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Du mensonge radioactif et de ses préposés

mis en ligne le 12 novembre 2004 - Association contre le nucléaire et son monde

Avant-propos (mars 2004)

Depuis la publication des textes qui suivent, onze années se sont écoulées. Elles
ont vu un monde prendre forme, celui construit notamment sur la politique
négationniste des États nucléaristes au lendemain de Tchernobyl.

Selon les nucléaristes qui couvrent le désastre de Tchernobyl depuis dix-huit ans,
« près de 8 millions de personnes vivent actuellement dans des territoires contaminés par
l’accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl en 1986. Ces territoires représentent près
de 140 000 km2 et sont situés dans trois républiques de l’ex-URSS : la Fédération de
Russie, l’Ukraine et la République du Bélarus.
 [1] »

Les nucléaristes ne peuvent plus parler comme en 1986 de « radiophobie » (selon
les experts, « peur de la radioactivité dénuée de tout fondement » ) tant ce mot a suscité
de rejet parmi les êtres humains contraints de survivre sur des territoires contaminés
pour des centaines d’années. En Bélarus, les défenseurs de l’industrie nucléaire
collaborent avec le régime néo-stalinien et mafieux en place pour dissocier les
pathologies observées de la radioactivité (alors que 80% des enfants de Bélarus sont
aujourd’hui malades). Des scientifiques sincères (parfois inconscients des intérêts en
jeu) rompent l’omertà et ne peuvent plus s’exprimer publiquement. Certains sont
persécutés, comme le professeur Youri Bandajevsky, qui crève aujourd’hui dans une
prison de Gomel pour avoir établi le rôle du césium 137 dans l’apparition de multiples
pathologies : il a été condamné en 1999 à huit ans de prison à régime sévère par
un tribunal militaire.

Sous la houlette des experts nucléaires français, flanqués désormais de communicants
spécialisés dans la gestion du risque social (en ce moment Mutadis
Consultants) des équipes se relaient afin de tenter de restaurer ce qu’ils appellent la
« confiance sociale » et d’« occuper le terrain », comme l’a déclaré l’un d’eux. Après
Ethos 1 et 2 (1996-2001), ils viennent de lancer en 2002, Core [2], programme de
« développement durable sous contrainte radiologique ». Voici, à travers quelques
citations, la manière dont les experts internationaux s’intéressent aux conséquences
de Tchernobyl et contribuent au maintien et à la soumission des populations sur
les territoires contaminés.

« Dans un contexte de méfiance sociale envers les autorités et les experts, les populations se
sont trouvées dépossédées et incapables de faire face par elles-mêmes à la situation et ont par
conséquent subi un haut degré de stress (...) la « sur-psychologisation » de la situation reposait
sur des concepts erronés comme « radiophobie » et a été perçue par la population comme
un déni de ses propres inquiétudes, et a contribué à renforcer sa détresse, tout en accroissant
sa méfiance envers les autorités médicales.
 »

Heriard Dubreuil, directeur de Mutadis Consultants, The Ethos Project in Belarus (1996-1998) [3]

« Nous devons apprendre aux gens à vivre avec la radiation, surtout aux enfants et aux jeunes.
La nécessité d’impliquer les gens eux-mêmes dans le travail pour la réhabilitation des
territoires sinistrés est incontestable. La population ne doit pas rester passive envers son avenir.
Et notre objectif commun est de tout faire pour créer des conditions pour activer les
gens, créer des possibilités d’autogestion des risques radiologiques. Cette approche coïncide
complètement avec le principe national énoncé plusieurs fois par le président de notre
pays Alexandre Grigirievitch Loukachenko. Il a dit que nous tous nous devons travailler
manches retroussées. Chacun doit prendre en charge son propre destin.
 [4] »

Tsalko Vladimir, président du Comité Tchernobyl
de Belarus, organisme de l’État de Bélarus. Équipe Ethos.

« La qualité radiologique est recherchée dans la démarche Core comme la résultante
d’une dynamique de développement durable (sanitaire, alimentaire, environnementale,
agricole...) des territoires contaminés et non pas de façon isolée. (...) Un développement
sous contrainte radiologique
n’est envisageable que par une mise en synergie des acteurs
locaux, nationaux et internationaux dans le cadre d’une action en commun organisée pour
faciliter leur implication.
 [5] »

Programme Core

« Un des effets de l’accident de Tchernobyl c’est aussi d’ajouter une dimension, une qualité
supplémentaire, aux choses et à la vie. Cela se traduit par l’irruption dans le langage de
nouveaux mots, de nouvelles expressions, de nouvelles unités plus ou moins compréhensibles
.
Chacun doit s’approprier tout cela si il veut rester en prise avec cette nouvelle
réalité. La mesure de son environnement direct et des produits qu’il mange et la mesure
de son propre corps sont la seule façon pour chacun de s‘approprier la réalité de Tchernobyl
et de ses conséquences. Sans la mesure, le monde reste étranger, et les discours des experts
théoriques et incompréhensibles.Toutes les personnes engagées dans la co-expertise ont donc
fait beaucoup de mesures elles-mêmes et aussi ont fait faire beaucoup de mesures aux radiamétristes
des villages et aux professionnels de santé. (...) il a fallu s’appuyer sur les spécialistes qui ont beaucoup travaillé et progressivement trouvé leur rôle dans le processus de coexpertise
 : ceux des centres locaux du contrôle radiologique et de l’hôpital de Stolyn, ceux
de la station sanitaire et épidémiologique et ceux de l’Institut Belrad.
 [6] »

Jacques Lochard, Ethos, directeur du CEPN, Centre d’études sur l’évaluation de la protection dans le domaine nucléaire
créé par EDF, le CEA et la Cogema

« Dans un tel contexte, le principal enjeu est d’établir les bonnes conditions pour que l’exercice
de ces différentes fonctions se déroule dans la transparence et le pluralisme qui sont les
conditions de base de la confiance sociale, au-delà d’apporter à la population toutes les informations
et les éclairages qu’elle est en droit d’attendre sur les modalités de surveillance et de
contrôle des activités qui génèrent des expositions et sur les caractéristiques et les effets de ces
dernières. Dans le domaine de la radioprotection de la population, les modalités de gouvernance
des activités sont donc aussi importantes, sinon plus, que les mesures réglementaires,
organisationnelles et techniques qui assurent en dernier ressort la qualité
de la protection de chacun.
 »

Priorités en radioprotection - Propositions pour une meilleure protection
des personnes contre les dangers des rayonnements ionisants.

Rapport de la commission Vrousos remis à André-Claude Lacoste,
directeur général de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, le 2 mars 2004.

On notera que des mots et des expressions qui ne concernaient que les travailleurs
de l’industrie nucléaire (« culture radiologique », « qualité radiologique »)
ont vu, avec les progrès de la contamination radioactive, leur champ d’application
s’étendre à la société entière. Il s’agit d’impliquer le « non-expert » (la victime !) à
ce qui lui est imposé et infligé : l’adapter à une nouvelle nature étrangère et menaçante
créée par l’intégration d’un mode de production mutagène et cancérigène [7]. Il
faut diluer les responsabilités et laisser crever en silence. Le rapport français de la
commission Vrousos, intitulé Priorités en radioprotection - Propositions pour une
meilleure protection des personnes contre les dangers des rayonnements ionisants
, rendu
public le 2 mars 2004, vient confirmer que les experts français ont déjà intégré dans
leur novlangue destinée aux populations ce qu’ils ont expérimenté à Tchernobyl
(dans le jargon des experts, c’est le retour d’expérience [8] ...). Aussi, chacun doit savoir
que, lorsque éclatera la « surprise » (comme le directeur du CEPN, Jacques Lochard,
a récemment appelé la catastrophe nucléaire à venir), ce n’est pas de radioactivité
dont l’armée s’occupera mais bien de contenir la colère et l’angoisse des populations
pour assurer la continuité du « service public » de l’électricité « nucléaire ». Il faudra
donc que les irradiés avalent ce néo-langage, qu’il acceptent avec fatalisme de survivre
et de mourir en comptant les becquerels.

Nous avons décidé de republier la dénonciation de ce négationnisme que certains
d’entre nous avaient faite en 1993.

Au moment où, en France, le pouvoir nucléariste considère qu’il s’est suffisamment
renforcé pour pouvoir envisager de lancer le renouvellement du parc nucléaire, nous
avons jugé utile de montrer en partie sur quel terrain cette certitude se fonde : à la
fois sur la volonté de compromettre chacun avec l’industrie nucléaire (à coups de
campagnes de propagande publicitaire) et sur le fait que toute opposition s’est dissoute
dans le verbiage citoyenniste quémandeur et respectueux de l’État [9].

Nous avons ajouté au texte original Sage comme des images, texte répondant à
l’apparition du « Réseau pour sortir du nucléaire », en 1998. Il montre comment les
diverses variantes d’une opposition défaite se sont cristallisées pour ne laisser place
qu’à un lobby indigent dont les perspectives dérisoires consistent à culpabiliser le
citoyen sur sa consommation d’énergie, alors que ces fameux « choix énergétiques »
se font de toute façon sans lui. Soucieux de l’avenir d’EDF, ce réseau veut « développer
les économies et les énergies renouvelables [ce qui créerait selon lui] « un formidable
gisement d’emplois utiles et durables ».

Malheureusement, le nucléaire n’est pas un accident de l’histoire. Il s’inscrit dans
la course à l’industrialisation du monde, qui, avec ou sans énergies « renouvelables
 », s’accompagne d’un cortège toujours plus impressionnant de destructions de
masse, de guerres, et surtout d’un chaos social qui s’annonce désormais comme les
conditions de vie « normales » dans notre société.

Quelques ennemis du meilleur des mondes

À propos de ce que nous avons fait (1993)

À travers leurs campagnes de publicité qui se succèdent depuis
maintenant un an et demi, les nucléaristes cherchent, selon
le commentaire mi-bouffon, mi-mafieux d’un journaliste de télévision,
« à mouiller les Français avec le nucléaire », en martelant sa place dans
la société actuelle. Ils voulaient frapper les esprits des populations
réticentes mais désarmées, en claironnant effrontément leur réussite :
75% de l’électricité est d’origine nucléaire, et donc une perceuse
électrique est d’abord nucléaire, Bach est d’abord un laser, un gratin
dauphinois est d’abord un four à micro-ondes et l’amour n’existerait
pas sans l’énergie nucléaire. Il leur fallait enfoncer le clou pour
parachever la banalisation du nucléaire et l’occultation de son risque,
connu effectivement depuis Tchernobyl. L’essentiel est d’amplifier
et de peindre en verdâtre et en bleu E.D.F. la résignation à ce qui advient
et, dans cette résignation, de faire rimer « bien-être » avec nucléaire.

