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Pas de recette miracle
Perspectives extra-judiciaires face aux agressions sexuelles
mis en ligne le 27 août 2020 - Caisse de solidarité de Lyon
Destitution et justice transformatrice
Nous pensons sérieusement qu’en plus de faire face à la justice et à la police, en défendant pied à pied ceux et celles qui s’y trouvent confronté.e.s, il nous faut soutirer à la police et la justice leur pouvoir d’institution : celui de régler nos conflits. Ce geste de destitution n’est pas de l’ordre de la morale : ce n’est pas mal d’avoir recours à la police, et nous aidons d’ailleurs ceux et celles qui le souhaitent à porter plainte pour violences policières. Nous pensons qu’il est nécessaire de réfléchir pragmatiquement à comment faire autrement, car si nous ne travaillons pas à des alternatives crédibles, la seule solution sera toujours de se tourner vers la police :
« Dans ce pays, quelles sont les options quand quelqu’un vous fait du mal ? Appeler la police et voir quelqu’un de l’extérieur impliqué dans le processus, ou vous débrouiller par vous-même. Ne rien faire n’est pas une bonne option pour beaucoup de gens [...]. Vous ne devriez pas avoir à choisir uniquement entre vous adresser à l’État ou ne rien faire. »
Mariame Kaba, citée dans l’article “Tout le monde peut se passer de la police,
Organisations communautaires pour abolir la police à Chicago”,
dans la revue Jefklak, janvier 2017.
Ces positionnements nous rendent attentifs aux expériences de justice communautaire, transformatrice, telles qu’elles ont pu avoir lieu dans des communautés kurdes, à l’échelle de quartiers à Chicago, ou dans des communautés zapatistes. Nous en avions parlé lors de l’organisation d’un séminaire, organisé avec d’autres, sur la justice, sur 3 jours, dont le titre était : “La justice : la connaître, y faire face, vivre sans”.
Dans la discussion-atelier « Vivre sans la justice et la police », nous avions abordé l’épineuse question de la gestion de conflits et de violences et discuté des expériences de justice transformatrice, de justice communautaire dans des communautés autonomes au Chiapas, notamment d’un point de vue féministe. Aucune réponse miracle n’en est sortie, ni aucun mode d’emploi à suivre à la lettre. Quelques pistes se sont dégagées : écouter et appuyer la parole de la personne agressée dans un climat de bienveillance et non pas d’enquête, ouvrir des espaces de discussion non-mixtes de soutien et de réparation autour de la personne agressée, confronter l’agresseur à ses faits et le pousser à changer, mais aussi viser à transformer la communauté en pointant du doigt les mécanismes de domination genrés, les ressorts problématiques... et veiller à ce que les féministes ne s’épuisent pas dans ces processus longs et complexes. Reposer la question de la responsabilité collective, du genre de rapports qu’on entretient, et de comment les transformer, en parlant des choses concrètes.
Ces pratiques posent tout un tas de questions : qu’est-ce qu’une communauté ? Comment différencier ce qui est de l’ordre du conflit et ce qui est de l’ordre du tort ? Est-ce que la réparation est un objectif atteignable ? Quelle place pour la vengeance [1] ? Comment des décisions acquièrent-elles une autorité ?
Elles nous invitent en tout cas à adopter une approche pragmatique, de responsabilisation collective, qui ne fonctionne pas par l’application automatique d’un code de déontologie, d’une loi, ou d’une morale.
De l’exclusion et de la purification
Et puis il y a la question de l’exclusion d’un agresseur : si elle peut être absolument nécessaire pour la victime afin de reprendre pied, de ne pas craindre de le croiser dans les espaces qu’elle fréquente, elle ne nous semble pas être forcément la réponse univoque à appliquer systématiquement.
Un des risques qu’elle contient, c’est de faire croire que le problème est réglé parce que la brebis galeuse a été écartée. Avec les autrices de Premiers pas sur une corde raide, nous souhaitons :
« (...) éviter l’illusion selon laquelle la communauté pourrait se refonder sur une purge salvatrice. La justice d’État fonctionne en partie d’après ce précepte, et pourtant chacun sait qu’elle n’est qu’un système reproduisant cela même qu’elle dit combattre. Identifiant le déviant, l’inscrivant « hors la loi », la société se légitime elle-même, se renforce et se donne bonne conscience. Le recours au cas exemplaire permet à tous ceux qui ne sont pas directement visés par l’accusation de se laver de tout soupçon, notamment en affirmant publiquement leur adhésion au processus. L’effectivité d’un tel recours repose moins sur l’examen intime et collectif des logiques de domination qui contaminent nos rapports, que sur la peur d’être incriminé à son tour. Certes, ce procédé a historiquement fait ses preuves, il peut certainement arriver à modifier les comportements. On peut toutefois douter de sa capacité à installer le climat de confiance nécessaire à l’élaboration durable d’autres rapports. C’est à ce point, précisément, que se révèle toute la complexité du brouillage entre ami.e.s et ennemi.e.s, à laquelle le féminisme se retrouve sans cesse confronté. Une réelle transformation ne viendra pas de l’adoption d’un code de comportements irréprochables, mais bien de l’attention toujours renouvelée à l’autre et aux signes qu’il ou elle envoie, à la circulation du pouvoir, à la complexité et la profondeur des relations. »
Extrait de Premiers pas sur une corde raide, disponible sur infokiosques.net.
