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La guerre aux pauvres Sur France Travail et autres joyeusetés

mis en ligne le 15 septembre 2024 - Un va-nu-pieds

« Maintenant que toutes ces belles journées d’été et d’automne sont passées, que vous n’avez
toujours pas d’emploi, et donc rien mis de côté ; maintenant que l’hiver souffle du nord et que
toute la terre est ensevelie d’un linceul de glace ; n’écoutez pas la voix de l’hypocrite qui vous
dira qu’il a été ordonné par Dieu qu’il “y aura toujours des pauvres au milieu de vous“, ou à
l’arrogant voleur qui vous dira que “si vous n’avez rien maintenant, c’est que vous vous êtes
saoulés avec vos payes l’été dernier quand vous aviez du travail”, que “le foyer ou le chantier
est trop bon pour vous“, que “vous devriez être fusillé“. […] vagabonds affamés qui lisez ces
lignes, pouvez faire vôtres ces petites méthodes artisanales de guerre que la Science a mis
entre les mains des pauvres gens, et vous reprendrez alors le pouvoir, ici ou dans tout autre
pays. Apprenez l’usage des explosifs ! »
Lucy Parsons

« Voyez, la sentine de l’usure, du vol et du brigandage, ce sont nos
princes et seigneurs. Ils s’approprient toutes les créatures. Le poisson
dans l’eau, les oiseaux dans l’air, les plantes sur le sol, tout doit
être à eux. Ensuite, ils répandent parmi les pauvres gens le
commandement de Dieu : tu ne voleras point. Mais cela n’est point à leur
usage. Ils écorchent et tondent les pauvres laboureurs et artisans,
cependant, dès qu’un pauvre s’en prend à la plus petite chose soit-elle,
il est pendu et le docteur Menteur dit : Amen. Les seigneurs se chargent
eux-mêmes de faire des pauvres leurs ennemis. S’ils se refusent à
supprimer la cause de la révolte, comment veulent-ils supprimer la
révolte elle-même ? Si l’on me dit à cause de cela que je suis un
rebelle, eh bien soit, je suis un rebelle. »
Thomas Müntzer

Pendant que les guerres ravagent le monde, en Ukraine, en Palestine, au
Yémen, au Soudan et ailleurs,
engraissant les industries françaises
d’armement, une autre guerre moins
sanglante et plus insidieuse fait rage ici-
même, en France. La guerre aux pauvres
n’est pas nouvelle. Elle est même à la base
de nos sociétés capitalistes. En revanche,
elle s’intensifie ces dernières années,
notamment sous les deux mandats de
Macron, correspondant au resserrement
de vis nécessaire au maintien du
capitalisme vécu partout sur la planète.

France Travail (famille, patrie)

La nouvelle réforme contre les chômeurs,
chômeuses et RSAstes n’est que la
dernière offensive du patronat et du
gouvernement. La création de France
Travail vise à centraliser plusieurs
opérateurs sociaux en une seule unité,
pour améliorer le contrôle et la
répression des pauvres. Les personnes
handicapées bénéficiant de l’Allocation
aux Adultes Handicapés, les RSAstes, les
chômeurs et chômeuses, et même les
conjoints des chômeurs et chômeuses
pointeront tous et toutes à France Travail.

Pour mémoire, Pôle emploi provenait
déjà d’une fusion des ASSEDIC, qui
versaient les indemnités, avec l’ANPE, en
charge d’aider à la recherche d’emploi. Le
résultat a été rapide, avec un virage
répressif. Ce qui présidait jusque-là au
fait de toucher des indemnités relevait
d’une règle simple : à partir du moment
où vous aviez travaillé, les agents
ASSEDIC versaient les allocations. Avec
l’arrivée des logiques de l’ANPE dans
cette nouvelle entité, les allocations étaient désormais conditionnées à
diverses obligations expérimentées au fur et à mesure : preuves d’une recherche active d’emploi, participation à des stages, acceptation des « offres raisonnables d’emploi », assiduité pour
les rendez-vous avec les conseillers, etc. Ce sera bien pire avec France Travail. Là
où règnent les conditions modernes d’employabilité, s’annonce une accumulation de contrôles CAF et autres radiations.

