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Une contribution pour l’assemblée de Bologne du 9 juin
mis en ligne le 11 février 2023 - Alfredo Cospito
Je pense que c’est important que les compagnon.ne.s anarchistes, même quand ils/elles ont des visions et des pratiques différentes, se rencontrent pour discuter de ces thématiques [1]. Voilà ma petite contribution, juste quelques suggestions, quelques réflexions critiques.
Avant d’aborder, depuis l’intérieur de la « bête » carcérale, la thématique pour laquelle vous vous êtes réuni.e.s et de dire ce que je pense des aspects « positifs » et « négatifs » d’une section AS2 et de comment pouvoir (selon moi) contrer la répression qui nous frappe, il faudrait clarifier quelques éléments, se poser quelques questions… La répression vis-à-vis des anarchistes est-elle vraiment en train d’augmenter ? Pourquoi ? Quelle est la pratique qui a obligé « le pouvoir » a devenir plus agressif à notre encontre ?
Sans aucun doute, la pression est en train d’augmenter. Laissons de côté pour l’instant l’administration judiciaire habituelle, qui concerne accusations et condamnations pour des faits spécifiques, et focalisons-nous sur celles qui sont (selon moi) des anomalies significatives, car révélatrices d’une tendance. La condamnation à deux ans et demi, avec facteur aggravant de terrorisme, pour avoir publié un journal (KNO3), avec deux des condamnés qui étaient par ailleurs inculpés pour des attaques directes visant des personnes. Les arrestations de Turin, avec des accusations bancales d’association, à cause d’une brochure instrumentalisée de façon absurde comme étant liée à des colis piégés destinés à frapper directement des personnes. Tout cela nous laisse soupçonner que quelqu’un, au sein des institutions étatiques, commence à avoir peur des anarchistes. Il ne faut pas sous-estimer des arrestations avec accusations de terrorisme et d’association, motivées par des journaux et des brochures ; il s’agit là (selon moi) d’un symptôme d’une vraie inquiétude de la part de l’État. Elles révèlent le fait qu’il y a quelqu’un.e qui craint la tendance des anarchistes à « faire le saut », depuis des actions « symboliques », contre des structures matérielles, à des actions « moins symboliques », contre des hommes et des femmes au service du « pouvoir ». Ils/elles redoutent à tel point cette possible « dérive » qu’elles/ils frappent à l’aveuglette, sans faire de distinctions entre écrit et action. (Je ne veux pas rentrer ici dans le débat sur ce qui est « symbolique » ou pas, ça serait un sujet trop long à traiter et ça nous ferait aller « hors sujet » ; je peux encore moins m’étendre sur l’efficacité de ces attaques contre des « personnes » et il y aurait tant à dire sur les instruments qui ont été utilisés…) Ensuite, avec les condamnations et les acquittements du procès « Scripta Manent », l’action de l’État italien a fait un pas en avant, elle s’est dévoilée encore plus… La stratégie que l’État, à travers le tribunal de Turin, a mis en œuvre est celle, classique, du « bâton et de la carotte ». A travers la voix du juge, l’État a rugi : « Contentez-vous de faire des menaces et on vous fera faire un peu de détention préventive, contentez-vous de détruire des choses et on sera quand même « indulgents », mais si vous allez plus loin on vous enterrera vivants ». « Simplifier » ne veut pas toujours dire falsifier, souvent la réalité est bien plus linéaire que ce que l’on pense. Nous, les anarchistes, on a la tendance à se compliquer la vie ; l’État est constitué de personnes en chair et en os : qu’est-ce que ces « personnes » redoutent le plus de la part des anarchistes ? Elles redoutent que quelqu’un.e vienne les chercher chez elles, elles redoutent que les « années sombres » (pour elles) reviennent, que la peur et la terreur changent de camp. On nous le dit de toutes les manières possibles et, pour une fois, nous pouvons les croire… Ils/elles craignent leur pire cauchemar (qui est, incroyable à dire, le cauchemar aussi de quelques anarchistes), le tant diabolisé « terrorisme ».
