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Le blanchiment des terres
Les pollutions s’arrêtent-elles aux frontières des écoquartiers ?
mis en ligne le 8 mars 2021 - Laura Pandelle
Automne 2019. Dans cette heure entre chien et loup, sur les berges de la rive gauche de Rouen, deux mondes se croisent sans se côtoyer. Pendant que des cadres supérieur·es se faufilent à vélo entre les piliers de béton, des ouvriers·ères sortent de la zone industrielle pour regagner leurs voitures. De part et d’autre de la Seine, des formes hypnotiques s’illuminent : le 106 et le 107, anciens hangars reconvertis respectivement en salle de concert et en centre d’art contemporain, le cylindre bleu vif du Panorama XXL et les nouveaux locaux de la métropole – un élégant bâtiment bariolé recouvert de néons. En aval, le terminal sucrier et ses immenses colonnes de stockage flanquées de paquebots.
Mais au milieu de ce décor de tubes et de pavés, il y a un trou. Depuis plusieurs semaines, la course des pelleteuses s’est arrêtée sur les 90 hectares du futur écoquartier Flaubert. Un immense terrain coincé entre la zone industrialo-portuaire, la rocade Sud III et la ville ouvrière du Petit-Quevilly, promis depuis plus de dix ans à un projet de réhabilitation urbaine de grande envergure. La ZAC (zone d’aménagement concerté) prévoit des logements, des bureaux, des commerces et des espaces verts. Objectif : peupler la zone de 15 000 habitant·es et autres usagers·ères d’ici à 2030.
Sortir de l’ombre
En 2008, l’écoquartier Flaubert est devenu le fer de lance de la stratégie de « reconquête des bords de Seine ». Depuis longtemps occupées par les industries chimiques, ces rives constituent une manne foncière inestimable à deux pas du centre-ville. « Reconstruire la ville sur la ville », relancer « l’attractivité du territoire » et « promouvoir les éco-comportements » auprès de la population rouennaise : telles sont les promesses de ce grand projet, comme une réponse au géographe Yves Guermond, qui il y a douze ans exhortait Rouen à sortir de son rang de « métropole oubliée » dans l’ombre de Paris [1] , engluée dans son identité industrielle et des clivages sociaux d’un autre siècle. Car, selon certains technocrates, le Grand Paris a vocation à étendre son emprise jusqu’au Havre, Rouen devenant une étape intermédiaire de l’hyper-métropole [2]. Dans ce contexte, les élites locales ont tout intérêt à montrer qu’elles aussi savent ce qu’est une métropole, une vraie. Avec ses « classes créatives » [3], sa gouvernance renouvelée et, évidemment, ses écoquartiers.
Seulement voilà, « ils avaient oublié que tout ça avait lieu à quelques centaines de mètres des usines », soupire Marie-Hélène Labat, photographe infatigable de la ville de Rouen dans toutes ses transformations. « Quand j’ai vu le panache de fumée, j’ai tout de suite pensé à l’écoquartier. Je me suis rendue sur place et j’ai fait cette photo qui a fait la une des journaux. » Le nuage de Lubrizol a largement recouvert les terres destinées à devenir un néo-paradis urbain, assombrissant les plaquettes publicitaires et les slogans des aménageurs. Car la réussite de ce projet tient à sa capacité à générer du désir. « Qu’est-ce qu’ils peuvent faire, après ça ? » s’interroge la photographe. Et surtout, comment en est-on arrivé à accoler le préfixe « éco », avec son imaginaire vert, sain, naturel, à un quartier situé en bordure d’un des principaux centres pétrochimiques du pays ?
Légalement, rien n’interdit la construction d’un écoquartier à cet endroit. En effet, la proximité du site avec les usines de Rouen est réglementée par un zonage bien précis. Comment ce dernier est-il défini ? Depuis la loi dite Bachelot, votée en 2003 et imaginée à la suite de l’explosion en 2001 de l’usine AZF de Toulouse, les entreprises classées Seveso doivent se doter, guidées par la préfecture, d’un plan de prévention des risques technologiques (PPRT), afin d’organiser « la cohabitation des sites industriels à risques et des zones riveraines [4] ».Plus exactement, selon les pouvoirs publics, il s’agit de la « maîtrise de l’urbanisation autour » de ces sites, soulignant que les risques viendraient autant de la croissance de la ville que des usines en elles-mêmes.
Vous avez dit “prévention des risques” ?