La grande trouvaille de cette réforme ?
Instaurer le travail obligatoire. Le RSA
comme l’ensemble des minimas sociaux
seront soumis à une activité de 15h hebdomadaires (pour un peu plus de
500 euros mensuels).
France Travail
invente le tarif horaire en-dessous du
SMIC. Evidemment, cela va uniformiser
vers le bas aussi bien toutes les
allocations que les salaires, dans un
contexte d’inflation.

Pour rappel, un tiers des personnes ayant droit au RSA ne le réclament pas. La démarche est compliquée, volontairement maintenue opaque, et les
contrôles sont très intrusifs. Pour autant,
la réforme vise à combattre la fameuse
fraude sociale : en 2022, la Caisse
d’Allocations Familiales a recensé 350
millions d’euros de versements
frauduleux, année record. A titre de
comparaison, la fraude fiscale des
cols blancs est estimée à environ 100
milliards d’euros par an en France.

L’objectif visé par la création de France Travail est de faire en sorte que chacun et
chacune soit obligé de s’adapter aux besoins du patronat et aux aléas du
marché de l’emploi. France Travail sera un grand marché de l’emploi, où les
agences intérim et les sous-traitants règneront en maîtres. Au passage, nos
vies seront encore plus réduites à un rouage interchangeable de l’économie.
Nos rêves, nos passions, nos fragilités
ne comptent pas, et nos vies peuvent
être broyées pour les profits de quelques-uns et unes.
La solidarité,
quant à elle, ne doit plus exister : c’est le règne du chacun et chacune pour soi, un point c’est tout.

Un contexte d’offensives du patronat et du gouvernement

Il faut remettre cette énième réforme dans un contexte plus large d’offensives
du patronat, du gouvernement et des défenseurs et défenseuses de ce système
en général : les réformes du Code du travail à l’avantage des employeurs, le
renforcement des contrôles et des radiations des Caisses d’allocation
familiales et de Pôle emploi (bientôt France Travail), l’allongement de l’âge
de départ à la retraite, la destruction du système de santé, le durcissement des peines
de prison, les augmentations des prix des loyers, etc.
En 2023, un tiers de la population
déclare ne pas réussir à faire trois repas par jour et près de la moitié se priver de
certains actes médicaux faute de revenus suffisants. La guerre aux pauvres est tous azimuts.

Il ne faut pas oublier la dernière réforme du chômage en 2021. Un nouveau système de calcul des
allocations a été mis en place, baissant les indemnités et raccourcissant la durée
d’indemnisation. Avec la création de
France Travail, ça va être pire : gouvernement et patronat se torchent le
cul avec le calendrier et fixent à 30 jours
le paiement des indemnités journalières.
Auparavant, le montant variait selon les
mois à 30 ou 31 jours. Cette mesure vise à
s’aligner vers le bas. Il n’y a pas de petites
économies sur le dos des pauvres…

Surtout, cette réforme a transformé le système du chômage, en le
faisant passer d’un système assurantiel
(où on ne fait que toucher un salaire
différé provenant de ses cotisations
versées quand on travaille) à un système
d’assistance publique centralisé par
l’Etat. Le chômage serait ainsi une sorte de cadeau fait par l’Etat. Il n’en est rien, c’est une maigre compensation qu’on s’auto-finance mutuellement quand on travaille.

L’accumulation primitive : dès le départ, la guerre aux pauvres

Cette guerre aux pauvres s’inscrit dans
une longue tradition et dans l’histoire du
capitalisme. Probablement vivons-nous
un retour à ses périodes les plus brutales.

Qu’est-ce que le capitalisme ?

C’est un système d’accumulation du
capital, c’est-à-dire faire de l’argent avec
de l’argent. La finalité de faire circuler des
marchandises n’est pas de répondre à des
besoins ou d’être utile, mais bel et bien de
générer des bénéfices. La plupart des
êtres humains est donc réduit au rang de
travailleur et travailleuse, c’est-à-dire à de
l’énergie humaine exploitée pour faire de l’argent. Chacun et chacune est
transformé en simple outil, point barre.

