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Longues peines, belles échappées Trois récits d’anciens prisonniers

mis en ligne le 18 juillet 2020 - Eric, André, Larbi

Éric : « C’est pas normal de sonner à la porte d’une prison pour te faire enfermer. »

Peux-tu nous raconter ta première évasion ?

Je faisais partie d’une bande organisée de la voyoucratie bordelaise. On était sept, huit et on vivait en autarcie complète. Jean-François drivait notre équipe. Après un vol à main armée, on s’est fait arrêter. On était quatre sur le coup : Francis, Jean-François et deux jeunes : mon ami Ludovic et moi. On a tous été condamnés. À l’époque, on ne partait jamais sans des ceintures dans lesquelles on avait gainé et cousu des fils d’ange, pour tenter une évasion au cas où. Avec ça, tu peux tout couper. Aucun métal, aucun alliage n’y résiste et ça ne fait pas de bruit.

D’emblée, il y a eu une erreur commise par l’institution judiciaire : j’ai été transféré à la maison d’arrêt de Poitiers où se trouvait Jean-François, alors qu’on avait déjà fait plusieurs vols à main armée ensemble. Très rapidement, on a fait le maximum pour être dans la même cellule et ça a marché. Ça, c’était une erreur de l’administration pénitentiaire. Ils nous ont mis au deuxième étage : la fenêtre de notre cellule était visible de l’extérieur. Quasi immédiatement, on a fait prévenir des amis dehors via l’avocat, et on leur a dit : « Vous louez, vous achetez, peu importe, mais trouvez un endroit à partir duquel observer et regarder la fenêtre de la cellule, tous les jours, de la tombée de la nuit jusqu’au matin. »

Quinze jours après, l’appartement était loué. Pour les prévenir de la tentative, on avait convenu d’un signal lumineux : éteindre et allumer la cellule un certain nombre de fois. Il fallait alors qu’ils libèrent l’appartement, qu’ils le nettoient complètement à la javel et qu’ils aillent nous attendre en voiture à un endroit précis à côté de la prison. Si à 2 h du matin on n’était pas arrivés, ils repartaient et attendaient la prochaine tentative. Ça représentait beaucoup de boulot, mais on aurait fait la même chose pour eux.

Après, il fallait pouvoir descendre le long du bâtiment. Les draps, c’est très visible et on n’est jamais certain de la solidité. Faire entrer une corde, c’est risqué. On n’avait pas de surveillants sur lesquels on pouvait faire pression. Mais en cantine, tu pouvais acheter des espadrilles. On s’est donc arrangés avec des auxis [1] pour monter une combine : des détenus en ont acheté pendant des semaines sans que l’administration pénitentiaire ne s’en rende compte. Dans certaines cellules, ils nous envoyaient trois paires par semaine !

Trois d’entre eux étaient au courant et centralisaient les achats. Les autres ne savaient pas que c’était pour nous. Ils se doutaient bien que quelque chose se tramait, que ça devait être pour faire une corde, mais ils l’ont tous fait par solidarité. Et tout s’est passé vraiment magnifiquement. À la fin, on a reçu une cinquantaine de paires. En les tressant, on a fabriqué quinze mètres de corde bien solide de trois-quatre centimètres de diamètre, qu’on a divisés en sections de cinq mètres. On les a cachés dans des seaux remplis d’eau, avec notre linge sale dessus. Pendant ce temps, on savait que nos potes étaient là, dehors, à cent cinquante mètres. On recevait des petits signaux lumineux, de temps en temps, très tard dans la nuit. Et Noël est arrivé. À ce moment-là, on a remarqué que les rondes des surveillants-chefs s’espaçaient la nuit. Normalement, il y a une ronde par heure. Pour nous, comme on partait sur un procès d’assises et qu’on devait prendre perpétuité, c’était toutes les demi-heures. La prison est extrêmement bruyante la journée, mais la nuit, c’est le calme plat, on entend les bruits de très loin, les œilletons qui se lèvent et qui se baissent. Et là, tout à coup, à minuit, plus rien. Jean-François m’a dit : « Regarde par la fenêtre, regarde un peu les miradors ! » Il n’y avait personne sur deux des miradors qui donnaient côté est, c’est-à-dire notre côté. Entre Noël et le Nouvel An, on a appris par un cantinier que dans cette petite maison d’arrêt, il n’y avait que quatre surveillants d’astreinte pendant les fêtes. À minuit, ils font un dernier tour de ronde et, si tout se passe bien, ils vont réveillonner avec les quelques bouteilles qu’ils ont apportées dans une pièce à côté de la rotonde. Le temps qu’ils rejoignent les miradors, il y a une fenêtre d’une heure et demie à deux heures. On a su ça trop tard pour cette fois, mais on espérait se retrouver dans la même configuration pour le Nouvel An. On a prévenu les gars qu’il faudrait qu’il n’y ait plus un bruit dans la détention après minuit. Qu’ils mangent tranquillement leurs cinq kilos de nourriture envoyés par la famille à l’occasion des fêtes, qu’ils boivent l’alcool qu’ils ont fait entrer en douce, qu’ils fument leur joint... mais qu’ils nous laissent la possibilité de tenter le coup.