Pour mettre en évidence l’engagement bien particulier des uns
et des autres dans la banalisation et l’occultation du nucléaire et de ses
risques, nous avons trouvé plaisant, nous aussi, de repeindre, mais en rouge
sang, quelques-uns des auteurs les plus représentatifs de cette moderne
ignominie. Il ne s’agissait pas de créer une autre vérité construite
de toute pièce comme c’est le cas dans leur offensive actuelle, mais
de mettre en lumière les mécanismes qui ont permis de la construire.

De nos jours, pour faire scandale, il faut l’évidence de quelques
centaines de morts au sein d’une petite communauté organisée, comme
par exemple 4 000 hémophiles en France. Par contre, les effets dans
le public de faits, d’actes ou de propos illustrant, sur un point particulier,
le rejet universel du scandale des conditions existantes, ne suscite guère
d’intérêt. Le quadrillage des médias y a remédié, diabolisant, banalisant
ou dissimulant à loisir le sens de tout acte exemplaire. Ce que nous avons
fait subira, bien sûr, le même sort. Dans le cas où nous échapperions
au silence organisé, les uns parleront d’excès, voire d’actes terroristes
tandis que les autres y verront le signe d’un folklore étudiant hors saison.
Il nous revient donc de dire ce que nous avons fait.

Du secret, de la spécialisation,
de la déresponsabilisation et de la réalité présente

Aujourd’hui la puissance de l’organisation sociale est telle que les dirigeants
de la société peuvent ouvertement agir sur l’inconscient des individus pour
leur faire accepter les conséquences mortifères des choix qu’ils ont fait pour
eux. Aussi faut-il commencer par redonner un sens aux mots. C’est ce que
nous avons cherché à faire dans une époque où la lâcheté se donne pour
« responsable mais pas coupable », dernière expression de l’irresponsabilité
dans le langage gouvernemental. Cette manière de faire permet, selon les
moments, de s’abriter derrière les décisions d’une autorité supérieure, toujours
insaisissable, ou derrière les actes de lampistes.

Spécialistes et politiques se légitiment mutuellement dans la plus totale
irresponsabilité. L’un apportant sa crédibilité, l’autre le pouvoir nécessaire
au premier pour l’exercice de sa fonction.

Chez les spécialistes et les experts, le seul langage commun est celui
de l’argent et du pouvoir bureaucratique. Chacun s’occupe des étroites limites
de son domaine et, pour les vues d’ensemble, se fie aux spécialistes des
différentes représentations de la totalité. De fait, chacun compte sur la clairvoyance
de l’État et sur la main invisible du marché. « Ceux qui ont besoin
de l’expert, ce sont, pour des motifs différents, le falsificateur et l’ignorant. »
(G. Debord, Commentaires sur la Société du Spectacle)

Plus généralement, la déresponsabilisation de chacun face aux
conséquences de ses actes est facilitée par la parcellarisation des tâches.
Face à cette atomisation nous nous sommes donné pour but de faire apparaître,
dans le domaine particulier de la banalisation du nucléaire, le lien
entre les différents constituants d’une organisation dont le centre et les
finalités restent cachés. Le secret ambiant ne domine que grâce à la soumission
aveugle aux autorités et à la volonté de ne pas savoir ce qui
dérange. On ne peut vivre trop longtemps auprès de l’horreur sans en
refouler la perception. Les hommes de l’État sont les gardiens actifs de ce
sommeil.

Dans leurs catégories actuelles de spécialisation et de hiérarchisation,
les différentes professions, si éloignées de ce que l’on a appelé des
métiers, contribuent à l’établissement et à la perpétuation de la vie dépossédée.
Ici se découvre toute une armée de mercenaires, prêts à défendre
n’importe quoi, pourvu que cela leur rapporte et entretienne leur statut et
leur parcelle de pouvoir. Ils sont aveugles et voudraient nous crever les
yeux...

Tchernobyl,
catastrophe inassumable

L’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl est intervenue au
moment où l’implantation de l’industrie nucléaire était un fait accompli. Par
elle-même, elle était le démenti pratique de la prétention à une sécurité
absolue. En ôtant aux nucléaristes une bonne part de leur crédibilité, le
désastre a laissé transparaître au grand jour un démenti plus général de
toutes leurs prétentions à maîtriser la fission nucléaire et les effets des
radiations, à gérer l’ensemble du cycle du combustible, cela aggravé par
l’inexistence des progrès de la science, annoncés depuis plus de vingt ans.

L’affaiblissement du pouvoir soviétique, alors, n’a plus permis une
rétention de l’information comparable à celle qui eut lieu à Tchéliabinsk en
1957. À cette époque, les services secrets occidentaux passèrent sous
silence, en toute connaissance de cause, l’existence de cet accident majeur
pour ne pas nuire au développement de l’industrie nucléaire [10]. En mai 1986,
l’antagonisme Est-Ouest n’ayant pas encore disparu, la presse occidentale,
mise au courant par hasard, crut trouver là un moyen de discréditer définitivement
le régime soviétique.

Contrairement à ce que la presse et les pouvoirs occidentaux ont
voulu nous faire croire à partir de ce moment-là, la catastrophe de
Tchernobyl n’a pas tant montré l’incompétence du pouvoir soviétique que le
caractère ingérable d’une catastrophe nucléaire - et par là du nucléaire tout
entier. Un nuage au trajet capricieux ne connaissant de frontières ni nationales
ni idéologiques, l’existence d’une zone contaminée, grande comme la
moitié de la France, rendant nécessaire le déplacement de millions de personnes
vivant dans ces régions : autant d’éléments qui ne sont, sans aucun
doute, ni maîtrisables ni assumables d’un point de vue technique et sanitaire,
pour quelque pouvoir que ce soit. Ces éléments mènent avant tout,
dans leur hypothétique résolution, à une gestion inhumaine des personnes
réduites à l’état de « matériel biologique ». Seul un État dont on peut à peine
mesurer la teneur totalitaire est à même de traiter avec quelque efficacité les
effets d’une catastrophe nucléaire pour se consacrer en priorité à sa survie
et à la mise au pas des populations en laissant de côté les morts et ceux qui
sont contraints de vivre dans ces conditions mortifères.

Depuis, les effets de la catastrophe continuent, les terres et les êtres
humains restent irradiés. Le sarcophage de béton permet de moins en moins
de maintenir le réacteur sous l’éteignoir [11], à l’image du mensonge des experts
qui doit se faire toujours plus épais pour justifier l’énergie nucléaire.

De la gestion
de l’inassumable

Dans un premier temps, tous les pouvoirs nucléaristes se sont mis sur la
défensive. Quand leur force le leur permettait, ils ont cherché à se faire
oublier et, lorsque l’existence d’un fort sentiment antinucléaire rendait la
chose impossible, ils ont dû se replier sur des positions plus fragiles, allant
jusqu’à accepter de remettre en cause ponctuellement le développement
de l’industrie nucléaire, comme en Suède et en Italie.

Le consensus entre tous les pays nucléaristes pour gérer ce qu’ils
appellent « la crise sur les populations », autrement dit la peur du nucléaire
ayant été rétablie, leur premier objectif pour reconquérir le terrain perdu a
été de présenter cette situation inassumable comme maîtrisée, c’est-à-dire
de transformer la perception de la catastrophe et de ses effets en présentant
les mesures prises comme largement suffisantes. Ils créèrent une
zone interdite de 30 kilomètres de diamètre seulement. Ils envoyèrent
entre 600 000 et un million de liquidateurs (selon les sources), sans tenue
de protection, à une irradiation certaine. Ils organisèrent l’impossibilité
d’une appréciation réelle de la contamination. Ils firent tomber dans l’oubli
l’échec technologique des robots allemands et japonais qui, en pénétrant
dans les zones fortement irradiées, tombaient systématiquement en
panne. Ils employèrent les quelques médecins capables, par leur formation
et par leur place dans l’« establishment » nucléaire, de faire le rapport
entre les radiations et les effets sur les hommes, pour en rejeter officiellement
le lien de cause à effet. Ils envoyèrent Pellerin, directeur en France
du Service Central de Protection contre les Rayonnements Ionisants, proposer
là-bas des doses admissibles 10 fois plus élevées que celles reconnues
par les organismes internationaux. « Mais de toutes façons vous
n’avez pas les moyens de faire déménager la population », a-t-il alors
déclaré en privé [12], etc.

Les nucléaristes ont créé un nouvel organisme international, la
WANO (World Association of Nuclear Operator), pour renforcer leur
contrôle de l’information. On a pu mesurer la qualité de son activité, complétant
celle de l’AIEA, au moment de l’accident de Sosnovy-Bor près de
Leningrad le 24 mars 1992. Leur intervention à la source, malgré les contradictions
des versions officielles, a permis de cacher la réalité de l’accident.
Parallèlement, en 1989, l’AIEA, l’organisation internationale des États pour
la promotion de l’industrie nucléaire, s’est attelée à la tâche de présentation
nécessaire : une infrastructure gigantesque fut mise en place pour
prouver scientifiquement - c’est-à-dire selon l’acception moderne du terme
« scientifique », à l’aide d’un aréopage d’experts servant fidèlement leurs
employeurs nucléaristes - l’absence de conséquences notables de
l’accident et le sérieux exagéré des choix soviétiques sur le moment. Cette
falsification internationale des États a bien sûr abouti et ses résultats ont été
rendus publics au cours du printemps 91 lors d’une conférence de l’AIEA à
Vienne.

De la difficulté des nucléaristes à organiser une
défensive à cause de la méfiance des populations

Néanmoins, ce retrait défensif allait se révéler difficile à maintenir pour
l’industrie nucléaire confrontée à ses problèmes de gestion.

Depuis le début, le problème des déchets radioactifs était présenté
comme un problème d’intendance annexe résoluble en temps utile. Au
moment où leur accumulation a atteint un seuil qui exige une solution
rapide et, puisque aucun progrès n’avait été fait, les nucléaristes ont voulu,
à partir de l’automne 87, imposer en France, comme par le passé, une solution
en catimini, quitte à employer éventuellement la force, si la méthode
du secret se révélait impossible. Le camouflage en profondeur des déchets
devait leur permettre, avant tout, de continuer au moindre prix. Mais, dans
un contexte de méfiance généralisée à l’égard du nucléaire, cette méthode
a immédiatement soulevé une opposition farouche des populations
concernées.