Sur chaque site industriel, il faut identifier des « zones de risque », c’est-à-dire le croisement entre des « aléas » (ou probabilités de danger, classées en dangers thermique, toxique ou explosif) et l’état de « vulnérabilité » du lieu : la taille des tuyaux, dispositifs de sécurité, la distance entre les installations, la vétusté, etc. Sous couvert de calculs savants, cette approche permet de relativiser l’importance d’un danger en l’associant à une probabilité d’occurrence très faible : à Lubrizol, par exemple, il avait été évalué qu’un incendie pouvait advenir « une fois tous les 10 000 ans [5] »...C’est en fonction de ces mêmes probabilités que différentes zones de dangerosité sont établies autour de l’usine, entraînant des mesures qui s’appliquent aux riverain·es : expropriation (zone 1), droit au délaissement (zone 2) ou travaux de sécurisation des habitations (zones 3 et 4). Des mesures payées en partie par l’entreprise... mais aussi par la commune et les habitant·es [6] ! Pour Lubrizol, l’enjeu économique est énorme. Car si à l’ouest l’aire d’accueil des « gens du voyage » n’est pas considérée comme une zone d’habitation et au nord l’usine borde quasiment la Seine, pour le reste, c’est une autre affaire. Une fois passé le cimetière communal de la ville ouvrière du Petit-Quevilly, au sud de l’usine, celle-ci se déploie dans un entrelacs de maisonnettes en briques et de jardinets. Et à l’est, on retrouve le site du futur écoquartier.
Face à ce risque financier, Lubrizol traîne des pieds pour rédiger son PPRT, à l’image de l’immense majorité des entreprises concernées : en 2010, sept ans après l’adoption de la loi Bachelot-AZF, environ la moitié seulement des 421 plans envisagés ont été lancés, et très peu finalisés. En 2013, lors de l’épisode de la fuite de mercaptan [7], le PPRT de Lubrizol n’existe toujours pas. Delphine Batho, alors ministre de l’Écologie, serre la vis en imposant un planning d’approbation des PPRT dans un délai de dix-huit mois à compter de l’« arrêté de prescription » : celui de Lubrizol finit péniblement par voir le jour au sein d’un petit comité associant la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), des ingénieur·es de Lubrizol, les élu·es locaux·ales, le Clic [8] et quelques représentant·es associatifs·ves. L’entreprise fait appel à tout un tas de bureaux d’études : il en résulte un pavé de plusieurs centaines de pages. Le tout est soumis à enquête publique pendant un mois, en décembre 2013. Aux permanences se présentent un journaliste, deux étudiantes en master environnement et un couple de riverain·es. « En résumé, aucune observation n’a été formulée », conclut sobrement le rapport de la préfecture de la Seine-Maritime. Le 31 mars 2014, le PPRT est approuvé par arrêté préfectoral.
Miracle issu de tous ces calculs savants : le plan ne prend pas en compte les risques liés à la proximité des autres sites industriels classés eux aussi « Seveso seuil haut [9] », et la zone d’aléas s’arrête à 50 mètres de l’emprise foncière de la future les ZAC. Voilà qui met théoriquement l’écoquartier en dehors de tout danger en provenance de l’usine Lubrizol, et dégage celle-ci de toute responsabilité envers ses futur·es voisin·es. Pour Guillaume Grima, fondateur de l’association Effet de serre toi-même ! et ancien élu écolo [10], tout ceci illustre « la connivence entre le monde politique et le monde économique rouennais » dans laquelle baigne la ville. « J’ai été convoqué chez Lubrizol un vendredi après-midi pour faire un point technique, et je me suis retrouvé seul face à quatre ou cinq cadres ingénieurs de chez eux et la maire de Rouen, qui m’expliquent que tout ça est très honnête, et que tout va bien se passer. [...] En parallèle, j’ai essayé d’aller comprendre le dossier chez la Dreal, dont les agents débordés m’ont juste donné accès à une armoire pleine de paperasse. »
Pendant ce temps, Lubrizol étend ses surfaces de stockage de produits dangereux... Ni actualisées ni remises en chantier, les 428 pages du PPRT continuent d’assurer le pacte de bon voisinage entre aménageurs et industriels. En 2016, l’Autorité environnementale [11], une instance nationale composée d’expert·es simplement chargé·es de donner leur avis, est saisie pour examiner le projet de l’écoquartier Flaubert. Elle s’étonne que des modélisations sérieuses n’aient pas été faites sur les « effets potentiels en cas d’accident majeur de cette installation classée Seveso sur le périmètre de la ZAC [12] ».