Nous refusons l’innocence comme point de vue, et refusons l’idée de la purification d’un milieu.
Nous ne supportons pas d’entendre des types nous expliquer à quel point il est violent de côtoyer quelqu’un qui en a déjà agressé une autre.
Les dénonciations publiques ont libéré la parole, mais elles ont aussi, parfois, servi à construire des monstres, bien pratiques à mettre en avant, pour clamer du même coup sa propre innocence. Nous refusons cette logique qui tendrait à faire croire qu’il suffit de virer quelques anormaux pour préserver notre sécurité : nous savons trop que le problème c’est justement la “normalité” et ses rapports structurels.
L’utilisation de la catégorie monstrueuse du violeur sert parfois à dessiner une ligne de partage bien nette entre les hommes bien, qui n’ont rien à se reprocher et les autres, les violents, les violeurs, ceux qui dépassent le consentement [2]. Or la réalité est tristement banale : les agressions et viols sont majoritairement commis dans des situations effroyablement familières, ils découlent de systèmes de domination quotidiens. Ce que nous disons là ne revient pas à normaliser ces situations d’abus, ni à déresponsabiliser la personne qui a dépassé le consentement et les limites d’une autre. Ce ne sont pas des structures qui violent mais bien des personnes.
Cela revient simplement à dire que réfléchir en termes de monstres ne nous permet pas bien de penser le caractère structurel des rapports merdiques. Nous pensons que c’est bien parce que les rapports que nous décrivons sont systémiques que l’émancipation individuelle ne pourra se passer d’émancipation collective.
Safe et sécurisation
La sécurité nous pose problème aussi comme objectif politique. Nous souhaitons tisser de la confiance, se renforcer pour se sentir prêt.e.s à lutter, fabriquer des alliances, mais pas sécuriser nos espaces. La politique du safe comme horizon d’élimination du risque ne nous convient pas.
Nous percevons l’intérêt de former des communautés, des amitiés, des groupes, nécessairement restreints, où l’on travaille des liens de confiance, qui nous donnent de la force pour lutter. Mais la création de ces espaces de bien-être ne sont pas le but ultime de notre politique.
« Souvent, l’approche liée à l’identité et au style de vie est séduisante car elle crée l’impression d’être engagée dans une pratique. Cependant, au sein de n’importe quel mouvement politique qui vise à transformer radicalement la société, la pratique ne peut pas uniquement se résumer à créer des espaces au sein desquels des personnes supposées radicales expérimenteraient la sécurité et le soutien. Le mouvement féministe, pour mettre fin à l’oppression sexiste, engage activement ses participantEs dans un combat révolutionnaire. Et un combat, c’est rarement safe et agréable. »
bell hooks, dans Ne suis-je pas une femme ?.
Plutôt que d’attendre la sécurité, qui in fine, ne dépend pas de nous, nous préférons renforcer nos aptitudes au combat, et développer des façons fructueuses d’aborder les conflits politiques.
« Certain⋅e⋅s voudraient non seulement une communauté sans agressions, sans cris, sans pleurs, sans insultes, mais en plus, ielles pensent bons d’exclure quelqu’un⋅e d’un espace parce que quelqu’un⋅e d’autre est "mal à l’aise". Il ne faut donc plus seulement se protéger des agressions, il faut également se protéger de nos émotions et ne surtout pas les affronter. Donnez-moi de la jouissance et du plaisir, mais Ô surtout, protégez-moi de la gêne et de la colère ! Apparemment certaines émotions ne valent pas la peine d’être ressenties...
La sécurité est présentée comme un besoin vital et l’on cherche à créer des bulles hermétiques et aseptisées visant à nous protéger d’un espace straight dans lequel nous serions totalement vulnérables.
Vous savez quoi ? Des espaces safe n’existent pas, pas plus que le safe sex ou les personnes safe. Le safe comme risque zéro n’existe pas. Vivre tue, aimer amène éventuellement son lot de souffrance et baiser son lot d’IST et autres mycoses. Vouloir se prémunir de tout risque relationnel est une voie sans issue. Le problème avec la recherche de sécurité, c’est que plus on cherche à contrôler les risques et à s’en prémunir, plus on en a peur. C’est là tout le paradoxe : la recherche de sécurité intensifie le sentiment d’insécurité. Et après tout, c’est plutôt logique. Si tu te construis un monde parfait, propre, lisse et prévisible, tu as de grandes chances de péter les plombs si ça ne se passe pas comme prévu. »
Paranormal Tabou, Safety is an illusion.