Le gouvernement de l’époque a préféré geler ces projets par un
moratoire en février 1990, parce que les réactions qu’ils entraînaient
auraient pu être trop coûteuses politiquement. Simultanément, pour jeter
un peu de poudre aux yeux et tester l’opinion, un pseudo-débat scientifique
fut organisé dans quelques revues spécialisées ou officines parlementaires
pour établir la validité de la démarche. C’est dans ces circonstances
qu’un certain Ghislain de Marsilly apporta son petit caillou à cette grande
oeuvre. (voir annexe 2 : « Lettre ouverte à Ghislain de Marsilly »)

Au centre de l’acceptation du nucléaire, depuis le début, les experts
scientifico-techniciens étaient là à leur affaire. De manière générale, les
techniciens ne sont pas les humanistes en quête de connaissances que les
scientifiques purent être. Ils sont intimement liés à l’armée qui a le droit
de cuissage sur tous les brevets qu’ils déposent [13]. Mais ils sont surtout aux
ordres de l’industrie qui, ayant défini à chacun son champ de travail
séparé, fait appel à tous ses salariés pour jouer la scène de la science unifiée,
outragée par l’« obscurantisme » de ceux qui révèlent ses nuisances [14].
Ils ont pour fonction de justifier systématiquement tout ce qui advient. Ce
sont des producteurs d’ignorance, car il leur suffit de ne pas regarder un
problème pour qu’il n’existe pas. Ils sont formels. Ils tirent leur valeur marchande de l’ignorance qu’ils entretiennent dans les populations en
semant la confusion. De la même manière qu’ils couvraient l’industrie chimique
en assenant l’argument que tout est chimie, assimilant la biochimie
à la chimie industrielle, ils disent que tout est atomique, sans préciser que
sur les 109 éléments de la classification des atomes, 19 d’entre eux,
aujourd’hui largement diffusés sur la surface de la Terre, n’existent qu’à
cause de l’industrie nucléaire.

De l’opposition

Dans les années 70, l’opposition qui se constituait sur le terrain écologique
n’avait pas réussi à remettre en cause la société en critiquant les effets de
la logique économique.

Cette impuissance a amené, dans les années 80, une bonne part des
membres de cette opposition défaite à chercher une solution aux problèmes
de leur activité sur le terrain électoral. C’est-à-dire sur le terrain de
l’État. Aujourd’hui, tous les médias saluent leurs percées électorales comme
autant de victoires, alors que l’appareil des Verts, n’ayant pas su tirer les
conséquences du refus qu’il prétend représenter, se contente désormais de
discuter du rythme de la dégradation en s’associant à sa gestion.
L’inexistence présente d’une autre alternative leur permet pour le moment
de figurer le changement. Cette évolution de l’opposition explique en partie
l’absence d’un refus conséquent, à même d’exiger ne serait-ce que
l’arrêt du nucléaire.

Après Tchernobyl, les quelques scientifiques non soumis à la version
officielle des nucléaristes et décidés à ne pas accepter cette situation,
étaient isolés. Leur opposition n’étant pas portée par des forces sociales
permettant de donner consistance aux perspectives induites par leurs positions,
elle ne pouvait que rester dans le cadre de la vision des choses
dominantes.

C’est pourquoi, sur ce terrain aussi, les nucléaristes peuvent associer
petit à petit certains de ces opposants sur la défensive à une espèce de
cogestion, d’autant qu’ils se donnent, quant à eux, quelque apparence de
souci de l’environnement (préoccupation sur l’effet de serre, etc.), en
détournant le langage écologique pour les besoins de leur propagande. Le
jeu pipé des experts et des contre-experts en est l’illustration.

De la réalité de la puissance des nucléaristes
à la banalisation du nucléaire

Le lobby nucléariste a plusieurs fois réussi à se tirer des mauvais pas dans
lesquels il s’était fourvoyé, notamment à l’occasion de l’accident de
Windscale en 1957 (rebaptisé aujourd’hui Sellafield afin d’en effacer la
mémoire) et de Three Miles Island, où les célèbres enceintes de confinement
n’ont pu empêcher l’explosion qu’au prix d’importants lâchers de
radioactivité dans l’atmosphère. Le pouvoir que ce lobby a acquis dans
l’État grâce à son imbrication avec le militaire ne pouvait que se renforcer
en s’étendant au domaine civil, puisqu’il s’est agit alors pour lui, de gérer
de manière centralisée un domaine sensible, celui de l’énergie, élément
essentiel pour soumettre la société humaine à l’économie. Cette gestion a
donc existé sans contredit et en dehors de tout problème de rentabilité
directe (le coût du nucléaire est incalculable).

Tchernobyl fut un accident autrement plus sérieux que Three Miles
Island, puisqu’il était impossible d’en cacher la réalité : rien n’avait empêché
ni confiné l’explosion et donc rien ne permettait d’en contester l’existence.
Tout observateur impartial, c’est-à-dire non soumis au brouillage des
médias, aurait pu pronostiquer une fin relativement proche du nucléaire.

À la suite de cet accident et de la confusion qui a suivi, il était logique
de voir les nucléaristes au banc des accusés. Cela n’a été le cas que pendant
un court moment. Leur volonté de se faire oublier a rapidement porté
ses fruits. Alors que les populations restaient sans voix, le débat sur le
nucléaire est retourné rapidement dans le giron des spécialistes, le refus
s’est laissé accaparé par toute une pléthore de spécialistes de la contestation
soudainement promue au rang de représentation cogestionnaire.

La première réussite des nucléaristes tient dans le fait que, bien que
la confiance aveugle en cette technique ait été largement ébranlée par les
faits, les programmes nucléaires à longue échéance n’ont pas été infléchis
de manière notoire [15].

D’une situation qui semblait désespérée, les nucléaristes ont réussi à
se sortir quasiment indemnes. Le véritable tour de force consiste à avoir
rétabli rapidement un très large consensus, bien que construit sur la résignation
 : les réalisations technologiques les plus prestigieuses d’un modèle
social qui domine le monde apparaissent nécessaires partout.

L’État, pour promouvoir le nucléaire, s’était avant tout appuyé sur les
scientifiques et les médecins chargés d’« établir » la fiabilité et l’innocuité de
la technique et organiser l’invisibilité de ses effets. Parallèlement, quelques
architectes, connus pour leur zèle de chevaliers de l’urbanisme qui détruisent
les villes historiques pour y substituer des villes nouvelles et des caricatures
d’habitations, avaient été soigneusement choisis afin de donner un
peu d’« esprit » au projet dément des centrales. Après avoir abandonné le
projet initial de cacher les centrales sous terre, ces architectes ont su en
faire des temples à la gloire de notre temps, qu’on visite comme Beaubourg
ou l’arche de la Défense. C’est pourquoi il nous a semblé d’utilité publique
de murer l’agence de Willerval, un de ces chantres de l’urbanisme (voir
annexe 1
 : « Des mètres cubes par centaine, des curies par milliers »)

Aujourd’hui dans un monde transformé par ce désastre, les nucléaristes
tirent parti de l’état de fait et profitent du caractère illusoire de l’opposition
existante. C’est ainsi que nous les voyons, sans vergogne, redonner un
nouveau sens « humain » à leur activité, pour acquérir une nouvelle crédibilité
en remplacement de celle qu’ils ont perdue. Leur emprise sur la société
est telle que même la disparition de l’affrontement Est-Ouest, qui entraîne
petit à petit la disparition de leur nécessité militaire, ne remet pas en cause
leur existence au-delà de quelques problèmes tactiques. Ici en France, ils
sont au-dessus du petit jeu politique ; ils savent pertinemment que les décisions
d’un gouvernement aux abois, comme par exemple celle de l’arrêt de
Creys-Malville, ne sont que de circonstances. Ils sont plus proches des intérêts
de l’État que les gouvernants qui se succèdent.
Tout en établissant internationalement une version officielle volontairement
confuse de la catastrophe de Tchernobyl, les nucléaristes se sont
attachés, dans l’organisation de leur défensive, à transformer la perception
du nucléaire et de ses effets au quotidien. Pour mettre en place la police
de la perception à même de réaliser cette tâche, ils ont fait appel à tous les
moyens que l’époque pouvait leur procurer. Pour faire accepter l’idée que
le nucléaire, tout comme leur existence, est indispensable, ils ont eu
recours à toute une palette de mercenaires, utilisant des vétérans (médecins,
scientifiques, architectes) ou faisant appel à des professions qu’ils
n’avaient pas sollicitées jusque-là.

De leur défensive

Puisque les nucléaristes n’avaient pas affaire à une opposition construite
qui les aurait contraints à faire face publiquement au démenti pratique et
à la dangerosité de leurs hypothèses scientifiques, il leur a suffi de qualifier
d’irrationnels et d’inconscients les opposants qui n’étaient pas assez complaisants
pour se laisser entraîner dans la cogestion. Ils ont alors engagé
une guerre contre l’« irrationalité ». Le conflit ne se réalise désormais plus à
l’aide d’arguments d’apparence objective, mais consiste à manipuler l’opinion
et à policer les subjectivités.

Il nous a bien fallu commencer par les curés, car dans ce domaine ce
sont les plus vieux spécialistes. Si laïc soit-il, un pouvoir requiert l’approbation
d’autorités surnaturelles pour asseoir sa légitimité. Dans ce sens, il
importe de savoir que le Vatican possède des représentants à l’AIEA. Au lendemain
des luttes sur les sites d’enfouissement de déchets radioactifs au
printemps 1990, par peur de voir les autorités catholiques suivre ce mouvement
par opportunisme - tel l’évêque d’Angers qui alors avait déjà pris
parti pour ses ouailles - les nucléaristes se sont empressés de se faire établir
un certificat de moralité. L’absolution du nucléaire ne dépareille pas des
simoniaques habitudes des hiérarques religieux : quand ces marchands du
temple louent le nucléaire, ils font leurs béats, et les sacrés mensonges de
leurs clients deviennent des mensonges sacrés. La maison d’édition des
hiérarques lyonnais ayant rédigé le certificat de moralité demandé, elle a
reçu la visite d’un collectif contre le paradis nucléaire. (voir annexe 1 : « Le
nucléaire vaut bien une messe »)

Même tout-puissant, un pouvoir doit développer une culture reflétant
son appartenance à l’humanité. Après 86, les nucléaristes en ont multiplié
les manifestations. Les « artistes » à la solde ne se contentent plus
d’enjoliver leurs maîtres dans des portraits de commande. C’est leurs
déjections que leur labeur les contraint maintenant à travestir en chefsd’oeuvre
d’un monde « naturel et humain ». Auparavant, déjà, un certain
Cardot avait reçu des tripes en pleine figure pour avoir installé des moutons
en plastique sur la pelouse de la centrale de Cattenom. Tout comme
un certain nombre d’autres peintres, sculpteurs ou artistes, Pierret aurait
mérité un traitement similaire après avoir reproduit « l’ère du Verseau » sur
la centrale de Cruas. Il l’a échappé belle, celui qui peint des fresques au
talkie-walkie et aux jumelles, comme on repeint la cage d’escalier avant
les élections.

