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Entretien avec une militante antispéciste anarchiste brésilienne
mis en ligne le 14 août 2022 - Éditions Cafarnaüm , Sandra
Éditions Cafarnaüm : Salut Sandra ! Est-ce que tu peux, pour commencer, nous raconter ton expérience de militantisme végane au Brésil et les liens que ce militantisme entretient avec d’autres mouvements sociaux ? Est-ce qu’on peut dire que le véganisme populaire est, dans le contexte brésilien, un mouvement social ?
Sandra : Ça fait 15 ans que je suis végane, et, en 15 ans, le mouvement antispéciste s’est complètement transformé au Brésil. Au début, il se limitait seulement aux milieux punks, anars, straight edge : c’était assez restreint. Ça fait plaisir de voir à quel point ça a pris de l’ampleur et comment l’antispécisme s’articule avec d’autres mouvements, mais c’est assez récent : ça a commencé il y a 5 ans à peu près. On a inventé le terme « véganisme populaire » au Brésil parce qu’on ne se sentait pas du tout représenté.es par le véganisme mainstream, qu’on voyait aux États-Unis et en Europe surtout, et qui était un véganisme porté par des ONG, ou par quelques personnes assez connues.
Dans les années 1990, le mouvement végane était assez petit et assez radical, mais il s’est complètement dépolitisé dans les années 2000 : il est devenu un lifestyle [1]. On ne se retrouvait pas du tout là-dedans. On a commencé à se demander comment on pourrait appeler ça, on s’est même posé la question d’arrêter de se dire véganes, parce qu’on se demandait si c’était pas un truc d’occidentaux.ales, de blanc.hes, si ça faisait sens dans le contexte brésilien. De toutes façons, on a toujours mangé très végétal ici ; est-ce qu’on avait besoin de cette étiquette pour dire qu’on ne voulait pas d’exploitation animale à table ?
Au Brésil, le mouvement des paysan.nes sans terres [MST, Mouvement des Sans Terres.] défend une réforme agraire populaire, qui reviendrait à partager les terres de manière équitable, et c’est de ça qu’on s’est inspiré.es [2]. Pour le MST, cette réforme-là doit être portée par le peuple, d’où le terme « populaire ». On s’est dit que c’était ça, le modèle du mouvement végane qu’on voulait construire ici : un mouvement porté par le peuple. Évidemment, l’horizon politique du mouvement végane, c’est l’émancipation animale, mais comme les animaux non-humain.es ne peuvent pas porter cette lutte, c’est à nous de la porter, et il faut que ça vienne du peuple : c’est pas les ONG ou les entreprises qui doivent décider ça d’en-haut.
À partir de ce moment-là, le mouvement végane au Brésil a commencé à devenir un mouvement social : à partir du moment où on s’est aussi posé.es comme anticapitalistes, parce que l’exploitation animale est aussi un des piliers du capitalisme, on a pu nouer des alliances avec d’autres mouvements sociaux, et on a commencé à être reconnu.es comme tel, parce que jusque-là c’était vraiment un truc de bourgeois de São Paulo et de Rio qui avaient les moyens de s’acheter des produits importés, des superfoods, ou je sais pas quoi. C’est drôle parce que quand tu vois les produits labellisés « véganes », et c’est pareil en France, c’est toujours des produits transformés, faits par l’agro-alimentaire. Une pomme, t’as pas besoin de la labelliser végane.
On a donc commencé à dire qu’on ne voulait pas de ces produits, fait par des grosses compagnies, qu’on avait déjà tout ce qu’il fallait ici, et que notre lutte, plutôt que de demander plus de produits, c’était de demander une réforme agraire. Au Brésil, il n’y a pas eu de réforme agraire depuis la colonisation : il y a d’énormes parcelles, transmises de façon héréditaire. Une loi, qui date de la nouvelle constitution de 1988, après la fin de la dictature qui a duré de 1964 à 1985, dit que la terre a une fonction sociale : la terre qui ne produit pas ne remplit pas sa fonction sociale, le gouvernement peut alors l’acheter (et non pas la saisir, donc c’est pas de l’expropriation) au propriétaire terrien, et elle peut être mise à disposition des paysan.nes sans terre. Ce que les grand propriétaires font, c’est simplement de la spéculation immobilière : ils mettent quelques animaux sur ces terres, pour dire qu’ils en font quelque chose. C’est ça qui empêche les agriculteurices et les paysan.nes sans terre d’avoir accès à la terre. Si on se bat pour ça, il faut aussi qu’on apporte notre solidarité politique aux peuples indigènes, parce que ce sont ces peuples-là qui sont en première ligne contre l’agrobusiness, face à la production de soja, de bétail… C’est à partir de ces constats-là que des articulations ont commencé à se mettre en place entre le mouvement antispéciste et les autres mouvements sociaux.