Le 31 est arrivé. Autour de minuit, les rondes se sont espacées, exactement comme prévu. Et dès que les surveillants sont descendus des miradors, on a attaqué. C’est allé très vite. On a coupé les deux barreaux, cassé le tabouret, fait notre crochet et notre nœud d’évadé [2]. Puis on a découpé des couvertures pour les mettre sous nos sweats et se protéger des barbelés. On a posé les deux barreaux tranquillement sur le rebord de la fenêtre et on est descendus le long du mur. En bas, il y avait un espace de deux mètres de large au pied d’un premier grillage, surmonté de barbelés à cinq mètres de hauteur. On a fait un crochet avec la corde, on l’a balancée par-dessus le grillage, on l’a tendue, puis on a grimpé et franchi les barbelés en s’enroulant dessus, c’est-à-dire en les écrasant. On a traversé la cour de promenade, passé le deuxième grillage barbelé, puis le chemin de ronde, pour se retrouver face au mur d’enceinte.

En gardant le crochet de notre côté, on a fait un nœud au bout de la corde et on l’a balancé par-dessus le mur. De l’autre côté, nos potes ont récupéré le nœud, ils l’ont accroché à l’attache caravane de leur voiture, et nous ont hissés tour à tour. Sur le mur, il y avait des tessons de bouteilles qu’on a cassés à coups de pied. On s’est attendus en haut, il n’y en a pas un qui a sauté avant l’autre, parce que si jamais les surveillants nous voyaient, il fallait partir dans tous les sens, d’un seul mouvement. Une fois sur le faîte du mur, on s’est laissés descendre, ils nous ont récupérés, jetés dans le coffre du break, et on est partis.

Ça s’est fait en combien de temps ?

La totalité ? Maximum quinze minutes.

Vous deviez être en bonne forme physique, non ?

On faisait tous les jours des pompes, des tractions. Physiquement, il y a des obstacles à franchir.

Et avec la voiture, vous êtes allés où ?

Nos potes avaient préparé une planque à quatre kilomètres de là. Eux sont repartis à Bordeaux, ils avaient tout bien prévu, avec des alibis solides. Nous, on avait ce qu’il fallait sur place : de quoi manger, une télévision, des bouquins. On a passé trois semaines tranquilles là-bas, sans recevoir aucune visite, puis on a décidé de partir en Espagne.

Comment te sentais-tu en cavale ?

Après la grosse poussée d’adrénaline, il y a un temps de décompression, t’es dans du coton, c’est juste super, c’est trop bon. T’es content parce que t’es plus à l’intérieur. Tu commences à projeter sur ce que tu vas faire une fois sorti de la planque, mais t’es toujours un petit peu sur tes gardes. Tu sais que c’est pas terminé. Tu t’aperçois aussi des erreurs commises, du temps que ça a pris, tu te demandes comment t’aurais pu faire plus vite. T’es encore focalisé sur l’action qui vient de se passer.

Le problème, c’est qu’un témoignage est arrivé chez les flics avec une description de la voiture. Quelqu’un nous avait vus, peut-être du lotissement d’en face. On a commis une erreur. Il y aurait dû y avoir un ou deux véhicules relais, même pour les quelques kilomètres qui séparent le mur de la planque. En France, il y a une gendarmerie tous les vingt-cinq kilomètres, et dès qu’une évasion est signalée, le plan Épervier est déclenché. Les policiers savent que la planque ne peut pas être très loin, pour éviter d’avoir à forcer les barrages. À partir de l’identification de la voiture, ils cherchent dans un rayon de dix kilomètres au maximum tous les gens qui ont pu la voir. Ils sont remontés tranquillement jusqu’à nous et ont monté une souricière. Les flics ont une chose que n’auront jamais les bandes organisées et les voyous : ce n’est pas le matériel ni les moyens financiers, ils ne sont pas plus intelligents, mais ils ont du temps.

S’ils ne nous chopent pas demain, ils le feront dans un an ; si c’est pas dans un an, ce sera dans cinq. Le tout, c’est qu’ils ne passent pas les délais de prescription. Alors que nous, il ne faut pas qu’on en perde, du temps. Un couple est venu nous chercher en voiture. Le plan Épervier avait été levé une semaine avant, mais il y avait encore des barrages filtrants. On s’est retrouvés bloqués. On était planqués dans le coffre de la voiture, et on s’est demandé quoi faire... Se tirer ? Si on foutait le camp, ils allaient nous allumer. Et dans ce cas-là, les gens qui étaient venus nous chercher risquaient gros, et ceux dans les bagnoles autour aussi. Les charges allaient s’accumuler contre nous. Alors on a dit au jeune couple de quitter la voiture. Quand les flics ont vu ça, ils ont compris immédiatement. Ils sont venus vers nous, ils ont tapé à la portière et nous ont dit de sortir. Ensuite ils nous ont réintégrés en détention.

À partir de là, ça se passe comment ?

Il y a une colère immédiate de s’être fait choper. Quand je me suis retrouvé au mitard, j’étais abattu. Tu rentres en détention, et directement, c’est quarante-cinq jours de mitard. Là, tu commences à faire le calcul : j’allais être condamné à trois ans de plus pour l’évasion, probablement un an supplémentaire parce qu’il y avait eu bris du matériel de l’État. Je n’allais pas toucher de remise de peine le temps de purger celle pour l’évasion, donc ça me faisait trente-six mois de grâce qui sautaient. J’allais en prendre pour sept ans de plus. Et je n’avais plus les fils d’ange. Je me posais des questions : comment allait réagir le magistrat instructeur ? Il allait enquêter. Qu’est-ce qu’on allait lui dire ou pas ? Est-ce qu’on allait l’envoyer sur des fausses pistes ? Finalement, j’ai décidé de garder le silence, et ça a été isolement total tout de suite. À ce moment-là, je ne savais pas que cet isolement allait durer neuf ans [3].