La suprématie d’un pouvoir se mesure à l’efficacité de son organisation
du travail. La mécanisation et l’informatisation du travail qui pouvaient
libérer les hommes de ses contraintes ont surtout servi à créer plus de
dépendance par rapport à l’emploi ou à son manque. Avec les syndicats, les
nucléaristes ont trouvé une complicité idéale. Défenseurs de l’outil de travail,
quel qu’il soit, ceux-ci n’ont pas d’états d’âme. On a encore vu récemment
toutes les organisations syndicales locales manifester pour le redémarrage
de Superphenix. Le 3 juin, « des individus, non contents de se passer
de syndicats, ont copieusement aspergé de sang les locaux de la Vie
Ouvrière, organe de la CGT, afin de dénoncer sa collaboration morbide au
nucléaire ». (voir annexe 1 : « il faut savoir terminer une époque »)

L’intérim, forme avancée de l’esclavagisme moderne, partie intégrante
de plus en plus nécessaire de l’organisation du travail, apparaît tout
à fait adaptée aux basses besognes de l’industrie nucléaire. Il prend le
visage de la liberté et du « droit au travail ». Pour les employeurs, nul besoin
de ménager des montures si aisément remplaçables. Le suivi médical ne
dure que le temps de l’emploi, et les conséquences à plus ou moins long
terme se trouvent occultées pour les nombreux intérimaires travaillant dans
les centrales françaises, comme ce fut le cas pour « les liquidateurs » de
Tchernobyl, si fatalement liquidés.

Après l’irradiation brutale de trois intérimaires à Forbach, le directeur
de l’agence intérim qui leur avait proposé cet emploi aller-simple fut
aspergé de sang, en même temps que son bureau (voir annexe 1 : « trois
irradiés à Forbach »)

Mais un pouvoir utilisant des moyens sophistiqués dans la domination
de la nature doit d’abord faire valoir que son activité, non seulement
n’est pas néfaste, mais est bénéfique à la vie des populations. C’est à ce
rude labeur que s’emploie la bureaucratie médicale, tout comme le font les
scientifico-techniciens.

Ceux qui avaient vaincu la variole ou la lèpre étaient autres que ceux
qui ont bassement capitulé devant les radiations nucléaires, la chimie agroalimentaire
ou les modernes conditions de vie. Celles-ci ne se contentent
pas de déprimer les psychismes, mais dépriment également l’immunité, faisant
ainsi le lit des maladies infectieuses et des cancers. L’occultation du
psychosomatique et des causes sociales des maladies « naturelles » reste
une nécessité pour dédouaner la société, et déresponsabiliser les consciences.
Distribuer des camisoles chimiques permet à ces techniciens chargés
de la maintenance des travailleurs de concilier les intérêts de l’industrie chimique
et l’acceptation de la survie dans cette organisation sociale si pathogène. Contradictoirement, mais en toute logique avec ses intérêts, chaque
fois que leur continuation s’oppose à cette règle, ils savent casser le dogme.

Puisque l’immunité est également la cible des radiations ionisantes [16],
la bureaucratie médicale fut contrainte, pour dédouaner les radiations, de
reconnaître brutalement l’importance sociale et l’origine psychique des
maladies. Après Tchernobyl, quand il ne semblait plus possible de nier les
effets des radiations, ils inventèrent la « radiophobie », peur par définition
« irrationnelle » des radiations qui serait la principale responsable des
conséquences de l’accident. (voir annexe 2 : « Au temps du mensonge
déconcertant »)

De la contre-offensive

Après avoir établi leurs lignes de défense et investi, avec succès, le champ
de la vie sociale, le moment était venu pour les nucléaristes de reprendre
l’initiative. Ce sont les publicitaires qui ont eu la charge de réaliser ce passage
à la contre-offensive. Leur fonction est, en effet, de dresser des individus
à prendre les carences de leur vie pour un épanouissement, grâce à
divers ersatz qu’ils peuvent acheter, et de les empêcher de voir ce qu’ils ont
devant les yeux pour ne retenir que des images idylliques. Étant établi que
le nucléaire était un domaine réservé aux spécialistes, il ne restait plus aux
publicitaires qu’à forger et implanter l’idée qu’il était le passage obligé du
progrès, de la vie moderne : « le nucléaire ou l’âge de pierre » ; de sorte que
cette idée puisse exister comme un réflexe conditionné en toutes circonstances
et surtout en cas de sondage. (voir annexe 2 : « les branchés devant,
le nucléaire derrière »)

Des conditions modernes
de la vie sociale

Certes, les rencontres que nous avons faites avec quelques mercenaires des
nucléaristes et celles que nous avons différées sont loin de constituer une
liste exhaustive des compromissions dans la banalisation du nucléaire. Elles
suffisent pourtant à donner un aperçu révélateur de la manière dont la
défensive des nucléaristes s’est attachée depuis l’automne 87 à dominer les
secteurs qui participent à la constitution d’une fausse conscience. Les professions
sur lesquelles ils s’appuient reflètent parfaitement les conditions
de la vie moderne. Ils bénéficient donc aussi du concours des spécialistes
de la gestion de l’opinion publique par lesquels l’organisation sociale voudrait
substituer à la vie publique sa représentation. Ils sont là, avec les instituts
de sondage qui voudraient remplacer les manifestations de l’opinion
publique par le sondage ; avec les hommes politiques qui voudraient se
contenter de cet escamotage pour se borner à la gestion de l’État ; avec les
journalistes payés pour présenter cette misère comme une grandeur ou,
pour les plus retors, comme une malédiction nécessaire.

Les organismes de sondage servent tout autant à distinguer et à
mesurer certaines caractéristiques de l’opinion qu’à fabriquer de toutes pièces
une certaine représentation. Par le biais de l’interrogatoire d’échantillons
moutonniers, arbitrairement taxés de « représentatifs », le public,
spectateur de l’opinion qu’on lui prête, est incité à plier devant les « inférences
 » statistiques [17]. Dans la mise en scène de l’apparence « démocratique »,
il faut noter la difficulté d’une telle activité. La fabrication d’une représentation
s’oppose à une information effective des décideurs sur l’état
d’esprit des populations. De sorte que, si les résultats des sondages
consécutifs aux campagnes de publicité d’E.D.F. n’ont pas été rendus
publics, c’est parce qu’ils n’avaient pas atteint leur but et étaient encore
inutilisables comme moyens de propagande.

Face à l’écroulement du cadre de leurs idéologies qui s’est accéléré
avec la disparition de l’affrontement Est-Ouest, les politiciens ne peuvent
plus dissimuler qu’ils sont d’abord des techniciens de la gestion étatique et
économique. Pour échapper au mépris généralisé qu’ils suscitent, ils
essayent de rénover leurs moyens de domination et de retrouver une crédibilité,
mais ils le justifient à chaque fois. Leur expérimentation les a amenés à voler au secours du nucléaire en butte à la méfiance des populations. En 1974, toutes tendances confondues, ils avaient donné carte
blanche aux nucléaristes. On peut lire l’évolution des masques de leur soumission
dans les rapports successifs de l’Office Parlementaire d’Évaluation
des Choix Scientifiques et Technologiques. Dans le rapport Bataille, commandé
au moment du moratoire imposé par les luttes sur les sites d’enfouissement
de déchets hautement radioactifs en 1990, il a d’abord été
question de transparence, de mettre le nucléaire sous la tutelle de la démocratie
que représenterait le parlement. Un an plus tard, un calme apparent
étant revenu, le rapport Le Déaut s’aligne ouvertement sur les positions des
nucléaristes et leur laisse tous leurs anciens privilèges. Il se contente de
conseiller de repeindre la maison. Après de laborieuses recherches, ils ont
découvert que tout le mal venait de ces populations qui croient de moins
en moins ce qu’on leur dit en déclarant : « les minorités ne doivent pas
imposer leur phobie ». (Christian Bataille, le 12/1/93).

La vanité contemporaine de l’activité des « politiques » trouve ses
défenseurs chez les apologistes de cette organisation sociale. Les journalistes,
qui se présentent eux-mêmes comme le « 4e pouvoir » censé
garantir le fonctionnement de ce qu’ils appellent la démocratie, sont en fait
la force de persuasion qui frappe les esprits et les soumet à la propagande.
Marchandises eux-mêmes, ils ne sont que des producteurs de marchandises.
Entre autres qualités, ils ont celle d’être vénaux. Avec Tchernobyl, les
pouvoirs ont appris que pour rester maîtres de l’information, il était devenu
nécessaire de reprendre en main l’éducation et le contrôle des journalistes ;
ils en ont testé les moyens pendant la guerre du Golfe où l’on a pu voir
toute cette valetaille se mettre sans pudeur au garde-à-vous face au massacre.
Pour s’assurer les services de nombre d’entre eux, les nucléaristes les
soudoient. Du fait des origines scientifiques du nucléaire, ils peuvent se
payer des Chevalet sans encourir l’opprobre de ceux qui s’offrent un PPDA.

De l’image à la réalité,
le risk-management

Périodiquement, la presse claironne les dernières victoires de la science à
l’actif des nucléaristes. Mais avant que les questions suscitées par ces victoires
aient pu être posées, elles ont disparu de la scène. Et pour cause, puisqu’elles
renvoient à une situation post-catastrophe : wagon de Pellerin pour
trier les rescapés d’une catastrophe nucléaire, expérience de l’IPSN (Institut
de Protection et de Sûreté Nucléaire) pour tester une catastrophe en miniature,
expérimentation par l’IPSN de plantation de datura à Tchernobyl pour
piéger la radioactivité (en réalité, le césium seulement), etc.

La catastrophe est là, au centre des préoccupations de cette époque.
Désormais, il s’agit de coordonner toutes les forces disponibles pour l’avant,
le pendant et l’après de celles à venir. Leur caractère ingérable
explique les différentes écoles qui s’opposent sur les principes, tout en se
rejoignant sur les buts. Les anciens : les Pellerin, Tubiana et consorts,
conformément aux traditions de la caste nucléariste, parient aveuglément
sur la puissance incontestée de la force publique et, finalement, militaire.
Les modernes, eux, soutiennent que ces forces, seules en mesure de
maintenir l’existence de l’État, doivent être épaulées idéologiquement.
C’est ainsi qu’une nouvelle spécialisation sociologique est née : la risquologie,
c’est-à-dire l’étude des conditions et des moyens de la survie de
l’État et du mode de production en situation de catastrophe, présentée
comme relevant de l’intérêt général. Au-delà de la prévention des catastrophes,
il s’agit de préparer les populations à leur possibilité : mise en
place d’une culture du risque pour faciliter la communication de crise lors
des accidents à venir et permettre à l’ordre musclé de gérer des millions
de personnes humaines.

Nous nous sommes rendus chez Patrick Lagadec, un des fondateurs
de cette école. Après une brève explication sur le sens de ses actes, nous
l’avons quitté rouge de ... (voir Annexe 1 : « La risquologie face au risque au
logis »)

Il est minuit
dans le siècle

Ainsi, dans cette époque, celui qui veut échapper à la chape de plomb
médiatique et savoir ce qu’elle cache, peut facilement discerner qu’en
matière de nucléaire il ne s’agit pas d’adapter celui-ci à une société
humaine, mais, vaille que vaille et quel qu’en soit le prix, de soumettre
l’humanité au nucléaire. Comme pour tout le reste, il s’agit de continuer la
fuite en avant.