Évidemment, c’est un mouvement qui est parti de nous vers les autres mouvements sociaux, c’était pas dans l’autre sens : le peuple noir au brésil, les peuples indigènes et les paysan.nes sans terres nous voyaient, nous, le mouvement végane, comme un mouvement de personnes riches vivant dans les grandes villes – si tant est qu’iels avaient entendu parler de nous.
On a donc fait l’effort d’occuper ces espaces de lutte. On s’est dit : pour pouvoir porter ce message, et montrer à quel point nos luttes sont connectées, il va falloir qu’on aille vers ces personnes et ces mouvements. On luttait avec des personnes véganes dans le MST, dans le MTST [3], dans des territoires partagés avec des peuples indigènes. On n’avait pas du tout pour objectif de « véganiser ». des mouvements auxquels on était extérieur.es en disant « soit vous mettez à l’ordre du jour l’émancipation animale, soit on est pas solidaires ». Au contraire, on disait : « on est solidaires de votre lutte, on est là pour la construire avec vous, d’ailleurs on porte aussi cette lutte, la cause animale », mais sans l’imposer. Petit à petit, les gens ont compris que tout était lié, et c’est à ce moment-là qu’on a vraiment pu dire que le mouvement végane au Brésil, c’est devenu un mouvement social. La semaine du 8 novembre, au Brésil, c’est la semaine du véganisme, et cette année (2021), pour la première fois, quelqu’un.e du MST m’a demandé d’écrire un texte sur le véganisme populaire, qui a été mis sur le site du MST. C’était vraiment historique. Pour la première fois, le mouvement a changé de direction : maintenant, c’est les autres mouvements sociaux qui viennent vers nous. C’est la preuve qu’on a réussi à développer un mouvement qui soit vraiment social, et pas juste un mode de consommation, ou même un simple boycott de consommation.
E.C. : Tu parles du fait que vous êtes allé.es vers d’autres mouvements sociaux : quels sont les moyens concrets que vous avez pu mettre en place pour faire ça ? Par exemple, tu parlais, dans une discussion qu’on avait eue, de mouvements d’occupation de bâtiments comme dans la ville de Recife, avec des cantines véganes…
S : Au tout début, c’était simplement des militant.es antispécistes qui faisaient partie de ces mouvements, ou qui allaient juste apporter de la solidarité matérielle et politique. Comme je l’ai dit, on n’a jamais imposé quoique ce soit. On a entendu dire qu’il y avait les cantines populaire des MTST : on n’a jamais dit qu’il fallait faire des cantines végétales, mais comme les gens savaient qu’on était antispécistes, dès qu’on a commencé à occuper ces espaces de lutte, les gens sont venu.es vers nous pour nous demander si on pouvait les aider à développer un menu 100% végétal. On a toujours pris ce genre d’opportunité pour expliquer à quel point si les cantines étaient végétales, on allait soutenir d’autant plus les paysan.nes sans terres : à chaque fois qu’on sert des animaux au Brésil, on donne de l’argent à l’agro-business, aux grands propriétaires terriens. 99% des animaux consommés au Brésil, même dans les cantines populaires, viennent des grandes propriétés. Donc on partait toujours de cette question-là : quel modèle veut-on renforcer ? Quand on sert des animaux dans une cantine populaire, on est en train de renforcer le système contre lequel on se bat : ça n’a aucun sens. Quand on ne sert que du végétal, on renforce au contraire les paysan.nes sans terre, l’agroécologie…
Les liens qu’on a créés avec le MST sont aussi partis des cantines. Même si le véganisme est un mouvement social, les gens l’associent quand même à l’alimentation. Des personnes du MST sont venu.es vers moi à l’occasion d’une rencontre antispéciste à Recife, où le MST est très présent, parce qu’iels savaient que je suis cuisinière. Iels m’ont demandé si je pouvais venir former leurs cuisinières dans les cantines populaires, et dans les magasins du MST³, où il y a toujours un café et un restaurant, avec des plats très populaires. J’ai passé une journée avec les cuisinières pour voir quels plats on pourrait cuisiner, en partant de ce que les paysan.nes du coin produisaient, et en ayant la volonté de cuisiner des plats qui dialoguent avec notre culture alimentaire. Je ne venais pas apprendre aux cuisinières des choses qu’elles ne connaissaient pas, on partait d’aliments à notre disposition, comme la pomme de cajou ou le coeur de palmier par exemple, et on s’échangeait des techniques pour les cuisiner. Les cuisinières se rappelaient comment leur grand-mère, leur tante cuisinait tel ou tel ingrédient traditionnel… C’était très valorisant pour elles : c’était pas un truc occidental qui venait à elle. Les cantines, c’était un point d’articulation très important, et c’est par là qu’on a commencé ces alliances.
