C
Ce que nous faisons quand nos ami-es mettent fin à leurs jours
Un discours de Sarah Schulman
mis en ligne le 30 janvier 2025 - Sarah Schulman
un discours de Sarah Schulman
À PROPOS DU TEXTE ET AVERTISSEMENT
En janvier 2016, l’autrice et activiste Bryn Kelly s’est suicidée. Étant une personne publique et renommée, ses funérailles ont rassemblé environ 700 personnes à la cathédrale de St. John the Divine à New-York. La cérémonie a été organisée par un petit groupe d’ami∙e∙s proches de Bryn ainsi que sa famille. Sarah Schulman, écrivaine, militante lesbienne, membre active d’ACT UP et historienne du VIH a participé à cette organisation en tant qu’amie proche de Bryn. Elle a lu l’éloge funèbre qui suit aux funérailles de Bryn après plusieurs relectures collectives entre proches et avec la famille.
L’éloge funèbre écrite par Sarah Schulman tient plus du discours politique que de l’élégie classique. C’est un choix motivé par son travail en tant qu’activiste. Elle explique : « je viens de la génération SIDA, je viens de la génération ACT UP, et j’ai assisté à beaucoup, beaucoup de funérailles politiques. Et le concept de funérailles politiques est présent dans mon esprit. Ça ne m’a jamais traversé l’esprit qu’il puisse y avoir une ou deux générations qui n’aient jamais vécu de funérailles politiques, et ne savaient pas les reconnaître pour ce qu’elles sont. »
Son discours parle de la mort de Bryn, elle y décrit notamment le moment de sa mort et la nuit qui a suivi, les précédentes tentatives de suicide de Bryn, sa souffrance et celle de ses proches, la cruauté bureau-cratique des hôpitaux et autres institutions. De manière générale ce texte est émotionnellement lourd, peut être perturbant, graphique : c’est un texte qui parle de la mort frontalement avec comme objectif de la désidéaliser.
Nous avons trouvé une transcription de ce discours dans un document intitulé « Queer Suicidality, Conflict, and Repair » (Tendance suicidaire queer, conflit et réparation). Il s’agit d’une transcription d’une conférence ayant eu lieu à Montréal en octobre 2016. Cette rencontre réunissait Sarah Schulman et Morgan M. Page, une autrice et activiste trans, amie de Bryn Kelly, qui a participé à l’organisation de ses funérailles et également lu une éloge funèbre pendant la cérémonie. L’objectif de cette conférence était d’amener plus de contexte pour présenter les éloges funèbres des deux autrices, de leur permettre de les relire face à une audience, et d’ouvrir une discussion avec les participant∙es ayant des remarques ou des questions.
Cette conférence s’est tenue en anglais et a été retranscrite intégralement. Nous avons fait le choix de ne traduire que le discours de Sarah Schulman pour l’instant, qui nous semble être un texte riche pouvant se suffire à lui-même. Cependant les interventions de Morgan M. Page, le texte qu’elle lit, les interventions du public et les réponses qui y sont apportées sont aussi extrêmement intéressantes, amènent contexte et nuance, et gagnent à être lues si vous êtes anglophones [1].
J’ai eu l’honneur d’être la professeure d’écriture créative de Bryn à la Lambda Literary Retreat. En tant qu’écrivaine, c’était une intellectuelle qui savait parler du corps, drôle, elle allait au fond des choses et son travail était aux prises avec des choses d’importance. Notre relation a évolué en une amitié aimante et enrichissante - je l’ai appelée à l’aide un certain nombre de fois et elle a toujours été là pour moi. Elle savait que je l’aimais et la respectais.
