec un large éventail d’autres personnes dans nos sociétés.

Nous disposons dans les ex-Républiques Soviétiques d’un impressionnant héritage de résistance et de soulèvements sur lequel s’appuyer. Il est nécessaire que nous nous mettions en relation les un·es aux autres pour y accéder. Force et solidarité à tout·es celles et ceux qui luttent au Kazakhstan et dans tout les pays post-soviétiques. Comme le dit l’adage, les chiens aboient mais la caravane passe. Aujourd’hui, ils peuvent bien nous piétiner la nuque, mais la lutte ne cessera pas pour autant, et celles et ceux qui sont tombé·es dans les rues d’Almaty ne seront pas oublié·es.

Crimethinc
6 janvier 2022

 

Manifestations au Kazakhstan : cinq clefs pour comprendre ce qui se passe

La répression des manifestations au Kazakhstan est devenue internationale : des parachutistes russes et des troupes arméniennes, kirghizes et tadjikes sous mandat de l’OTSC entrent dans le pays pour affronter les manifestants. Les agences russes parlent d’une action commune pour affronter « terroristes » et « bandits » , les américaines d’une tentative de Poutine d’« étendre son influence » . Tous deux rendent la réalité invisible : de dimanche dernier à aujourd’hui, l’État kazakh s’est effondré face à une tentative de grève de masse qui s’est propagée dans tout le pays mais est néanmoins loin du niveau d’auto-organisation des travailleurs que l’on a vu en Iran .

Que s’est-il passé ?
Ni tentative de coup d’État frustrée ni invasion russe : répression d’une grève de masse

La chronologie des manifestations au Kazakhstan parle d’elle-même. Dimanche dernier, le 2 janvier, des manifestations massives ont éclaté à Janaozen après que le gouvernement ait doublé les prix du gaz . Après les premières tentatives de répression, les ouvriers érigent des barricades dans toute la ville.
Dans la nuit du 3 au 4 janvier, une grève sauvage a commencé chez les compagnies pétrolières de Tengiz. Bientôt la grève s’étendit aux régions voisines. À l’heure actuelle, le mouvement de grève a deux axes principaux : Janaozen et Aktau, deux des principaux centres des industries extractives.

Le 4 janvier, des camions transportant des travailleurs du pétrole sont arrivés à Almaty et des milliers de personnes se sont jointes à la manifestation, occupant le centre de la ville et manifestant devant la mairie.

Le président Tokayev a annoncé l’état d’urgence dans les régions et dans la matinée du 5 janvier, il a accepté la démission du gouvernement et a proposé de remplacer l’augmentation des prix de 100% par une augmentation de 50%. Dans l’après-midi, il a annoncé avoir remplacé son mentor, l’ancien dictateur Nazarbayev à la tête du Conseil de sécurité du pays. Après avoir reconnu que les manifestations s’étaient étendues à plus de la moitié du pays, il a annoncé que des dizaines d’ »émeutiers » avaient été « liquidés » et que leur identification était en cours .

Malgré la répression, les manifestants ont continué à manifester devant la mairie d’Almaty, dépassant les forces de police. Le bâtiment a pris feu et les rassemblements se sont concentrés sur le bureau du procureur général de l’État et la résidence officielle du président.

À Aktobe, l’autre foyer insurrectionnel majeur, le bâtiment du gouvernement local a été perquisitionné, sans succès, par les travailleurs. Les protestations au Kazakhstan étaient loin d’être épuisées. La répression a continué à tuer et à arrêter en masse toute la nuit. 

À Almaty, des manifestants ont érigé des barricades et plusieurs cas de désarmement des forces de sécurité ont été filmés. Face à la résistance, dans de nombreuses villes du pays, la police a dissous ou rejoint les manifestations.

Pour faire face à l’effondrement auquel les manifestations au Kazakhstan avaient conduit l’État, Tokayev a lancé des parachutistes sur les manifestants et a appelé les chefs d’État de l’OTSC à envoyer des troupes pour vaincre la « menace terroriste », appelant les manifestants qu’il avait tenté de calmer peu avant en tant que « gangs terroristes internationaux ».

Qui sont les manifestants ?
_ Ni terroristes internationaux, ni « citoyens » en colère : des travailleurs en lutte

Les manifestations au Kazakhstan se déroulent dans un contexte plus large que celui présenté par la presse. Comme nous l’avons souligné dans notre tour d’horizon annuel des luttes, l’un des développements les plus importants de 2021 a été que du Kazakhstan à la Géorgie en pssant par le Donbass, les travailleurs ont répété des formes d’affirmation de classe. Ce n’est pas une coïncidence si l’un des épicentres des protestations au Kazakhstan est désormais Janaozen. La vague de grèves à Janaozen en juillet a fait date dans toute l’Asie centrale. Le mouvement, qui, comme nous le soulignions alors, avait tendance à devenir une grève de masse malgré les obstacles syndicaux, n’a cessé depuis d’ ajouter des secteurs et de rallier des effectifs, maintenant une tension constante qui a jusqu’à présent rendu impossible une répression brutale manifeste.

Quand en novembre, un accident dans les mines de Karaganda a poussé les esprits des mineurs vers une nouvelle grande grève comme celle de 2017, les syndicats se sont engouffrés dans la brèche pour freiner toute tentative de riposte . Et pratiquement au même moment, la grève a éclaté dans les usines à gaz de Mangystaumunaigaz, dans la région de Janaozen. La référence de Janaozen a transformé la frustration des mineurs en terreau pour une grève sauvage qui a maintenant éclaté. C’est cette accumulation et cette confluence de luttes qui se déroulent une à une – mais toutes au-dessus de la tête des syndicats ce qui explique la mobilisation rapide dès le premier jour, lorsque le gouvernement met en branle la hausse des prix du gaz pour la consommation domestique et les transports.

Par exemple, dès le deuxième jour, les mineurs de Jezkazgan, à Karaganda, véritable épicentre des grèves sauvages, ont manifesté devant le bâtiment du gouvernement pour un abaissement de l’âge de la retraite, contre l’inflation et pour la liberté de manifestation. Jusqu’au 5, au plus fort de l’effondrement de l’État, les représentants politiques locaux n’ont même pas daigné répondre aux revendications des travailleurs.

« Pour se réchauffer, les manifestants ont allumé un feu de joie et les habitants leur ont apporté de la nourriture et du thé. Les mineurs disent à RFE/RL que la manifestation est pacifique. La police surveille la situation mais n’arrête personne. À 15h00 le 6 janvier, environ 300 personnes se trouvaient près du bâtiment akimat. Selon l’un des participants à l’action, il y avait beaucoup plus de manifestants hier soir et aujourd’hui, de nouveaux participants se joignent. Dans la région de Karaganda, comme dans d’autres régions, Internet ne fonctionne pas, il y a des problèmes de communication cellulaire. La plupart des opérateurs signalent que seuls les appels d’urgence sont possibles. »

Pour quoi les travailleurs se battent-ils ?
Ni « Euromaïdan » anti-russe ni « lutte contre la corruption », ce sont les besoins fondamentaux des travailleurs qui sont le moteur des manifestations au Kazakhstan

L’élément déclencheur qui a finalement fait converger les grèves et les protestations au Kazakhstan est la hausse du prix du gaz. Les opérations d’extraction sont au milieu du désert et toutes les marchandises sont importées. La hausse du gaz pour le transport signifie une hausse généralisée des prix et une perte de pouvoir d’achat qui était déjà à la limite en raison des bas salaires .

« Les prix du gaz, que nous produisons également, ont atteint des sommets. Tout dépend du gaz. Si le gaz devient plus cher, tout devient plus cher. Les gens ordinaires ont déjà peu de revenus et la situation va empirer. Qu’ils réduisent le prix du gaz à 50-60 tenge. Ou augmentez nos salaires à 200 mille tenge. Sinon, nous ne survivrons pas quand tout deviendra plus cher. Les autorités disent qu’il n’y a pas assez de gaz, que l’usine construite il y a 50 ans est usée, dépassée. Et qu’ont-ils fait depuis 30 ans ? »
Propos d’un ouvrier, relayés par RLT.