E.C. : Tu nous as beaucoup parlé de culture ancestrale et des alliances que vous aviez pu nouer avec certains peuples indigènes. Est-ce que tu peux nous en dire plus ?
S : C’est un grand débat chez les antispécistes au Brésil. Mais dans le courant du véganisme populaire, il n’a jamais été question d’aller en Amazonie pour « véganiser » les peuples indigènes. On se demande même – le débat n’est pas encore tranché – si on peut qualifier de spécistes les relations que les peuples de la forêt entretiennent avec les animaux non-humain.es, puisqu’il n’y a pas vraiment de domestication ni d’élevage.
Quand certaines personnes de certains peuples indigènes avec qui on était en contact ont compris que notre intention n’était pas du tout de les « véganiser », et qu’on luttait avant tout contre l’agro-business, ça a complètement changé la façon dont on dialoguait. Pour moi, les luttes des peuples indigènes sont celles qui, au Brésil, sont liées aux luttes antispécistes de la manière la plus évidente. L’Amazonie est en train de devenir un immense pâturage, quand ce n’est pas de la monoculture de soja pour nourrir encore d’autres animaux. Je tiens à dire que les vaches, les poules, les chèvres, les cochons, tous ces animaux-là ne sont pas natifs de chez nous : iels ont été amené.es par les colonisateurs. Il y a une raison pour laquelle l’élevage de ces animaux-là au Brésil cause autant de destructions : il n’y a même pas d’herbe pour elleux là-bas, on doit la planter [ce qui vient après des processus de déforestation]. Ces animaux ont été amenés sur les territoires qu’on appelle Brésil aujourd’hui, pour être un outil de colonisation : c’est grâce aux vaches qu’on a pu coloniser l’intérieur des terres, et on continue encore aujourd’hui à coloniser les terres grâce à elles. Il y a deux ans, il y a des leadeureuses indigènes qui ont fait une tournée en Europe pour demander à l’Union Européenne d’arrêter d’acheter du soja du Brésil, et aux gens d’arrêter de manger de la viande du Brésil. On soutient ce genre d’initiatives.
Contrairement aux alliances avec le MST et au MTST, l’alliance avec les peuples indigènes est moins évidente, parce qu’avec elleux, on est vraiment là juste pour apporter notre solidarité politique. On interagit d’une manière différente : on n’apporte quasiment rien, si ce n’est notre présence, notre parole.
E.C : Il y a une petite histoire que tu racontes parfois à propos d’une leadeuse indigène et d’un morceau de viande…
S : Oui ! C’était il y a quelques années. Une leadeuse indigène dont le peuple pêche, comme la plupart des peuples en Amazonie, a été invitée dans une grande ville brésilienne pour parler de sa cause. Comme c’était l’invitée d’honneur, on lui a servi un animal, un steak de vache. Je sais pas comment les gens en France vont recevoir cette histoire, mais au Brésil, on a un autre rapport à la forêt, et c’est surtout vrai pour les peuples de la forêt, qui ont une autre manière de se rapporter au monde, de se raconter le monde ; une autre cosmologie.