Ce que nous avons fait avait pour but de souligner, de diverses
manières, la façon insidieuse dont une réalité aberrante est banalisée de
nos jours et le point atteint par « ... les forces de l’inertie, dévalant toujours
plus vite la pente de l’horreur programmée... » (Encyclopédie des
Nuisances, Discours préliminaire). Au-delà de cette dénonciation, notre but
est de contribuer à remettre en discussion l’aberration présente, pour
échapper à sa logique suicidaire. « C’est une machine, vivante il est vrai,
mais composée de rouages humains ; mais elle marche devant elle, comme
animée d’une force aveugle et pour l’arrêter ; il ne faudra rien moins que la
puissance collective, insurmontable d’une révolution. » (É. Reclus)

Pour finir, il est bon de préciser que l’activité que nous avons eue ici
n’est qu’un moment lié à la faiblesse de l’opposition. En mettant en évidence
le lien entre différents secteurs apparemment séparés, nous avons
voulu montrer que la dépossession est le fondement sur lequel est
construite l’unité de la société existante.


ANNEXE 1

LE NUCLÉAIRE VAUT BIEN UNE MESSE !

« Quelques comportements d’ecclésiastiques au cours des cinq dernières
années lors de problèmes locaux ont fait craindre à des responsables d’EDF
une réaction “globalement négative” des autorités religieuses en cas
d’incidents graves. Pour prévenir les malentendus, il leur a paru bon
d’informer avec exactitude et de dialoguer de façon approfondie. »

« Chacun pressent qu’il y a là des choix politiques qui nous concernent, bon
gré mal gré, nos responsabilités sont engagées. Pourtant qu’y pouvons-nous ?
La question morale est aussi celle de nos contradictions entre les soucis
écologiques et la demande croissante de consommation d’énergie. »

Monseigneur Gérard Defois « Pour une éthique de l’énergie nucléaire »
(Les cahiers de l’Institut Catholique de Lyon).

L’État, cet apprenti-sorcier, joue à l’alchimiste moderne à l’aide d’incantations
politiques, et ne parvient que trop bien à faire miroiter de l’or et de l’argent à
partir du nucléaire.

Mais Tchernobyl et autres expériences malencontreuses ayant mis à jour la
supercherie, l’État demande à ses compères d’EDF d’aller trouver les curés,
bouffons sinistres si habiles en saintes illusions, pour recevoir la confession de
son infortune et leur donner sujet à croisade.

L’absolution ne tarde pas !

Trouvant là l’occasion de revenir à la cour s’engraisser quelque peu, ces bouffeurs
d’hostie prêchent à coups de sermons modernes les bienfaits du nucléaire,
cette corne d’abondance dispensatrice de travail, de progrès, de luxe..., et à
laquelle on s’est si bien habitué qu’il serait immoral et impie de s’en séparer !

Difficile à faire croire ? Que non !

Si prestes sont-ils à servir leurs maîtres, qu’ils réussissent à transformer aux yeux
des crédules le poisson irradié en poison moraliste.

« Faussaires et tricheurs courent de par le monde et sont avec les fous comme
l’ongle avec le doigt. »

Mais vous apprendrez à vos dépens, curetons-bouffis, que vous n’êtes pas les
seuls à vous prêter aux facéties...

Collectif contre le paradis nucléaire,
Lyon, le 7 avril 1992

TROIS EMPLOYÉS GRAVEMENT IRRADIÉS PAR UN ACCÉLÉRATEUR DE PARTICULES A FORBACH

 [18]

« Étaient-ils au moins informés des dangers qu’il y avait
à pénétrer à l’intérieur de la machine ? Je pense que oui,
et puis il y a des règles de sécurité strictes à respecter,
comme j’ai pu moi-même m’en rendre compte. » (Interview de S. Vuillemain,
directeur de l’agence Manpower
Républicain Lorrain 10/09/91)

Cette ordure joue la respectabilité, s’accrochant à l’image idyllique que l’intérim
veut donner de lui-même : un élément à part entière de la vie économique qui
répond à toutes les demandes et peut faire face à toutes les situations au mieux
des intérêts des entreprises, et qui d’autre part procure une liberté sans bornes
à tous ceux qui lui font confiance pour trouver du travail.

Mais quand la mécanique se dérègle, la réalité de l’intérim, plus triviale, perce à
travers ce brouillard d’absurdités mensongères. L’image de sérieux dont jouissent
dans l’économie ces négriers modernes s’explique aisément : ils négocient
au mieux la marchandise humaine, ils ont constitué un marché du travail parallèle
adapté à la demande fluctuante des entreprises, participant activement à la
dissolution des anciens rapports de travail, et leur savoir-faire permet à leurs
clients de faire de substantielles économies. Ainsi, il leur procure les moyens de
contourner les coûteuses règles de sécurité.

On savait déjà qu’avec la bénédiction des autorités, notamment par l’intermédiaire
du SCPRI de Pellerin, leur activité avait occasionné un assouplissement
des normes dans la gestion de l’industrie nucléaire, les travailleurs intérimaires
n’étant pas soumis aux mêmes contrôles que les autres travailleurs du nucléaire.
(Libération 23/10/91).

Aussi, au moment où le développement de la radioactivité artificielle a atteint le
point où sa diffusion incontrôlée met des sources radioactives entre les mains
les plus douteuses, celles d’un Magnen ou d’un Muller, directeurs d’Electron
Beam Service, il n’y a rien d’étonnant à trouver ces nouveaux maquignons en
première ligne. Dans une région dévastée par les aléas de l’histoire économique,
ils peuvent pousser plus loin la manipulation des hommes.

L’irresponsabilité qu’a revendiquée à cette occasion cette salope en parlant
d’erreur humaine exprime bien plutôt sa responsabilité pleine et entière.

Les Amis de Libertad - St Avold, le 8/04/92

DES MÈTRES CUBES PAR CENTAINES, DES CURIES PAR MILLIERS

Tant que l’architecte était le serviteur des princes et de l’église, il limitait son
champ d’action aux palais et lieux de cultes et pouvait encore prétendre selon
son talent à la réalisation d’oeuvres d’art à la gloire de ses maîtres.

Aujourd’hui, il n’est plus qu’un des spécialistes de la dépossession, celui qui
construit le cadre de la dissolution des rapports sociaux.

Il peut, comme Jean Willerval, répandre son béton en Zones à Urbaniser en
Priorité (ZUP), en usine Pernod, en bureaux à la Défense, en Palais de justice à
Lille, en églises ou en « pavillons » de péage et de contrôle de trafic sur les autoroutes
qui relient ces lieux séparés.

En tant que spécialiste, il fait partie de ces professionnels dont l’âpreté au gain
est la motivation principale, sans la moindre inquiétude sur les conséquences
de ce qu’ils peuvent être amenés à réaliser.

C’est pour ces qualités qu’en 1974, EDF est venu le chercher avec cinq autres
mercenaires de sa profession pour intégrer les centrales nucléaires dans leurs
sites naturels.

Avec leur cynisme habituel, ils ont dépassé les espérances de leur commanditaire,
en renversant les données du problème. La construction de la centrale de
Belleville par Willerval a ainsi permis à son acolyte Claude Parent de formuler
cette approbation complice : « La cenrale est véritablement posée en bordure du
fleuve, elle se substitue au paysage, elle le constitue. L’artificiel l’emporte sur la
nature. »

Il ne s’agit plus de dissimuler les centrales comme le souhaitait à l’origine E.D.F.,
mais de les mettre au premier plan du paysage et de leur donner un sens autre,
d’un mysticisme grossier, en coiffant les réacteurs d’un dôme. Il faut revêtir la
centrale de l’image d’une « cathédrale du XXe siècle », devant laquelle la population
est conviée à communier abstraitement dans un consensus social
décervelé.

Contrairement à ce que pensent ces nucléocrates, ce que les siècles futurs
retiendront du nôtre, ce seront, avec ces horreurs monumentales, les radiations
qu’ils contiennent tant bien que mal.

Quant à nous, nous n’attendrons pas d’hypothétiques générations futures : pour
empêcher Willerval de nuire plus longtemps, nous avons muré son agence
d’architecture, utilisant ainsi à meilleur escient que lui des matériaux de construction.

Paris le 12 avril 1992,
Des Bellevillois

IL FAUT SAVOIR TERMINER UNE ÉPOQUE

« L’abandon de Creys signifierait pour longtemps le renoncement à la filière
nucléaire “rapide”, laquelle paraît indispensable à toute politique
d’indépendance énergétique du pays compte tenu des très grandes
économies d’uranium qu’elle est seule à permettre. »
(La vie Ouvrière du 13 au 19 avril 1992)

L’existence plus ou moins prospère des industries nuisibles à la vie ou à la finalité
meurtrière, n’a jamais posé de problème de conscience à la CGT.

Elle représente l’archétype du partisan inconditionnel du salariat : en tant
qu’appareil protecteur du salariat, en marchandant le prix de la force de travail
des salariés, c’est sa propre réalité qu’elle défend, ainsi que les lieux d’exploitation.

Quand le principe même du salariat a été attaqué, comme en 68, elle
s’est empressée de voler à son secours.

Ce syndicat est pour beaucoup dans le triomphe du nucléaire en France où 75%
de l’électricité produite est d’origine nucléaire. Il a été associé à son développement,
et son soutien aux choix fondamentaux du gouvernement en matière de
nucléaire lui a permis d’obtenir un quasi-monopole de la représentation syndicale
chez E.D.F. Ce regroupement d’exécutants, aveuglément fidèles à ces
choix, organisait même, lors de construction de centrales civiles, à Cattenom par
exemple, des manifestations contre les anti-nucléaires.

Sans réfléchir aucunement sur les conséquences du pari pro-nucléaire pris par
l’État, la CGT est devenue un partenaire sans faille du lobby nucléariste participant
ainsi à la destruction de pans entiers du secteur industriel qui assuraient
jusque-là la production d’énergie... Et qui, ironie du sort, se trouvaient aussi être
des bastions cégétistes.

Telles sont aussi les conséquences de cette pensée simpliste qui assimile les
avancées tous azimuts de la technique au progrès humain.

Agonisante, alors que sa réussite l’a dépassée - s’il n’y a pas de mouvement
organisé menaçant les rapports sociaux, l’évolution actuelle du salariat permet
à celui-ci de faire l’économie de tels défenseurs archaïques -, la CGT bouge
encore. Elle s’imagine pouvoir renaître de ses cendres avec le redémarrage de
Superphénix.

Il nous plaît de rappeler, tout en crachant sur le corps moribond de ceux qui,
comme la CGT, ont toujours soutenu l’État dans son délire nucléariste, que
même dans les nouvelles conditions où nous vivons, le projet prolétarien reste
la mort du patronat, la fin du salariat et de l’État par l’auto-organisation, sans
intermédiaire, du prolétariat.