Evidemment, ça ne s’est pas fait comme ça. La naissance du capitalisme a
pris du temps (plusieurs siècles, en gros entre le 14ème et le 19ème siècle). On appelle ce long moment celui de l’« accumulation primitive ». Le capitalisme émerge dans et par un bain
de sang, où tous les moyens sont bons, du massacre à la corruption : « c’est le fer et
le feu qui ont été à l’origine de l’accumulation primitive
, rappelle
l’anarchiste Carlo Cafiero ; c’est le fer et le
feu qui ont préparé au capital le milieu
nécessaire à son développement, la
masse de forces humaines nécessaires à l’alimenter ». Cette étape nécessaire
requiert une intervention constante de l’Etat et de ses capacités de contrainte et de violence.

Comment une masse énorme de
personnes a été transformée en
travailleurs et travailleuses obligés d’aller
se faire exploiter pour gagner leur vie ? Ce
sacrifice a été permis par la privation de
ces personnes de leurs moyens de
subsistance. Les paysans et paysannes
sont ni plus ni moins expropriés de leurs
terres par des grands-propriétaires.
Errant parce que se retrouvant sans terre,
l’Etat promulgue des lois contre le
vagabondage et la mendicité. Les peines
sont souvent des peines de travail obligatoire.

L’accumulation primitive débute
donc par une immense expropriation, les
laissant seuls avec leur force de travail et
l’obligation de gagner leur vie sous le
commandement de patrons, mais aussi
sans possibilité de tirer une quelconque
subsistance par eux et elles-mêmes, et donc contraints d’aller acheter tout ce
dont ils et elles ont besoin. « Au fond du
système capitaliste, dit Karl Marx, il y a
donc la séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production ». Il n’y a plus de bout de terrain sur lequel se faire pousser quelques denrées pour ne pas crever de faim. Le prolétariat, c’est-à-dire l’ensemble de celles et ceux qui ne possèdent que leur force de travail pour subvenir à leurs besoins, peut ainsi naître.

Le capitalisme peut se développer uniquement parce que des grands-propriétaires fonciers s’accaparent les terres autrefois collectives, laissant une
masse de paysans et paysannes sans terre
dans l’obligation d’aller vendre leur force
de travail. On appelle ce processus le
mouvement des enclosures, qui est un
point de départ essentiel à la mise en
place de la logique capitaliste. Mais ce
n’est pas le seul. L’accumulation
primitive n’est pas seulement un
arrachement de la propriété du sol des
mains de la masse laborieuse des
campagnes européennes, mais une immense expropriation de terres à travers le monde. Allons plus loin, l’accumulation primitive est à la fois le mouvement des enclosures, le féminicide des sorcières, la traite négrière, la colonisation et l’institutionnalisation du racisme. Il en découle que la question sociale n’a jamais été réduite à une lutte entre travailleurs, travailleuses d’un côté et capitalistes de l’autre, ou même entre riches et pauvres : elle inclut dès le départ la domination masculine, le racisme, le contrôle de la sexualité et de la vie quotidienne.

La construction des Etats-Unis est
peut-être une caricature de cette
trajectoire. Elle se fonde d’abord sur le
génocide des Amérindiens, ensuite sur
l’esclavage auquel la ségrégation raciale
va succéder, et enfin sur une exploitation
brutale du prolétariat. Il faut y ajouter
encore l’oppression des femmes dans la
sphère domestique. Une bonne partie des manœuvres politiques et des injonctions morales a consisté à éviter des rapprochements entre ces différents groupes. De telles associations ont tout de même parfois eu lieu, suscitant de puissantes révoltes et des situations amplement ingouvernables. Les Séminoles, peuple autochtone de l’actuelle Floride, sont ainsi largement composés d’esclaves afro-américains en fuite. Les serviteurs blancs se sont souvent faits la belle et ont rapiné avec des esclaves noirs évadés. Les femmes se sont largement emparées de la cause anti-esclavagiste quand elles ont commencé à lutter pour leurs propres droits. Howard Zinn a admirablement relaté ce moment de l’accumulation primitive dans les premiers chapitres d’Une histoire populaire des Etats-Unis (1980). Il rappelle au passage les guerres de conquête de l’Ouest américain, de l’annexion du Texas, de la colonisation des Philippines et de Porto-Rico, les multiples incursions armées partout dans le monde. La richesse de la première puissance mondiale s’est bâtie sur un amoncellement de cadavres.