En isolement, comment ça se passe ?

L’image mentale que j’avais de moi-même, c’était celle d’un entonnoir : tu tournes, tu tournes et dans le goulot, tu n’as plus que la paroi autour de toi. Trois ans après le début de l’isolement, est venue se greffer la problématique de l’hygiène dentaire et buccale [4]. Ça a duré un an, mais ça n’a pas été tant que ça un mal. Ce n’est pas facile à entendre, mais quelque part, ça m’a ramené dans la réalité des besoins du corps. J’avais tout lâché, plus rien ne comptait : le jour, la nuit, tu t’en fous ; ce qu’il y a à manger, tu t’en fous... Te laver ? C’est secondaire. Il n’y a que la douleur, les sensations corporelles pour te réveiller.

L’idée d’évasion a continué de t’accompagner ?

C’est pas compliqué, elle a commencé à m’accompagner au moment où je me suis fait arrêter.

Comment s’est passée la deuxième évasion ?

C’était au centre de détention de Perpignan. J’avais passé neuf ans en isolement, j’en étais sorti depuis quelques mois. Il était inenvisageable de faire une demande de mise en conditionnelle. Il se trouve que depuis mes 5 ans, je fais des crises qui ont été assimilées à de l’hystérie, puis à de l’épilepsie. Au final, les médecins ne savaient plus. Après l’isolement, je me suis dit que le seul moyen de partir, pour moi, c’était l’hôpital. Il fallait que les surveillants m’envoient dans un endroit qui n’était pas prévu pour garder quelqu’un. Cette fois-là, ça a été préparé un peu par-dessus la jambe, mais ça a très bien fonctionné.

J’ai carrément téléphoné à un ami. Le surveillant n’écoutait plus les conversations des détenus depuis longtemps. Je lui ai dit : « Écoute, on est jeudi. Dimanche, le fourgon qui sort, je suis dedans, je vais à l’hôpital. Rez-de-chaussée, pavillon neurologique. » Il m’a dit « OK ». Samedi, dans la nuit, je me suis éclaté contre un robinet entre les arcades. Il y avait du sang partout dans la cellule, et je me suis allongé par terre. Il devait être 6 h du matin. À 7 h, le surveillant est entré, il a marché dans le sang et a complètement paniqué. Il a appelé un brigadier, et hop ! ils m’ont mis dans un fourgon pour l’hôpital.

J’ai grandi à Perpignan. L’hôpital, je le connaissais par cœur, tout était au rez-de-chaussée. Je savais aussi qu’ils étaient obligés de me faire passer un scanner et de m’injecter de l’eau iodée pendant vingt, vingt-cinq minutes dans une salle à part. Mes copains ont fait le tour. Ils ont eu le temps de voir comment ça se passait. Ils ont vu arriver le fourgon et moi dans le brancard. J’étais dans une salle, avec une menotte, une entrave et un gendarme. Une surveillance minime : j’étais censé être dans le coma. Ils ont tout simplement poussé la fenêtre, ils m’ont détaché et ils ont attaché et bâillonné le gendarme. On a passé le mur de l’hôpital et on est partis en voiture, tranquillement. Le temps qu’ils se rendent compte de ce qu’il s’était passé, on était déjà presque à Montpellier. On m’a planqué pendant un mois, et après on m’a ramené en Espagne en bateau, près d’Alicante.

Là-bas, on était relativement tranquilles, mais toujours un petit peu en éveil. Dès que tu passes sous un pont, tu fais attention qu’il n’y ait pas quelqu’un avec un téléphone ou un talkie. Tu vas regarder en bord de route, pour vérifier si tu vois pas deux fois de suite une voiture identique. Aujourd’hui encore, je ne m’asseois jamais dos à la porte, toujours en face. Dédé [5]
fait pareil, tu regarderas. Et surtout, à chaque fois qu’on sortait, on essayait d’aller dans des endroits fréquentés. S’il y a du monde, les flics ne t’arrêtent pas et ne tirent pas, ils ont trop peur que tu sortes une arme. Petit à petit, tu prends la confiance. T’es content parce que tu leur as joué un bon tour, puis tu t’habitues à la situation, et les contingences de la vie de tous les jours reprennent le dessus.

C’est un peu pour ça que quand ils m’ont chopé neuf mois plus tard à Béziers, je n’ai rien compris... En fait, j’ai été balancé par quelqu’un. J’avais un scanner qui balaye les fréquences des gendarmeries, mais c’est la seule fois où je me suis déplacé en France sans le prendre. Si je l’avais eu, j’aurais su que j’étais suivi. Je suis entré dans un magasin de sport pour acheter deux raquettes de tennis. Un mec – pantalon bouffant de toutes les couleurs et marcel, genre playboy de plage du catalogue La Redoute – m’a indiqué le rayon du fond. Je me suis retourné, dix secondes après, j’avais le canon d’une arme sur la tempe. Il m’a dit de ne pas bouger et de m’allonger. Ils sont tous sortis des rayons, et c’était terminé. J’ai juste dit : « J’ai le chien qui est dans la voiture, vous le ramenez à la maison », et ils m’ont dit qu’ils s’en occupaient.

Pourquoi tu n’avais pas de scanner ?