Des prolétaires antinucléaires, le 27 mai 1992

LA RISQUOLOGIE FACE AUX RISQUES DU LOGIS

CRISE : déferlement de difficultés humaines, techniques, financières et commerciales imputables à la catastrophe
et aboutissant à la mise en question des choix fondamentaux de l’entreprise, voire de sa survie.

PLAN DE SURVIE : étude des procédés à mettre en oeuvre lorsque survient une catastrophe, afin de permettre
la continuité du service à la clientèle, d’éviter la dégradation de l’image de marque, d’assurer
momentanément la production par des moyens de remplacement.

RISK-MANAGER : ce nouveau gestionnaire d’entreprise a pour mission de préserver la perennité de l’entreprise
et de maîtriser le coût global du risque par la mise en oeuvre de moyens techniques, juridiques et
financiers adaptés.

Ces trois définitions sont tirées d’un dossier présentant la gestion du risque technologique majeur paru
dans le Monde du 11/02/1992.

Dans un monde dominé par la raison marchande, l’économie est tout, l’être humain n’est
rien. Tout au plus apparaît-il comme un facteur de risques qui ne doit pas entraver la
bonne marche des entreprises. Ainsi est-il intégré dans les plans de gestion sous le terme
« ressources humaines », et pris en compte comme possibilité de dysfonctionnement dans
la machine industrielle ; il doit être adapté au monde moderne.

Nous devons vivre aujourd’hui avec la menace perpétuellement suspendue sur nos têtes,
non plus seulement de catastrophes naturelles mais de plus en plus souvent technologiques
 : le progrès l’implique, le sens des mots y participe. Puisque des choix de production
ont été faits et qu’ils ne peuvent être remis en cause, de nouveaux spécialistes sont
nécessaires ; ils sont le produit de cette situation.

Coûte que coûte ceux-ci doivent assurer la continuité de la production dans un environnement
toujours plus hostile. En cas de catastrophe ils doivent maintenir la pérennité des
rapports sociaux alors que le risque est grand de voir des populations irresponsables
demander des comptes sur les causes de la situation.

Patrick Lagadec, brillant chercheur militaire, est le théoricien de la gestion des crises. Il planifie
la pacification pour ces périodes où l’ordre social est objectivement remis en jeu. Il cherche
les différents moyens de « stabiliser quelque peu ce monde incertain, que l’on nomme
bien approximativement le public » (États d’urgence, défaillance technologique et déstabilisation
sociale, éditions sociales). En effet, « la défaillance en matière de communication
publique étant sans doute aujourd’hui l’une des voies royales de la déroute ». (ibid.), il sait
bien qu’au-delà des banales difficultés techniques de la stabilité des pouvoirs en dépend.

Ses recherches ne doivent pas être prises à la légère. Elles ne sont pas le fait d’un simplle bureaucrate
angoissé par son avenir. Elles sont l’expression d’une tendance essentielle dans l’évolution
de la société actuelle. Celle qui rêve de rester sourde aux rappels à l’ordre de la réalité pour pouvoir
continuer un peu plus longtemps sa fuite en avant. Bref, celle qui veut assurer le triomphe
de l’économie sur l’humanité et assister à la fin de l’histoire. Dans la société pourrissante, cette
« science » de la gestion du risque est en passe de réussir là où la sociologie et autres sciences
humaines, apparues avec la société bourgeoise, ont échoué. Leurs prétentions à l’universalité se
sont toujours brisées sur l’expression du vivant dans les conditions dominantes. En tendant à
supprimer la part d’aléatoire de celui-ci, le but devient accessible.

Patrick Lagadec pense à l’avenir, mais présentement il n’a su éviter la dégradation de son
image face au risque mineur qu’ont représentés quelques êtres humains venus le rencontrer
chez lui avant d’être réduits par une catastrophe au statut de « difficultés humaines ».

Fontenay aux Roses, Les Impondérables


ANNEXE 2

Vu le grand âge, la situation de famille où l’état de santé de nos rencontres
projetées, les difficultés pour mener ces actions sans bavures se sont accumulées.
Le travail nécessaire à un petit regroupement d’individus pour mener
cette campagne l’a transformé en labeur. Nous communiquons toutefois les textes
des actions projetées.

LES BRANCHÉS DEVANT, LE NUCLÉAIRE DERRIÈRE

Dans ce monde lavé toujours plus blanc, où la vie d’un être humain se mesure
à son taux d’endettement, la publicité a trouvé son terrain d’élection. C’est bien
parce que les hommes semblent être devenus inertes et abouliques que la mise
en scène d’une vie artificielle fondée sur les marchandises et étalée à tout va
peut se présenter comme une image du « bonheur ».

Lorsque les repères se perdent, tout et son contraire peut être dit, puisqu’il ne
s’agit que de diffuser en masse produits ou idées. Rhône Poulenc, un des plus
grands pollueurs de la planète, peut désormais se présenter avec impudence
comme le champion de la dépollution.

Jean-Baptiste Mondino, en tant que photographe publicitaire, est un élément
essentiel à l’existence et à l’extension de ce nouvel art du monde moderne. Il
est celui qui met en image une réalité morbide sous des dehors chatoyants.
Il a montré l’ampleur de son savoir-faire au cours de la fameuse campagne de
publicité sur le nucléaire du printemps 1991, dans laquelle EDF assénait que
75% de l’électricité est d’origine nucléaire et que notre servitude tout électrique
entérine de fait les orientations des nucléocrates.

Les opposants au nucléaire y étaient présentés comme des marginaux grotesques
et ringards. Dans une telle représentation, les opposants réels n’existent
plus.

JBM, ce génie sans bouillir vient de s’apercevoir que les certitudes de ses
employeurs sur la résignation régnante sont pour le moins hâtives.

Cet avant-gardiste de la marchandise aura l’occasion d’exhiber les photos exclusives
de son défilé surprise auprès de ses comparses Goude, Gauthier et autres
zombies branchés, qui le révèlent tel qu’en lui-même : plein de merde.

À L’ATTENTION DE M. GHISLAIN DE MARSILY

Code de déontologie professionnelle des géologues :

4.1.1. Le géologue se refuse à effectuer lui-même ou à faire effectuer, sous son autorité,
des travaux dont les conséquences prévisibles nuiraient à la sécurité des personnes
et des biens.

La géologie, science de l’histoire de la Terre, par la découverte aux XVIIIe et XIXe siècles
de l’immensité du temps (l’âge de la Terre passant de quelques milliers d’années à
plusieurs millions, avant d’être de quelques milliards d’années), a bouleversé le
monde et passionné les savants de l’époque. Mais nos géologues actuels, s’ils se
passionnent toujours pour l’immensité du temps, c’est, plus prosaïquement, en
déterminant pour plusieurs millénaires l’enfoussissement des déchets radioactifs, qui
risquent fort de perturber l’histoire de la Terre et de remettre en cause celle de
l’humanité. Sans réflexion aucune sur les risques actuels de l’utilisation de l’énergie
nucléaire ni même de ses déchets, votre seule inquiétude, M.G. de Marsily, qui êtes
chargé de l’étude de l’enfouissement de ces derniers en votre qualité d’hydrogéologue,
est le risque d’une intrusion humaine dans des sites de stockage dans...
quelques millénaires, après la prochaine glaciation : « Nous sommes persuadés que
la mémoire du site sera perdue et qu’il faut craindre des incursions ultérieures » (cf.
Science et Avenir, avril 1990). Il est probable que ce lourd héritage ne réjouira guère
les hommes des temps futurs... s’il en reste !

Vous avez raison de vous soucier de la perte de mémoire, tant vous en manquez en
oubliant - ancêtre ou simple homonyme ? - L.F. de Marsigli, géographe, naturaliste
du XVIIIe siècle, et surtout précurseur de l’océanographie. Les océans ne sont plus
pour vous que d’excellentes et très sûres poubelles pour les déchets nucléaires !
Certes, l’étude des courants marins sera simplifiée : il suffira de suivre à la trace les
particules radioactives. Quoiqu’il n’ait pas été nécessaire d’attendre votre amour
océanique pour que des déchets radioactifs coulent des jours paisibles au fond des
eaux en compagnie de quelques sous-marins nucléaires et autres avions bombardiers
atomiques :

Vieil Océan, tes eaux sont amères

La passion pour la science a bien changé ; car si la science a toujours recherché des
applications à ses connaissances, son but essentiel était la compréhension de notre
monde. Mais aujourd’hui, dans ce monde dominé par la production frénétique de
marchandises - et de déchets -, les scientifiques ont abandonné toute vélléité de
comprendre le monde, et ne sont plus que les salariés de l’industrie, de l’économie
et de l’État ; aussi, leur rôle - de techno-scientifiques - ne consiste plus qu’à inventer
de toujours nouvelles marchandises. Il n’est pas surprenant, alors, que la fonction
principale des géologues soit celle de l’étude du stockage de ces déchets, et la vôtre,
monsieur l’hydrogéologue, l’enfouissement des déchets radioactifs.

Aussi, Monsieur, pour vous débarrasser des déchets que voici, étudiez à loisir les
écoulements souterrains des égoûts (rivières, océans et nappes phréatiques devenant
tels), c’est là votre matière.

AU TEMPS DU MENSONGE DÉCONCERTANT

« ... Toute dose de radioactivité est dangereuse - qu’elle soit faible ou importante.
Nous en constatons les effets : faible résistance à diverses maladies,
effondrement des systèmes physiologiques vitaux, fragilisation du système
immunitaire (qui évite le développement de tumeurs) et de sérieux dommages
génétiques. Par exemple, dans la région de Khoiniki, sur 200 naissances d’enfants,
il y a 30 malformés. (...) Les appels à l’aide des personnes vivant là se perdent
dans la désinformation et les discours (...) Par conséquent, les menaces
pour la santé s’étendent de plus en plus. Au lieu de se préoccuper de la santé
des gens, les responsables du ministère de la Santé d’URSS nous accusent de
radiophobie... »

Lettre ouverte du Comité d’action des femmes de Gomel (Biélorussie), « Enfants de Tchernobyl », avril
1990. Lettre reproduite dans Tchernoussenko, Insight from the inside, Springer-Verlag, 1991.

« Radiophobie. Il s’agit d’un état chronique d’angoisse et de stress, décrit dans
les populations mêlées à l’accident et responsable de douleurs erratiques, de
troubles du comportement, d’insomnies, de difficultés scolaires. Des symptômes
plus ou moins graves de radiophobie s’observent actuellement chez la
majorité des enfants et sont entretenus par l’anxiété de leurs parents. Ils sont
liés au traumatisme causé par l’accident (modification du mode de vie, inquiétude
sur les risques encourus), à des perturbations dans l’alimentation (sousnutrition,
carences alimentaires) et surtout à une perte totale de confiance des
populations dans les autorités soviétiques. Cette perte de confiance est liée
à l’incohérence des propos tenus et au manque d’information. »

Article paru dans la revue du praticien n° 20, écrit en juin 1991 et signé par sept médecins : trois
appartenant à l’association française « Les Enfants de Tchernobyl » : A. Moutet, M. Schlumberger,
M.L. Simonet ; un appartenant à l’Institut Gustave Roussy : C. Parmentier ; deux appartenant à l’IPSN
du CEA : N. Parmentier, J.C. Nenot ; et celui qui n’était alors que secrétaire d’État à l’action humanitaire,
Bernard Kouchner.