Les peuples de la forêt pensent qu’il y a des esprits qui protègent la forêt, les Encantados, les « Enchantés », mais aussi que chaque personne a ses propres Encantados, qui lea protègent. Toute chose, tout être dans ce monde vient avec ses propres esprits protecteurs. Au moment où cette leadeuse allait manger la viande, elle a entendu ses Encantados à elle lui dire : « ceux qui ont tué la vache sont ceux qui ont tué ton peuple ». À ce moment-là, elle a dit qu’elle ne pouvait pas manger la vache, et elle a compris à quel point, au Brésil, la consommation d’animal est vraiment liée au génocide indigène. C’est les mêmes compagnies, les mêmes entreprises, les mêmes puissances derrière l’élevage de bétail, la monoculture de soja qui nourrit le bétail, et le génocide des peuples indigènes.
E.C : Tu parles du lien avec la forêt, du rapport au territoire et à l’agriculture… Ca pose la question de l’écologie : est-ce qu’il y a des liens, dans les diverses luttes antispécistes au Brésil, entre écologie et antispécisme ?
S : C’est le talon d’Achille des écologistes. Si, dans un sens, je dirais que tout antispéciste au Brésil est écologiste, ce n’est pas vrai dans l’autre sens. Il y a trois ans, il y a eu de grandes manifs dans tout le Brésil, contre les incendies en Amazonie, et aussi dans le serrado, un autre biome [4] brésilien, très fragile. On y plante du soja, alors qu’en Amazonie, on y met plutôt du bétail.
Quand on protestait contre les incendies alumés dans le Serrado pour mettre du bétail ou pour planter du soja pour le bétail, il y avait des gens qui faisaient des barbecues à côté, qui mangeaient leur sandwich de vache. Donc le lien n’est pas évident pour les gens, ni là-bas, ni ici en France d’ailleurs : quand des écolos en France disent qu’iels mangent du poulet local, est-ce qu’ils se rendent compte que leur poule est nourrie au soja brésilien ?
Dans l’autre sens, nous, les antispécistes au Brésil, on ne peut pas imaginer une transition vers un monde antispéciste sans passer par la question écologique : au Brésil, on détruit tous nos biomes, tous nos écosystèmes, toutes nos forêts, soit pour produire du soja pour nourrir les bêtes – 80% du soja sert à nourrir les bêtes – soit pour y mettre directement le bétail. Je ne comprends pas le genre de gymnastique intellectuelle qu’il faut faire pour se dire écolo, et ne pas faire ce genre de lien. Après, au Brésil, on a un mouvement agroécologique puissant, surtout porté par le MST, et il y a des gens dans ce mouvement-là qui vont te dire que c’est impossible d’avoir un système agricole écologique sans passer par l’exploitation animale. Mais je connais des gens qui font de l’agroécologie et qui sont véganes, il y a même déjà un mouvement agroécologique végane ; c’est tout à fait possible.
E.C. : Tu parles du mouvement des sans-terres, de l’agroécologie… tous ces mouvement sont visiblement liés à la volonté de porter un projet de souveraineté alimentaire. En tout cas, j’ai l’impression en t’écoutant que l’antispécisme, dans les luttes brésiliennes, est lié à cette idée-là.
S : Il y a une distinction entre l’autonomie alimentaire, qui revient à pouvoir choisir ce qu’on mange, et avoir assez, et la souveraineté alimentaire, qui est à une plus grande échelle, celle du pays : ça revient à avoir assez à manger à l’échelle du pays, sans dépendre des importations. En ce moment, le Brésil produit des marchandises destinées à l’exportation : l’agrobusiness ne produit pas de nourriture pour nous. Il produit du soja, de la canne à sucre ou des animaux, qui sont exportés. Au Brésil, 70% de tout ce qu’on mange est produit par des petit.es paysan.es, par l’agriculture familiale. On ne peut pas demander aux personnes au Brésil de devenir véganes, ou de se passer de l’exploitation animale, si elles ne sont pas autonomes, si elles ne peuvent pas choisir ce qu’elle mangent, et si on ne produit pas assez au niveau de tout le territoire . Sans passer par la souveraineté alimentaire, on ne pourra pas rendre l’exploitation animale obsolète. C’est une lutte que le MST porte aussi.