J’ai oublié ! J’ai manqué de vigilance, la vie reprend le dessus, tout va bien, quoi ! Quand je suis rentré une nouvelle fois en prison, j’avais une telle haine contre moi, contre tout ! J’ai été condamné à deux ans, je n’ai pas eu bris de matériel. Ils n’ont pas fait sauter les grâces, et ils ont fait en sorte que la peine soit confusionnable [6] avec la globalité des peines qui s’étaient additionnées au cours des années précédentes. Après, ils ne me voulaient plus dans les détentions. Tu pars deux fois, ils ne te veulent plus. L’évasion, c’est la catastrophe, c’est le pire.

Ils m’ont envoyé à Muret [7] et j’y ai retrouvé des gens que je connaissais. Francis est arrivé. Mon deuxième papa. C’est à partir de là que tout a changé. Au-delà de ne plus vivre avec l’idée de l’évasion, j’ai décidé qu’il n’y aurait plus d’actes délictueux à l’extérieur. J’ai appelé l’avocat : « Tu vas joindre tout le monde entre Bordeaux et Biscarosse, et tu vas leur dire que pour moi, c’est terminé. » Il m’a répondu : « Comment ils vont prendre ça ? » Ils avaient quand même financé mes deux évasions.

Tu sais la définition de l’amitié que m’a donnée Francis, un jour quand on était à l’extérieur ? J’avais 15 ans, c’était mon premier braquage. Ça va te prouver que la voyoucratie, c’est un monde complètement autarcique, on ne peut pas faire confiance aux autres personnes. « Un ami c’est quelqu’un qui va être capable, si on te tire dessus, de se mettre entre le fusil et ton corps, qui prendra la balle pour toi. » Aujourd’hui, j’ai des amis, je suis capable de beaucoup de choses, mais je ne suis pas capable de mourir pour eux. À l’époque, je l’étais.

J’ai envoyé une demande de conditionnelle. Six mois après, le conseiller de probation m’a conseillé de faire une demande de permission. J’ai obtenu cinq jours. Au moment de revenir, je me suis retrouvé devant la porte du centre de détention de Montmédy, dans les Ardennes, et j’ai sonné à une porte de prison pour y entrer. J’en ai pleuré toute la nuit. C’est pas normal de sonner à la porte d’une prison pour entrer te faire enfermer. Je me suis demandé ce que j’étais en train de devenir. C’est ce qui m’a permis de sortir, plus tard, mais sur le moment, le geste m’a paru tellement inconcevable. Quelque part, ça fait partie du test que te fait passer le juge d’application des peines. « Est-ce que ce mec vaêtre capable de sonner pour se faire enfermer : s’il est capable de faire ça, je vais peut-être pouvoir lui proposer un aménagement de peine. » Et finalement, des années après, c’est dur de bilanter là-dessus. Je ne comprends pas. Est-ce que la prison fracasse, casse, pervertit ? Je ne sais pas. Ça m’a permis de gagner cinq ans de prison.

Pendant les cinq jours dehors, j’aurais pu me dire : c’est bon, ciao, je retourne en Espagne. Je passais deux coups de fil et je partais. Mais j’avais pris ma décision : je m’étais engagé dans le suivi psychologique et les expertises qui allaient permettre au juge de prendre une décision favorable. J’étais inscrit dans un boulot en détention, de manière à prouver que j’étais capable d’accepter un salaire de 93 centimes de l’heure. J’achète ma boîte de Ricoré toutes les semaines. Ça vous convient ? Ça me convient aussi. Vite, lâchez-moi. C’est pervers. Six mois après ma permission, j’étais dehors.

J’ai fait dix-neuf ans et huit mois de prison. C’est trop long. Je ne regrette pas les risques que j’ai pris : qu’est-ce que tu peux mettre en balance avec la liberté ? Il faut tenter quelque chose, ça vaut le coup.

André : « Ça vaut le coup d’aller le chercher ! »

Voilà, c’est chez moi. Il y a une tapisserie pourrie, mais bon, je l’ai laissée comme ça. J’ai mon bureau, ma télé, ici une photo avec l’entraîneur de Saint-Étienne, là une autre avec mon fils. Je vis comme dans ma cellule !

Durant les années que tu as passées en détention, pensais-tu à l’évasion ?

Non, non. Ç’a été long, mais je me disais : « Je n’ai rien avoué, je n’ai rien reconnu, je vais m’en sortir. » Pourtant, je connaissais super bien Saint-Paul [8] et ses points sensibles, j’y ai passé plus de vingt ans. Si ça se passait vraiment mal, je savais comment faire. Comme Éric, je me préparais des sorties de secours, des plans d’évasion. Et je me coupais les veines, pour faire un petit tour dehors. On passait deux, trois jours à l’hôpital Édouard Herriot, ils me recousaient et je voyais du monde.

Tu pensais que tu allais sortir par la voie normale ?

C’est-à-dire que... Admettons qu’après six ans de procès où t’es enfermé en préventive, les juges te mettent douze ans de réclusion ; en comptant sur quelques remises de peine, il ne te reste donc plus que deux ans à faire. Est-ce que ça vaut le coup de s’évader, à ce moment-là ?