De l’air à la terre, pollution à tous les étages
Mais la présence d’usines à quelques centaines de mètres de là n’est pas la seule ombre au tableau. Militant écologiste de longue date, Francis Bia connaît sur le bout des doigts le « dossier Flaubert ». Dans la coquette maison de campagne où il nous reçoit, il a d’ailleurs tendance à disparaître dans la jungle des archives qui occupent son bureau. « Le projet se superpose avec un énorme complexe routier », nous explique-t-il. Un sixième axe de franchissement de la Seine, le pont Flaubert, relié à un nouvel échangeur autoroutier, a en effet été construit juste à côté du futur quartier, prétendument pour déporter une partie du trafic du centre-ville congestionné. Plutôt pour permettre toujours plus de trafic. « Les poids lourds qui rejoignent la zone industrielle vont passer par là, soupire le retraité amoureux du bocage normand, ça va devenir un aspirateur à camions, c’est sûr... » À voitures aussi, puisque, pour attirer de jeunes actifs sur la rive gauche historiquement prolétaire, il faut leur permettre de rejoindre rapidement le centre-ville ou le calme des campagnes environnantes. Plus de 100 000 véhicules sont attendus chaque jour. Une fois le raccordement effectif, les riverain·es vont se retrouver sous une pollution atmosphérique de l’ordre des pires concentrations relevées dans l’agglomération... Sans oublier que la partie sud du site est traversée par un couloir SNCF réservé au fret de matières dangereuses, destination le port.
Un écoquartier cerné par une autoroute et des usines, il fallait réussir à le vendre ! À défaut de changer d’avis, les aménageurs-communicants ont changé de vocabulaire. Au terme d’une étude de 42 000 euros commandée par la société publique locale d’aménagement (Spla) Rouen Normandie Aménagement, le cabinet de conseil Start-Cities préconise d’en finir avec le vocable encombrant d’« écoquartier » [13] ... Bienvenue à « Rouen Flaubert ». Ce nom « permet de renforcer l’ancrage métropolitain du projet », commente Rémi de Nijs, directeur général de la Spla, pour le site 76actu, en janvier 2019. Bien entendu, « le fait de ne plus parler d’écoquartier ne retire rien à la démarche développement durable du projet, elle va de soi [14] ».
« Est-ce qu’il n’aurait pas mieux valu imaginer ici une zone tampon, une forêt, pour protéger les lieux de vie des usines ? » suggère Francis Bia. En réalité, on peut douter qu’une végétation luxuriante puisse pousser à cet endroit : la ZAC Flaubert est constituée d’une mosaïque d’anciennes par-celles industrielles ayant appartenu à la SNCF ou à Grande Paroisse, ancienne filiale de Total dédiée aux engrais azotés (voir p. 118). Les dernières activités cessent en 2006, et des études des sols menées quelques années plus tard révèlent une forte concentration de polluants tels que des « nitrates, nitrites, sulfates et phosphates, PCB, lindane [15], hydrocarbures [...], solvants chlorés, cyanures »... mais aussi des taux de radioactivité élevés par endroits. Les eaux souterraines présentent par ailleurs une acidité record [16] menaçant de fragiliser les bétons utilisés pour les travaux de remblaiement, d’endiguement et de renforcement des sols. Bilan : certaines zones sont si polluées qu’on ne peut construire ni sur le sol ni sous le sol. Les parcelles jugées irrécupérables sont passées en servitudes d’utilité publique [17], c’est-à-dire préemptées par l’État pour interdire toute forme d’exploitation, quelle qu’elle soit. Le sol de la future ZAC Flaubert est donc miné par des zones toxiques, voire complètement inexploitables. Pas vraiment le point de départ idéal d’une métropole verte et durable !
Mettez votre terre à la machine, faites-la bouillir...