Et surtout, j’pense que même au niveau individuel, tu peux pas demander à tout le monde au Brésil de devenir véganes, aller voir une personne dans une favela et dire go vegan, parce que y’a pas à manger en fait. La seule chose qui arrive là-bas, c’est des produits transformés et carnés, donc on ne peut pas imaginer en finir avec l’exploitation animale sans souverainté alimentaire, sans que toutes les personnes puissent choisir ce qu’iels mangent. Les gens ne sont pas spécistes parce qu’iels sont méchant.es, iels se réveillent pas le matin en se disant « aujourd’hui je vais torturer des animaux ». Vous voyez la mortadelle ? La dernière fois que j’étais au Brésil cette année j’ai vu que 10 tranches de mortadelle, ça coûte 1 réal, donc 15 centimes d’euro. Tu ne peux acheter de légumes avec ça : à côté, un kilo de haricot, ça coûtait 10 réals. Comment tu peux demander aux classes populaires de go vegan si, quand tu vas au supermarché, t’as cette mortadelle qui est faite avec ce qu’il y a de pire dans l’industrie, et qui est vraiment horrible pour la santé, mais qui coûte trois fois rien. Sans changer vraiment le système de production, et sans arriver à la souveraineté alimentaire, on ne peut pas commencer de transition antispéciste.
E.C. : Tu as beaucoup parlé d’alimentation ancestrale, et tu dis souvent que la table au Brésil, c’est un des lieux de la colonisation. Le colonialisme a carnisé cette alimentation ancestrale, il a apporté un spécisme qui lui était propre, est-ce que tu peux nous en dire plus sur ce sujet ?
S : Au Brésil, les colonisateurs sont arrivés, ils ont envahis le territoire et ils ont apporté leurs bêtes tout de suite. Ils ont d’abord colonisé la terre, mais ils l’ont toujours fait en se servant de l’exploitation animale comme outil de colonisation. En même temps, les colonisateurs ont aussi défini ce qui était de la nourriture, et ce qui ne l’était pas. S’ils sont arrivés avec leurs vaches et leurs cochons, c’est parce que ce que les populations indigènes mangeaient, par exemple le maïs, ou encore le manioc, pour eux, ce n’était pas de la nourriture : ils ont introduit une hiérarchie entre ce qui est de la nourriture, de la nourriture noble, et ce que les « sauvages » mangent. C’est vraiment triste de voir comment on a intégré ce message : comme dans beaucoup de pays du monde maintenant, ce qui est considéré comme noble, c’est les produits carnés. Quand on a un.e invité.e, c’est de la viande qu’on fait ; j’ai vu ça tellement de fois avec ma famille qui vit à l’intérieur des terres dans le Nord-Est. À partir du moment où j’ai dit que j’étais végane et que je ne mangeais plus les vaches ou les poulets que mes tantes avaient l’habitude de préparer pour moi, elles ont paniqué : pour elles, c’est comme si je ne mangeais rien. Je mange du manioc, des patates douces, des haricots, mais pour elles ça ne compte même pas comme de la nourriture. Quand la nourriture que tu manges c’est celle du colon, ce qu’il a décidé qui serait de la nourriture, tu assimiles le message du colon, tu commences à penser comme le colon, en fait. Si tu mets ça dans ton ventre, t’avales littéralement le message, et tu commences à voir tout ce qui est local, ancestral ou natif comme moins bien, et à te voir toi-même comme moins bien. Il faut manger comme le colon, il faut vivre comme le colon, et tout ce qui est à nous est inférieur. Je me souviens de ce jour au tout début de mon véganisme, je suis allée chez ma tante qui a fait un super déjeuner pour nous, avec des haricots, du manioc frit, de la patate douce cuite, du riz, des salades, des fruits… et un poulet. J’avais rempli mon assiette avec une montagne de nourriture. Elle avait la même assiette que la mienne, avec une cuisse de poulet en plus par-dessus. Elle a regardé mon assiette et a soupiré en disant : « ma pauvre nièce, t’as rien trouvé à manger, hein ». Elle ne voyait même pas que mon assiette était pleine. Qu’est-ce que ça veut dire sur la manière dont on se voit ? Nous, on compte pas, notre nourriture ne compte pas, et si on mange pas comme le colon on n’est pas nourri.es, on ne va pas grandir. Pour moi c’est pour ça que c’est extrêmement important de décoloniser la table, de décoloniser l’estomac. C’est l’endroit le plus intime où on est colonisé.es. Si on arrive pas à sortir le colon de l’estomac, ça va être très difficile de le sortir de nos têtes et de nos territoires.