Là vous vous demandez (j’imagine) pourquoi ce fou, depuis le plus profond d’une prison, continue à utiliser à tort ce mot ? Il n’arrive pas à se faire rentrer dans sa tête vide que le « terrorisme » est seulement celui des États et que « le terroriste c’est l’État » (tout le monde le dit !). Pourquoi il tombe toujours dans le même piège, en entraînant soi-même et une partie du mouvement dans un déluge répressif ? Pour une raison simple et banale : parce que je suis fermement convaincu que la « révolution » (un mot pompeux) peut être faite seulement par quelqu’un.e qui a « le diable au corps ». Et celui/celle qui a « le diable au corps » n’a pas peur du mot « terrorisme », puisqu’il/elle désire avec toutes ses forces que les puissants vivent dans la terreur, du moins autant que leurs victimes : les « damné.e.s de la terre ». Voilà pourquoi je ne veux pas édulcorer mon vocabulaire de ce mot ; ça ne sera certainement pas le Code pénal avec ses condamnations ou encore l’« épée de Damoclès », la menace de l’application du 41bis, qui pend au-dessus de ma tête qui me fera changer d’avis et me fera taire. Je vous dis cela parce que, à partir du refus d’un mot, on passe rapidement et sans s’en apercevoir à amoindrir les actions dont sont accusé.e.s les compagnon.ne.s.
Et là on revient à notre débat : la réponse à donner à la répression, ainsi qu’à mon opinion, nettement divergente par rapport à des choses que j’ai lues ces deniers mois. Je ne veux paraître offensant envers personne, je sais bien que cela a été fait et dit en toute bonne foi, pour aider des compagnon.ne.s, mais quand, lors d’un rassemblement, on explique au « peuple » qu’il ne s’agit pas de vrais attentats, mais de simples pétards… il y a quelque chose qui cloche ! Il y a un court-circuit qui nuit (selon moi) à tou.te.s celles/ceux qui pratiquent l’« action directe destructrice », même celles/ceux qui, comme moi, ne sont pas directement cité.e.s. Mais on pense vraiment que de cette façon les exploité.e.s se rapprocheront de nous ? Mais on croit vraiment que ceux/celles qui n’ont plus rien à perdre (travail, maison…) ont peur du mot « terrorisme », et qu’ils/elles reviennent ensuite, soulagé.e.s, si on déclare qu’au fond on n’a utilisé que des pétards ? Que, peu importe qui sont celles/ceux qui ont réalisé l’attentat, ils/elles ont juste plaisanté, joué à la révolution. Cela est sans équivoque la signification de ce type de récit. Pour ma part (à contre-courant), je n’arrive vraiment pas à voir comme « infamantes » des accusations de « terrorisme » ou d’« association subversive ». Toujours plus souvent, dans les écrits en solidarité avec nous prisonnier.e.s, sous le « tranquillisant » slogan « le terroriste c’est l’État » apparaît, de manière plus ou moins explicite, le mépris envers certaines définitions (qui ne sont pas une invention du « pouvoir ») qui font partie de l’histoire de tous les mouvements « révolutionnaires ». Parfois il m’arrive de penser que, derrière ce mépris, il y a plus une sorte de paresse intellectuelle et une série de platitudes qu’une analyse approfondie et réfléchie. Les détenu.e.s auxquel.le.s souvent on s’adresse ne voient pas de telles définitions comme « infamantes ». Pour vous faire un exemple, toutes les fois où ça m’arrive d’être dans une section « commune » et qu’on me demande pour quelle raison je suis en taule, je réponds fièrement et ironiquement que je suis un « terroriste » et toutes les portes s’« ouvrent », la solidarité est maximale. Le « pouvoir » sait cela, c’est la raison pour laquelle on nous isole dans des sections spéciales. Si les « damné.e.s de la terre » perçoivent le « terrorisme » de la même façon que je le perçois, avec quel.le.s exploité.e.s on est en train de se rapporter, hors d’ici ? Avec ceux/celles qui sont effrayé.e.s par une promesse de vengeance ? Avec quel type de bien-pensant.e.s on veut la faire, cette satanée « révolution » ? Peut-être qu’on parle avec le mauvais « sujet social », ou bien c’est nous qui ne sommes plus capables de lire la réalité et les sentiments, les passions de ces exploité.e.s que beaucoup d’entre nous disent vouloir rencontrer. Quelle sorte de crédibilité pouvons-nous avoir, quelle sorte de force pouvons-nous apporter à la « lutte sociale », si même les compagnon.ne.s anarchistes minimisent les actions anarchistes ? Je comprends bien que ça peut servir pour améliorer la situation répressive (même si je doute que ça marche), mais de cette façon on ne rend service à personne, encore moins aux compagnon.ne.s emprisonné.e.s ; laissons les défenses techniques aux salles de tribunal.