En 1990, les populations vivant sur les zones contaminées par l’accident de
Tchernobyl s’organisaient parce qu’elles ne voulaient pas être sacrifiées aux
impératifs économiques de l’ex-État soviétique. Celui-ci était incapable de faire
face, et d’abord économiquement comme tout autre État de la planète dans la
même situation, aux conséquences ingérables de son délire nucléariste : ni sur
les soins à apporter aux milliers d’enfants contaminés, ni sur la décontamination
d’une surface grande comme la France, ni sur l’évacuation nécessaire des
millions de personnes vivant dans ces lieux, etc.

En 1991, organisant une aide humanitaire médiatique centrée sur les enfants -
c’est-à-dire qui ne concernait qu’une infime partie d’entre eux -, les nucléaristes
français et quelques comparses, s’appropriaient le nom « Enfants de
Tchernobyl ». En reprenant le concept de radiophobie des autorités soviétiques,
ils renvoyaient les effets des radiations à l’incurie de ces mêmes autorités et à
l’irrationalité des populations locales. En reconnaissant ainsi aux autorités soviétiques
le droit de sacrifier la santé de millions de gens sur l’autel des nécessités
économiques et nucléaires, ils construisaient une autre barrière de confinement
autour des réactions de rejet du nucléaire.

Martin Schlumberger, jeune membre des « Enfants de Tchernobyl » et assistant à
l’Institut Gustave Roussy, veut rejoindre la bureaucratie médicale. Celle qui a
capitulé devant les radiations nucléaires, la chimie agro-alimentaire ou les
modernes conditions de vie ; celle qui mène le troupeau médical élevé dans
l’ignorance des effets de la radioactivité ; celle qui rend compatibles les maladies
avec les besoins de l’État et de l’économie ; bref, celle qui a permis l’exploitation
du nucléaire civil en établissant totalitairement l’absence de danger de l’industrie
nucléaire.

Il croit que cette bande jouit de la plus totale impunité et que, chaque fois
qu’elle se fait prendre en flagrant délit de mensonge face aux conséquences
désastreuses de son activité, elle peut s’écrier telle une Georgina Dufoix : « Je
suis responsable, mais pas coupable. »

Cette tronche de neutron a maintenant des raisons de méditer sur la relativité
de ses certitudes.


ANNEXE 3

COMMUNIQUE A LA POPULATION

Le mercredi 5 janvier 1994, à 18h45 et devant l’entrée principale de France Inter
où il allait participer à l’émission « Le téléphone sonne », le député Christian
Bataille a été couvert de sang et le tract ci-joint a été laissé sur les lieux.

« Mon rôle c’est justement de prendre les coups...
... à la place des élus, de leur donner du courage en détournant
les oppositions sur ma personne. »,
Christian Bataille dans Libération le 14/12/93

Dans les campagnes qui n’ont pas été totalement dévastées par l’agriculture
industrielle ni désertifiées par le développement économique moderne, les
individus peuvent encore entretenir des liens leur permettant de discuter des
conditions de vie qu’on leur impose. En 1987, l’État a pris une décision unilatérale
portant sur le choix de quatre régions destinées à devenir des sites d’enfouissement
de déchets radioactifs à vie longue. Cette décision a suscité une
opposition massive et déterminée. En 1991, la vigueur de la réaction des populations
choisies a contraint l’État à imposer un moratoire d’un an « pour calmer
les esprits
 ». Pour autant, l’État ne renonce pas, il a nommé un médiateur, le
député socialiste Christian Bataille, pour trouver des régions aux populations
moins récalcitrantes. Mais le rejet unanime de ces dernières s’est presque systématiquement
manifesté quand un nouveau site était pressenti.

La classe politique ne saurait tolérer que des populations longtemps résignées
au développement technologique et à l’abondance marchande, refusent
soudain d’en payer le prix. Pourtant, les retombées du « progrès » contribuent à
façonner un monde où, moins que jamais, la satisfaction des intérêts de l’économie
ne peut passer pour celle des individus. Cette dissociation apparaît tout
aussi manifeste entre les projets des politiques et les intérêts de ceux qu’ils sont
censés représenter. La classe politique participe au saccage du monde qui a fait
sa prospérité afin de lui conserver jusqu’au bout ses dirigeants. C’est sur ces
bases que Christian Bataille, au plus fort de l’opposition aux poubelles nucléaires,
pouvait déclarer à l’Assemblée nationale, le 25 juin 1991 : « Tous les groupes
politiques représentés dans cette assemblée ont, à un moment ou à
un autre, participé à la promotion de l’énergie nucléaire dans notre pays.
 »

Effectivement, en dehors de quelques brebis galeuses qui ont voulu localement
ménager leur électorat, cette unanimité de la classe politique ne s’est jamais
démentie alors qu’elle devait affronter une défiance de la société vis à vis du
nucléaire en général.

« Aujourd’hui, 70% de notre énergie provient du nucléaire et les déchets
sont là. Il faut donc bien trouver une solution, et cette solution c’est l’enfouissement

 » (Christian Bataille le 14/12/93). L’argument décisif de ce dévoué
irresponsable se résume à la présence incontournable des déchets qu’il « nous »
faut donc gérer. Derrière cet appel à la « raison » se cache la volonté politique de
poursuivre, quoi qu’il arrive, le programme nucléaire français (et donc de produire
de plus en plus de déchets) : l’enfouissement irréversible, au prix d’une
nouvelle augmentation plus ou moins rapide mais inéluctable de la radioactivité
artificielle, est la méthode la moins onéreuse qui permet de perpétuer le mythe
de la rentabilité du nucléaire et de continuer à transformer la planète en un
gigantesque champ d’expérimentation.

En fait, la mission du médiateur Bataille, loin de s’exposer aux aléas d’un
dialogue difficile, s’est réduite à la recherche d’un terrain balisé par la complicité
d’élus faciles à soudoyer. L’apathie de populations atomisées susceptibles
de se soumettre aux arguments économiques est devenue le critère scientifique
déterminant sur lequel reposera le choix du site.

Les opposants peuvent, grâce à leur détermination, refuser le projet chez
eux. Mais c’est seulement en adoptant des positions antinucléaires qu’ils pourront
empêcher les nucléaristes de trouver leur dépotoir souterrain, en France ou
ailleurs. Quel que soit le site choisi, les radiations seront pour tous. La seule
façon d’enterrer le nucléaire, c’est d’en arrêter la production.

Comme on avait pu le voir de 1987 à 1991 sur les premiers sites choisis,
des formes d’organisation construites sur des rapports sans intermédiaires et sur
le contrôle des mandats, empêchent que les individus soient dépossédés de
leur lutte par toutes sortes de représentants ou d’arrivistes. Ces formes d’organisation
constituent des moyens efficaces pour faire échec au diktat des nucléaristes
et de leurs relais politiques.

Bataille pense qu’il mérite des coups ! Nous partageons son avis sur la
fonction de député. En le couvrant de sang, nous nous sommes contentés, cette
fois, de le marquer du seau de l’infamie.

Paris le 5/01/1994

SAGES COMME DES IMAGES...

Lettre ouverte à ceux qui ont versé 500 ou 100 francs,
afin de faire partie d’un prétendu réseau pour sortir du nucléaire.
Mais, surtout, à ceux qui n’ont rien déboursé.

Nul besoin d’être extralucide pour voir que la fermeture du réacteur à neutrons
rapides Superphénix est liée à la prise en compte d’un ensemble de réalités
économico-politiques et non à l’activité d’un groupe antinucléaire dont la
seule force est médiatique. Comme le déclare Claude Allègre, ministre de la
Recherche et zélé défenseur du nucléaire, cette fermeture est une garantie de
la poursuite de l’ensemble du programme. Les choix du retraitement et de la
filière à neutrons rapides ont perdu avec le temps leurs justifications : l’épuisement
rapide des réserves d’uranium redouté dans les années 70 n’a pas eu lieu.
La découverte de nouveaux gisements a entraîné la baisse des cours de l’uranium
au point d’amener le fermeture des mines françaises qui n’étaient plus
compétitives. Par ailleurs, installation industrielle construite prématurément -
c’est-à-dire avant d’avoir acquis la maîtrise des moyens techniques à mettre en
oeuvre (pour autant que ce genre de monstruosité soit maîtrisable -
Superphénix n’a pu fonctionner qu’un an sur une période de dix ans à cause de
toute une série de problèmes techniques imprévus et insolubles. Dès lors son
sort était réglé.

Dans un premier temps, en raison des investissements colossaux et des
contraintes liées à la complexité et à l’opacité du montage financier européen
dans la société exploitatrice Nersa, cette entreprise démesurée, ruineuse et
encombrante pour EDF fut laissée comme jouet aux nucléaristes, particulièrement
à ceux du CEA. Ainsi en 1993, Bérégovoy a encore accepté l’hypothèse
fumeuse de le transformer en sous-générateur. Mais l’approche de 1998, date
des débuts de la libéralisation de la production d’électricité, contraint les politiciens
à essayer de mettre fin à ce maintien en survie artificielle. En effet, par le
biais d’une concurrence contrôlée, cette « libéralisation » va introduire une relative
vérité des coûts. En 1996, les timides tentatives d’intervention de Juppé
pour ramener à la raison la vieille garde nucléariste sont restées sans résultat.
Elles furent opportunément suivies, la même année, par la publication du rapport
de la cour des comptes qui révélait l’ampleur du gaspillage (600 millions
de francs par an pour ne pas fonctionner et 60 milliards de francs dilapidés
depuis le début).

