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Dans le creux de ma poitrine
mis en ligne le 3 décembre 2023 - danslecreux
France métropolitaine, été 2023.
Je suis né en 1992 dans un couple malheureux.
Ma mère est secrétaire de mairie, et mon père, qui pense qu’il est trop bien pour travailler, la laisse l’entretenir.
Nous vivons en Dordogne, dans une grande maison en pierre en mauvais état, qu’ils ont achetée quand je devais avoir 5 ans. Isolée à la campagne, cette maison est grande, froide et effrayante. Comme mon père et son regard.
Je me rappelle très peu de mon enfance, car j’ai commencé à vivre en 2012. Tout ce dont je me rappelle, c’est que dans cette maison, il fait 12 degrés l’hiver et qu’on n’a jamais de friandises à la maison.
Je me rappelle aussi de mon père qui nous court après dans le couloir, moi et mon frère, avec une ceinture ou un torchon pour nous punir d’un truc pas bien grave qu’on a fait. Mon père est si tordu qu’il nous laisse courir pour nous faire croire qu’on peut échapper à la punition. Aujourd’hui encore, quand quelqu’un me court après, même pour rire, un froid glacial me saisit tout l’arrière du corps. Ma mère passe des journées entières dans le noir, dans sa chambre, noyée dans ses larmes et ses mouchoirs. Et mon père, juste à côté dans le salon, regarde la télé. Ma mère se cogne parfois la tête contre les murs pour que ça s’arrête. Quand elle fait ça, mon père la traite de folle. Moi, je passe du temps à prendre soin d’elle, à écouter sa détresse et à lui donner des conseils.
La voisine est une vieille qui nous toise méchamment depuis sa cour. On l’appelle la sorcière. Il paraît que l’autre voisin est fou. Il nous regarde bizarrement quand on est dans le jardin et on l’entend crier et taper régulièrement sur on ne sait quoi ou qui dans la nuit. Un jour, il tue le chat de mon frère parce qu’il en a marre qu’il aille dans son jardin.
Finalement, mes parents divorcent quand j’ai 10 ans et mon frère 8. C’est un tel soulagement. Le divorce est bien sûr un calvaire, mon père fait tout pour faire regretter sa décision à ma mère. Il se bat aussi pour obtenir notre garde, ce qui me terrifie. Mais c’est plutôt la garde de mon frère qu’il veut… Ma mère me dit qu’elle a reçu une lettre de son avocat mentionnant que mon père avait demandé au juge la garde de mon frère, mais que compte tenu de mon sexe, il voulait bien me laisser avec ma mère. Mon cœur se déchire entre joie et sentiment d’abandon… dans cette guerre où ma mère est obligée de saisir un huissier pour que mon père nous verse 100 euros chacun par mois.
À peine divorcée, ma mère s’installe avec Cédric, la malédiction de ma vie. Au début il est sympa, il se présente comme le gars qui nous apportera tout ce dont on a été privés sous le régime de mon père : vacances, bonne nourriture, sorties… Il est fils de paysans pauvres et travaille comme ouvrier dans une usine de portes et fenêtres. Il sait cuisiner et il est beaucoup plus sociable que mon père, qui n’a pas d’amis. Mais Cédric remplace la colère froide de mon père par sa colère chaude, explosive, qui menace de s’abattre à la moindre contrariété. Toutes les molécules de mon corps sont en éveil, partagées entre l’envie de me défendre et l’instinct de survie qui me freeze.
À l’école primaire et au collège, j’ai toujours été la personne bizarre, l’intello, la fille modèle trop calme. Je me revois, toujours dans mon monde, seule, à me promener pieds nus dans le jardin en chantant ou en inventant des poèmes narrant un monde magique et doux. J’étais déjà mélancolique petite.
Au collège, je change de bandes d’amis régulièrement, et de style vestimentaire aussi. Punk, gothique, skateuse, salope… Je ne comprends pas les règles du jeu, les filles sont si méchantes et hypocrites… Si bien qu’à la fin du collège, mes « amies » me harcèlent en me traitant de pute, de salope, en manigançant des soirées où l’on me ferait boire et où des hommes plus vieux me violeraient afin de prouver ce que j’étais.
De retour chez moi après l’école, c’est l’enfer. Une invasion permanente. Impossible de passer du temps juste avec ma mère et mon frère. Mon beau-père prend toute la place, il ne supporte pas d’être mis à l’écart. Nous n’aurons jamais la possibilité de guérir de notre expérience commune de l’époque de mon père. Avec mon frère, on sait que Cédric aurait préféré avoir notre mère juste pour lui. Il veut qu’on s’en aille travailler au plus vite parce que les études c’est pour les riches, et qu’on est un poids pour la vie de ma mère ainsi qu’un vide dans son porte-monnaie…
Ma mère, elle, est souvent pas bien, elle oscille entre dépression et crises de rage. Une fois, on est tous les quatre dans la voiture sur le retour d’un repas de famille, et ils commencent à s’engueuler. Mon beau-père se garé sur le bas-côté de la nationale, les voitures roulent vite, et ils commencent à se taper dessus. Je dois descendre pour essayer de les calmer. J’ai 13 ans.