Pour moi, le véganisme, c’est un outil de décolonisation : c’est pas demander plus de produits transformés avec le label végane, c’est manger la nourriture ancestrale qui pousse sur nos terres.
E. C. : Toi, Sandra, tu es anarchiste : quel sens ça peut avoir d’être antispéciste anarchiste au Brésil aujourd’hui, où l’État s’est fait le remplaçant de la colonisation européenne ? Est-ce que l’opposition aux poitiques coloniales et extractivistes de Bolsonaro [5], par exemple, peut s’articuler et s’articule autour de principes anarchistes ?
S : Je pense que le combat des peuples indigènes est un combat contre l’État, même si on ne l’appelle pas anarchiste. Quand les colonisateurs sont partis du Brésil, le Portugal est parti, mais on a laissé une élite locale héritière des colons, qui pense comme les colons, qui est blanche comme les colons et qui poursuit le projet colonial portugais. Le projet colonial n’est pas fini au Brésil, on parle encore de colonisation des terres indigènes en Amazonie. D’ailleurs, l’agence du gouvernement qui est en charge de la réforme agraire, l’INCRA (l’Institut National de Colonisation et Réforme Agraire) a été créée dans les années 1970 pendant la dictature, par les militaires, pour coloniser l’Amazonie. L’idée, c’était pas « on va faire une réforme agraire parce que les pauvres petit.es paysan.nes n’ont pas de terre », c’était plutôt « on a encore besoin de coloniser ce bout du Brésil, y’a des paysan.nes qui n’ont pas de terre, si on les mettait là-bas comme ça iels nous rendent service ». C’est ça qu’il s’est passé, et c’est encore ce qu’il se passe. Les années 1990, c’est l’époque où il y a eu le plus d’assentamentos – les communautés rurales issues de la réforme agraire –, et la plupart étaient dans la région de l’Amazonie. C’est trop triste parce qu’en même temps tu veux que les paysan.nes aient accès aux terres, mais quelles terres ? C’était pas les grandes propriétés qui étaient partagées. Pour les peuples indigènes, quand on est passé d’une colonie portugaise à un empire, et ensuite à une république, ça n’a absolument rien changé. D’ailleurs c’est le cas même pour les gouvernements soit-disant de gauche comme le parti des travailleurs avec Dilma Roussef À part sous Bolsonaro, on n’a jamais autant déforesté l’Amazonie que pendant son mandat.
Donc franchement, pour les peuples indigènes, peu importe qui est au pouvoir, le projet colonial est là, et l’État est là pour servir le projet colonial. Des peuples indigènes de ma région, dans le Nord-Est et surtout dans l’état de Bahia, ont fait une coalition avec les quilombolas [6]. Iels s’organisent en autogestion et ont un discours carrément libertaire : iels utilise le terme de « libertaire”. Y’a eu plusieurs fois aussi où des peuples indigènes se sont réunis pour aller à Brasilia et se dire « mais on fait la guerre en fait, on veut la souveraineté sur notre territoire ». Moi, en tant que militante antispéciste et anarchiste, je partage la conception des peuples indigènes : iels doivent être souverain.es sur leur territoire, l’État ne doit pas s’en occuper. Bien sûr, je ne veux pas d’État du tout, mais la souverainté des peuples indigènes sur leur territoire, ce serait déjà un premier pas. Ce sont les gardien.nes de la forêt, ce sont des gens qui ont toujours vécu là-bas, qui comprennent comment vivre dans cet endroit, comment le protéger ; iels sont absolument légitimes à être autonomes et en autogestion, à ce qu’on les laisse tranquilles dans ces endroits. Et j’suis vraiment contente parce que j’ai été invitée fin janvier à la coalition des peuples indigènes et des quilombolas. Iels vont se réunir une semaine à Bahia, pour parler d’agroécologie et des luttes pour l’autonomie des peuples indigènes et des quilombolas. C’est la première fois qu’iels font un pas vers nous, le véganisme populaire, pour venir et nous demander de l’aide. Encore une fois, on est là pour apporter un soutien. Ces gens-là portent un message vraiment libertaire, d’autonomie, d’autogestion. Y’a même un quilombo qui s’est formé au début de l’année, qui s’appelle « terra e liberdade » (terre et liberté), qui est un quilombo où toute les personnes peuvent aller. Pour la première fois l’alliance est un peu plus ample : des indigènes, des quilombolas et aussi des personnes des villes qui ne font
pas partie de ces deux communautés mais qui sont issu.es des classes populaires qui n’ont pas accès à la terre ou au travail, sont allé.es vivre là-bas en autogestion. C’est la première expérience au Brésil, mais je pense que c’est très porteur, et que ça peut se multiplier.