Les directeurs d’usine, les syndicalistes et le président local ont tenté d’« expliquer » aux travailleurs pourquoi ils « devaient » augmenter les prix. L’argument habituel : autrement, l’entreprise subirait des pertes et supprimerait des emplois, chacun devant s’en accomoder et espérer un avenir meilleur. Les travailleurs ont répondu que raconter des « contes de fées » n’était pas une solution aux problèmes et les politiciens, les syndicalistes et les gestionnaires sont partis sans convaincre personne.

« L’année dernière, ces entreprises ont commencé à être optimisées à grande échelle. Des emplois ont été supprimés, les travailleurs ont commencé à perdre leurs salaires, leurs primes, de nombreuses entreprises sont devenues de simples sociétés de services. Lorsque la compagnie pétrolière Tengiz a licencié 40 000 travailleurs à la fois dans la région d’Atirau, cela est devenu un véritable choc pour tout l’ouest du Kazakhstan. L’État n’a rien fait pour empêcher ces licenciements massifs. Et il faut comprendre qu’un pétrolier nourrit 5 à 10 membres de sa famille. Le licenciement d’un ouvrier condamne automatiquement toute la famille à la famine. Il n’y a pas d’emplois ici, sauf dans le secteur pétrolier et dans les secteurs qui répondent aux besoins des pétroliers. »
Aïnor Kourmanov

Les manifestations au Kazakhstan sont-elles vraiment une révolution ?
Les protestations au Kazakhstan n’ont pas atteint le niveau d’une révolution, il s’agit d’une grève de masse qui n’est pas encore auto-organisée

Ce à quoi nous assistons n’est pas une révolution, mais une grève de masse qui n’a pas encore porté ses fruits, mais qui a néanmoins suffi à faire s’effondrer l’appareil répressif de l’État kazakh. À l’exception de quelques entreprises de Janaozen, les luttes ont convergé mais pas les assemblées et les comités élus par celles-ci. Dans l’ensemble, la lutte est encore loin du niveau d’auto-organisation ouvrière que nous avons vu en Iran . Le résultat est que les travailleurs ont découvert leur propre force et sont apparus comme un sujet politique déterminant au niveau national… mais ils n’ont pas la capacité d’organiser le pouvoir qui a été laissé vacant. Cette faiblesse organisationnelle des manifestations au Kazakhstan ne peut que se transformer en une faiblesse programmatique. Nous l’avons vu hier soir à Aktau. Les dirigeants syndicaux ont pris la tête des protestations avec l’assentiment des forces répressives et du gouvernement régional, ont réaffirmé les revendications fondamentales auxquelles ils s’étaient opposés jusqu’à récemment et ont appelé au maintien de l’ordre. De manière très symbolique, ils ont planté un drapeau national – symbole de l’intérêt auquel sont confrontés les travailleurs – dès qu’ils l’ont pu. Les syndicats tracent le chemin de la défaite, comme partout , mais au bout du compte il y a pire qu’une nouvelle coupe salariale aux besoins fondamentaux. Renforcé par les parachutistes russes et encouragé par la perspective d’avoir 2 500 soldats tadjiks et kirghizes qui lui ont été promis immédiatement par l’OTSC, le président Tokayev a ordonné à l’armée de « tirer pour tuer » les « 20 000 bandits » qui, selon lui, manifestent à Almaty.

Alors pourquoi les pays de la sphère d’influence russe envoient-ils des troupes ?
Les classes dirigeantes se reconnaissent et s’unissent face à leur ennemi, tout en se couvrant contre leurs concurrents face à un vide de pouvoir

Les classes dirigeantes régionales ont été claires dès le départ sur ce qui se cache derrière les protestations au Kazakhstan. Ils savent reconnaître l’ennemi de classe dès qu’ils le voient en mouvement. Il y a dix ans, ils n’ont pas hésité à réprimer les manifestations de Janaozen dans le sang et le feu. Les agences et les gouvernements européens et anglo-saxons n’ont pas non plus de doutes. Cette fois, il n’y a pas de soutiens et de messages comme en Russie, en Biélorussie, en Ukraine, en Géorgie… ou à chaque fois qu’une faction bourgeoise locale fait quelque chose qui pourrait contrarier l’impérialisme russe. L’« union sacrée » entre les factions de la bourgeoisie se produit automatiquement chaque fois que le prolétariat entre en scène. Même parmi les rivaux impérialistes. Il suffit de rappeler Berlin en 1953 ou de Budapest en 1956. Dans ce cas, lorsque Chevron fait aussi partie des compagnies pétrolières directement touchées par les grèves de Tengiz, on ne s’attend pas à autre chose. Mais ils ne cessent pas non plus de se concurrencer, ni d’essayer de tirer profit, ne serait-ce que symboliquement ou par la propagande, de ce qui est en réalité un revers pour eux tous. Il est significatif de voir comment la presse anglophone et ses échos dans d’autres langues, même si elle n’a pas fait de la question la une des journaux, ont essayé de présenter les manifestations au Kazakhstan comme une révolte « contre la corruption et les inégalités » qui pourrait également être reproduite en Russie. Poutine sait très bien qu’il ne doit pas craindre l’intervention de ses rivaux impérialistes et qu’il ne subira même pas de nouvelles représailles économiques pour avoir lancé ses troupes d’élite contre les manifestations au Kazakhstan. Mais il craint, à juste titre et comme d’autres gouvernements de la région, les coûts économiques et les risques politiques d’une vacance du pouvoir. Son objectif premier est d’étouffer dans l’œuf toute évolution révolutionnaire possible des manifestations au Kazakhstan. Mais il y a plus. Contre ses rivaux impérialistes, il veut montrer la capacité de la Russie à « maintenir l’ordre » dans sa sphère d’influence directe. Et devant les gouvernements alliés d’Asie centrale et du Caucase, envoyant le signal qu’il est capable de les maintenir au pouvoir au cas où ils seraient confrontés à une mobilisation de classe comme celle qui alimente les protestations au Kazakhstan… Ce qui est vrai, mais seulement à moitié, car la clé ne dépend pas de lui, mais du développement de l’auto-organisation des travailleurs. Un petit pas au-delà de ce que les travailleurs ont atteint jusqu’ici et les assurances de la classe dirigeante se dissiperaient.

communia.blog
7 janvier 2022

 

Le Kazakhstan après le soulèvement : récits de témoins à Almaty et analyse d’anarchistes russes

Les témoignages qui suivent pourront servir à débunker toute déformation facile du soulèvement de la part des autorités du Kazakhstan, de la Russie ou des États-Unis – ou de leurs partisans malavisés.

A celles et ceux qui diffusent des théories du complot présentant les États-Unis comme instigateurs d’une « révolution colorée » au Kazakhstan, nous rappelons que les protestations ont commencé en réaction à la suppression des subventions du gaz, qui est produit au Kazakhstan par un monopole d’état très rentable. Défendre les gouvernements du Kazakhstan et de la Russie revient à défendre des forces répressives qui imposent des mesures d’austérité néo-libérales à des travailleur⋅ses exploité·es dans une économie extractiviste. La place de celleux qui s’opposent sincèrement au capitalisme est aux côtés des travailleur⋅ses ordinaires et des rebelles qui s’opposent à la classe dominante, pas du côté des gouvernements qui prétendent représenter les manifestant⋅es tout en les mitraillant et les emprisonnant.

Il ne s’agit pas de dire que les affrontements au Kazakhstan sont le fruit d’une lutte anticapitaliste unifiée, ni même d’un mouvement de travailleur⋅ses. Les récits les plus crédibles de la composition sociale des manifestations témoignent d’une vaste diversité de participant⋅es, utilisant différentes tactiques pour arriver à diverses fins. Bien sûr, notre sympathie va aux travailleur⋅ses qui protestent contre l’augmentation du coût de la vie et nous soutenons également les chômeur⋅ses et marginalisé⋅es qui pratiquent le pillage.