Quand j’arrive au lycée, je choisis d’aller à l’internat, même si on n’habite pas très loin. La direction ne trouve rien de mieux à faire que de me mettre avec les filles de mon collège dans ma nouvelle chambre, celles-là mêmes qui avaient pourri mon été. Je les hais, je les hais tellement que je finis par traîner seulement avec des gars. J’épouse leur regard sur les meufs, je commente leur corps, leur tenue… On me dit que je suis pas vraiment une meuf, que je suis un bonhomme, et je prends cette disqualification comme un compliment. De toute façon je ne me vois pas comme une meuf. Je ne suis pas méchante et puis je hais mon corps, je hais ma poitrine. J’essaie de trouver des trucs pour l’effacer. Ça ne marche jamais. Je suis « pulpeuse » ça ne marche pas de juste quitter, démissionner de la féminité. Tout le monde commente mes seins, y compris mon beau-père qui me compare souvent à ma mère, qui me dit qu’avec mes tenues faudra pas s’étonner si je me fais violer… Arrachée à ma naïveté, je tombe des nues. Je comprends que mes recherches vestimentaires sont teintées de sexualité aux yeux du monde qui m’entoure. Pendant les repas de famille, je me rappelle de mes oncles qui me demandent d’approcher pour me dire que je suis belle en me caressant la joue.
Bref. Je suis à l’internat alors que j’habite à 20km, les week-ends, je suis chez les potes. Je m’arrange, inconsciemment, pour ne pas être chez moi. Et puis quand même, l’internat c’est super, c’est vivant et chaleureux. Je change de chambre très rapidement, et je tombe sur Lena, une skateuse trop cool dont j’admire le style et qui traîne avec des gars plus vieux. On devient un binôme de l’enfer, on parle jusqu’à pas d’heure sur nos lits en se faisant des papouilles. Et puis en cours d’économie, j’ai une prof qui me materne. Elle m’encourage, et elle veut que je fasse de grandes études. Elle me regarde avec des yeux qui brillent, comme si j’étais précieuse. C’est si réconfortant.
Plus le lycée passe, plus j’intègre « la bande de drogués » de mon lycée de campagne, des gars qui portent des casquettes comme Castro et des sweats Goéland, qui ont des gueules de teufeurs mais qui sont plutôt inconsistants politiquement. On est un potentiel de résistance vide de contenu politique. Je me rappelle des blocus qu’on organise surtout parce qu’on adore ces sensations d’être en dehors du temps et du monde, de la routine du quotidien qui disparaît, des journées qui ont un goût d’exceptionnel. Un goût de sortie du régime.
Je passe ces années de lycée à fumer sans arrêt de la beuh avec ma bande de gars, à boire même pendant les heures de permanence, à voir double les copies qu’on nous donne en cours. Mais je reste parmi les meilleures de ma classe, alors personne ne s’inquiétera jamais pour moi.
Celle qui m’inquiète, moi, c’est ma mère. Je n’ai jamais vu ma mère aller bien. Je pensais qu’elle serait malade, folle selon certains, pour toujours. En fait, elle développe une maladie mystérieuse que les médecins diagnostiqueront comme la fibromyalgie, ce qui fait que même quand moralement ça va pas trop mal, son corps ne suit plus. Pendant quelques années, elle, qui, malgré tout, était aimante avec nous, ne nous écoute plus. Avec mon frère, on lui parle, on lui raconte nos journées, mais ses yeux sont vides, elle n’est pas là. Alors on l’engueule. Elle s’excuse. Son manque d’énergie irrite mon beau-père au plus haut point. Dans sa délicatesse légendaire, il lâche même devant nous qu’il l’a surprise plusieurs fois à installer une corde dans le garage pour se tuer.
Et un jour, alors que je suis avec mon copain à la maison, mon beau-père m’appelle du boulot en me disant de vérifier ce que ma mère fait car elle lui a envoyé des « sms bizarres ». Avec mon copain, on toque à sa porte, il ne se passe rien. On entre alors dans sa chambre, où elle est souvent enfermée, et on la trouve inerte dans son lit. Elle arrive à peine à articuler et à me dire qu’elle veut juste dormir, qu’elle est très fatiguée. On l’a met en PLS et on appelle les pompiers. De retour de l’usine, Cédric nous engueule parce qu’il est obligé de venir la chercher à l’hôpital à la débauche, que c’est loin, qu’il a pas que ça a faire.