Une fois, quand même, j’ai essayé de m’échapper, mais je ne me rappelle plus en quelle année... Après plus de cinq ans d’isolement, il m’arrivait de péter les plombs. Un jour, j’avais foutu un coup de poing dans le mur, je me suis fait un gros bleu. À l’infirmerie, on m’a dit : « Allez, demain matin, consultation. » Ils m’ont amené à Grange Blanche et mis le bras dans le plâtre. Le poulet me tenait à peine, il ne m’avait mis qu’une seule menotte. J’ai tiré ma main de là, et j’ai réussi à aller jusqu’à la sortie de l’hôpital. J’étais jeune à l’époque, mais j’ai vite été à bout de souffle ! Finalement, ils m’ont chopé, et j’ai pris quarante-cinq jours de mitard et huit mois de plus.

Et ça t’est arrivé de donner des coups de main à des potes qui voulaient sortir ?

Ah oui ! À Fernando Rodriguez, un Espagnol dingo de sport. C’est un mec à qui je ne parlais pas tellement. Un jour, on était en cour de promenade, il m’a appelé : « Dédé ! Tu ne peux pas te mettre dans l’angle quand tu vas au sport ? » La cour des sports de Saint-Paul était petite – on ne pouvait y jouer au foot qu’à cinq contre cinq. Il m’a dit : « Tu te mets dans l’angle du mur, il y en a un autre qui va monter sur toi, et moi je vais monter tout en haut. J’attrape le mur, je me lance et je fous le camp. » J’étais costaud à l’époque, je lui ai dit OK. Le premier mur était plus haut que le deuxième, qui donne dans la rue, ça lui offrait un avantage. Je l’ai conseillé : « Surtout, ne t’élance pas trop fort et mets-toi vite à plat ventre sur le côté en t’accrochant par les mains. Puis quand tu vas pour descendre, n’hésite pas, sinon tu vas avoir peur, tu vas regarder en bas et tu vas rester pendu. Et pousse-toi du mur pour ne pas te taper la tête. » Et il est parti. Il y avait le petit tunnel sous la gare de Perrache, où le film Le Gang des Lyonnais a été tourné. Une amie l’attendait là-dessous. Elle était un peu complice. Puis il et elle sont descendu·es directement en Espagne.

Mais cet abruti, trois jours après, avant de passer la frontière, il m’envoie une carte postale avec écrit : « Je te remercie, pour... signé Kiki. » Tout le monde l’appelait Kiki. La carte postale a fini dans les mains du directeur. J’ai tenté de lui expliquer que c’était normal qu’il me remercie, avec tous les paquets de cigarettes que je lui avais filés ! Et les boîtes de Ricoré ! « Ouais, vous me prenez pour un con ! Au mitard ! » Finalement, ils m’ont lâché parce qu’il n’y avait aucune preuve.

À part la carte postale.

J’en ai voulu à Kiki parce que c’est des bêtises. Il fait des belles choses et puis il fait des conneries comme ça derrière.

Et à la centrale de Nîmes, que s’est-il passé ?

C’est une des plus belles évasions qu’il y ait eu. Je suis vraiment fier. C’était en 1975. Deux ans avant, il y avait eu les émeutes des prisons. On était tous sur les toits pour essayer d’améliorer nos conditions de détention à Saint-Paul, à Nîmes, à Melun, etc. À Nîmes, ils avaient tout cassé, même le cabinet dentaire, et il n’a pas été réparé tout de suite. En 1975, les gars allaient encore tous les jeudis à la maison d’arrêt pour se faire soigner. Il faut savoir qu’à Nîmes, la maison d’arrêt est sous l’autoroute.

Un mec, à Lyon, avait braqué je ne sais pas quoi... Il s’appelait Mario Falbo. Il n’y a pas eu de feu ni de violence. Il n’a pas voulu parler, il n’a pas balancé ses potes et il s’est pris réclusion criminelle à perpétuité à la centrale de Nîmes. Je ne le connaissais pas, le gars. Ses amis restés dehors m’ont demandé de les aider à le faire évader. Mario s’arrachait des bouts de dent et, comme ça, tous les jeudis, il était dans le convoi qui allait au dentiste. Ça a pris un certain temps avant qu’on se décide à aller le chercher, il y a eu une préparation.

Ce jour-là, les motards ont fait leur tournée et, juste après, on s’est mis en place. Le convoi est arrivé, et poc, notre fourgon a bloqué l’autoroute et l’a coincé. Comme je suis un peu foufou sur les bords, je m’étais planqué derrière le pilier, sous le pont d’une autre voie. J’avais une hache et un pieu d’escalade. Je leur ai cassé le pare-brise, pris les clés, j’ai coupé le contact pour ouvrir la porte de derrière et j’ai fait descendre les gars... J’avais une grosse tenaille pour vite couper les chaînes des pieds et des mains... Puis Mario s’est tiré, sans violence, sans rien du tout.

Comme à ce moment-là j’étais en conditionnelle à Avignon, à l’aller comme au retour, j’ai pris le péage du côté de Lyon pour brouiller les pistes. Vers midi, j’étais chez ma mère. En arrivant, je lui dis : « Maman, fais voir la Une [9] ! » Et là, c’est aux infos ! Haha ! Je me marre, je me marre ! Et ma mère, vous savez ce qu’elle me dit ? « Quand c’est que t’arrêteras de faire des conneries ? » Vu comment elle me connaissait un peu ! Je lui réponds : « Mais maman ! C’est un mec qui n’a pas parlé ! Il n’y a eu pas de mort, pas de coup de feu, et parce qu’il ne veut pas balancerses potes, il a pris perpet’ ! Ça vaut le coup d’aller le chercher ! » De toute façon, tout Lyon sait que j’ai participé à cette belle évasion. Et j’en suis fier.