Une crise comme celle que connaît le Kazakhstan rouvre toutes les fractures qui traversent la société. Tout conflit préexistant est poussé jusqu’à un point de rupture : tensions religieuses et ethniques, rivalités entre élites dirigeantes, course géopolitique pour l’influence et le pouvoir. Nous avons également, dans une moindre mesure, observé le même phénomène lors du mouvement des Gilets Jaunes en France, et aux États-Unis lors du soulèvement George Floyd. Ces crises n’ont cependant pas été aussi loin que le soulèvement au Kazakhstan, où, en raison du caractère retranché et autoritaire du pouvoir, toute lutte est de l’ordre du « quitte ou double ».

S’il est vrai, comme nous l’avons avancé, que les manifestant⋅es kazakh⋅es s’opposent aux mêmes forces que celles auxquelles nous nous confrontons partout dans le monde, alors la violente répression de ces manifestations par les soldats de six armées différentes doit nous interroger. Alors que des catastrophes politiques, économiques et écologiques frappent les unes après les autres tout autour du globe, il semble que de telles éruptions deviennent pratiquement inévitables. Comment alors se préparer et anticiper pour augmenter les chances que ces ruptures tournent en notre faveur, malgré toutes les forces qui convergent contre nous ? Dans de tels moments de potentialité révolutionnaire, comment interroger la transformation avec celles et ceux qui font société avec nous ? Comment concentrer le conflit sur des axes libérateurs et créateurs, alors même que nous sommes au coude-à-coude avec d’autres factions, qui cherchent à donner une place centrale à leurs idéologies et à servir leurs intérêts ? Comment éviter à la fois le conspirationnisme et la manipulation, à la fois le défaitisme et la défaite ?

Dans le montage qui suit, composé en collaboration avec des anarchistes russes, nous présentons une analyse du soulèvement survenu au Kazakhstan, dans la région ex-soviétique, et partageons un entretien que nous avons mené avec des anarchistes à Almaty, aussitôt que l’accès à Internet a été rétabli, après la coupure.


5 janvier à Almaty ; photographie de Zhanabergen Talgat.

La prison des nations

A partir du 1er janvier, ce qui avait commencé comme une simple protestation contre l’augmentation du coût de la vie s’est transformé en soulèvement à l’échelle nationale, qui a pour l’instant été brutalement réprimé par une combinaison de forces militaires nationales et étrangères.

Au départ, les manifestant⋅es demandaient la démission du gouvernement, une diminution du prix du gaz, et le départ de l’ancien président – Nursultan Nazarbayev, l’éminence grise du Kazakhstan – de la tête du Conseil de Sécurité Nationale. Le slogan “Shal ket !”—”Papy, dégage !” a résonné dans tout le pays. Alors que les manifestations prenaient de l’ampleur, les gens en sont vite arrivés à ne plus vouloir rien d’autre qu’un changement complet du gouvernement, y compris du président actuel Jomart Tokayev.

Le régime a tenté de réprimer les manifestations. Mais les participant⋅es ont réussi à s’emparer de certaines armes de la police et a répliquer en pillant des magasins et en incendiant ou en occupant des bâtiments municipaux. Le président Tokaev a déclaré l’état d’urgence et envoyé les militaires contre les manifestant⋅es avec ordre de tirer à vue sur quiconque oserait résister. Au même moment, Tokayev a officiellement demandé à l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC, alliance militaire comprenant la Russie et plusieurs autres pays voisins) de l’aide pour reprendre le contrôle du pays.

Selon le ministre de l’Intérieur kazakh, près de 8000 personnes ont été arrêtées durant les manifestations, et au moins 164 ont été tuées ; depuis, des chiffres bien plus importants ont circulé. Certain⋅es blogueur⋅ses influent⋅es et leaders syndicaux ont été déclaré·es disparu⋅es. Internet a été coupé pendant plusieurs jours. Plusieurs personnes ont été abattues sur les places et dans les rues par des snipers ou des soldats.

La répression militaire du soulèvement, et l’intervention de l’OTSC, ont joué un rôle majeur dans le dénouement de la crise. A partir du 10 janvier, certains reportages et témoignages qui nous parviennent du Kazakhstan font état de l’arrêt des combats à Almaty et des rassemblements de masse dans les autres villes.

Voici l’analyse, publiée sur leur canal Telegram, d’Anarchist Fighter, une plateforme anarchiste qui a observé les événements depuis la Russie :

1) Intervention de l’OTSC. Toutes les sources relativement fiables parmi les kazakh·es y voient une intervention et une atteinte à leur souveraineté par « Big Brother ». Chaque heure de présence de ces forces dans le pays amplifie le mécontentement et la colère ;

2) La règle autoritaire n’a pas disparu. Le président Tokayev a concentré encore plus de pouvoir entre ses mains, a fait intervenir des armées étrangères, a ordonné à ses troupes de « tirer sans sommation »… Mais les kazakh·es ne sont pas résigné·es par la brutalité gouvernementale. Elle ne les arrête pas, et le mécontentement à l’égard du gouvernement ne disparaît pas.

3) Les crises économiques ne cesseront pas sans réformes fondamentales en faveur de la justice sociale. Ce qui est actuellement mis en œuvre n’est essentiellement qu’un report de l’augmentation des prix. Aucune mesure pour combattre la pauvreté et diminuer les inégalités n’est promise par les autorités. Par conséquent, le mécontentement qu’ils ont créé ne s’apaisera pas.


Au XXIe siècle, l’ordre social dominant ne se maintient que par l’exercice toujours plus intense de la force brute.

“Wahhabites, Terroristes, Manifestant⋅es” — Désinformation sur le soulèvement

D’après le podcast d’avtonom.org, “Trends of order and chaos,”

Les autorités kazakhes font tout ce qu’elles peuvent pour sauver la face et construire leur propre version de la réalité. L’opération punitive est appelée « contre-terrorisme », comme si le terme « terroriste » pouvait désigner toute personne s’opposant aux autorités par des moyens violents. Les gens en rébellion sont qualifiés de « militants et bandits [qui doivent] être tués », et la cause du soulèvement est censée être à chercher dans « les médias libres et les personnalités étrangères », selon les mots de Tokayev lui-même. Nous assistons au déploiement d’une propagande quasiment en direct. Quiconque refuse de croire que le noir est blanc et que la guerre c’est la paix finira au poteau. Après tout, personne ne plaint les « terroristes », et c’est une logique que les dictateurs post-soviétiques connaissent par cœur.

Depuis le début des affrontements les médias, qu’ils soient kazakhs ou étrangers, ont souvent affirmé savoir qui étaient les protestataires. Les qualificatifs ont varié de « manifestants » à « jeunes agressifs » en passant par « maraudeurs » jusqu’aux « brigades nationalistes », aux « 20 000 bandits qui attaquent Almaty » ou aux « terroristes islamiques ». S’il est vrai que de nombreux groupes et factions ont participé au soulèvement, c’est même plutôt logique puisque toute la société était représentée dans ce soulèvement, avec toutes les différences et les contradictions que cela implique. On peut facilement imaginer que des personnes très différentes ont participé aux actions contre le régime, y compris aux affrontements et aux pillages.

D’après Anarchist Fighter :

Le journaliste Maksim Kurnikov a apporté quelques éléments très intéressants dans le podcast d’Ekho Moskvy. Il a notamment remarqué que le motif « prendre des armes dans les magasins d’armes puis attaquer les forces de sécurité » n’est pas nouveau au Kazakhstan.

Il s’est passé exactement la même chose dans la ville d’Aktobe en juin 2016 : plusieurs dizaines de jeunes hommes, divisés en plusieurs groupes, ont récupéré des armes dans deux magasins, se sont emparés de véhicules, et ont attaqué la Garde Nationale, qui les a vaincus. Les autorités kazakhes se sont montrées très confuses à propos de cette affaire. On ne sait toujours pas vraiment sur quoi se repose leur affirmation d’une « connexion islamiste ».

Kurnikov parle également de gardes paramilitaires dans des raffineries illégales dans l’Ouest du Kazakhstan, composées de villageois locaux, péjorativement appelés “mambets” (fermiers collectifs) par les citadins kazakhs. Ces groupes se sont aussi parfois engagés dans des affrontements armés avec la police.