Le capitalisme est né par le fer et
par le feu. Une fois la dynamique
installée, le mode de production
capitaliste n’a plus besoin d’un tel recours
à la force – si ce n’est ponctuellement
quand elle s’enraye. Un mécanisme froid
et implacable s’est mis en place.
L’éducation, l’habitude, la pression de la
concurrence sur le marché du travail, les
contraintes matérielles liées à l’obligation de gagner sa vie suffisent
presque à alimenter cette logique
effroyable, laissant sur le bord de la route
des millions d’affamés, de sans-abris et
d’exilés. La terreur, plus ou moins
explicite, est le fonctionnement normal
du capitalisme. Toutefois, sous la
« terreur blanche » – dans le même sens
qu’il existe une « torture blanche » qui
n’agresse pas directement le corps
physiquement mais détruit d’abord
psychiquement avec des effets physiques
sur le long terme – se cache toujours celle
plus sanglante de l’accumulation
primitive. C’est pourquoi le racisme, le
patriarcat et les oppressions paraissant
vieillottes par rapport à la modernité du
capital finissent toujours par resurgir, particulièrement en temps de crise.

Une partie de la masse des travailleurs et travailleuses est devenue superflue

France Travail répond à un besoin des
défenseurs et défenseuses de l’ordre
existant. Le capitalisme a sa propre
dynamique et n’en est plus au même
point qu’au moment de sa naissance. Si
pour son émergence, le système a eu
besoin d’énormément de gens à exploiter,
ce n’est plus le cas aujourd’hui – surtout
sur une planète de plus de 8 milliards de
personnes. La logique du capitalisme
est de produire toujours plus avec
toujours moins de travail (c’est ça, la
productivité). Le système a de moins
en moins besoin de main d’œuvre
 : il
y a du surnuméraire, des gens en trop. La
crise économique n’est donc pas le fait
d’une mauvaise distribution de la
richesse ou de la spéculation boursière.
En réalité, l’augmentation de la richesse
matérielle (dans les poches de quelques-
uns et unes) correspond en même temps
à un appauvrissement matériel et affectif général.

Ce qui permet de créer de la valeur
dans le capitalisme est la dépense
d’énergie humaine. La valeur dépend du
temps de travail nécessaire. La finance,
quant à elle, est faussement déconnectée
de ce principe. Elle est en réalité un pari
sur l’avenir : il s’agit de miser sur du
travail pas encore effectué, mais à venir.
La création de valeur se fait donc sur une
base fictive. Fictive, mais néanmoins
force sociale réelle dans le capitalisme :
de l’argent issu du travail dans une usine ou de titres d’une banque reste de l’argent.

Le capitalisme, arrivé où il en est, crée du surnuméraire. Il s’appuie sur des
infrastructures matérielles de plus en
plus automatisées, une accélération des
cadences et de la pression managériale
augmentant la productivité (moins de
personnes produisent davantage), des
processus de valorisation – faussement – détachés du travail concret (logiques
financières). Si autrefois les paysans ont
été remplacés par les agriculteurs et
transformés en ouvriers, eux-mêmes
remplacés par des machines et convertis
en employés, le capitalisme en est aujourd’hui à réduire les couches intermédiaires de l’architecture capitaliste (les cadres) ou à remplacer les banquiers et les traders par des
algorithmes. Il y aura toutefois
toujours besoin de main d’œuvre,
mais encore plus prolétarisée,
interchangeable et transformée en
fournisseuse de services à la
demande, dont les livreurs à vélo sont
les emblèmes.