Je ne suis pas croyante et je ne crois pas en une vie après la mort. Au lieu de cela, ce dont j’ai fait l’expérience est que le paradis et l’enfer ont lieu sur terre. Et ainsi, nos vies nous donnent des occasions d’atteindre des profondeurs de sens et de compréhension SI nous faisons face et gérons nos difficultés avec honnêteté. C’est ce travail inconfortable, triste et vertigineux qui peut nous amener aux révélations dont nous avons besoin pour survivre, nous épanouir et être là pour les autres. Pour cette raison, j’aborde avec franchise cette catastrophe ancrée sur terre. Cette perte de notre chère amie, Bryn, ce gâchis tragique, est un défi auquel nous avons à faire face. Beaucoup de personnes présentes ici aujourd’hui vont raconter l’histoire de sa vie. La chaleur, le génie, la beauté profonde et douce, la gentillesse de Bryn Kelly. En ce qui me concerne, je veux prendre ce temps pour parler, en détail, de la mort de Bryn Kelly. Je veux contribuer aux discussions en cours qui cherchent comment mettre fin à ce terrible mythe idéalisé du suicide qui a pris d’assaut notre communauté. Un mensonge fait de pensée biaisée qui est devenu, non seulement une option, mais même quelque chose à quoi on s’attend.
ll y a plusieurs tentatives de suicide de cela, Bryn a fini dans un horrible hôpital de Brooklyn où on lui a dit qu’il n’y avait de la place pour elle que dans le service des hommes. Ils ont aussi confondu ses médicaments contre le VIH, menaçant ainsi sa capacité à poursuivre son traitement. Et à la place de lui administrer ses hormones, ils lui ont donnée de la Depo-Provera, une forme de pilule contraceptive à libération prolongée. Ces formes de cruauté et ces actes d’indifférence hostile, déshumanisante, ne poussent pas une personne à vouloir demander de l’aide. En fait, comme toutes les formes de rejet social, ils excluent les gens de l’accès à l’aide. Suite à cela, il y a à peu près un an et demi, Kelli Dunham m’a appelée et m’a dit que Bryn avait overdosé intentionnellement, et que Gaines et Nogga - toujours aussi aimant∙es et attentif∙ves - l’avaient retrouvée dans un hôtel miteux à Bushwick. Probablement un meilleur choix que le service des hommes dans un mauvais hôpital.
Gaines et Nogga et moi nous sommes mis∙es d’accord pour qu’iels l’emmènent en voiture et me rejoignent aux urgences de la NYU (Hôpital Universitaire de New-York). Je les attendais dehors avec un fauteuil roulant, iels se sont garé, et nous sommes rentré∙es en trombe dans les urgences avec Bryn, vaseuse, et dont l’inconscience se maintenait. En plus des médicaments, elle avait bu beaucoup de bière. La NYU l’a orientée dans le service en huit minutes. Elle a été traitée avec gentillesse, décence et attention. Ses ami∙es et partenaires ont eté respecté∙es et on s’est adressé à eux de manière soutenante et attentive. Ils l’ont amenée dans une magnifique chambre privée, avec une infirmière tout le temps présente dans la chambre. Et nous - sa communauté - avons commencé le processus de réparation.
Quelques faits : Gaines a eu la pertinence de demander au médecin si la NYU disposait d’un∙e trans patient advocate (défenseur∙e des droits des patient∙es trans et médiateurice entre les patient∙es et l’institution). Bryn est devenue très agitée. « Gaines, » l’a-t-elle réprimandé, comme s’il avait fait quelque chose de mal, lorsqu’en réalité il avait fait exactement ce qu’il fallait. Elle était en colère que l’on ait révélé sa transidentité -alors même qu’elle venait juste de tenter de se suicider- parce qu’elle avait appris à la dure, en de nombreuses occasions, que cette divulgation, dans un contexte institutionnel, pouvait la mener à plus de souffrance qu’elle ne pourrait en supporter. Le médecin admit, avec considération et responsabilité, que la NYU n’avait pas de trans patient advocate mais qu’elle devrait en avoir un∙e.