Qu’est-ce que tout cela nous dit ? Bien sûr, que les mots du président Tokayev à propos de « groupes terroristes soigneusement formés à l’étranger » relèvent de la pure propagande et très certainement du mensonge grossier. Il semble également très peu probable que ces cellules armées, capable de prendre le contrôle des institutions de sécurité et des arsenaux, prennent soudain sous la forme d’une foule hétéroclite. En outre, nous n’avons aucune preuve de l’implication de groupes islamistes ou nationalistes dans les événements d’Almaty. Cependant, en principe, de tels groupes existent bel et bien dans la société kazakhe. Il est probable que les personnes engagées dans les affrontements directs avec les forces de sécurité comprenaient à la fois des membres de tels groupes, et des manifestant⋅es spontanément auto-organisé⋅es. On peut faire l’analogie avec le mouvement autour de la place Maidan en 2014 i.e., les manifestations à Kiev], pendant lequel la défense était organisée à la fois spontanément par la foule, et au travers de la participation de groupes organisés qui s’y sont joints.

Les allégations concernant la participation de groupes islamistes fondamentalistes aux événements peuvent être vraies, dans une certaine mesure. Mais il est également certain que les autorités utilisent toute information les concernant pour discréditer tous les autres groupes et individus impliqués dans le soulèvement. Le désespoir économique et les persécutions politiques et sociales conduisent parfois au fondamentalisme, comme à d’autres formes de radicalisme.

Selon Anarchist Fighter :

« La question de l’équilibre réel des forces parmi les acteurs non-étatiques reste urgente :

Le journaliste d’opposition Lukpan Akhmedyarov a exprimé sur la radio Ekho Moskvy sa conviction que les attaques armées contre les autorités à Almaty étaient l’œuvre des agents de Nazarbayev. Les arguments qui fondent sa conviction ne sont pas très clairs.

Il faut dire qu’Akhmedyarov a remarqué à Uralsk – la ville dont il est originaire – sur la place à côté des manifestant⋅es, un groupes de plusieurs dizaines de personnes organisées et appelant à un assaut sur l’Akimat. Un petit groupe d’« instigateurs habillés à l’identique » a été également remarqué à Kostanai.

De quoi s’agit-il ? Une force rebelle organisée dans l’ombre, des groupes criminels, ou des provocateurs appuyés par les services d’État ? Ou peut-être une fiction « non-violente », qui chercherait à immédiatement étiqueter celles et ceux qui pratiquent l’action directe comme des agents de l’État ? Il n’y a pour l’instant pas de réponse certaine.

Une chose est sûre : la division des manifestant⋅es entre « pacifistes » et « terroristes » est une déformation de la réalité. Même avant les événements à Almaty, on pouvait voir des clips en provenance de la même ville d’Uralsk, dans lesquels les manifestant⋅es libéraient courageusement des personnes arrêtées par la police.

Permettons nous un truisme : oui c’est vrai, une protestation radicale « violente » ne garantit pas du tout le succès, ni n’immunise contre les provocations d’état. Mais dans notre réalité autoritaire, une protestation purement « non-violente » est condamnée par avance. « Vous avez été entendu⋅es, nous allons régler le problème et nous allons emprisonner les plus violente⋅es d’entre vous » est la réponse systématique du pouvoir en Russie, en Biélorussie, au Kazakhstan….

Les différentes rumeurs sur les conflits internes dans la structure du pouvoir au Kazakhstan et les spéculations à propos des manœuvres géopolitiques en jeu dans le soulèvement pourraient bien être toutes vraies. Mais leur donner une place centrale dans l’explication de ce qui est en train de se passer au Kazakhstan est un choix politique : le choix de nier l’agentivité des innombrables personnes « ordinaires » qui ont participé au soulèvement pour leurs propres raisons. Comme dans toute théorie conspirationniste, cela suppose que les seules personnes qui peuvent avoir un effet sur la situation sont des hommes et femmes de pouvoir agissant dans l’ombre ; cela sert également à détourner l’attention des choses évidentes, que tout le monde sait, comme le fait que l’élite politique kazakhe profite de l’expertise de tous et toutes..

Rumeurs et spéculation servent à influencer les événements et la façon dont nous les comprenons et nous y engageons. Vraie ou pas, chacune de ses interventions sert à concentrer l’attention sur certaines figures, et à diffuser un certain nombre d’assertions sur la façon dont le monde fonctionne. Si ces théories conspirationnistes jettent suffisamment le doute sur les participant⋅es au soulèvement pour empêcher les gens de soutenir celles et ceux qui se lèvent contre l’exploitation économique et la domination politique, alors elles auront atteint leur objectif : faire en sorte que tout le monde, partout, reste dépendant⋅e des élites politiques.


Un trône, après le pillage de la résidence du président à Almaty.

Tokayev lui-même n’a pas hésité à propager les histoires les plus surprenantes, affirmant que les terroristes internationaux qui auraient dirigé les révoltes ne pourraient pas être identifiés car leurs corps auraient été volés dans les morgues. Selon Anarchist Fighter :

« Il s’avère que les terroristes ne peuvent pas être montré⋅es au public, même mort⋅es. Leur compagnon·nes d’armes ont kidnappé les mort·es directement dans les morgues !

Et le pire est que les autorités kazakhes déclarent ouvertement, sans honte, que les manifestant⋅es radica⋅les se déguisent en policiers et en soldats (!!!) Maintenant, n’importe quelle atrocité peut être attribuée aux révolutionnaires eux-mêmes. Peut-être que les manifestant⋅es se sont en fait fait tirer dessus par « les déguisé⋅es » ? Et si maintenant il s’avère que les enfants et les journalistes se font fait tirer dessus par des hommes en uniforme, alors vous le saviez déjà : bien sûr, il s’agissait d’« émeutier⋅es » déguisé⋅es et pas des bourreaux des forces spéciales de Tokayev.

Au delà de poser la question de qui participe au soulèvement, il faut se demander qui bénéficie de la répression. Comme l’a formulé quelqu’un⋅e dans un commentaire,

Poutine n’est pas un nationaliste mais un garant. Il garantit la sécurité des élites post-soviétiques et la sûreté de leurs propriétés. Il ne la garantissait auparavant que dans la Fédération de Russie, mais il semble aussi faire la même chose au Kazakhstan désormais . Après tout, le capital russe est aussi présent là-bas.

Regardez la liste Forbes pour le Kazakhstan. Les vrais bénéficiaires des opérations de maintien de la paix y sont listés. La liste est d’ailleurs internationale.

Les deux premières places sont occupées par des homonymes kazakhs d’origine coréenne, Vladimir Kim et Vyacheslav Kim. Le premier est l’actionnaire majoritaire de KAZ Minerals, une “société britannique de cuivre”, selon Wikipedia. En 2021, sa fortune a augmenté de 600 millions de dollars. Le second Kim possède, avec la société d’investissement russe Baring Vostok, une des principales banques kazakhes, la Kaspi Bank, également côtée à Londres et qui a connu une croissance impressionnante, malgré la pandémie. En troisième place, j’ai été surpris⋅e de trouver un citoyen de Géorgie, Lomatdze, qui est également co-propriétaire et gestionnaire de la Kaspi Bank.

Vient ensuite un certain Bulat Utemuratov, qui s’est spécialisé dans le commerce international lors de sa participation au gouvernement Nazarbayev dans les années 90. Il possède ForteBank, dont le chiffre d’affaire net de 2020 « s’est élevé à 53,2 milliards de tenges »(121 millions de dollars), ainsi que des intérêts majeurs chez les principaux opérateurs mobiles, 65 % de la compagnie minière RG Gold et tout un tas d’autres actifs, dont une franchise Burger King et les hôtels « Ritz-Carlton à Nur-Sultan, Vienne et Moscou »…

Les cinquièmes et sixièmes places sont partagées par la fille et le gendre de Nazarbayev. Le gendre, Timur Kulibayev, détient « la majorité des parts dans la société Singapore’s Steppe Capital Pte Ltd », qui possède la société « néerlandaise » KazStroyService Infrastructure BV et Asset Minerals Holdings (Caspi Neft JSC, 50% de Kazazot JSC).