E.C. : A quoi ça ressemblerait, selon toi, une société brésilienne antispéciste ?
S : J’pense que je commencerais par laisser tomber le mot « Brésil » : c’est un nom qui a été donné à ce territoire par les colonisateurs, mais il y avait d’autres noms sur place. Je pense que le Brésil est tellement grand que c’est difficile d’imaginer quelque chose d’homogène. Par exemple, en Amazonie ,je sais pas à quoi ça ressemblerait, ce serait sûrement pas pareil qu’à São Paolo, une ville de plus de 20 millions d’habitants.
En tout cas on ne peut pas imaginer une société antispéciste brésilienne sans passer par la réforme agraire populaire. Le Brésil fait 16,5 fois la France, et 50% des terres appartiennent à moins d’1% des propriétaires terriens : si on ne change pas ça, on ne peut pas avancer : y’aura pas de justice au Brésil sans passer par une réforme agraire populaire.
Ensuite, il faudrait faire chuter l’agrobusiness, qui est le lobby le plus puissant au gouvernement. Les trois lobbies les plus puissants au gouvernement, et qui sont toujours ensemble, on les appelle « le lobby BBB » : le Bétail (l’agrobusiness, et surtout l’élevage), les Balles (l’armée), et la Bible (les évangélistes).
Et enfin je dirais : agroécologie partout. L’agroécologie, c’est incroyable, l’agroforesterie aussi, j’ai visité des assentamentos du MST et presque tous font de l’agroécolgie.
E.C. : C’est quoi les assentamentos ?
S : Je ne sais pas comment on le traduit en français, mais le mouvement des paysan.nes sans terres marche comme ça : t’as un groupe de paysan.nes sans terre qui se mettent ensemble et qui s’organisent, qui trouvent une énorme propriété appartenant à une personne qui ne produit rien… Je vais prendre l’exemple de mon papa. Quand j’avais 11 ans, il a rejoint le mouvement. C’était un paysan sans terre, comme ma mère et mes grands parents : iels étaient dans un système ou iels cultivaient la terre du grand propriétaire, avec plusieurs autres familles, et iels recevaient une partie des récoltes comme paiement. J’avais 11 ans, je suis la cinquième d’une famille de sept enfants, et mon père n’avait toujours pas de terre, donc il travaillait les terres des autres. À ce moment-là, un groupe de camarades a dit « on va s’organiser, quelqu’un du MST est venu, y’a une terre qui ne produit rien ici, il faut que ça change. ».
Quand tu es une paysan.e sans terre et que tu veux occuper des terres, tu identifies les terres qui appartiennent à quelqu’un.e, qui sont souvent des énormes étendues de terres qu’on appelle latifundia, et ensuite tu occupes ces terres avec d’autres familles. Dans le cas de mon père, iels étaient deux cent, et iels ont occupés ces terres en campant. Parfois, ces campements peuvent durer des années. Dans le cas de mon père ça a duré 5-6 ans, mais il y a des familles qui ont campé pendant 15 ans avant d’avoir vraiment le droit d’être là. Et évidemment pendant ces 5-6 ans, la police vient régulièrement, le propriétaire paye des personnes pour venir tirer sur les paysan.nes… Y’a énormément de martyrs politiques au brésil, énormément de personnes du MST ont été tué.es, y’a des massacres. Par exemple à Eldorado de Carajàs, au Para, un état du Nord, au début des années 90, y’a eu un massacre dans un campement de sans-terres, où le propriétaire a payé des personnes pour tirer sur elleux. Y’a eu 21 morts, une soixantaine de blessé.es. Les personnes ont été tuées avec des balles tirées sur la nuque ou sur le front : c’était des exécutions, c’était pas un hasard. Les familles qui arrivent à rester sur les terres après cette période vraiment dangereuse, c’est pour mettre la pression au gouvernement, pour lui dire « regardez, ces terres ne produisent rien ». On demande juste à ce que la loi soit appliquée : ces terres doivent être rachetées par l’Etat puis partagées dans l’optique de la réforme agraire. Quand on arrive à obtenir ça, le gouvernement, donc l’INCRA – l’Instituto Nacional de Colonização e Reforma Agrária, l’agence du gouvernement pour la colonisation et la réforme agraire – achète ces terres et y installe les familles qui les ont occupées.. Ce n’est donc pas une expropriation : ensuite, les familles doivent payer le gouvernement sur 30 ans. Une fois installées, ces familles constituent des communautés qu’on appelle des assentamentos. Une fois que tu es un.e assentamento, c’est pas gagné non plus, tu peux toujours être viré.e par le propriétaire… T’es jamais complètement tranquille en fait.