J’aurais bien voulu que Mario me paie au moins un restaurant, parce que je ne le connaissais pas, qu’on discute un peu, qu’on revive la situation. Mais je ne l’ai jamais revu.

Larbi : « J’avais déjà cette maladie de prendre l’air. »

Comment a commencé ton histoire de détention ?

J’ai été placé à l’âge de 13 ans en maison de correction parce que j’étais un gamin turbulent, qui ne voulait plus aller à l’école, qui commettait des larcins sans cesse... J’étais devenu le petit qui faisait n’importe quoi.

Ils m’ont placé jusqu’à mes 21 ans, mais à chaque fois, dès qu’il y avait un espace ou un truc, que ce soit par les draps, par le portail, ou en volant la voiture d’un éducateur, je partais. Chaque fois. J’avais déjà cette maladie de prendre l’air, quoi. Quand plus tard, je me suis trouvé en détention, c’était un peu la même chose. Et puis les discussions des codétenus me fatiguaient, ils racontaient toujours les mêmes conneries. Je me disais : « Je vais passer le mur, et ne plus entendre ce qu’ils racontent. » La tentative, c’est presque une envie de passer les murs pour respirer. Personne ne peut penser qu’il va s’évader et disparaître totalement. L’évasion, c’est aussi du petit artisanat : savoir couper des barreaux, guetter les heures... C’est vraiment un rêve, et il y en a qui sont enthousiastes : « On va de l’autre côté, on va se refaire la vie... Moi je vais en Amérique du Sud ! » Il y a ceux qui essayaient de revoir leur femme, leur famille... Mais ça ne marche pas. Dedans, c’est facile d’être un animal, mais dehors...

Et risquer un truc impossible comme ça... Le mirador ne tire pas pour de faux. Les murs sont vraiment hauts, il y a les piques et les barbelés. Mais bon, malgré tout, je me suis dit que j’allais essayer de m’éloigner. Comme je le faisais gamin pour m’éloigner de l’école. C’était le 21 juin 1984, une évasion classique. J’ai coupé les barreaux et j’ai descendu le mur. Il n’y avait pas d’idée vraiment précise de leur échapper, plutôt d’être fugitif le temps qu’ils nous rattrapent. Ce sera toujours ça de pris. On n’a pas de plan concret pour la suite, quand on s’évade. J’ai rarement vu des gens très très organisés.

Comment as-tu coupé les barreaux ?

Avec une lame de scie qu’on a fait entrer. Il y a des chemins variés pour faire entrer des choses en prison. J’ai des copains qui prenaient de sacrés risques pour se procurer des barres Mars.

J’étais au premier étage et, à l’époque, tout n’était pas recouvert : on pouvait jeter des choses depuis l’extérieur. Je me suis servi du cadavre d’un rat mort. Je peux le raconter maintenant parce que c’est vieux, sinon je garderais le secret, je laisserais à d’autres la chance d’avoir des rats. J’avais demandé à une personne de l’extérieur de jeter discrètement, à un endroit bien précis, le cadavre d’un rat avec une lame de scie dedans. Un rat est toujours négligé. Le matin, le surveillant se contente de passer pour voir ce qui a été jeté et il appelle l’auxi pour qu’il ramasse. J’avais dit au détenu en question de mettre mon petit rat de côté pour me l’apporter. Un auxi, soit il est serviable, soit il faut qu’il le devienne. Moi il me l’a fait par sympathie, mais... C’est pas évident de refuser un tel service à quelqu’un.

Pour faire une corde, on a tressé les draps. S’ils sont propres, s’ils sortent de la machine à laver, ils n’ont pas cette graisse qui permet de travailler le tissu et de le torsader comme on fait un scoubidou. Il faut être patient. Il faut guetter, parce qu’ils viennent pour les changer. « Tu touches pas les draps ! On aime puer, tu y touches pas ! » L’évasion, tu la prépares un mois et demi, deux mois avant. Et puis les draps... après le sport, on se roulait dedans. Qu’est-ce qu’ils puaient ! On a fait un grappin avec le tabouret, du travail d’artiste ! Une corde magnifique !

Le jour même, comment ça s’organise ?

On était en train de cumuler comme des écureuils, noisette après noisette. Via la famille, on passait des mots à quelqu’un pour qu’il nous prépare un petit truc. C’est très délicat la communication intérieur-extérieur ; nous, on utilisait des feuilles de papier à rouler...

Le 21 juin, tout était prêt. Des amis allaient venir avec leur propre voiture attendre au pied du mur. On avait nos radars : côté couloir, un qui guettait à l’œilleton, on avait aussi averti les cellules d’à-côté et, côté mur, il y avait les rats – qui prolifèrent dans les maisons d’arrêt. Le grillage au niveau de la fenêtre, c’était vraiment une plateforme à rats. Quand les détenus jetaient du pain par la fenêtre, ça restait accroché dessus, et ça devenait leur garde-manger.