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J’ai eu quelques histoires de couple hétéro, à chaque fois assez sérieuses et longues, depuis la 4ème. Toujours avec des gars un peu plus vieux. Y a toujours eu des cris, des pleurs, des ruptures, des réconciliations, des personnes mises à la porte pour le spectacle. Moi qui m’arrache les cheveux, qui me frappe la tête contre les murs comme ma mère, qui me scarifie pour faire partir les douleurs comme ma mère.
Au lycée c’est aussi le moment où je romps le contact avec mon père, que je voyais un week-end sur deux, pour une promesse de plus qu’il ne tient pas. Je romps aussi avec lui pour ce qu’il a fait vivre à ma mère. Tout est mélangé. Je ressens sa peine, je veux la protéger, la guérir.
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La première fois que ma psy m’a parlé de mon enfant intérieur, je me suis retenu de lever les yeux au ciel.
Qu’est-ce que c’était encore que cette connerie ? Ça ne me parlait pas du tout, d’autant plus que je n’avais aucun souvenir de cette enfance. L’enfance, c’était une autre vie. Ou c’était quelque chose à laquelle je n’ai pas eu droit. Puis j’ai eu un deuxième thérapeute. Entre temps j’avais transitionné. Encore une fois, parler de mon enfance était comme parler de la vie de quelqu’un d’autre. D’une vie non-habitée. Être un gars, c’était la célébration d’une nouvelle vie et l’enterrement du passé. C’était devenir acteur et oublier une époque qui n’était pas vraiment à moi. C’était m’éloigner encore un peu plus de l’enfant.
En ayant récupéré des souvenirs avec la thérapie, j’ai redécouvert cette profonde tristesse. Cette mélancolie que je valorise et entretiens avec de la musique et des films tristes. J’y suis tellement attaché. Il n’y a encore pas si longtemps, c’était le plus beau sentiment du monde pour moi. Un soir, il y a quelques années, je regarde L’histoire de Benjamin Button. Après avoir éteint mon ordinateur, sur le point de me coucher, je sens que la tristesse du film me colle. Un océan de mélancolie envahit tout mon corps et mon esprit, et ramène sur la berge mes propres tristesses. Les vagues montent jusqu’aux yeux. Et je pleure, pleure, pleure comme jamais. Je n’arrive plus à m’arrêter.
À un moment, je me serre dans mes bras. C’est la première fois. Je pense à ma grand-mère, fille d’une mère alcoolique et d’un père violent et absent, qui a dû s’occuper de ses frères et sœurs à 14 ans. Ma grand-mère violée par son premier copain et décédée après une vie dédiée à ses enfants et petits enfants. Je pense à sa vie difficile de servante pour les bourgeois, à ses doigts déformés par le travail. Je pense à ma mère, aux incestes qu’elle a vécu enfant, à sa détresse devant l’incapacité de mon père d’aimer, à sa maladie, à tous ses rêves d’adolescente qui n’ont été rien de plus que des rêves. En me serrant, je la serre dans mes bras. Ma pauvre mère.
Mais je crois que je pleure aussi pour moi. Pour cette enfance volée, ce foyer chaleureux qui n’a jamais existé, cette famille idéale qui ne sera jamais. Pour la sécurité et le confort d’un noyau familial que je n’ai vu qu’en film. Je serre cette petite fille dans mes bras. Cette petite fille qui n’est plus.
Cette petite fille dont je ne comprends pas où la vie a filé. Est-ce qu’elle est encore là ? Est-ce qu’elle se cache derrière les cicatrices qui barrent mon torse ? Est-ce qu’elle se cache dans un tiroir de ma tête ? Est-ce qu’elle est seulement un souvenir dans la mémoire de ma mère ?
Où es-tu ? Que veux-tu ? Je suis désolé. J’aimerais te rencontrer, te serrer dans mes bras, te donner des conseils. J’aimerais t’encourager à suivre ta voie, à continuer de dessiner, d’inventer ton monde dans le jardin. À imaginer des portes secrètes qui mènent vers un monde magique entre un fossé et un vieux garage.
J’aimerais te protéger de la rage de ton père, de la dépression de ta mère, des jugements de ta famille et des élèves du collège.
J’aimerais te rassurer quand les garçons te salissent de leur regard convoiteur dans la cour.
J’aimerais crier sur mon père en retour…
J’aimerais recouvrir le carrelage froid de cette vieille maison avec du coton.
J’aimerais recouvrir tous les angles de ses murs et de ses marches avec des coussins.
J’aimerais faire chauffer cette maison au cœur froid, au couloir effrayant.