J’ai alors tenté de joindre sa psychothérapeute. La clinique publique qu’elle fréquentait pour sa thérapie était une bureaucratie désorganisée qui n’avait pas prévu de personnes à contacter en cas d’urgence. On m’a fait attendre et tourner en rond pendant des heures. Finalement, Kelli a googlelé toute la liste du personnel jusqu’à ce qu’elle trouve le téléphone personnel de quelqu’un, et de cette manière, j’ai pu parler à la psychothérapeute directement. Il ne m’a pas fallu longtemps avant de réaliser qu’elle était complètement inapte à cette tâche. Elle était jeune, inexperimentée, elle n’avait encore jamais eu de patiente suicidaire, et n’a même pas pris la peine de venir à l’hôpital. La situation était claire. En dépit de tout l’amour du monde que lui donnaient ses ami∙es et son partenaire, Bryn Kelly ne recevait pas la qualité de soin professionnel dont elle avait besoin pour apaiser sa douleur de vivre suffisamment pour pouvoir la vivre, sa vie.
Quelques heures plus tard, Bryn m’a appelée à son chevet. Elle était tendre, vulnérable et sincère. Elle attrapa ma main. « Pourquoi est-ce que j’ai fait ça ? » me demanda-t-elle. « Pourquoi est-ce que c’est arrivé ? » Nous avons commencé à parler. Elle me dit qu’elle s’était mise tellement en colère qu’elle ne pouvait pas penser à autre chose qu’à blesser les personnes proches d’elle. D’après ce qu’elle décrivait, elle vivait de petits événements : un conflit ordinaire ou des frustrations ordinaires dans ses relations proches, comme des agressions catastrophiques, immensément menaçantes. Cette colère n’était pas dirigée contre des institutions hostiles, des services inadaptés, ou des praticiens incompétents et indifférents. Elle était concentrée en une colère aveugle contre les gens qui l’aimaient, avec un désir de les punir. J’appellerais ce processus la « souffrance cumulative » (cumulative pain)- un mélange d’angoisse et d’oppression. Lorsque la souffrance de notre vie devient focalisée sur la personne ou les gens juste en face de nous, celles et ceux qui sont là, à la portée de nos reproches, parce qu’iels nous aiment. Et par conséquent la souffrance s’exprime en détruisant ces personnes, ces relations et enfin sa propre vie, laissant alors les structures extérieures de l’oppression complètement intactes, et non-interpellées.
Après avoir récupéré médicalement, Bryn a passé quelque temps dans le service psychiatrique de la NYU. Je l’y ai visitée et elle avait l’air de trouver cette expérience bénéfique. Mais quand elle a été autorisée à sortir, j’étais inquiète. Le médecin de Bryn voulait qu’elle intègre un programme pour travailler sur ses addictions et elle ne voulait pas y aller. C’est à ce moment là que j’ai su, réellement, que ce cycle n’était pas terminé.
Cette fois, quand Bryn s’est finalement suicidée, la voie qu’elle a empruntée vers la destruction était pavée des mêmes problèmes non résolus. Elle allait très très bien.
La dernière fois que je l’ai vue, elle était pleine d’énergie, présente, attentionnée, drôle. On a dansé devant l’église Saint Mark où jouait un groupe de musique de Noël. Deux jours avant sa mort, nous avons prévu un diner entre ami∙es chez moi. Des proches remarquaient à quel point elle semblait heureuse, que ses médicaments semblaient fonctionner. A quel point elle allait bien.