En matière de dépollution des sols, l’approche qui prévaut depuis les années 1960 en France consiste à déplacer les terres toxiques vers des installations de stockage de déchets non dangereux (ISDND). Dans ces décharges à ciel ouvert, des tonnes de terre sont entreposées dans des alvéoles, sur des matelas de polyéthylène et d’argile, où elles continuent de dégager des gaz [18] et des eaux de ruissellement, qu’il faut à leur tour traiter. En 2017, à Bellegarde, dans le Gard, un feu se déclare dans une alvéole stockant des terres chargées de soufre, suite aux passages d’un engin à chenilles. Bien que ces décharges soient qualifiées de « non dangereuses », les accidents sont fréquents. De plus, leur taille critique pose problème puisque à terme ce sont autant d’hectares pollués qu’il va falloir réhabiliter. L’État cherche donc à en réduire le nombre [19] et les entreprises de dépollution ont aujourd’hui carte blanche pour imaginer mille et une manières de « gérer » les terres polluées en les laissant sur leur site d’origine. Une des solutions racontée par un professionnel est par exemple d’injecter de nouveaux produits chimiques dans le sol, comme de l’eau oxygénée ou du chlorure de fer, afin de drainer les hydrocarbures souterrains. Rassurant...
Sur la ZAC Flaubert, c’est ce nouveau paradigme de la dépollution qui a été mis en œuvre à partir de 2014. Concrètement, sur l’écoquartier, une partie des sols ont été grattés en surface et la terre mélangée à de la chaux vive. Une autre partie a été excavée et confinée dans des géotextiles. Déplacer des centaines de mètres cubes de terres toxiques d’un endroit à l’autre du site, pendant des mois, pour faire ici des trous, là des buttes et là-bas des remblais, génère une activité si intense qu’en février 2019 l’association Atmo Normandie, chargée de la surveillance de la qualité de l’air, mesure un pic de particules fines inquiétant aux abords du chantier [20]. La plateforme de mélange des terres chargées en hydrocarbures avec la chaux vive est mise en cause [21].
Le juteux business du recyclage des sols
Il est prévu que la mise aux normes environnementales (dépollution, remblais, construction de canaux) du terrain représente plus du quart du coût global prévisionnel de l’aménagement de la ZAC Flaubert [22]. En quelques années, le secteur de la dépollution est devenu un maillon de l’économie « circulaire » indispensable au nouveau capitalisme industriel. Le business du recyclage des sols s’impose comme une étape incontournable des grands projets d’aménagement, attirant les géants du BTP et de l’environnement (Suez, Vinci) comme les start-up en tout genre [23].
Pour Théo D., jeune ingénieur travaillant pour l’entreprise normande Valgo, la dépollution reste un concept tout à fait relatif. « On dépollue en fonction des usages qu’on veut mettre à cet endroit. Ce n’est pas la même chose si c’est une école primaire ou une station-service... Ça ne serait pas rentable de traiter une zone qui n’en a pas réellement besoin. » Son employeur rachète des terrains de friches industrielles pour les mettre « en conformité avec les usages d’un futur acquéreur ». C’est ce qu’il expérimente sur le site de l’ancienne raffinerie Petroplus à Petit-Couronne, en proposant de réhabiliter 240 hectares de terrains couverts de tonnes de tuyaux, de cuves et de béton amianté. Prix d’achat : 4 millions d’euros. Un pas en avant dans la sainte bataille pour la transition écologique du territoire ? Il s’agit plutôt d’organiser sa réindustrialisation : entre autres, un dépôt pétrolier pour Bolloré Energy, une plateforme logistique, une zone d’activité pour des entreprises du BTP, un pôle de recherche et développement pour Valgo [24]... Sur les plaquettes de communication du projet, les images 3D montrent des bureaux épurés et des allées d’arbres : l’industrie de demain a l’air presque aussi clean... qu’un écoquartier ! Par un tour de passe-passe nommé « dépollution », on transforme des terrains dont personne ne veut en marchandises qu’il suffit de savoir valoriser.
Cette tendance est encouragée par la loi Alur [25] de 2014 qui pose les bases réglementaires de la reconquête des friches industrielles. Elle invente pour cela le dispositif du « tiers demandeur » (ou « tiers payeur ») qui consiste à transférer le devoir de réhabilitation d’un site pollué de l’ancien exploitant vers un aménageur – le plus souvent une société d’économie mixte. Celui-ci est chargé d’assurer la mise aux normes du lieu pour son usage futur. Jusqu’alors, un flou juridique régnait dans la législation française sur l’obligation de dépollution. De nombreux terrains restaient donc en friche, non réhabilités et irrécupérables après la faillite de la dernière entreprise installée sur place, avant de tomber sous la coupe de la collectivité locale, elle-même bien en peine de financer la remise en état. Avec la loi Alur, le deal est clair : il faut accélérer la mise sur le marché de tout ce foncier ! Dans cette logique, la dépollution n’est qu’une étape trans-actionnelle entre une exploitation fonctionnelle du site et une autre, et en aucun cas un effort pour retrouver l’état du sol avant occupation (comme le ferait une jachère dans un espace agricole).