Dinara Kulibayeva, la fille de Nazarbayev, possède avec son mari la Halyk Bank of Kazakhstan – dont « la capitalisation boursière a atteint 3,1 milliards de livres (4,3 millions de dollars). » En septième position on trouve Timur Turlov, un spéculateur financier russe, fondateur de la « Société américaine d’investissement » Freedom Holding Corp. « D’après les déclarations financières de la compagnie, ses actifs ont triplé en 2020 pour atteindre 1,47 milliards de dollars (432,5 millions en 2019), ses fonds propres ont presque doublé jusqu’à 225,5 millions de dollars (131,3 millions en 2019), son bénéfice net a été multiplié par 10 pour atteindre 42,3 millions de dollars (4 millions en 2019). »

Et ainsi de suite.

Et de l’autre côté de la barricade, on retrouve tout·es celles et ceux qui travaillent pour ce beau monde[en français dans le texte] pour 300 dollars par mois (salaire médian approximatif au Kazakhstan), extraient des minerais pour les compagnies « britanniques » ou « singapouriennes » ou travaillent pour leurs concitoyen·nes dans le secteur des services, qui appartient lui aussi aux personnes citées dans la liste ; ou celles et ceux qui n’ont pas trouvé de travail du tout dans les grandes et moyennes entreprises, et dont les revenus ne peuvent être que supposés (sans soute plus bas que le salaire médian). Les travailleur·ses, concentré⋅es autour des entreprises, demandent des garanties sociales (baisse des prix des services publics, soins médicaux gratuits, hausse des salaires, etc. ). Celles et ceux qui ne travaillent pas du tout essaient simplement d’obtenir ce qu’il leur faut en brisant les vitrines des magasins et des banques et en en pillant le contenu.

Étant donné que les travailleur·ses sont certain·es d’être éjecté·es dès que la pression retombera, leurs actions ne peuvent pas décemment être qualifiées d’injustes ou d’irrationnelles.


Le centre-ville d’Almaty le 5 janvier ; photographie de Zhanabergen Talgat.

Un printemps retardé depuis trente ans

Encore une fois, d’après le podcast d’avtonom.org, « Trends of order and chaos, » :

« Les autorités kazakhes et le président Tokayev n’avaient pas confiance dans leurs propres structures gouvernementales et policières. La police et l’armée avaient déjà commencé à se ranger du côté des rebelles, et il était évident que toutes sortes de scénarios étaient possibles. Dans ces circonstances, Tokayev a opté pour la solution la plus extrême – en appeler aux forces punitives d’autres pays. C’était un suicide politique : il admettait en fait être en guerre contre son propre peuple et même contre son propre appareil d’État. »

La situation au Kazakhstan a dégénéré très rapidement – et pas seulement les manifestations, mais aussi la brutalité avec laquelle elles ont été réprimées. Les affrontements dans les rues sont la conséquence de décennies de mise à l’épreuve de la patience des Kazakh·es. La société kazakhe a déjà connu des combats et des fusillades dans les rues – en 1986, quand le gouvernement de Mikhail Gorbachev a réprimé un soulèvement à Almaty, en perpétrant un massacre [3], et en 2011, quand la police avait fait feu sur des travailleur·ses en grève à Zhanaozen , et avait tué plusieurs dizaines de personnes.

Lorsque les premières nouvelles de l’intervention militaire intérieure sont tombées, cela n’a pas semblé porter un coup important au soulèvement. Les combats n’ont pas cessé pour autant – ils se sont même intensifiés. On a pu voir des vidéos de soldats désarmés dans la foule, acclamés pour avoir changé de camp.

Puis Internet a été coupé. Officiellement, la coupure avait pour but « d’empêcher les terroristes de divers pays qui combattent à Almaty de communiquer avec leurs quartiers-généraux. » A cause de cela, un manque crucial d’informations en provenance des lieux où le soulèvement se déroulait s’est fait sentir, ce qui a facilité la déformation des événements. À une époque où tout est filmé, photographié, mis en ligne et partagé, couper un soulèvement social de ses moyens de communication permet de l’effacer de la réalité, et d’ouvrir un espace dans lequel les contrevérités peuvent prospérer.


La police anti-émeute filme les combats au Kazakhstan depuis leur poste d’observation. La guerre de l’information a toujours lieu sur un champ de bataille inégal.

Pourtant l’un des événements les plus importants a eu lieu à la vue de tous et toutes : l’intervention de l’OTSC. Elle a soulevé de nombreuses contradictions à la fois. Officiellement qualifiée d’« aide au maintien de la paix par l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) », l’intervention a mobilisé un contingent de 200 soldats arméniens et tadjiks, 500 soldats biélorusses (où le dictateur Lukashenko a lui aussi récemment réprimé un soulèvement), un nombre indéterminé de soldats kirghizes et 3000 soldats russes. Il n’est pas anodin de remarquer que les parachutistes russes qui ont été déplacés au Kazakhstan sont commandés par Anatoliy Serdyukov, qui a l’expérience des guerres de Tchétchénie, de l’annexion de la Crimée et de la guerre en Syrie. L’impérialisme russe en pleine démonstration.

Au Kazakhstan, le régime s’efforce de rester au pouvoir par tous les moyens nécessaires, quitte à inviter les dictatures voisines à envahir le pays. Pour les Kazakh·es, cela devrait signer la fin définitive de toute légitimité qu’iels pouvaient encore accorder à Tokayev. Tout le monde dans la région peut constater que l’OTSC incarne l’unité des gouvernements contre leurs peuples.

Selon avtonom.org :

« Un président qui appelle les gens de son propre pays des « groupes terroristes » constitue un nadir [4], même selon les standards des « républiques » autoritaires post-soviétiques.

Dans les faits, il s’agit d’une invasion par un autre pays, effectuée au bénéfice d’autorités qui ont perdu la confiance de leur population. Cela peut conduire à la perpétuation du scénario de la « Russie prison des nations » et s’inscrit dans la continuité de la répression des révolutions hongroises de 1848 et 1956, des chars dans les rues de Prague en 1968, et de l’invasion de l’Afghanistan en 1979. »


La carcasse calcinée d’un véhicule militaire à Almaty, photographiée le 7 janvier. Aucun gouvernement n’est invincible, pas même le plus puissant empire.

De Zhanaozen à Almaty : se souvenir des mort·es

Dans Anarchist Fighter :

« Le soulèvement actuel au Kazakhstan a commencé par des manifestations à Zhanaozen. La ville où, en décembre 2011, les autorités avaient fait feu sur des travailleur·ses du pétrole en grève. La tragédie de Zhanaozen a laissé sa marque sur la culture protestataire au Kazakhstan. Les gens ont honoré la mémoire des mort·es. Le devoir des vivant·es était de continuer le travail de celles et ceux qui étaient tombé·es.

Et en janvier 2022, Zhanaozen s’est à nouveau soulevée. La première ville du pays, un exemple pour toutes les autres. La raison officielle des manifestations était l’augmentation des prix du gaz et des denrées alimentaires. Mais, comme l’avait relevé Mikhaïl Bakounine, un simple mécontentement vis-à-vis de la situation matérielle ne suffit pas à une révolution, une idée mobilisatrice est nécessaire. Au Kazakhstan, c’est notamment la loyauté aux combattant·es tué·es en 2011 qui a joué ce rôle. Les travailleur·ses tombé·es sous les balles ne verront jamais le monde qu’iels avaient rêvé, mais la mort au nom de ce rêve est devenu un testament pour que les vivant·es continuent leur lutte. Et il n’y a donc plus de retour en arrière pour les rebelles du Kazakhstan.