C’est alors que, comme cela arrive dans la vie de chacun∙e, Bryn a eu un conflit ordinaire [2] avec son partenaire. Mais évidemment, l’habitude ancrée du trauma combiné à l’anxiété et à sa longue expérience de la dépression est remontée. Et vu qu’aucune méthode n’avait été mise au point dans sa vie pour savoir quoi faire lorsque ça montait - elle a sombré dans la détresse et a commencé à détruire. Elle a bu une bouteille de vodka. Et je tiens à dire ici, qu’aucune personne que je connaisse ne s’est jamais suicidée en étant sobre. Elle a écrit une lettre de suicide extrêmement agressive et punitive, exprimant une rage aveugle dirigée contre les personnes les plus proches d’elle. Et la lettre se concentrait tellement sur faire du mal aux autres qu’elle ne contenait aucune reconnaissance du fait qu’elle était en réalité en train de mettre fin à ses jours. Sa lettre révélait sa logique intérieure, complètement à côté de la plaque par rapport aux événements se produisant dans le monde extérieur. À de nombreuses reprises j’aurais aimé qu’elle passe cette journée dans un groupe de parole (12-step meeting [3]), qu’elle appelle son sponsor [4], et demande à ses ami∙es et médecins du soutien pour se faire à nouveau hospitaliser dans l’environnement positif du NYU. Mais, à cause de l’alcool et de la dépression, le fait que ces conflits pouvaient totalement se résoudre lui a complètement échappé. Lorsqu’elle a invoqué dans sa lettre les nombreuses femmes trans et queer mortes et suicidées, listant leurs noms, ce n’était que pour proclamer, de toute sa rage et de toute sa douleur, qu’en fin de compte, ces morts n’avaient aucun impact - ce qui est l’opposé de la vérité. Ces morts nous ont dévasté∙es, et clairement, elles ont contribué à ce que Bryn s’ôte la vie.
Non, sa lettre était écrite sans nuance, depuis sa vison alcoolisée, angoissée, incapable de voir autour d’elle, ne visant qu’à blesser quelques personnes. Celles et ceux qui l’aimaient le plus. En fait, le mot supposait que quand Gaines rentrerait du travail et trouverait la porte barricadée, et la découvrirait morte, il appellerait la police, et que ça serait eux qui s’occuperaient du corps et de la scène du décès. Mais en fait, Gaines a forcé la porte, a vu qu’elle s’était pendue, et ensuite lui et Nogga ont coupé la corde qui retenait le corps, ont coupé le noeud coulant, et ont essayé de la réanimer par un massage cardiaque et du bouche-à-bouche. Mais elle était morte. Iels ont ensuite appelé les secours qui l’ont étendue sur le sol du salon.
Tout le reste de la soirée, celles et ceux d’entre nous qui sommes passé se sont retrouvé face au cadavre de Bryn sur le sol de l’appartement ses bras étendus et ses mains ouvertes. Je suis restée assise avec son corps pendant des heures, faisant face à la police, aux inspecteurs, au médecin légiste et ensuite au personnel s’occupant du transport. Identifiant le corps. A chaque niveau d’audition, à l’officier de police, à l’inspecteur de la criminelle, au médecin légiste, j’ai dit cette même phrase : « C’était une personne merveilleuse, avec un partenaire génial et plein d’ami∙es attentionné∙es ». « Alors, qu’est-ce qu’il s’est passé ici ? » demandait la police. « Elle n’avait pas de système pour tolérer la frustration » j’ai répondu. J’ai signé le formulaire d‘identification du corps. Et ce faisant, j’ai passé une grande partie de la nuit à la regarder morte étendue sur le sol. Ça n’était pas son fantasme de suicide - être étendue au sol avec un officier de police scotchant son noeud coulant à sa jambe, ses proches anéanti∙es, ses soeurs et sa communauté menacées par son exemple. Le policier marchant sur son lit avec ses chaussures.