L’autodigestion du vieux monde
La grande braderie des friches industrielles est ainsi une facette singulière de la métropole performative, prédite par les géographes en 2008. « Lyon a Confluence, Lille a Euralille, et nous, nous aurons Flaubert [26]lic est injecté dans des projets titanesques qui se veulent la vitrine d’une nouvelle industrie capitaliste, débarrassée de ses pollutions encombrantes et réconciliée avec ses riverain·es, alors que le vieux monde des usines continue de s’étendre à quelques encablures de là, dans des zones économiques dérégulées [27]. À travers une rhétorique de la transformation de la ville industrielle en une ville « durable », dont la « reconquête des berges » est la construction sociale la plus tangible, on assiste bien à la réitération du monde industriel, dont l’écoquartier Flaubert est le symptôme, voué à en régurgiter les fumées noires, les terres imprégnées de pétrole et les sacs de gravats toxiques.
Écoquartiers : des sols pourris sous la pelouse
Fin 2018 en France, on dénombrait plus de 500 écoquartiers, présentés comme des projets « d’aménagement urbain multifacettes qui [intègrent] tous les enjeux et principes de la ville [durable] * ». Parmi eux, seule une partie est certifiée par l’État à travers le label ÉcoQuartier, créé en 2012, les autres sont autoproclamés. Cette appellation recouvre avant tout une stratégie marketing pour les collectivités locales en manque d’attractivité, qui permet également à de gros acteurs du BTP de verdir leur image de marque sans se ruiner. Et pour cause, bon nombre d’« écoquartiers » s’implantent dans des lieux où les formes d’urbanisation classique ne fonctionnent plus – dents creuses, terrains vagues, friches industrielles : les zones les plus touchées par les pollutions industrielles. C’est là où le foncier est le moins cher et la relance de la spéculation immobilière la plus urgente. Les aménageurs s’engagent donc dans des opérations de haute voltige : immeubles sans parking sous-terrain ni logements au rez-de-chaussée, comme à Lys-lez-Lannoy (Nord), pour éviter tout contact entre le sol et les populations, pavillons avec jardins où il est interdit de faire pousser ses légumes, comme à Limeil-Brévannes (Val-de-Marne)…
Les écoquartiers ont la peau dure, Rouen en est un exemple. Dans les semaines qui ont suivi l’incendie de Lubrizol, certains promoteurs de la ZAC Flaubert se déclaraient confiants dans la reprise des travaux, moyennant des aménagements et un effort pour « former l’ensemble des utilisateurs à ce type d’accidents. Au Japon, on est formé partout au risque sismique** », disait ainsi Marc Laubiès, l’un d’entre eux, avec un air d’évidence.
* « Des écoquartiers construits sur des décharges industrielles », Salomé Legrand, Europe 1, 16 mai 2016 (europe1.fr).
** « Quartier Flaubert à Rouen. Une nouvelle page à écrire », Christophe Hubard, Paris-Normandie, non daté (paris-normandie.fr).
[1] Rouen, la métropole oubliée ?, Yves Guermond (coord.), éd. L’Harmattan, 2008.
[2] Voir par exemple le rapport « Seine Métropole, Paris-Rouen-Le Havre. Consultation internationale de recherche et développement sur le grand pari de l’agglomération parisienne », Antoine Grumbach & Associés, février 2009 (ateliergrandparis.fr).
[3] Les « classes créatives », terme proposé par le géographe américain Richard Florida, sont selon lui les gens dont une ville à besoin pour garantir son attractivité auprès des investisseurs : principalement des artistes et des scientifiques.
[4] Selon la page « La sécurité des sites » du site Internet de France Chimie, une fédération de syndicats professionnels réunissant de nombreux industriels du secteur (francechimie.fr).
[5] D’après la fiche d’information publique concernant l’usine Lubrizol de Rouen, rédigée sur la base de données gouvernementales, qui mentionne que « le risque d’accident pouvant entraîner un incendie sur les installations est relativement faible (fréquence évaluée au maximum à une fois tous les 10 000 ans) » (developpement-durable.gouv.fr).
[6] Selon la loi Bachelot-AZF, les travaux de consolidation des maisons doivent être pris en charge par l’industriel, ou si celui-ci n’est pas en mesure de le faire, par la collectivité. Et une partie des dépenses, souvent 10 %, reste à la charge des habitant·es.