Les « campagnes » de cartes postales et les « marches » en camionnette des
Européens contre Superphénix ne sont intervenues en rien dans la décision. Elle
résulte des tractations politiques pour la constitution d’une majorité gouvernementale
et parlementaire et elle a permis aux Verts de parler d’une victoire sur
le nucléaire, tout en acceptant la poursuite du programme électronucléaire français.
Ce terme de « victoire » est d’autant plus déplacé que le démantèlement du
surgénérateur Superphénix - de plus en plus reporté - va ouvrir un nouveau
chantier nucléaire à durée indéterminée et à hauts risques.
Le progrès ne sait pas seul venir. Le pire qui était à venir, est advenu : accumulation
irréversible de la radioactivité, trou dans la couche d’ozone, amiante,
réchauffement de la planète, etc. Les problèmes liés à l’activité économique
apparaissent comme tels lorsque leurs effets mortifères ne peuvent plus être
occultés. On voit alors les responsables de cette activité, lesquels avec leurs
experts, ont toujours nié l’existence de ces effets, se présenter comme les seuls
capables d’y remédier. Il s’agit toujours de continuer dans la logique de l’économie
marchande avec tout ce que ça implique comme course vers l’abîme.
Aujourd’hui donc que les intérêts de l’économie marchande, toujours défendue
par les États sous le nom d’intérêt général, ont divergé des intérêts des hommes
et s’opposent explicitement à eux et même à la survie de l’espèce, il n’y a plus
de force organisée à même d’opposer à la victoire de celle-là un projet humain.
En lieu et place, nous voyons une cohorte de lobbies monter au créneau.
Chacun pour défendre son Truc contre les autres. Mais dans les conditions
actuelles, le dernier mot reste toujours à ceux qui présentent le meilleur intérêt
économique : qu’il s’agisse de gaz, de pétrole ou de charbon, voire des hypothétiques
énergies renouvelables.

Les décisions du gouvernement ne correspondent pour l’instant qu’à une
prise en compte de la libéralisation de l’électricité en 1998, qu’à la rentabilité
tout à fait relative du nucléaire par rapport aux autres sources d’énergie (notamment
des turbines à gaz) et qu’à une rationalisation de la gestion du nucléaire
dans ce nouveau cadre. Il est trop tôt pour discerner si cette volonté de se
débarrasser des poids morts pour développer une stratégie conséquente ira jusqu’à
une remise en cause de la Hague et de l’enfouissement des déchets. Mais
quoi qu’il en soit, les campagnes de cartes postales, la principale activité proposée
par ce « réseau », resteront dans ce qui subsistera de mémoire comme un
exemple de l’abasourdissement et de l’impuissance des hommes de cette fin de
siècle.

L’aveuglement des promoteurs d’un Réseau pour sortir du nucléaire sur les
résultats de l’activité des Européens contre Superphénix, sur les conditions
socioéconomiques du moment et sur les effets espérés de l’usage des média
correspond à l’époque de la disparition et du discrédit orchestré de tout projet
historique positif fondé sur la défense des intérêts de l’humanité, au moment
où règne une résignation générale dans la population. Cette incompréhension
cache mal que ce qu’ils proposent comme une avancée est en fait un abandon
de toute volonté de construire une opposition autonome capable de mettre en
discussion les choix et la logique d’un système bureaucratique. À la place, ce
prétendu réseau se constitue comme un lobby.

La constitution d’un état major salarié calqué sur l’entreprise Greenpeace, à
quoi se résume ce réseau, ne laisse de place qu’aux média et aux experts. Un
lobby confère de fait à l’État le rôle d’arbitre au-dessus de toute discussion et
entérine la dépossession de chacun sur tout ce qu’il produit et sur sa vie. Sur le
terrain de la lutte, il renforce et reproduit la passivité - ce qui est depuis longtemps
le véritable problème. De plus, les initiateurs de ce réseau ignorent ou
feignent d’ignorer que même dans ces média qu’ils courtisent, l’esbroufe apparaît
comme telle et qu’en l’état actuel du rapport de force, cette perspective de
lobby est une illusion, une mauvaise farce pour des enfants : avec ses flonflons,
ses ballons, ses poupons, ses trompettes, ses cartes postales, ses boîtes de
conserve, etc. ; et évidemment un marche-pied politique pour certains. Même si
ce réseau arrivait à exister, ses adhérents ne seront jamais rien d’autre que les
laissés-pour-compte de politiques décidées ailleurs.

Il faut bien se demander quel intérêt commun il peut exister entre les membres
d’un réseau pour sortir du nucléaire et ceux d’un parti qui participe à un
gouvernement pronucléaire. Le comportement de la ministre Voynet est à cet
égard éloquent : cornaquée par Perret-Strauss-Kahn-Alphandéry-Allègre, elle
refuse de se faire photographier quand elle visite la centrale fissurée de
Flamanville, où d’ailleurs elle « ne voit rien » des défauts génériques de l’installation,
et qui, pour ne pas se mouiller, laisse un membre de son cabinet, contrairement
à l’usage, signer les autorisations de rejets radioactifs pour la centrale de
Civaux. Même si elle continue à vouloir liquider quelques aberrations criantes
du système nucléaire (comme Superphénix), elle collabore simplement à ce qui
bientôt sera présenté comme la défense d’un nucléaire raisonnable. Pour être
conséquent avec ses buts affichés, un tel réseau devrait commencer par se
débarrasser de tous les Verts qui refuseraient de quitter leur parti.

Il nous paraît évident que, si jusqu’ici, aucun mouvement contre le nucléaire
n’a été viable, c’est à cause de l’incapacité de poser comme base commune une
remise en cause de l’ensemble des conditions sociales qui permettent l’existence
du nucléaire et de l’incapacité de tirer toutes les conclusions de ce qu’un
refus pratique et théorique doit affronter. Ainsi, plutôt que de se contenter de
chercher des substituts aux sources d’énergie nécessaires à la production
d’électricité, il s’agirait, comme certains avaient commencé à le faire dans les
années 70 (par exemple le groupe Survivre et Vivre), de mettre en question
l’emploi de l’énergie.

Le mode particulier de production et de consommation d’énergie que nous
subissons aujourd’hui est celui d’une société qui trouve son unique raison d’être
dans la production massive, la diffusion et le renouvellement incessant des
marchandises. La consommation des marchandises qui renvoie chacun à
l’isolement s’est imposé dans toute la vie sociale au point de l’avoir détruite.
Seule une rupture avec les modes de communication unilatéraux dominants
permettrala réapparitionde laviesociale et d’envisager de sortir des comportements
du consommateur-citoyen isolé. À partir de là, seul un mouvement réel
pourra intervenir pour s’opposer à la fuite en avant que nous impose l’organisation
sociale. Il s’agit de ne pas reprendre les armes de l’ennemi et d’être lucide.
Mais ce que cherche à promouvoir ce réseau n’est qu’une mise en scène, une
ridicule parodie de certains aspects de la « vie publique » américaine.

Nous sommes partisans d’un nécessaire débat qui semble avoir été bien
absent lors des discussions préparatoires à la rédaction de la charte du réseau
dont aucune des 3 versions successives n’améliorait la précédente.

Nous sommes partisans d’un arrêt immédiat du nucléaire sans en ignorer les
implications sociales. Pour toutes ces raisons, nous ne rejoindrons pas ce réseau
en formation.

Par contre, sur les bases que nous venons d’exposer, nous sommes ouverts
à la discussion.

Paris, le 30/01/1998


ASSOCIATION CONTRE LE NUCLÉAIRE ET SON MONDE

B.P. 178, 75967 Paris cedex 20

C.C.P. 34683E Paris

1re édition : février 1993, nouvelle édition augmentée : mars 2004

[1Programme Core, financé par l’Union européenne (Coopération pour la réhabilitation des conditions de vie dans
les territoires de Biélorussie contaminés par l’accident de Tchernobyl, 15 novembre 2002).

[2Ibid. note 1.

[3Document disponible sur le site www.cepn.asso.fr

[4Actes du séminaire international sur la réhabilitation des conditions de vie dans les territoires contaminés par l’accident
de Tchernobyl : la contribution de l’approche Ethos, Stolyn, Biélorussie, 15-16 novembre 2001. Document disponible
sur le site www.cepn.asso.fr

[5Ibid. note 1.

[6Ibid. note 4.

[7« On peut considérer que ce sont 80 à 90 % des cancers qui sont causés par la dégradation de notre environnement
 » (Ces maladies créées par l’homme, Dominique Belpomme, p. 30). Ce cancérologue est chargé de mission pour
la mise en oeuvre du plan Cancer en France. Ce serviteur de l’État très soucieux de stratégie médiatique s’affirme
exclusivement spécialiste des cancers d’origine chimique. Interrogé récemment par un journaliste de Fréquence Paris
Plurielle pour une émission sur le nucléaire, il a refusé de répondre pour « ne pas être décrédibilisé ». « En ce moment,
il ne faut pas parler du nucléaire , il y a l’effet de serre » a-t-il affirmé.

[8« À l’issue du projet Ethos, la Commission européenne a reconnu l’intérêt d’engager une réflexion sur les
conditions et les moyens d’application de la démarche pour l’Europe occidentale et, à cette fin, soutient le projet
Sage. Ce dernier vise à élaborer un cadre stratégique pour le développement d’une culture de protection
radiologique pratique en cas de contamination radioactive à long terme, aussi faible soit-elle, suite à un accident
nucléaire ou tout autre événement ayant entraîné une dispersion de radioactivité dans l’environnement. »
Strategies and Guidance for Establishing a Practical Radiological Protection Culture in Europe in Case of Long Term
Radioactive Contamination after Nuclear Accident
(EC contract FIKR-CT2002-00205)
Document disponible sur le site www.ec-sage.net

[9Des OGM et du citoyen, Quelques ennemis du meilleur des mondes, janvier 1999, publié par nos soins.

[10En France, c’est seulement en 1988 que put paraître la traduction du seul livre d’enquête
sur cet accident. Ce livre a été écrit en 1979 par Jaurès Medvedev - son obstination et sa ténacité
lui ayant permis de reconstituer le fil des événements, dont il trouva ensuite la confirmation dans
les archives de la CIA (Désastre nucléaire en Oural, édition Isoët).

[11Cela semblerait même être devenu un étrange enjeu technologique et financier, tant les médias
semblent s’intéresser aujourd’hui à ce seul monstrueux déchet. Il est vrai que contrairement
aux « liquidateurs » il n’est pas, lui, prêt d’être liquidé ! Voilà un « challenge » à la mesure de cette époque :
faire oublier techniquement ses déjections.

[12Rapporté par Alès Adamovitch, député biélorusse.

[13Entre l’acceptation du dépôt d’un brevet et son utilisation, six mois doivent être laissés à l’armée pour
décider si elle use ou non de son droit de préemption.

[14Voir par exemple, pour l’expression récente de ce genre d’exhalaison, l’appel de Heidelberg.

[15Si un certain ralentissement se manifeste depuis quelque temps, il faut le comprendre comme
une saturation du parc plutôt que comme une volte-face des autorités (depuis dix ans, la production
d’électricité d’origine nucléaire s’est accrue dans le monde de 143%, selon l’AIEA). De plus, il ne faut pas
oublier les implantations et investissements dans les pays de l’Est et dans le Tiers-Monde (depuis la
catastrophe de Tchernobyl, toujours selon l’AIEA, 80 réacteurs ont été couplés au réseau dans le monde).

[16En Ukraine et en Biélorussie on parle de « Sida des radiations ».

[17Terme de leur jargon qui, derrière son apparence scientifique, renvoie à l’extrapolation
et à la déformation.

[18Le Monde 10/09/91




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