Je ne voudrais pas qu’on me méprenne à nouveau. A cause de mon manque de diplomatie, cette fois aussi j’aurais vexé des compagnon.ne.s qui ne méritent sûrement pas cela. Pour me faire pardonner, laissez-moi dire une chose : les compagnons que j’ai connu pendant ces trois mois m’ont tous enrichi (et plus que ce qu’ils pensent), même dans nos différences, ou mieux, justement à cause de cela : ils m’ont donné des nouvelles suggestions. Un d’entre eux m’a aussi ouvert les yeux sur la manière dont mes mots sont lus, dehors, comme étant agressifs et opiniâtres. Le fait est que « mes idées » sont tellement marginales en ces contrées (en Italie) qu’elles sont probablement lues et perçues comme « provocatrices ». Je vous l’assure, derrière ces « polémiques » à moi (comme beaucoup de monde les appelle), il n’y a jamais d’animosité personnelle, ma critique n’est jamais adressée vers untel ou untel, mais vers une façon de penser (incorrecte, à mon avis). Je vous montre un exemple typique de raisonnement erroné : la répression frappe en arrêtant des compagnon.ne.s plus ou moins au hasard, comme réponse à des attaques contre des structures ou des hommes et des femmes du pouvoir. Qu’est-ce qu’on en déduit ? « Que le pouvoir se sert de ces attaques comme prétexte pour frapper sa cible véritable, la lutte qu’on mène chaque jour (à la lumière du soleil) dans le social, comme l’occupation des squats, la lutte pour le logement, etc ». De cette manière, on fait violence à la réalité, on met la tête sous le sable pour ne pas lui faire face. Comment c’est possible que le doute ne nous effleure pas (même pas une seconde), que le pouvoir veut tout simplement frapper ceux/celles qui sont responsables de ces actions, même s’il tape dans le tas pour donner une réponse immédiate ? Cela ne vous paraît pas vraisemblable que, si le « pouvoir » punit de manière plus dure une certaine typologie d’action, c’est parce que l’« action directe destructrice » vise plus juste que les rassemblements, les squats, les manifestations ? … mais elle présente évidemment l’aspect négatif de déclencher plus de répression, souvent au hasard. Voilà tout. S’il vous plaît, qu’on ne se raconte pas de contes de fées, en imaginant des complots contre nos « luttes sociales » : la réalité est si évidente qu’il faudrait en prendre acte. Cette façon erronée de raisonner amène à isoler certaines pratiques ou à les édulcorer ; ma crainte maintenant est que les dures condamnations qu’on a reçues [2] deviennent un épouvantail pour tou.te.s les anarchistes qui, en ce pays, voudraient aller plus loin. Pour ce qui me concerne, je ne me donnerai pas pour vaincu, je ne raisonnerai pas sur la base de l’intérêt immédiat. Mon optimisme reste de fer, parce que je vois que, dans une grande partie du monde, l’évolution du mouvement anarchiste va dans la bonne direction, dans la direction qu’avec de nombreux.ses autres anarchistes, Mikhail Zhlobitsky nous a indiquée, par son acte vengeur.
Je n’irai pas plus loin dans mes « élucubrations » (que, j’en suis sûr, des hommes et des femmes sans cœur diront être rhétoriques et creuses) et, si vous avez encore envie de m’écouter, j’aborderai maintenant des sujets plus « concrets » et de la manière la plus concise possible, en espérant être utile.
Je serai bref. Sur la situation dans la section AS2 de Ferrara il y a peu à dire : à force d’« embrouilles » on nous a donné ce qu’on a demandé. Au début on n’avait rien, seulement la promenade et la sociabilité pour le déjeuner. On leur a fait comprendre avec détermination que ça n’allait pas se passer comme ça et en quelques mois la situation s’est beaucoup améliorée. Ça fait plus de six ans que je suis ici. Normalement, après sept ou huit ans toute la section dans son intégralité est transférée. Notre « force » en AS2 est que si on fait du bordel, ils peuvent nous mettre à l’isolement pendant 15 jours, mais ils ne peuvent pas nous transférer dans une autre prison. Il y a quelques années, le directeur a demandé mon transfert, mais puisqu’on dépend du ministère, à Rome, la réponse a été négative. Du coup, l’arme de la dispersion (te transférer dans une autre prison pour t’éloigner de tes compas et ami.e.s) ici ne marche pas. Nous sommes complètement séparés des autres détenus, qu’on ne voit jamais : quand on passe pour aller au parloir, les matons les éloignent ou les enferment. Beaucoup d’anarchistes sont passés par ici, demandez-leur, ils sauront vous expliquer mieux.
En ce moment, pour ce qui est de l’AS2, je me focaliserai uniquement sur la situation de L’Aquila. Dans d’autres sections AS2, à Alessandria et Terni, sont emprisonnés des camarades des Brigades Rouges, des camarades communistes et notre compagnon Marco (qui se trouve à Alessandria). Je pense que pour eux aussi il n’y a pas de problèmes particuliers. Pour ce qui est des camarades communistes femmes, je pense qu’elles ne sont plus en AS2.