La culture de la rébellion kazakhe a beaucoup à nous apprendre. Nous aussi devons conserver la mémoire des martyrs du mouvement de libération en Russie et en Biélorussie. La mémoire de Michael Zhlobitsky, Andrey Zeltzer, Roman Bondarenko et des autres héros. Ils sont morts pour nous rendre plus courageu·ses et plus fort·es, et nous avons une dette envers eux. Nous devons raconter comment ils vivaient et la raison pour laquelle ils ont donné leur vie. Comme le montrent les événements au Kazakhstan, les martyrs sont capables de nous pousser à la révolte. »


Les restes de la révolte : Almaty après le soulèvement.

Entretien : témoignages directs d’anarchistes à Almaty

Pour avoir plus de recul sur les événements au Kazakhstan, nous avons contacté deux anarcha-féministes qui ont assisté en direct à certaines scènes du soulèvement. Elles n’étaient pas en première ligne des affrontements, mais ce sont des militantes reconnues qui ont participé à l’organisation du mouvement féministe dans la ville depuis des années [5]. Elles représentent donc ce qui s’apparente le plus à un regard « neutre » sur les événements parmi les sources dont nous disposons.


Des féministes anarchistes à Almaty pendant la journée internationale de lutte pour les droits des femmes, le 8 mars 2021.

Pouvez-vous vous présenter et nous expliquer la situation dans laquelle vous vous trouvez ?

Nous sommes deux anarchistes originaires du Kazakstan. Nous avons participé à de nombreuses activités anarchistes, éco-féministes, pour la libération animale à Almaty pendant les onze dernières années, mais nous ne sommes plus tellement actives en ce moment.

Je ne peux pas citer de mouvement anarchiste au Kazakhstan au XXIème siècle. Il y a eu quelques activités underground dans les années 90, mais en ce moment, rien de tel. Avant, je participais à un groupe marxiste qui a organisé des réunions, un groupe de lecture et quelques lectures publiques. Je ne sais pas ce que font maintenant les ex-membres de ce groupe qui sont resté⋅es ici. En tout cas, je n’entends plus parler d’aucun groupe « de gauche ».

J’étais l’une des organisatrices de l’un des premiers mouvements féministes ici : Kazfem. Nous avons organisé de nombreuses activités et performances, publié une revue féministe intitulée Yudol’, et organisé des manifestations pour la journée du 8 mars [Journée internationale de lutte pour les droits des femmes].

Il existe actuellement un mouvement de jeunesse pour les droits civils appelé Oyan Kazakhstan (« Kazakhstan Debout »). Il organise des réunions publiques, des performances, des marches, et ses participant·es sont régulièrement harcelé·es par la police. Le mouvement a démarré après l’action menée par Beibarys Tolymbekov et Asya Tulesova pendant le marathon de la ville en 2019 [6]. Iels ont été emprisonné·es pendant 15 jours, ce qui a déclenché une grande vague d’attention, particulièrement sur les réseaux sociaux, ce qui n’était jamais arrivé auparavant. Il existe une théorie complotiste – à laquelle je ne crois pas – selon laquelle tou·tes ces militant·es seraient pro-gouvernementaux, car personne n’est emprisonné actuellement. Je connais beaucoup d’entre elleux personnellement. Iels soutiennent aussi les luttes féministes et LGBTQ. Dans le camp opposé – principalement composé de haters sur internet et de certains médias gouvernementaux – les gens prétendent que ce mouvement est l’œuvre de « l’Occident » (l’Europe et les États-Unis).

Le Kazakhstan est un pays autoritaire. Nous avons eu le même président [Nursultan Nazarbayev] pendant 28 ans, et le nouveau [Kassym-Jomart Tokayev] est sa marionnette. Mais quand le premier a démissionné, les gens ont commencé à envisager le changement. Le culte de la personnalité autour de Nursultan Nazarbayev n’a pas disparu après sa démission. La capitale, Astana, a même été rebaptisée « Nursultan », ce qui a entraîné de nombreuses protestations. Pendant les dernières années, et particulièrement pendant la pandémie, la situation économique s’est empirée : inflation très élevée, corruption, etc. De plus, beaucoup de nos terres ont été vendues ou louées à la Chine ou à d’autres pays.

Ç’a toujours été comme ça, mais il y a encore dix ans, ou même cinq, les personnes loyales au président et qui ont peur de la « déstabilisation » étaient plus nombreuses. À cette époque, on pouvait encore penser que nous [le Kazakhstan] étions en train de nous “développer”, que les choses iraient bientôt mieux.

Même au moment des événements de Zhanaozen en 2011, lorsque les travailleur·ses ont été abattu·es, il y a eu peu de soutien de la part d’Almaty. De nombreuses personnes pensaient que ce qui s’était passé était normal.

Auparavant, les manifestations étaient organisées et soutenues par les générations plus anciennes, par les travailleur·ses et les habitant·es des régions, des auls (villages), et généralement sous la coupe de Mukhtar Oblyazov, le douteux leader de l’opposition. Mais ces trois dernières années, on a pu voir l’émergence de militant·es issu·es de la classe moyenne urbaine, surtout à Almaty mais du soutien est aussi venu d’autres villes.

En passant, il me semble que les enjeux écologiques à Almaty – où nous expérimentons des taux de pollution extrêmement hauts et qui s’aggravent d’années en années – sont la principale cause de l’engagement de la jeunesse ici. En plus du développement des réseaux sociaux, bien sûr.

Pouvez-vous nous raconter ce que vous avez vécu à Almaty la semaine dernière ?

Peu de temps après le Nouvel An, des nouvelles à propos d’un soulèvement des travailleur·ses de Zhanaozen ont commencé à nous arriver. La protestation était pacifique, mais les revendications assez radicales – de la baisse des prix du gaz à la démission du gouvernement. Des manifestations ont également commencé dans d’autres villes. On a appris que des actions de solidarité auraient lieu à Almaty le 4 janvier, mais on avait pas d’informations plus précises que cela.

En rentrant chez moi ce jour-là, j’ai entendu parler de manifestations dans différents quartiers de la ville et de l’arrestation de militant·es d’Oyan Kazakhstan [le mouvement de jeunesse mentionné plus haut]. Je vis un peu en dehors de la ville, dans les montagnes, et une fois arrivée à la maison il était déjà clair que quelque chose de grave était en train de se passer. Dans la soirée, toutes les connexions Internet ont été coupées. Je ne savais pas où je pouvais aller ni si je pourrais revenir.

A propos de ce qui s’est passé en ville pendant ce temps, mon camarade Daniyar Moldabekov, journaliste politique, a écrit :

« Quand les manifestant·es se sont approché·es de la place, la police a commencé à lancer des grenades assourdissantes et des gaz lacrymogènes. Avec des milliers d’autres, nous avons étouffé, nos yeux et nos visages nous brûlaient, nous nous sentions malades, nous toussions sans cesse. C’est un miracle que je ne me sois pas évanoui. Ils ont dû tirer plus d’une centaine de grenades entre 23 heures et 4 heures, quand mes collègues ont dû me ramener chez moi. Je pouvais encore entendre les détonations depuis mon appartement.

Environ une heure après avoir atteint la place de la République, la foule s’est dirigée vers la rue Abai. Là, iels ont fait face à un véhicule de transport de troupe blindé qui se dirigeait dans leur direction. Un camion est passé avec des citoyen⋅es agitant des drapeaux kazakhs. Certains d’entre elleux portaient des boucliers qui semblaient avoir été arrachés à la police anti-émeute. »

Les gens ont entendu des explosions toute la nuit. Je refusais d’y croire. Le matin, les nouvelles nous sont arrivées par téléphone. Pendant une demi-journée, j’ai appelé tout le monde, j’ai entendu parler des victimes, de la libération des militant·es. Il était encore possible de se connecter en ligne chez des ami·es. Le bâtiment de l’Akimat (la mairie) était occupé. Tout le monde essayait de nous persuader de rester chez nous. Certaines personnes, qui pensaient que les manifestations avaient un caractère nationaliste, commençaient à avoir peur (je suis d’origine russe).

Il n’y avait aucune information disponible sur qui se trouvait sur la place ou dans la ville à ce moment-là. Mon ami·e et moi avons décider d’aller voir par nous-mêmes.