Je les nourrissais, c’était de très bons guetteurs. Dès qu’il y avait une ronde, je le savais : les rats filaient tous à bâbord et à tribord, ça voulait dire qu’un uniforme n’allait pas tarder à passer. Les matons partis, mes rats revenaient pour que je leur donne à manger. Dans la cellule, il y en avait un de nous qui guettait, un qui coupait les barreaux, et l’autre qui tressait. Il fallait se relayer sans arrêt, toute la journée. Le barreau est supposé faire un bruit différent quand il est coupé, mais il suffit de ne pas le couper complètement, et de le reboucher avec du Babibel. Le surveillant venait taper, il ne se rendait compte de rien. J’en ai coupé un paquet, je coupais sans arrêt, dans toutes les cellules où je passais, en me disant : « On ne sait jamais, si un jour j’ai l’occasion, j’y vais. » Je les coupais des fois même pour le plaisir de les couper.

Puis on est sortis. On a marché sur le grillage qui recouvrait les trois cours de promenade. Elles étaient grillagées pour nous empêcher de remonter comme des oiseaux. On est passés de notre bâtiment à celui adjacent, et on s’est glissés dans un renfoncement du mur, près d’une petite cour dont le mur donnait sur la rue. Mais au bout de ce passage... des surveillants ! Il faisait beau, ils jouaient au foot avec une boîte de bière métallique. Il fallait attendre qu’ils se cassent, on était coincés. Celui qui était resté dans notre cellule devait faire semblant de dormir, et d’être au courant de rien. Au bout de vingt-cinq minutes, il a paniqué et a donné l’alarme. On l’a entendu sonner, et on a vu les surveillants sortir de la cour, les miradors s’allumer. Mon compagnon a fait demi-tour. Moi, j’ai essayé de trouver une faille.

C’était le premier jour de l’été, je voulais vraiment partir. Ils m’avaient mis dedans en janvier, et je partais en juin ! Ils allaient me reprendre en août, à la fin des vacances. C’était un pied de nez, c’était joli ! J’ai escaladé un muret, les flics étaient dans la rue, ils encerclaient la prison, une vraie partie de rigolade. Alors je suis redescendu et ils m’ont poursuivi à l’intérieur de la détention. Ils m’ont couru après pendant une demi-heure, comme après un polisson. Je me suis dit que ça faisait quelques minutes de liberté en plus, qu’on s’amusait un peu. C’était juste du temps gagné, et j’ai fini par me rendre parce que j’avais peur qu’ils me tirent dessus. Après, dans ces cas-là, on se repose au mitard. On part pour quarante-cinq jours de « vacances ».

Au mitard, personne ne vous saoule. Le maton me disait : « Toi tu te marres tout le temps ! » Je répondais : « C’est normal, j’ai un larbin comme toi devant ma porte, et si quelqu’un veut me déranger, tu vas le chasser, tu ne trouves pas que j’ai la paix ?! Et toi, t’es en prison pire que moi. » J’essayais de leur casser le moral, héhé ! Mais je n’y arrivais pas. J’ai toujours kiffé le mitard, c’est la maison de repos de la prison. C’était ma nature, comme un ermite qui a trouvé sa caverne.

Et la deuxième tentative, comment s’est-elle organisée ?

Là, c’était plus compliqué. La première, je n’étais pas condamné, j’étais prévenu. Malgré le fait que j’avais une affaire grave sur le dos, j’étais supposé innocent. Mais lors de la deuxième, j’étais un condamné : je venais de prendre perpétuité et de passer pour un soi-disant gros gros braqueur et compagnie. Donc j’étais en sécurité maximum.

On m’avait mis le statut de DPS, détenu particulièrement signalé. T’as des mesures spéciales, t’es isolé, tu n’as pas les mêmes grâces, tu as sans cesse des transferts disciplinaires. La mesure DPS est très dure à enlever. J’ai fait toutes les centrales de France ; chaque fois, viré au bout d’un an. Je les ai traînées sur moi, ces tentatives d’évasion, pendant vingt-cinq ans. J’étais considéré comme dangereux à cause de ça.

Cette fois-là aussi, tu fais rentrer du matériel ?

Rebelote. Mais pour le matériel, un rat ne suffisait pas. J’avais décidé de rentrer le matériel petit à petit au téléphérique : c’est un fil qui sort de la cellule, qui tire un autre fil qui va jusqu’à la rue. Quelqu’un là-bas, dans l’angle mort, vous attache des choses au bout que vous pouvez tirer. Je ne m’étais pas privé : une corde d’alpiniste, une matraque télescopique... J’avais ramené des lames de scie. Au lieu de travailler sur plusieurs jours, en cinq minutes, c’est coupé. C’était quand même un drôle d’avantage. J’avais rentré six kilos de matériel.

Il faut être discret avec le matériel, à cause des fouilles permanentes. Pendant la promenade, ils passent la cellule au peigne fin. J’avais de la chance, le bureau du surveillant était juste à côté de la mienne. Comme il avait un beau petit plancher, qu’il aimait bien avoir propre, des auxis venaient le lui cirer régulièrement. Les auxis, ce sont des détenus comme nous. Ils ont été sympas, ils ont délatté les planches et planqué le matériel en dessous. C’est-à-dire que le brave homme, ce qu’il cherchait était sous ses pieds. À chaque fois qu’il venait fouiller mes affaires, je rigolais.

Ma cellule n’était pas orientée de manière à pouvoir s’évader, mais un camarade m’a dit : « Tu pars pour gros, et moi j’ai envie de partir aussi. Ma cellule est bien placée, fais la demande pour venir. » Et c’est là que j’ai décidé d’essayer de m’évader depuis sa cellule. Il a tout bien préparé en coupant les barreaux. Il ne partait pas sur une grosse peine, il n’avait pas besoin de ça, il l’a vraiment fait par amitié.