Toi, petite fille, j’aurais aimé que tu sois accompagnée de mes amis de maintenant. De ceux qui disent qu’on s’en fout de tout ça. Qu’on s’en fout que que tu sois bonne à l’école, que tu soies bonne tout court…
Je sais peu de choses sur toi au final.
Je sais que tu t’es toujours sentie différente.
Je sais que tu n’as jamais vraiment eu d’amis, que tu as toujours vécu sur la pointe des pieds.
Je sais que tu ne t’es jamais vraiment vue comme une fille ou un garçon. Je sais que tu as peur. De la colère de ton père, de la colère de ton beau-père.
Des doigts de tes petits-amis.
Des mains qui se glissent partout, quand tu dors, quand tu as bu, quand tu danses, quand ils t’imaginent.
J’ai peur qu’ils me cassent, qu’ils me déchirent, qu’ils me fassent perdre tout mon sang, que mon corps s’arrête.
Baleines de soutien gorge et culotte sont tes murailles de Chine. Je sais…
… que tu as peur des hommes.
Pourquoi j’ai pas réussi à m’adapter ?
Est-ce que je suis une petite fille qui fait un caprice ? Qui veut tout ? Qui refuse de jouer le jeu ? Qui perd la tête ?
Non. Aujourd’hui, je deviens l’homme que les hommes autour de moi n’ont jamais eu le courage d’être.
Un homme assez courageux pour pleurer, pour s’excuser.
Un homme qui crée autour de lui le foyer qu’il n’a jamais eu en cuisinant de bons petits plats.
Un homme qui donne de l’affection sans réclamer de sexualité en échange.
Un homme qui essaie d’exprimer sa colère sans annihiler.
Un homme qui veille sur sa petite fille intérieure quand elle frappe dans sa poitrine quand elle a peur ou mal.
Un homme qui veut détruire les flics et tout ce qui se rapproche des pères effrayants et violents.
Un homme qui essaie de partager ses rêves d’enfant en ramenant de la douceur dans la politique.
Je sais que vous trimballez tou-te-s avec vous un enfant recroquevillé quelque part dans votre corps d’aujourd’hui. Est-ce que vous l’entendez ? Qu’est-ce qu’ielle dit ? Est-ce que vous l’écoutez ?
À tous les enfants avec moi,
créons des familles qui ne sont pas le premier lieu d’apprentissage de l’exercice de l’oppression.
Créons des familles qui tiennent et se soutiennent dans la maladie et la santé, les insurrections et le fascisme.
Créons des familles où le prix de ce soutien ne nous casse pas les dents. Montrons nos cicatrices, disons nos blessures et nos besoins, car guérir est possible.
Refaisons ce monde.
Utilisons nos imaginations d’enfants
Créons... du sur-mesure.
Trouvons des camarades qui nous rendent plus fort-e-s.
Créons des familles qui ne nous envoient pas chez le psy une fois adultes,
Occupons des bâtiments entiers pour se réchauffer et comploter.
Il n’est pas trop tard pour grandir ensemble.
Faites des bébés si ça vous chante, même s’il faut que je vous dise que ça me fait peur. Parce qu’iels ont le potentiel de me voler mes amis, mes camarades, et avec ça la chance de guérir et de se déployer ensemble.
Mais après tout, qu’est-ce que nous, les queers et autres nauséeux de ce monde, on se doit les une aux autres ?
Moi, j’ai envie d’exister au-delà de la trentaine et de montrer des possibilités de vieillir en étant queer, vénèr et entouré. Je veux pas finir à l’hospice, et de toute manière, j’aurais pas les tunes. J’ai envie d’avoir une maman trans vieille. J’ai envie d’ avoir des légions de mamans trans vielles qui auront pu vieillir et cultiver des rides au coin de leurs yeux. Des mamans qui nous raconteront au coin du feu comment c’était y a 50 ans.
Je me surprends à rêver d’être père. Le père d’une maison de queers perdues et rejetés par leur « famille » biologique. J’ai envie de leur dire mes déceptions et mes rêves, si ça peut les aider. J’ai envie de pourvoir matériellement à leurs besoins et de leur donner de la chaleur. Leur dire que leurs souffrances, on les a aussi connus. Que les psy peuvent mettre un peu de pommade dessus, mais que seuls l’amour, l’entourage et les bombes arracheront le problème à la racine.
J’ai envie qu’on devienne une bande de vieux qui font au mieux. Je veux vieillir entouré de rires, de pleurs, de portes qui claquent trop fort, de murmures qui conspirent, d’odeurs d’huile de mécanique et de nourriture.
Je veux vieillir à vos côtés. Et vous ?
Contact : danslecreux@@@anche.no
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