[7] En janvier 2013, une grande quantité de mercaptan (gaz servant entre autres à parfumer le gaz de ville, inodore, pour repérer les fuites) s’échappe de l’usine Lubrizol de Rouen, plongeant une grande partie de la région dans une odeur nauséabonde.
[8] Centre local d’information et de coordination, une instance départementale dédiée aux personnes âgées.
[9] Un cas exceptionnel pour une zone industrielle de cette taille : les usines pétrochimiques et chimiques du Havre ou de la Vallée de la chimie au sud de Lyon sont toutes regroupées au sein d’un seul PPRT.
[10] Son mandat municipal s’est déroulé de 2008 à 2014.
[11] L’Autorité environnementale est une instance présentée comme indépendante, liée au Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD, dépendant du ministère de la Transition écologique) et chargée de livrer des avis et des recommandations, rendus publics, concernant les évaluations des conséquences environnementales des grands projets d’infrastructure. Elle est notamment censée garantir la compensation du dommage environnemental.
[12] Extrait de l’« Avis délibéré de l’Autorité environnementale relatif à la ZAC Flaubert », daté du 20 avril 2016, p. 11 (developpement-durable.fr).
[13] Ce terme renvoie au label national ÉcoQuartier, qui s’obtient souvent en cours de construction sur la base de critères de fonctionnalité, d’économie et de « performance environnementale » du programme architectural.
[14] « Nouveau nom, éléments de langages, supports... Comment vendre le futur quartier Rouen-Flaubert ? », Julien Bouteiller, 76actu, 15 janvier 2019 (actu.fr).
[15] Un insecticide cancérogène interdit en France depuis 1998 et dans le monde entier depuis 2009.
[16] Données recueillies sur la base de données gouvernementale Basol traitant des sites et des sols pollués (developpement-durable. gouv.fr).
[17] La « servitude d’utilité publique » désigne une restriction absolue du droit d’usage, afin que l’usage privé ne représente pas un danger pour l’intérêt public. Ce statut, qui se veut pourtant protecteur, revient également à exonérer les industriels de leurs responsabilités en matière de dépollution, en instituant une zone de non-intervention absolue.
[18] Notamment du méthane, du sulfure d’hydrogène et du mercaptan – gaz naturels mais toxiques, liés à la putréfaction des matières organiques.
[19] De 322 centres de stockage en activité en 2004, on est passé à 221 en 2014.
[20] Pollution à Rouen : le chantier de traitement du quartier Flaubert visé », Christophe Hubard, Boris Maslard, Paris-Normandie, 5 mars 2019 (paris-normandie.fr).
[21] « De la chaux vive pour mieux dégrader les hydrocarbures », Environnement magazine, 1 er décembre 2010 (environnement-magazine.fr)
[22] « ZAC écoquartier Flaubert. Éléments de réponse à l’avis actualisé du CGEDD (6 avril 2016) », métropole Rouen Normandie, Rouen Normandie Aménagement, non daté (metropole-rouen-normandie.fr).
[23] Selon un état des lieux du secteur publié par l’institut d’études privé Xerfi en mars 2019.
[24] « Après la dépollution, bientôt le renouveau de l’ancien site de Petroplus, près de Rouen », Raphaël Tual, 76actu, 20 juillet 2019 (actu.fr).
[25] Loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové.
[26] « L’écoquartier Flaubert à Rouen, “une priorité pour le développement”, pourrait changer de nom », Julien Bouteiller, 76actu, 27 avril 2018 (actu.fr). », scandait dix ans plus tard l’ex-président de la métropole Frédéric Sanchez. Sous couvert de répondre à la crise du logement et à la lutte contre l’étalement urbain, un flot d’argent pub
[27] Sur la zone industrielle de Port-Jérôme-sur-Seine et de Petiville, à plusieurs dizaines de kilomètres en aval de Rouen, a été lancée en 2018 la première zone économique spéciale (ZES) de France, un dispositif favorisant l’implantation d’entreprises étrangères par de gros avantages fiscaux notamment.
Texte extrait du Z, revue d’enquête et de critique sociale, n 13,
_ « Rouen, fumées noires et gilets jaunes », publié en printemps 2020.
Leur site internet : http://www.zite.fr/
Texte et illustration : Laura Pandelle
Mise en page brochure en octobre 2020. Contact : souslaplage@@@riseup.net
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