La ville était à moitié vide. Des voitures arborant des drapeaux kazakhs circulaient dans les rues, leurs occupant·es criant avec joie. Tout était fermé. Sur les portes, des panneaux sur lesquels on pouvait lire « nous sommes avec le peuple ». Une atmosphère excitante. Alors que nous nous rapprochions de la place, il y avait de plus en plus de groupes de jeunes hommes. J’ai vu une épaulette de police qui traînait sur la route. Des gens avec des bâtons se rassemblaient. C’est devenu un peu effrayant, mais personne n’était agressif. Au monument des événements de 1986 (le soulèvement contre le régime soviétique), nous avons rencontré des manifestant·es avec des boucliers de police. Aucun policer ou soldat n’était en vue.

Nous avons alors vu l’Akimat brûler. On ne pouvait pas en croire nos yeux. Les gens alimentaient des feux de joie. Tout le monde était calme. Iels ont enfoncé les portes du bâtiment qui fait face à l’Akimat. Il y a avait des chaînes de télévision et d’autres services gouvernementaux. Des hommes sont revenus vers nous : « Pourquoi êtes-vous venu·es ? » (ils voulaient dire : « « Pourquoi êtes-vous venu·es, alors que vous êtes des Russes ? »).

« C’est ma ville, autant que la vôtre », ai-je répondu. Ils nous ont accueilli joyeusement. Nous n’avons ressenti aucune agressivité de leur part.

Nous avons proposé aux manifestant·es du thé chaud. L’homme nous a dit avoir été aux manifestations dès le début et que tout avait commencé pacifiquement, jusqu’à ce que les autorités commencent à utiliser des grenades assourdissantes et à recourir à la violence.

« Maintenant », a-t-il dit, « ils tirent sur les combattant·es ». Les gardes restaient seulement proches du bâtiment de l’Akimat.

Lui et un autre homme avaient vu des personnes se faire tirer dans la tête. Ils appelaient des taxis pour emmener les blessé·es à l’hôpital. Il nous a dit qu’ils prévoyaient d’occuper l’aéroport, pour que les militaires russes ne puissent pas y atterrir.

La plupart des bourgeois à la tête du gouvernement et dans les affaires avaient déjà quitté le pays sur des vols privés. Selon certaines rumeurs, N. Nazarbaev avait lui aussi quitté le pays.

Aucune des personnes que nous avons vu sur la place ne ressemblait à un·e « maraudeur·se » [sic].

Iels voulaient la démission du gouvernement. Iels n’exécutaient pas d’ordres, personne ne tirait les ficelles. C’était un soulèvement des travailleur·ses à l’échelle nationale. Personne n’avait peur de mourir, mais personne n’était en colère. Iels nous ont montré des blessures causées par des balles en caoutchouc et nous ont prévenu qu’il y aurait bientôt des tirs plus sérieux, et qu’il était préférable pour nous de partir.

Le son des explosions et des tirs est devenu de plus en plus fréquent. Nous sommes parties. Un homme nous a déposé en voiture. Pendant toutes ces journées, les gens ont fait preuve d’une grande solidarité les un·es envers les autres.

Mes ami·es et moi avons décidé de rester ensemble à la maison. Nous étions tou·tes surexcité·es. C’était avant que ne nous parviennent les informations sur les destructions, les pillages et victimes civiles. A minuit, entre le 5 et le 6 janvier, toutes les connexions internet ont été coupées. Nous avons été isolé·es pendant quatre jours ; on ne pouvait que passer et recevoir des appels, et cela ne fonctionnait même pas très bien.

Cette nuit, toute la ville a été abandonnée par les services publics, y compris les pompiers et les services médicaux. Les incendies ont été éteints par des volontaires, et certains manifestant·es et volontaires ont tenté d’arrêter les « voleurs » [sic]. [7]

Le 7 janvier, quelques magasins et distributeurs de billets éloignés du centre-ville fonctionnaient encore. Dans le centre, tout semblait tranquille – si l’on met de côté les bâtiments administratifs incendiés autour de la place. Certains services fonctionnaient encore. La veille, il avait été possible de rentrer dans les immeubles, personne ne les gardait. Cette fois, nous avons pris quelques photos puis nous avons entendu un coup de feu à proximité et nous avons quitté la zone.

Le matin du 9 janvier, il est à nouveau devenu possible d’établir une connexion internet grâce à des proxy. La connexion mobile n’était toujours pas disponible. Le 10 janvier au matin, la connexion a été rétablie partout, mais seulement jusqu’à 13h, puis elle est revenue entre 17h et 19 heures 30.

On entend beaucoup parler, à l’extérieur du Kazakhstan, de ceux qui seraient « derrière » les manifestations. Ces accusations ont-elles une quelconque crédibilité ? On a également pu voir des reportages affirmant que des conflits entre factions rivales, au sein même de la structure de pouvoir, contribuent à la situation. Par ailleurs, dans quelle mesure pensez-vous que le fondamentalisme islamique est impliqué dans ces événements ?

Malgré la rumeur de sa démission, le président Tokaev est toujours au pouvoir. Actuellement, les différents médias gouvernementaux diffusent énormément de désinformation et de propagande et il est encore tôt pour tirer des conclusions. Cependant, certaines choses nous paraissent claires.

Tout a commencé par un soulèvement populaire. Oui, les gens ont incendié l’Akimat, mais personne ne les dirigeait. Iels voulaient juste mettre fin au vieux régime. Il ne s’agissait pas de « criminels » [sic].

Après que ça a commencé, d’autres forces sont apparues. Nous ne savons pas qui c’était. Mais il est vrai qu’ils étaient organisés. Mais par qui ? Il y a beaucoup de rumeurs. Certains médias officiels disent qu’ils venaient du Kirghizstan [voisin], où plusieurs révolutions ont eu lieu depuis l’indépendance [comme le Kazakhstan, le Kirghizstan est devenu indépendant à la chute de l’Union Soviétique, en 1991]. Ces organes diffusent également des informations à propos de Talibans ou de djihadistes. Des gens que je connais personnellement m’ont dit avoir vu des gens dans la rue qui « leur ressemblait »[sic].

Ici au Kazakhstan, je n’ai rien entendu à propos de la CIA [l’Agence centrale du renseignement du gouvernement des États-Unis]. Je pense qu’il s’agit de propagande russe.

L’ancien conseiller du président a fait état d’une conspiration à l’intérieur des structures gouvernementales, et affirmé qu’avaient existé pendant plusieurs années des « camps d’entraînement » dans les montagnes et que le Comité de sécurité nationale cachait cette information. Il a déclaré : “« Je dispose d’informations exclusives selon lesquelles, par exemple, l’ordre a été donné, 40 minutes avant l’attaque sur l’aéroport, de supprimer complètement le cordon de sécurité et de retirer les gardes. »


Almaty, 7 janvier 2022.

Que pouvez-vous dire des dynamiques internes du soulèvement ?

Tout le monde à l’extérieur du Kazakhstan cherche à analyser ce qui se passe, même si c’est très difficile à faire hors contexte. Et c’est tout aussi difficile depuis l’intérieur du pays à cause du manque d’informations complètes. Je pense que même nous – les habitant·es du pays – ne comprendrons pas ce qui s’est passé avant longtemps. Outre le fait qu’il n’y a toujours pas de connexion internet stable aujourd’hui, et qu’avant cela il n’y avait même pas d’accès au réseau mobile, toutes les chaînes d’information sont sévèrement censurées, et cela ne va faire qu’empirer.

Je ne vais pas décrire ici les différentes théories qui circulent, mais elles concernent toutes les différentes luttes de pouvoir entre le clan Nazarbayev et d’autres clans rivaux – par exemple, il est possible que Tokayev se serve de l’assistance russe pour sécuriser sa position au pouvoir.