Le travail qui nous reste, si on n’est pas du bon côté du porte-monnaie ?
Faire les petites-mains, travailler à la
tâche pour des miettes ou se dépasser
constamment dans des activités
robotisées. La masse des superflus est là
pour nous rappeler sans cesse de ne pas
nous plaindre et entretenir la peur de
perdre son emploi : dans ce monde basé
sur la survie, où tout se négocie sur le
marché, il faut se vendre et performer
pour décrocher un emploi, c’est-à-dire le
droit de se faire exploiter. Au passage, cela renforce les gains de productivité, et par voie de conséquence le nombre des superflus. Le capitalisme est une machine infernale.

L’économie se financiarise davantage, parallèlement au développement du numérique et de la
robotique. Les métropoles mondialisés et interconnectés se modernisent en
même temps, créant un nouvel espace du pouvoir. Celui-ci s’appuie sur une masse de
travailleurs et travailleuses interchangeables, discrets et asservis, vivant dans ses marges immédiates. Se développe en même temps la sous-traitance globale des activités
industrielles dans des régions à faible
coût et sans réglementation ou presque
(Chine, Bangladesh, Miyanmar, Viêt-Nam, Turquie, etc.). C’est ainsi qu’une
directrice commerciale d’une enseigne comme Pimkie peut se vanter de ne plus
avoir besoin de mettre d’antivols à ses fringues, système trop coûteux : le prix de
revient d’un vêtement, c’est-à-dire ce qu’il a coûté avant son arrivée en
magasin, est de seulement quelques euros. Une marchandise qui a été
fabriquée à l’autre bout du monde, avec une matière première souvent originaire
de France, et qui a été transportée sur plusieurs océans ne coûte rien, mais
rapporte gros. Les marges sont tellement
importantes (en gros, une fringue qui a
coûté 3 ou 4 euros est vendue 15 ou 20 euros) que
les quelques miettes perdues par les vols à l’étalage ne sont pas grand-chose.

Le capitalisme dissimule
toujours davantage l’exploitation des
êtres et des matières sur lesquels il repose. Il lui faut cacher l’immense
quantité de travail abrutissant
nécessaire à sa bonne marche. La
force arrachée aux milieux naturels
est elle aussi dissimulée.
Il y a toujours
plus besoin de ressources nécessaires aux
infrastructures des systèmes de flux de
données et aux machines (pétrole, sable,
eau, minerais rares, terres, etc.). C’est ce
qui explique aussi une économie
internationale davantage belliqueuse, les
enjeux géostratégiques suscitant des
tensions. Bref, la destruction du vivant et
la dureté des rapports sociaux sont mises sous le tapis.

Même si du travail, de plus en plus
déqualifié et intensifié, est
nécessaire, la mécanisation,
l’automatisation et les technologies de
management suscitent des gains de
productivité énormes : il est possible de
produire toujours plus avec toujours
moins de travail. Les innovations
proviennent essentiellement des
processus de production qui permettent
des gains de productivité gigantesques.
L’arrivée des systèmes dits d’Intelligence
Artificielle va encore accélérer le processus.

Il se produit un décalage. Ce ne
sont plus les travailleurs et
travailleuses la principale force
productive, mais les innovations
technologiques. La possibilité la plus
simple pour continuer à accumuler
de la valeur est alors de parier sur
l’avenir, c’est-à-dire recourir aux
8produits financiers et s’endetter
toujours davantage. Il faut aussi,
pour les défenseurs et défenseuses de
ce système, revenir sur les politiques
redistributives du compromis
fordiste, c’est-à-dire mener des
politiques d’austérité, puisque ce
sont les budgets publics et les
banques centrales des Etats qui
garantissent l’accumulation par la
finance et la recherche et développement des nouvelles
technologies. Au besoin, l’Etat pourra
même sauver les banques privées en
socialisant les pertes, c’est-à-dire sur
le dos des contribuables.

Les seules transformations des
moyens de production ne sauraient seuls
provoquer de tels bouleversements. Il
faut aussi l’assistance de la puissance de
l’Etat. Le tournant vers le néolibéralisme
des années 1970-1980 est justement le
déploiement des forces politiques et
idéologiques la garantissant. La stratégie
est de concentrer les richesses et de
réviser les politiques redistributives du
compromis fordiste en s’appuyant sur les
capacités répressives de l’Etat. Il suffit de
se rappeler le coup d’état de Pinochet au
Chili en 1973 ou l’écrasement des grèves
ouvrières de 1984 et 1985 en Grande-
Bretagne par le gouvernement Thatcher.