Il y a eu beaucoup d’actes de tendresse ce soir là. Je me souviens particulièrement d’Elias se portant volontaire pour appeler la mère de Bryn et lui dire ce qu’il s’était passé. II fit preuve d’un sens de la responsabilité profond et attentionné, et de tendresse dans la manière dont il lui apprit cette terrible nouvelle. J’ai vu Nogga et Jax nettoyer précautionneusement après que le corps de Bryn ait été emporté par les employés de la police. La mère et la soeur de Nogga faisant du thé avec amour. Dr. Zill Goldstein, que Bryn appelait « la seule docteure qui m’ait jamais écoutée », donnant ses antécédents, en privé, au médecin légiste. Et tou∙te∙s les ami∙es venues donner de l’amour à Gaines, le prendre dans leurs bras, être pleinement avec lui et lui donner tout l’amour qu’il mérite. C’est ce que nous faisons quand nos ami∙es mettent fin à leurs jours. Ce sont les détails des conséquences de cet acte. C’est ça que le suicide produit réellement. Ça ne cause rien d’autre que du désespoir. Ça ne nous venge pas. Ça met fin à une vie remplie d’amour et de promesses. Ça appauvrit le monde et ça crée plus de mort. Vu que de précédents suicides de femmes trans et queer ont contribué à la mort de Bryn, nous devons nous assurer que le suicide de Bryn ne continue pas de causer la mort d’autres personnes. S’il vous plaît, nous devons arrêter avec ce mythe idéalisé que le suicide comblera un quelconque besoin, alors que tout ce que ça fait, c’est causer plus de souffrance. Nous devons cesser de nous suicider. C’est un acte de violence, qui aide à créer un futur violent.
Quand son corps a finalement été emporté, nous avons commencé ce rituel moderne, vu et revu -à présent habituel- qui consiste à appeler des personnes un peu partout dans le monde pour qu’elles comprennent ce qu’il s’est passé, avant qu’elles ne tombent dessus sur Facebook. Nous avons toutes et tous passé le jour suivant à prendre soin des gens, à leur faire savoir de manière attentionnée, et en personne, que Bryn avait mis fin à ses jours. Pendant que j’avais cette multitude de conversations, chacune source de douleur, je n’arrêtais pas de penser à ce moment à la NYU, Bryn dans son lit d’hôpital, tenant ma main, demandant « Pourquoi c’est arrivé ? ». Finalement, tard dans la journée, j’ai parlé avec Morgan Page au téléphone et elle a mis en lumière quelque chose que je trouve très important. Morgan m’a fait remarquer que Bryn n’avait jamais cessé de chercher une solution. Qu’elle essayait de trouver un traitement, encore et encore. Elle était allée dans plein de cliniques aux pratiques différentes et avait consulté une grande diversité de médecins et de thérapeutes. Elle avait essayé de s’inscrire à plein de cours et activités différentes. Elle essayait constamment de trouver la sortie du problème pour entrer dans sa propre vie, vraie et riche. C’est alors que j’ai pris conscience de l’évidence. Bryn Kelly est morte, et pas à cause de l’absence de communauté -elle débordait de communauté. Elle est morte parce qu’elle était pauvre et ne pouvait pas se payer le niveau de soin et de soutien sophistiqués dont une personne aussi intelligente et complexe avait besoin pour vivre pleinement sa vie.
Je crois désormais que Bryn Kelly est morte de pauvreté, de manque de soins. Que si elle avait pu être sure d’avoir un logement fixe, si elle avait pu intégrer un programme immersif, personnalisé, avec service complet, qui la reconnaisse et l’estime - comme nous la reconnaissons et l’estimons tou∙te∙s ici, peut-être que sa vie aurait pu être sauvée. Mais sans ça, elle ne pouvait pas atteindre un état ou la frustration provoquée par des difficultés ordinaires (normative) ne devenaient pas une emblème de toute l’oppression et l’invisibilisation, et de tout le poids institutionnel grotesques qu’on lui avait demandé de supporter.
Je ne vois pas la mort de Bryn comme un échec de notre communauté, mais plutôt comme une blessure à notre communauté aimante, attentionnée et pourtant fragile, agressée sans-cesse par un système punitif et indifférent. Nous devons arrêter de nous détruire nous-mêmes, tandis que les institutions qui nous font du mal restent debout, intactes. Dans cette situation, notre amour n’a pas pu surpasser cette cruauté et cet abandon institutionnels. Mais ça ne minimise pas à quel point nous nous donnons les un∙es aux autres, ni la beauté et la puissance et la richesse de combien nous nous aimons et nous tenons à coeur. Nous devons rester en vie, et remuer les enfers pour défendre les vivantes.