Ce qui est effrayant dans tout cela, c’est que des dizaines de milliers de personnes se sont impliquées dans le mouvement, et que leurs tentatives bien intentionnées de changer les conditions politiques et sociales de ce pays pour le bien de tous·tes sont maintenant utilisées par quelques personnes pour se partager les ressources du pays d’une nouvelle manière. Tout a commencé par les revendications économiques des travailleur·ses de l’ouest du Kazakhstan, qui protestaient contre la forte hausse des prix du gaz. Puis les demandes sont devenues politiques : la démission du gouvernement et du président, l’élection des akims (maires), et la mise en place d’une république parlementaire. Certaines revendications ont été acceptées, mais pas immédiatement appliquées, et quand elles ont été ignorées, une vague de protestation et de solidarité s’est répandue dans toutes les villes du Kazakhstan, à tel point que tout cela a ressemblé de l’extérieur à un grand surgissement révolutionnaire, ce qui ne s’était jamais produit pendant trente ans de régime autoritaire.

Nous ne pouvons rien affirmer aujourd’hui, à l’exception d’une chose : cette contestation n’avait pas de leader, et les émeutes et les occupations des bâtiments administratifs n’exprimaient pas de revendications particulières. Mais il y a eu des meurtres et un grand nombre de victimes parmi la population, qui a souffert des affrontements d’abord avec la police, puis quand cette dernière a fui les rues, de règlements de comptes entre les gens, et enfin de tirs des forces armées du Kazakhstan et de l’OTSC (bien que l’on nous promette aujourd’hui qu’elles ne défendent que les installations de l’État).

Les grands médias qui ont eu l’autorisation de continuer à fonctionner ont commencé à nous parler de radicaux et d’islamistes, en jouant sur l’image de l’ennemi extérieur. Avant cela, pendant les premiers jours des manifestations, il existait un discours appelant à « engager un dialogue pacifique avec les manifestant·es » – un jour plus tard, l’ordre était donné de tirer pour tuer (dans le discours du président Tokayev). Après l’arrivée des troupes de l’OTSC et deux jours de fusillades constantes dans les rues, Tokayev a assimilé les manifestant·es, les activistes et les défenseur·ses des droits humains à des terroristes, et les médias indépendants sont devenus selon ses mots, une menace pour la stabilité. Le discours étatique se transforme continuellement dans ce processus de construction d’un ennemi : hier il s’agissait de chômeurs kirghizs soi-disant soudoyés, aujourd’hui ce sont les radicaux d’Afghanistan. Nous espérons tous·tes que demain ce ne sera pas les militant·es qui, depuis trois ans, plaident pour des réformes politiques et participent à des rassemblements.

Que pouvez-vous nous dire sur la répression ?

Le musicien kirghiz Vicram Ruzakhunov a été arrêté et torturé par les autorités kazakhes en tant que « terroriste » et on l’a forcé à enregistrer une vidéo dans laquelle il « avoue » ses crimes. Il est maintenant en liberté.

Le journaliste local indépendant Lukpan Akhmediyarov a été arrêté. Un autre journaliste indépendant, Makhambet Abjan, a envoyé un message indiquant le 5 janvier que la police s’était rendue à son appartement ; aujourd’hui il a disparu. Des ami·es et de nombreuses autres personnes sur les réseaux sociaux signalent aussi la disparition de leurs proches.

Les autorités ont déjà confirmé la mort de centaines de personnes, dont deux enfants. Des militant·es syndica·les sont porté·es disparu·es, notamment Kuspan Kosshigulov, Takhir Erdanov, et Amin Eleusinov et ses proches.

À Almaty, des journalistes de Channel Dozhd’ (Телеканал Дождь), qui tentaient de prendre des images à la morgue municipale se font fait tirer dessus (iels n’ont pas été blessé·es).

Le 6 janvier, des activistes sont venu·es sur la place. Iels ont déployé une banderole sur laquelle on pouvait lire « Nous ne sommes pas des terroristes. » La police leur a tiré dessus, et a tué au moins l’un·e d’entre elleux.

Que va changer l’arrivée des troupes russe au Kazakhstan à long terme ?

L’entrée des troupes russes est très inquiétante. Dans le contexte de la guerre du Donbass, on peut imaginer les pires scénarios. Tout les gens que je connais sont d’accord pour dire que cette situation est inappropriée et que l’on peut légitimement parler d’occupation.

Personnellement, j’ai peur que l’arrivée des troupes russes consolide l’influence déjà forte de la Russie sur la politique kazakhe, et que le Kazakhstan devienne comme la Russie que nous connaissons actuellement, où des militant·es sont torturé·es et des affaires judiciaires sont montées de toutes pièces. Notre opposition politique est déjà complètement réduite au silence et la population du pays complètement intimidée. Si l’on considère que c’est la deuxième fois que l’on fait tirer sur des manifestations (2011 et 2022), et que l’histoire du Kazakhstan est marquée par la répression brutale du soulèvement contre l’URSS en 1986, et que l’information sur le nombre de personnes tuées à l’époque est toujours classée… alors il n’y a aucun espoir que nous sachions dans un avenir proche combien de personnes ont été blessées ou tuées. Le compte s’élève sans doute à plusieurs milliers de personnes.

Selon vous, que va-t’il se passer ensuite ?

Il est encore très tôt pour le dire, alors que nous subissons une guerre de l’information, de la propagande et de l’isolement. Je ne suis pas experte en politique.

Ce qui est sûr, c’est que la répression va s’intensifier. Internet et les médias vont être censurés. Le gouvernement essaie maintenant de faire « bonne figure », comme s’il était le sauveur qui nous a protégé des terroristes. Je ne suis pas sûre que ça va fonctionner. Mais pour l’instant, je pense que ça va rester calme, les gens sont trop effrayés et choqués.

Les personnes vivant en dehors du Kazakhstan peuvent-elles faire quelque chose pour vous soutenir, vous ou d’autres personnes ?

Oui, en diffusant l’information bien sûr. Il y aura peut-être bientôt plus de répression, et certain·es militant·es auront besoin d’aide pour quitter le pays.

Le soutien le plus important est informationnel. En 2019, après l’élection présidentielle, nous avons tou·tes été arrêté·es lors de rassemblements et les seuls à en parler étaient les médias étrangers et les médias kazakhs indépendants (qui sont très peu nombreux et dont les sites sont régulièrement bloqués). Il est maintenant très important que le janvier sanglant au Kazakhstan ne devienne pas qu’une belle image révolutionnaire comme le décrivent de nombreuses publications de gauche, ni un acte terroriste venu de l’étranger, comme toutes les sources officielles de différents pays le disent.

Aller plus loin

Crimethinc
12 janvier 2022

[1Ndt : 164 mort·es le 10 janvier.

[2NdT : depuis le 16 juillet 2019, la ville se nomme officiellement Nur-Sultan, bien que la majorité des habitant·es continuent à la nommer Astana.

[3Du 17 au 19 décembre 1986, des manifestations ont lieu à Almaty en réponse à la décision de Mikhaïl Gorbatchev, alors secrétaire général du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique, de renvoyer le premier secrétaire du Parti communiste du Kazakhstan, depuis longtemps en poste, et de le remplacer par un fonctionnaire russe. Gorbatchev a plus tard affirmé qu’il essayait d’empêcher Nursultan Nazarbayev de concentrer trop de pouvoir dans ses mains ; Nazarbayev a ensuite régné pendant 28 ans. En 1986 comme en 2022, des rumeurs avaient couru selon lesquelles les manifestant·es avaient été soudoyé·es avec de la vodka ou induits en erreur par des tracts.

[4En astronomie, le nadir est l’opposé du zénith, par extension, le point le plus bas.

[5Kazfem, sans doute le premier mouvement féministe au Kazakhstan depuis la chute de l’Union Soviétique publie la revue féministe Yudol’ et organise des manifestations pour le 8 mars, journée internationale de lutte pour les droits des femmes.

[6Le 21 avril, Asya Tulesova et Beibarys Tolymbekov ont été condamné·es à 15 jours d’emprisonnement, pour avoir enfreint la loi kazakhe sur les rassemblements, après avoir accroché une banderole sur le trajet du marathon d’Almaty sur laquelle on pouvait lire « Vous n’échapperez pas [you can’t run from] à la vérité » – un commentaire sur les élections présidentielles.

[7Cet article étudie cette question, même si elle est abordée d’un point de vue partisan.




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