La finalité du projet capitaliste aujourd’hui, c’est donc l’accélération des gains de productivité jusqu’à la disparation même du temps de productivité et par extension de toutes contraintes : dès lors, c’est l’être humain lui-même qui devient superflu. L’idéologie transhumaniste, largement adossée à l’idéologie libertarienne des grands patrons des nouvelles technologies et de la Silicon valley, n’en est qu’une forme d’expression. C’est aussi pour cette raison que le mythe d’un
capitalisme tendant naturellement vers des régimes de démocratie libérale s’est
effondré. Les Modi, Trump, Bolsonaro,
Duterte, Orban, Meloni, Milei ont fini de
l’achever. C’est tout le contraire
aujourd’hui : les démocraties libérales
penchent toutes vers l’autoritarisme le
plus arbitraire, tandis que les dictatures
prospèrent. La France n’est pas en reste,
où Macron et son gouvernement, avec
l’appui des élites économiques et
culturelles, enchaînent des réformes
ultralibérales contre les populations tout
en mettant en place le programme de
l’extrême-droite en matière de sécurité et
d’immigration. Tout nous pousse en fait
vers une nouvelle brutalisation des
rapports sociaux
– à moins de faire rupture avec l’ordre existant.

Qui sont les pauvres ?

Les pauvres, ce sont tous les gens
exploités dont la vie est appauvrie par
le système capitaliste. Ce ne sont pas
seulement celles et ceux qui ont du
mal à se nourrir ou se loger – ce qui
représente déjà beaucoup de monde.
Ce sont aussi toutes celles et ceux
dont l’existence est sans cesse
attaquée par l’impératif de gagner sa
vie, dont les décisions qui vont jouer
sur leur vie leur échappe et sont
prises par d’autres qui s’imaginent
supérieurs. Ce sont toutes celles et
ceux qui sont dépossédés de leurs désirs, de leurs corps, de leurs
décisions et de la finalité de leurs activités.

C’est l’infirmière qui tient à bout de bras le service dans lequel
elle travaille, obligée de noter le moindre
acte dans un logiciel sur ordinateur
qu’elle trimballe comme un boulet de
chambre en chambre, chaque acte étant
référencé avec un temps moyen
permettant de quantifier son travail pour
mieux le rationaliser, comme si la prise
en soin d’un souffrant ou d’une souffrante
pouvait se mesurer et être découpée en
petites opérations standardisées. Le
travail à la chaîne est partout.

C’est le cheminot d’un centre de
maintenance des trains, tiraillé entre la
responsabilité de la sécurité des
voyageurs et voyageuses et les pressions à
la productivité qui le poussent à bâcler
son travail. La productivité est
indifférente aux vies humaines.

C’est l’ouvrier du bâtiment qui s’organise
pour dissimuler avec ses collègues les
accidents de travail, étant donné que la
direction offre des cadeaux aux équipes
qui n’en ont pas eu de déclarés. Il faut souffrir en silence.

C’est le petit cadre d’une boîte informatique, qui baigne dans une culture d’entreprise où il doit feindre de dissoudre sa personnalité pour correspondre aux attentes et sourire quand il passe à côté du tableau intitulé « avoir le souci de la qualité de son travail », où un personnage déclare être à 100% de ses objectifs réussis, l’autre lui répondant que ce n’est pas grave et qu’il fera mieux la prochaine fois. Il faut toujours se dépasser, quitte à finir par en crever.

C’est la femme au RSA, seule avec ses
trois enfants dans un trois pièces, qui a
arrêté de bosser parce qu’elle n’arrivait
plus à s’occuper de ses gosses mais
n’arrête pas à la maison, tout en faisant
face aux discours lui reprochant de
profiter des allocs. Le plus pauvre est
toujours le bouc-émissaire de celui ou
celle qui est juste un peu mieux loti.