Dans un assentamento que j’ai visité au Sud de Bahia, j’ai appris qu’on pouvait planter de l’eau. L’assentamento se trouvait sur une énorme terre qui était utilisée pour l’élevage de bétail. Elle était complètement stérile, y’avait une rivière asséchée à cause de la déforestation. Quand les sans-terres sont arrivé.es, iels ont replanté la forêt. Y’a ce qu’on appelle la mataciviale, c’est la forêt qui héberge la rivière : une fois qu’on a planté ça, petit à petit, l’eau revient. Aujourd’hui, 20 ans plus tard, la rivière est là. Iels ont planté de l’eau avec des techniques agroécologiques. Pour moi, la société brésilienne antispéciste sera forcément agroécologique, comme ça on pourra replanter tout ce qui a été détruit, ou une bonne partie. Je pense que de cette manière, y’aura vraiment une revalorisation de notre culture alimentaire. J’pense que ça pourrait inspirer le reste du monde. Ça va avoir l’air arrogant, mais je pense vraiment que la révolution antispéciste viendra du Brésil, parce que les enjeux de l’exploitation animale et de colonisation là-bas sont tellement évidents et tellement énormes… Si la forêt amazionienne disparaît, c’est le monde entier qui va être en péril, donc j’pense vraiment que ça va venir de là, surtout que c’est le seul endroit pour l’instant où je vois le mouvement végane s’articuler avec d’autres mouvements sociaux -les peuples indigènes, les paysans sans terres, le peuple noir… J’pense que y’a un potentiel révolutionnaire énorme.
S : Je voulais finir avec une petite chanson du MST que j’aime beaucoup, je l’ai appris justement avec ce paysan du sud de Bahia qui m’a dit qu’il avait planté de l’eau. C’est une chanson qui a été écrite pour le MST, où l’art a une place très importante : iels ont des chansons, des danses… Participer à une réunion du MST, c’est super beau, on commence toujours avec des rituels : encore une fois ça fait peut-être pas sens ici, les gens vont trouver ça complètement… bon ça fait sens chez nous, d’accord, y’a d’autres façons de voir le monde, et la lutte, et nous on la voit d’une façon différente ! Du coup, y’a plein de chanson du MST, y’a des poètes sans terre qui écrivent des chansons. Y’a ce poète sans terre qui s’appelle Zé Pinto qui a écrit une chanson qui, pour moi, pourrait être l’hymne du véganisme populaire : le refrain dit
« et comme ça personne ne pleure plus, personne ne vole le pain de personne, le sol où il y avait du boeuf, maintenant il a des haricots et du riz, l’herbe ne pousse plus [7] »
Et quand il m’a chanté ça – je lui parlais du véganisme populaire – il m’a dit « en fait on se bat contre les mêmes choses, on veut la même chose ».
[1] lifestyle : un style de vie.
[2] Le système agraire est toujours le même au Brésil depuis la colonisation.
[3] Le mouvement des travailleurs.euses sans toit, l’équivalent urbain des MST.
[4] Biome : région géographique qui a son propre climat.
[5] Bolsonaro : le président actuel du Brésil. Gros facho raciste et ultra-libéral.
[6] Les quilombolas sont les personnes qui vivent en quilombos. Un quilombo, c’est une communauté de descendant.es de personnes majoritairement d’origine africaine, qui ont fui l’esclavage, et qui se sont formé.es clandestinement en communautés dans des endroits naturels isolés.
[7] 7. Sous-entendu que si l’herbe ne pousse plus, c’est que l’on a arrêté le pâturage
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