A propos de l’idée de se coordonner entre différentes caisses de solidarité, je n’ai pas d’avis précis, ça pourrait sûrement être utile, les différences d’opinion devraient être mises de côté dans ce cas. Arriver à se parler au moins pour organiser la solidarité matérielle serait un pas en avant, petit mais important. Mais ce sont les compagnon.ne.s dehors, qui s’occupent de cela, qui doivent décider. L’important est qu’aucun compagnon.ne ne soit laissé.e seul.e. La caisse « Scripta Manent » ne nous a jamais privé de son aide. Je pense qu’on est tou.te.s d’accord sur le fait qu’il n’existe pas différents niveaux d’importance parmi les compagnon.ne.s : nous sommes tou.te.s égaux.les face à la répression. C’est arrivé que des compagnon.ne.s très combatif.ve.s soient négligé.e.s parce que peu connu.e.s dehors. A mon avis, même certains choix radicaux de résistance ne sont pas soutenus de façons « adéquate ». L’acte le plus cohérent pour un.e prisonnier.e.s anarchiste c’est l’évasion ; il y a en ce moment un compagnon sarde qui subit, depuis des années, la déportation en dehors de son pays et la censure presque sans interruption, à cause de sa tentative d’évasion, de sa combativité et de son irréductibilité. La première proposition que je fais est celle de focaliser nos efforts solidaires vis-à-vis de Davide [Delogu] et de Silvia et Anna, enfermées à L’Aquila, cela évidemment si tout le monde est d’accord. Je pense aussi que c’est important de suivre les séances du procès contre les compagnon.ne.s arrêté.e.s pour l’opération Panico. La présence combative au tribunal est importante, parfois cela pourrait « faire la différence », en plus de communiquer de la solidarité et permettre à celles/ceux qui sont dehors de connaître les intentions de justice et flicaille, de façon à ne pas tomber de haut, surpris.es, quand il y a de « lourdes » condamnations. En tout cas, les salles vides nous renvoient à l’isolement, au-delà de notre acceptation ou pas de la visioconférence. Ceci dit, le vrai combat est en dehors des tribunaux (je ne suis pas encore devenu débile)…
J’arrive maintenant à ma « complainte » habituelle : ce qui manque le plus à un.e anarchiste prisonnier.e c’est le contact avec le mouvement dehors, les informations (dans la limite du possible) sur les différents débats, sur les rencontres, les initiatives (affiches, tracts), les envois de nouvelles publications des « maisons d’édition » du mouvement, surtout des nouvelles à propos des actions qui ont lieu de par le monde. C’est la seule façon que nous avons de recevoir des nouvelles en dehors des canaux officiels. En ce sens, ma deuxième proposition ça serait que les compagnon.ne.s qui gèrent les sites internet : Round Robin, Act for Freedom Now, Attaque, Finimondo, Istinto Salvaje, Croce Nera, Insurrection News, ContraInfo, etc… (Anarhija le fait déjà, depuis le début de l’opération Scripta Manent) nous envoient leurs infos, chacun.e de son côté, de façon qu’on résolve pour de bon ce problème ; un seul envoi pour chaque section AS2. Après mon appel à nous envoyer des informations, le flux de nouvelles avait augmenté, mais avec le temps il tend inexorablement à se réduire ; quand il y avait ici les compagnons du Trentino ou de Turin, le flux de nouvelles avait augmenté, mais il a de nouveau diminué quand ils sont sortis. A propos de nouvelles, depuis une semaine c’est impossible d’acheter des journaux, ici à Ferrara, on ne sait pas si c’est le cas aussi ailleurs. Maintenant, si on veut un quotidien, on est obligé de demander à quelqu’un.e à l’extérieur de nous y abonner. Il ne s’agit pas de quelque chose de vital, mais ce sont ces petites choses qui améliorent le quotidien.
Je vous souhaite un bon « travail ».
[1] Note d’Attaque : La répression ; notamment, dans le cas de l’assemblée de Bologne, les conditions de détention dans la section AS2 de L’Aquila, contre laquelle Anna et Silvia sont en grève de la faim.
[2] Note d’Attaque : Les condamnations en première instance pour cinq compas, lors du procès Scripta Manet, sont allées de 5 à 17 ans.
Texte publié initialement le 13 juin 2019 sur Anarhija.info.
Traduit de l’italien en juin 2019 sur Attaque, corrections en février 2023.
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