C’est le chômeur qui galère à faire
reconnaître son handicap
, incapable de
bosser, broyé dans les méandres des
administrations et devant en attendant
continuer à se soumettre aux petites
humiliations des agences de gestion des
chômeurs et chômeuses, où on vient de
l’obliger à suivre le énième stage sur la
manière de faire un CV. Il a au moins
cette fois-ci échapper à celui sur l’hygiène.

C’est la galérienne qui a autre chose à
faire que travailler
, mais qui doit aller se
faire exploiter de temps en temps pour
faire un peu de blé et calmer les ardeurs
de la CAF qui l’a dans le collimateur. Le
refus du travail est plein de bon sens,
mais n’est pas de tout repos.

C’est la votarde qui va aux urnes sans
illusions
, mais soucieuse de faire ce
qu’elle croit être son devoir, radotant
qu’elle a voté pour le moins pire tout en
soutenant de loin les gens qui
descendent dans la rue contre le
gouvernement qu’elle a contribué à
porter au pouvoir.

C’est le rebelle, inadapté volontaire au système qui lui bouffe la vie, un sentiment de révolte étincelant au fond des tripes.

Bref, les pauvres, c’est plein de gens, depuis le clodo du coin jusqu’au petit employé de bureau. C’est toi, c’est moi, c’est nous.

L’exploitation est sans frontières, pourquoi la lutte contre l’exploitation en aurait ?

Et les pauvres, ce sont aussi bien sûr tous ces exilés qui traversent des déserts et des
océans au péril de leur vie, fuyant des guerres, des crises économiques, des
ravages industriels… En première ligne de la violence du capitalisme, ils et elles
espèrent trouver une vie un peu plus digne, ou juste survivre.

Les discours et les politiques anti-immigration
cherchent en réalité à détourner l’attention en
pointant du doigt des boucs émissaires.

Jouer avec la peur de l’étranger, ça
permet de pousser à passer ses
frustrations sur un ennemi imaginaire
tout en laissant tranquille le système et
celles et ceux qui en profitent. Cette
division artificielle est habilement
organisée pour créer l’illusion d’appartenir à une « nation », pour
masquer les inégalités, les intérêts
antagonistes entre les personnes de
positions sociales différentes et les
divergences idéologiques. Pourtant, d’un
bout à l’autre de la planète, avec ou sans
papier, avec chacun et chacune sa réalité
singulière, c’est contre un même ordre
social que l’on devrait combattre.

Contre la guerre aux pauvres,
menons la guerre des pauvres !

L’algorithme de la CAF pour réprimer les pauvres

La Quadrature du Net a révélé l’un des derniers raffinements de la guerre aux
pauvres. La Caisse d’Allocations Familiales,
outil de gestion de la misère et de répression
des pauvres, utilise en effet un algorithme
de notation des allocataires, visant à prédire
lesquels seront indignes de confiance et
seront donc rigoureusement contrôlés. La
note va de 0 à 1. Plus elle se rapproche de 1,
plus la suspicion est grande. Un contrôle est
déclenché automatiquement quand la note est proche de 1.

Situation familiale, professionnelle,
financière, lieu de résidence, type et
montants des prestations reçues, fréquence
des connexions à l’espace web, délai depuis
le dernier déplacement à l’accueil, nombre
de mails échangés, délai depuis le dernier
contrôle, nombre et types de déclarations,
en tout une quarantaine de paramètres tous
plus intrusifs les uns que les autres servent à établir la note.

L’algorithme cible explicitement les plus pauvres : le fait d’être au chômage ou
au RSA, de disposer de revenus faibles, d’habiter un quartier défavorisé, de ne pas
avoir de travail ou de revenus stables, de consacrer une part importante de ses
revenus dans son loyer, de bénéficier de l’Allocation Adulte Handicapé, tout cela
participe à augmenter la note. Ce sont donc les personnes qui sont le plus en difficulté
qui se retrouvent en plus à subir les contrôles et les pressions de la CAF. Au passage, la CAF se fait avant-garde de la « lutte contre l’assistanat », c’est-à-dire de la guerre aux pauvres.



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