J’ai pris un surveillant en otage pour me faire ouvrir la cellule en question. Je lui ai mis un couteau sous la gorge. En vérité, s’il avait crié au secours, je n’avais qu’à jeter la lame. Je n’avais aucune intention de lui faire du mal. Avec ses clés, j’ai fait ouvrir les portes de tout le couloir et je l’ai mis dans la cellule la plus tranquille. Je suis allé dans celle du copain et j’ai sauté par la fenêtre avec la corde d’alpiniste. J’ai fait le coyote, quoi. C’est toujours une histoire de pieds nickelés, faut pas trop le prendre au sérieux. Mais là, je suis tombé sur ce pic métallique qui m’a traversé de part en part. Ça a été bizarre, mais c’était une réalité qu’il fallait que je vive à ce moment-là.

Est-ce que tu as regretté ?

Jamais de la vie. Aujourd’hui, je ne le ferais pas, mais à l’époque, je pense que si je ne l’avais pas fait, ça aurait été pire encore. Là-bas, on meurt à petit feu. Ceux qui étaient avec moi se disaient : « Avec Larbi, on va pouvoir le passer, ce mur. » Même s’ils ne s’évadent pas, les gars veulent voir la fin de la partie, ça les amuse. Il y en a même qui me disaient :« Larbi, regarde-moi, demain je vais m’évader. » Et on voyait les éclopés revenir avec les surveillants. C’était rien du tout, les tentatives, des trucs de filochards, une jolie manière de jouer au gendarme et au voleur. On est tous des grands enfants quand on est dedans. Je suis rentré là-bas à 21 ans, j’en suis sorti à 27. J’y suis retourné un an après pour vingt-cinq ans. Entre mes 21 et mes 55 ans, je suis resté un an dehors. Un an...

Et après cette deuxième tentative d’évasion, tu as de nouveau essayé ?

Non. En 1992, il y a eu le décès de ma mère. Je n’imaginais pas le monde sans elle. Elle n’avait que 20 ans quand je suis né. Le jour de sa mort, mes frères et sœurs étaient petites. J’ai compris que je ne m’évaderais plus. M’évader pourquoi ? Pour me cacher ? Et je ne pourrai plus m’occuper de mes frères et de mes sœurs. Je n’avais plus de repères d’adulte. Mon frère me demandait des conseils pour la famille, le loyer à payer... J’étais devenu chef de famille.

Puis je n’avais plus envie. Même s’il y en a eu, des préparations, des tentatives. Mais tous mes copains savaient. Ils me demandaient : « Larbi, ça t’intéresse ? — Non. — Mais tu veux vraiment pas t’évader ? — Non. C’est fini, les frères. » Je n’avais plus le virus. Il faut croire à ce que tu fais et moi, même si la porte s’était ouverte devant moi, je ne l’aurais pas passée.

C’est pour ça que mon rapport à l’évasion, je crois qu’il n’est pas le même que pour celui qui veut vraiment passer le mur et ne jamais revenir. Je passais le mur comme un polisson qui essaie, mais qui n’y croit pas au fond de lui-même. C’est personnel : j’ai toujours ressenti ma tentative comme une tentative. Jamais vraiment comme quelque chose de concret, comme on voit dans les films ou les romans. Je n’ai jamais été rêveur, je crois. Quand j’essayais, c’était agir pour ne pas réfléchir. Quand les gens parlent d’évasion, ils ne font pas forcément le rapport entre la tentative d’évasion et l’évasion elle-même. C’est très important. Un évadé, c’est quelqu’un qui a franchi le mur, la ligne d’arrivée. Certains se sont évadés, ils sont restés une heure dehors, un jour, deux jours, trois jours, un mois... Très peu ont battu les records, mais au moins ils peuvent dire qu’ils l’ont fait. Tandis que moi, j’étais d’un côté du mur, je ne suis pas passé de l’autre côté.

[1Les détenus auxiliaires travaillent dans la prison. Ils apportent les achats, les bouquins, les cantines.

[2Ce sont des nœuds en forme de huit à l’envers qui permettent de récupérer la corde quand on descend les parois en rappel.

[3Il y a deux types d’isolement en détention, l’isolement administratif, qui peut être décidé par l’administration pénitentiaire (AP), et l’isolement judiciaire qui ne peut être décidé que par un·e magistrat·e, généralement l’instructeur ou l’instructrice. Lors d’un isolement administratif, il n’y a pas de contact avec les autres détenus, mais l’AP laisse la possibilité de négocier des arrangements. Avec l’isolement judiciaire, l’AP n’a plus la main. Elle ouvre une porte pour donner à manger et la referme ensuite. Seul·e un·e procureur·e peut le lever.

[4Éric a eu de graves problèmes dentaires lorsqu’il se trouvait à l’isolement, qui n’ont pas été pris en charge par l’AP.

[5En référence à André, dont l’entretien suit.

[6La confusion des peines permet à un·e auteur·e de plusieurs infractions de bénéficier du non-cumul des peines de même nature. Dans ce cas, il ou elle n’exécutera, qu’une seule peine, à savoir la plus longue.

[7Le centre de détention de Muret en Occitanie.

[8Prison de Lyon, désaffectée en 2009, et depuis reconvertie en campus universitaire.

[9La Une était la première chaîne de télévision à l’époque.


Cet article est initialement paru en 2018, dans le cinquième numéro de la revue Jef Klak, « Course à pied » (contact@@@jefklak.org).



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