Où ce texte m’a t-il amené ? [5]
Ce texte m’a soulagé du poids de mon histoire, à un point où j’ai sangloté en le lisant, sentant des noeuds, dont l’habitude m’avait fait oublier la présence, se dénouer dans mon corps. Ce texte a remis en perspective mon histoire dans le vaste monde. Dans ce vaste monde, des personnes ont mot pour mot les mêmes conversations que moi avec leurs ami∙es qui viennent de tenter de se suicider. C’est qu’il y a ce subtil mélange d’angoisse et d’oppression que Sarah Schulman nomme « souffrance cumulative » : c’est ce qui nous pousse à détruire nos proches et nous-mêmes, plutôt que la source de nos problèmes, souvent difficile à atteindre. Cette souffrance cumulative nous empêche aussi de voir que ce que l’on vit comme des tragédies individuelles, nous visant personnellement, sont des choses qui arrivent à tout le monde. En somme, nos histoires sont aussi uniques qu’ordinaires : nous avons besoin de reconnaître cela pour nous ouvrir aux autres et faire le travail difficile et ingrat d’élargir notre point de vue et se demander dans quelle mesure nous avons nous-mêmes écrit et joué une partie de la tragédie qui nous accable.
Le lire m’a fait comprendre que je ne pouvais pas mourir d’une rupture sentimentale et que les responsables de mes envies de disparition ne portaient pas les visages de mes proches. Il m’a aussi fait comprendre que là où je me rassurais en pensant voir un choix conscient vers la mort, là où je voyais la fin prédestinée d’une existence maudite, il y avait un entrelacement complexe d’errance médicale, d’absence de soin, de traumatismes non adressés, de déni d’addictions, de détresse affective et de discrimination. Toutes ces choses ne sont pas aussi romantiques et fatales que l’appel du néant, mais les comprendre et les combattre me rend mon pouvoir, ma capacité d’action.
Lire et traduire ces mots, ça me fait réfléchir à la perte de proches et à ma propre disparition avec réalisme, en phase avec la réalité matérielle de mon existence. Ça me donne envie de vivre et de militer.
Il y a quelque chose que je crois avoir appris dans ce texte : dans ce vaste monde où nous pensons toujours être seul∙es et incompris∙es, nous ne le sommes pas.
Dans mon entourage queer, j’entends tout le temps parler de soin, presque comme un obsession, parce qu’on en manque si cruellement que notre souffrance en est décuplée (et que parfois, on en meurt. Et ces morts nous hantent). Souvent, on en a tellement manqué qu’on ne sait même pas à quoi ça ressemble, ni ce qu’on demande vraiment, ni de quoi on a besoin au fait.
Mais nous ne sommes pas des victimes du chaos, nous sommes des êtres humains tentant de survivre à des systèmes de domination intriqués.
J’aimerais qu’on commence à demander du soin aux personnes censées le fournir en premier lieu : celles et ceux dont c’est le métier, les institutions qui nous maltraitent, nous jugent et nous laissent à la porte. Nous pouvons exiger cela. J‘aimerais que les proches aidants aient conscience de ce qu’iels sont : des ami∙es et partenaires aimant∙es qui font de leur mieux et souffrent aussi.
Nous avons besoin de compassion envers nous-mêmes, envers nos communautés : nous ne sommes pas responsables de la mort de nos proches, mais ça ne veut pas dire que nous ne devons pas chercher à agir sur ce qui nous tue.
Ce texte est un appel à prendre courage, à s’encourager les un∙es les autres à regarder la réalité au plus près de sa complexité. À devenir ami∙e avec les pires parties de nous-mêmes et de nos proches. À se donner le courage de ne pas laisser l’oppression nous détruire nous-mêmes ou nous transformer en les pires versions de nous-mêmes.
