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Souffler sur les braises
Entretien enflammé avec des révolté-es pour Nahel
mis en ligne le 2 janvier 2024 - Aïwa crew
Souffler sur les braises...
Nanterre, le 27 juin. Un jeune de 17 ans conduit sans permis une voiture qu’il a louée. Deux motards de la police le prennent en chasse. Selon leurs dires, il essaie de fuir – et on comprend bien pourquoi il serait motivé à le faire… La voiture se retrouve à l’arrêt, coincée dans des embouteillages. L’un des deux flics secoue le conducteur par la fenêtre pendant que l’autre, à moitié allongé sur le capot, le met en joue en le menaçant de lui mettre une balle dans la tête. La voiture démarre lentement, le flic tire. La voiture finit sa course un peu plus loin dans un poteau. Nahel vient d’être exécuté sommairement. Pour n’avoir pas de permis de conduire et pour « refus d’obtempérer », justifiera le boucher de l’ordre établi, Probablement surtout parce que c’était un jeune rebeu dans une belle voiture — crime de lèse-majesté dans la téte d’un flic sans doute tout autant raciste que son institution. Aussi parce qu’alors que la police a toujours été l’ennemi mortel des gens ordinaires, particulièrement des personnes de couleur, des rebelles, des marginaux et des marginales, des personnes jugées « superflues », le pouvoir ne cesse de leur donner plus d’impunité pour exécuter leur sale besogne : maintenir un ordre social inégalitaire qui nous mène au désastre, au besoin en tirant dans le tas.
Depuis la derniére loi de 2017 élargissant les conditions dans lesquelles les keufs peuvent faire usage de leurs armes (merci la gauche au pouvoir), le nombre de personnes exécutées a été multiplié par deux. C’était pourtant déja la routine. On ne compte plus les Nahel, Zyed, Bouna, Adama dans les quartiers, mais aussi les Rémi ou tou-tes les mutilé-es dans les luttes sociales, ou encore les Jérôme Laronze, paysan abattu en 2017 par des gendarmes pour avoir résisté à des contrôles administratifs visant à le ruiner et condamner son troupeau de vaches.
La mort de Nahel aurait pu passer inaperçue, mais elle a été une étincelle pour une révolte généralisée. Pendant 5 à 6 nuits, des gens se regroupent, attaquent des flics à coups de mortiers, pillent des magasins, incendient des bâtiments publics, fracassent des banques. Pas seulement dans les « banlieues », mais partout en France, petites villes comprises. En Normandie, ce n’est pas seulement à Rouen ou Caen et leurs agglomérations que les feux égayent nos nuits, mais aussi à Flers, Lisieux, Dives-sur-Mer, Saint-Lô, Argentan, Granville, Gaillon, Louviers, etc. Un vrai bonheur !
Une révolte n’a pas besoin d’avoir des revendications pour avoir des effets, elle doit juste avoir des objectifs, et que ces derniers soient précis. Or, la révolte en question ne manque pas d’objectifs clairs et cohérents : comicos, mairies, prisons, tribunaux, banques, boutiques, écoles, etc. Bref, tout ce qui fait tenir la normalité qui nous broie au quotidien... Les pillages sont légitimes (c’est de la reprise de marchandises produites par l’exploitation, en plus dans un contexte où tout augmente), les incendies sont légitimes (c’est la moindre des réponses face au pouvoir qui nous domine et nous tue).
La révolte fait suite à un mouvement social tant attendu, avec sa routine ennuyeuse et ses revendications pitoyables. Quelques sursauts émeutiers avaient laissé poindre que la gestion autoritaire de la crise sanitaire n’avait pas complètement refermé les brèches ouvertes pendant la révolte dite des Gilets jaunes. Mais si en 15 jours après le passage de la réforme des retraites par le 49.3, 299 attaques contre des institutions publiques (préfectures, mairies, conseils départementaux, etc), 132 attaques de permanences parlementaires, 2500 feux dans la rue ont été recensés par le ministère de l’Intérieur, cette révolte dans les quartiers a incendié ou dégradé 2508 bâtiments, dont 273 locaux de la police ou de la gendarmerie, 105 mairies et 168 écoles en seulement quelques nuits. Le syndicat des patrons, le Medef, évoque le chiffre d’un milliard d’euros de dégâts pour les entreprises. En quelques nuits, des milliers de jeunes et moins jeunes ont rappelé que la révolte sans concessions fait bien plus trembler le pouvoir que n’importe quel mouvement social.
Cette révolte trace une méthode, loin des illusions citoyennistes et des appels du pied à la gauche. Loin aussi des appels à la justice des tribunaux, la méme qui broie des vies et incarcère à la chaîne nos frangins, nos frangines, nos voisins, nos voisines, nos copains, nos copines. Une méthode basée sur la révolte sans intermédiaires et sans chefs, assumant d’attaquer de manière autonome des pans entiers d’un système qui ravage nos vies et la planéte. Elle a bien sûr ses contradictions et ses limites, mais elle ouvre aussi des possibilités. L’expérience émeutière grecque de 2008 a par le passé montré qu’on pouvait défaire les flics dans la rue sans pour autant transformer la société. Reste que c’est un début nécessaire. Espérons que nous saurons nous en souvenir pour souffler sur les braises qui couvent encore. Avec encore plus d’approvisionnements en mortiers, davantage de monde et des solidarités encore plus ancrées !
Être mieux organisé, toujours de manière informelle, sans chefs ni porte-paroles. Parce que de toute façon on n’a pas le choix : les flics, bras armés du pouvoir, annoncent à demi-mots qu’ils et elles sont prêts à mener un coup d’État fascisant ; des fractions toujours plus nombreuses des classes dirigeantes assument encore davantage l’option la plus autoritaire ; le capitalisme entraîne le monde à sa perte et le pouvoir nous emporte dans sa chute. La révolte est encore la réponse la plus lucide. Mieux encore : la révolution sociale !
Mais nous n’avons que trop parlé. Place à d’autres personnes, 5 habitants et habitantes qui ont participé à ces nuits enflammées dans leur quartier, avec leurs propres motivations et leurs propres rages. Nous les connaissons parfois depuis longtemps, pour d’autres nous les avons croisé-es pendant la lutte dite des Gilets jaunes ou dans d’autres luttes, d’autres étaient des inconnu-es avant cette rencontre. Il va sans dire que si nous donnons la parole à des émeutiers, ce n’est ni pour fantasmer des sujets révolutionnaires, ni par curiosité condescendante propre aux gauchistes, et encore moins par intérét malsain propre aux sociologues, mais parce que nous partageons pleinement cette révolte.
Vive l’anarchie !
Aïwa Crew, Souffler sur les braises… Entretien enflammé avec des révolté-es pour Nahel, Calvados, été 2023, 24 p. A5.
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