Essentialisation et politique victimaire
Dans le débat en cours, nous refusons que les catégories d’agresseur et de victime fonctionnent comme des pôles d’identification indiscutables. Au sein des différents mouvements féministes, nous nous reconnaissons dans un féminisme qui n’exige pas de chacun.e comme préalable de se percevoir comme une victime. Ce qui nous intéresse c’est de lutter, collectivement, contre des systèmes d’oppression, de renforcer nos pratiques de liberté, pas d’être enfermées dans une catégorie sur laquelle s’apitoyer. Nous voyons comment il peut être important d’être reconnue comme victime d’une agression, et nous voyons aussi comment il peut être important de pouvoir s’en détacher.
Nous (et ce nous renvoie strictement aux meufs qui écrivent) n’avons pas envie d’être définies par ce que nous avons subi, et encore moins que notre parole ne soit entendue que parce qu’elle se pare de la légitimité de l’étiquette “victime”.
Au même titre, nous nous refusons à assigner à vie l’étiquette d’agresseur à quelqu’un : ce serait nier les possibilités de transformation radicales dans lesquelles nous croyons. Oui, nous pensons que quelqu’un qui n’a pas respecté le consentement d’une autre personne peut : s’en rendre compte, travailler dessus, changer de comportement. Il est évident que ces processus sont longs et pas toujours fructueux mais l’on ne peut se résigner à en nier la possibilité.
Nous ne cherchons pas à faire de nos souffrances le moteur principal de notre façon de lutter, même si elles en font partie. Nous refusons surtout la perspective de l’impossibilité d’une construction collective face à un “ressenti individuel”, qui aura toujours raison parce qu’il souffre et qu’à ce titre il est inquestionnable et devient argument d’autorité.
Nous sommes d’autant plus méfiantes envers cette subjectivation contemporaine qu’elle se déploie aux plus belles heures du néolibéralisme.
« La rhétorique de la blessure et du traumatisme pour parler de toute violence dans les milieux queer produit non seulement un devenir victimaire généralisé mais une atomisation des communautés et des luttes. »
Jack (Judith) Halberstam, “Tu me fais violence”, la rhétorique néolibérale
de la blessure, du danger et du traumatisme, in Vacarme n°72.
Il ne s’agit évidemment pas de gommer nos affects, ni de nier nos expériences : nous serons d’autant plus justes que nous parlerons depuis quelque part. Nous croyons à la possibilité du “nous”, aux paris qu’il contient, dont le bouleversement réciproque, intellectuel, émotionnel et incarné des groupes et des individus, n’est pas la moindre des choses.
Lyon, 2019-2020
Matériaux qui nous ont servi
- Chi-Chi SHI, “La souffrance individuelle (et collective) est-elle un critère politique ?”, revue Période (dispo sur internet)
- Jack (Judith) Halberstam, « Tu me fais violence ! » La rhétorique néolibérale de la blessure, du danger et du traumatisme, dans Vacarme, n°72 (consultable en ligne)
- La brochure Paranormal Tabou (qui contient : "Le féminisme du ressenti", et "Safety is an illusion"), sur infokiosques.net
- La brochure Premiers pas sur une corde raide (infokiosques.net)
- “Que se déchaînent les victimes” (décembre 2018) et “Le néolibéralisme c’est trigger” (janvier 2017), émissions de radio de : On est pas des cadeaux ! (dispo en ligne sur leur blog)
- Maya Dukmasova, “Tout le monde peut se passer de la police, organisations communautaires pour abolir la police à Chicago”, in Jefklak, janvier 2017
- Elsa Dorlin, Se défendre, une philosophie de la violence (la partie : "Autodéfense et politique de la rage")
- bell hooks, Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme, 1981 (traduction française 2015, Cambourakis)
- “Défaire le radicalisme rigide” (publié sur Expansive en janvier 2019)
- “Jour après jour : violences entre proches, apporter du soutien et changer les choses collectivement”, 2016 (brochure dispo sur infokiosques.net)
- Laurence Ingenito et Geneviève Pagé, “Entre justice pour les victimes et transformation des communautés : des alternatives à la police qui épuisent les féministes”, Mouvements, n°92, pp. 62-75
- “L’abolitionnisme pénal : une lutte féministe ? Entretien avec Gwenola Ricordeau, autour du livre Pour elles toutes. Femmes contre la prison” sur contretemps.eu (novembre 2019)
- “La justice : la connaître, y faire face, vivre sans”, 2018 (disponible sur facealajustice.wordpress.com)
- Victoire Tuaillon / Binge Audio, “Qui sont les violeurs ?”, Les couilles sur la table n°18 (disponible en ligne)
- Aurore Koechlin, "Quelle stratégie pour le mouvement féministe ?", extrait de La révolution féministe, 2019
[1] Il ne nous semble pas absurde que des situations de tort débouchent sur des actes de vengeance. Les processus collectifs long et à l’issue parfois insatisfaisante ne devraient pas étouffer la réappropriation de la violence par la première concernée.
[2] Ce qui n’empêche pas que dans certaines situations on n’a pas le commun, les ressources, l’envie pour engager un processus de transformation ou de gestion collective des violences.
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