C’est un appel à la révolte, à soigner nos blessures, à sortir la tête de l’eau, à se hisser sur nos culpabilités dévorantes pour mettre en place des réelles stratégies de changement social.
C’est une invitation à prendre la mesure de ce qui est en notre pouvoir, et de ce qui nous est imposé par les institutions qui nous maltraitent.
J’aimerais qu’on lutte avec les soignant∙es qui veulent mieux nous soigner et renverser les hiérarchies délétères des lieux de soin, le manque d’accès matériel aux lieux, prestations et examens de santé.
Je crois en nous, en notre pouvoir et en notre capacité de lutter.
(Bref, je veux la révolution.)
ÉLOGE FUNÈBRE POUR BRYN KELLY
ÉCRITE ET PRONONCÉE PAR SARAH SCHULMAN
VERSION ÉCRITE EXTRAITE DE RETRANSCRIPTION DE LA DISCUSSION
« QUEER SUICIDALITY, CONFLICT AND REPAIR » (OCTOBRE 2016)
DISPONIBLE SUR INTERNET À CETTE ADRESSE :
HTTPS ://TRANSREADS.ORG/QUEER-SUICIDALITY-CONFLICT-AND-REPAIR/
(SITE VISITÉ LE 7/9/2022)
TRADUIT DEPUIS L’ANGLAIS (US) PAR ARMOISE ET HÉLIAS
ILLUSTRATIONS DE HÉLIAS
VAISSEAU PAPIER EST UNE MAISON D’EDITION DIY.
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POUR NOUS CONTACTER : VAISSEAU-PAPIER@RISEUP.NET
SEPTEMBRE 2022
[1] Vous pourrez trouver la transcription dont nous parlons ici : https://transreads.org/queer-suicidality-conflict-and-repair/ (lien visité le 7/9/2022)
[2] Nous avons traduit normative conflict par “conflit ordinaire”, d’après la manière dont ce concept a été traduit dans d’autres ouvrages de Sarah Schulman. Normative conflict est un concept de sociologie : c’est lorsque une personne qui obéit à des règles sociales informelles/implicites se retrouve confrontée à quelqu’un qui obéit à d’autres règles sociales implicites. Les deux agissent de manière conforme à leur morale et ont l’impression de faire ce qui est juste, pourtant, il y a un désaccord.
Ce que Sarah Schulman appelle conflit ordinaire est plus spécifiquement centré sur la sphère intime/relationnelle : un conflit qui n’est pas déclenché par une injustice, de la violence, ou l’exercice d’un pouvoir institutionnel, mais par un désaccord, une incompréhension ou une incompatibilité des valeurs entre des personnes qui ont relativement peu ou pas de pouvoir les unes sur les autres. (ndt)
[3] 12-step meetings : programmes d’aide mutuelle et de soutien entre pairs autour d’addictions. C’est un protocole de guérison qui passe par les groupes de paroles, et la réalisation de 12 étapes qui donnent un cadre pour guérir et réparer des choses qui ont été brisées dans le contexte de l’addiction. Les Alcooliques Anonymes sont l’exemple le plus connu. (ndt)
[4] sponsor : personne ressource, dans le cadre des programmes en 12 étapes : ancienne consommatrice, désormais sobre, qui a une plus longue expérience du programme et qu’il est possible de solliciter en cas de difficulté liée à l’addiction ou impliquant l’addiction. (ndt)
[5] Dans ce texte, "je" sommes plusieurs personnes, dont les vécus divergent mais nous amènent à des endroits proches. Nous avons envie de partager ce pronom dans ce texte, et de rendre "nous" plus individuel, et "je" un peu moins.
Version audio de la brochure : https://audioblog.arteradio.com/blog/222202/podcast/222204/ce-que-nous-faisons-quand-nos-ami-e-s-mettent-fin-a-leur-jours-sarah-schulman
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