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Oeillères solidaires

mis en ligne le 20 mai 2019 - Joie de vivre

Puisque l’on parle de solidarité [1], je profite de l’occasion pour partager quelques réflexions que j’ai en tête depuis un moment, sur les contours et les conditions que je veux poser à mes gestes de solidarité. Et plus généralement sur comment j’envisage mes affinités.

Je trouve très belle la vision qui est présentée dans Kairos, et pertinent de souligner l’importance de l’offensive, sans minimiser le fait que ce ne sont pas les attaques à l’extérieur qui permettent de cantiner.
C’est la partie sur l’infime catégorie de personnes avec qui l’auteure veut exprimer sa solidarité qui à mon sens mériterait d’être complétée. Dans le texte, on parle de limiter sa solidarité aux personnes qui adoptent un certain type de comportement face à la justice, et de ne pas idéaliser les détenu.es. [2] Très bien, j’ai envie d’ajouter que visiblement, il ne semble pas très malin d’idéaliser les anarchistes non plus, et pour moi incomplet de se préoccuper uniquement de leur comportement face aux keufs et à l’enfermement.

Ma réflexion part notamment du constat que de nombreuses personnes dites « compagnonnes » se retrouvent impliquées dans des histoires d’agressions ou de viol, d’autres dans des dynamiques autoritaires, et qu’encore plus nombreuses sont celles qui ne veulent pas prendre position sur ces thématiques. Et que lorsque ces personnes subissent la répression, les initiatives de solidarité fleurissent, parce que se sont des personnes « en révolte ».

Au delà de savoir quel est le déclencheur de cette solidarité, je me pose donc la question suivante : est - ce que se définir anarchiste se limite à une méthode de conflictualité, ou bien à se retrouver autour d’un ensemble de valeurs, qui ne nous sont pas imposées mais que dans la mesure du possible nous choisissons, et qui a priori impactent chaque aspect de nos vies, et nos façons de nous comporter les un.es envers les autres ?

J’imagine que la plupart se retrouveront dans la seconde hypothèse. Donc on ne doit pas entendre la même chose par « se comporter les un.es envers les autres ». Je trouve qu’il y a une hypocrisie de ouf à ne pas parler des dynamiques de merde dans certains milieux (et qu’on ne me dise pas que le milieu ça n’existe pas, quand bien même ça n’est pas une dynamique que l’on veuille encourager), et que les peu d’exemples qui sont débattus et exemplifiés ne concernent quasiment que le refus de la spécialisation ou du leadership, toujours donc dans des visées organisatrices. Qu’on ne parle pas, ou si peu, dans dans la perspective de rendre concrètes nos valeurs anarchistes à tous les aspects de notre quotidien, de comment on se comporte les unes avec les autres, quand on fait autre chose que de la « guerre sociale » ou de la « guérilla urbaine ». Quand on est pas en train de penser lutte, organisation, propagande, action, etc. Bref, quand on fait toutes ces petites choses qui paraissent peu dignes d’intérêt pour l’expression de nos révoltes.

Je pense que tant qu’on continuera à ne pas prôner le fait de parler en terme de « personnel » parce que ça ne sonne pas assez véner, que ça n’est pas attirant pour les adhérents potentiel à l’insurrection (voire que c’est un repoussoir pour des complicités éventuelles), parce qu’on ne veut pas alimenter de réflexions auto-centrée, créant un « nous » et un « les autres », ou juste parce qu’on ne sait pas le faire, ben on continuera à soutenir des gens qui ne craignent pas les années de prison mais qui n’ont jamais voulu entendre parler de consentement. Qui attaquent le pouvoir sous toutes ses formes, sauf celle qui s’exerce dans nos intimités. Et ça ne me va pas. Par « personnel », j’entends parler de nos galères pour construire des relations débarrassées de tout ce qu’on trouve dégueulasse dans ce monde, pour incarner au mieux les individu.es que nous avons envie d’être, pour prendre en compte les petits gestes du quotidien qui nous font reproduire les normes desquelles nous prétendons vouloir nous échapper, en les détruisant.

Au passage, je voulais faire une remarque sur la note du texte « En cours de route, chronique de toujours » tiré du deuxième numéro d’Hérésie ; que je me permets de citer puisque le texte n’est pas trouvable en ligne [3] : « […] Si personnellement je ne suis pas ce ceux/celles qui ont envie de parler de sexualité dans des textes, c’est parce que pour moi c’est de l’ordre du privé et je ne l’associe pas à mes idées, ce sont deux choses différentes. [...] » Je manque sans doute de billes pour comprendre avec justesse la pensée de l’auteur.e d’Hérésie. Comment ne pas reconnaître le potentiel coercitif de la sexualité, et des relations en général, et comment espérer s’en défaire, si l’on n’en parle pas ?! Les idées anarchistes, dans ma compréhension du monde, concernent absolument tous les domaines de la vie, puisque la domination est possiblement présente dans chacun d’eux. Elle concerne la façon dont je me révolte, la façon dont je consomme, la façon dont je baise, dont j’écris, je parle, je pense, dont je me rapporte au monde. Je veux que chacun de mes actes soit influencé par la façon dont je pense, et je ne vois pas bien je pourrai faire autrement. Ce qui ne veut pas dire, évidement, que j’agis toujours en accord avec mes valeurs (entre autres parce qu’elles sont floues, mouvantes, parfois contradictoires, et surtout bien trop exigeantes !), mais je veux reconnaître mes erreurs et mes compromis pour ce qu’ils sont : des désaccords avec mes idées.

Je tiens à préciser que je ne cherche pas à reproduire un système judiciaire divisant le monde en deux catégories d’innocent.es ou de coupables. Il ne s’agit pas de distribuer à tout va les étiquettes d’agresseurs à des personnes qui les garderaient à vie. Je veux ma pensée plus subtile, en cherchant à pointer du doigt la non remise en question des logiques de pouvoir qui nous animent. Pas tant les actes finalement, que les réactions qui les entourent. Je pense qu’on a tous et toutes (dans une moindre mesure sans doute) commis des agressions sur nos proches. Ce qui fait la différence pour moi c’est quel travail on entame ensuite pour en commettre le moins possible. Pour ne pas se voiler la face quant aux agissements des autres.

Je ne veux pas non plus lancer une campagne de flagellation généralisée, et critiquer la solidarité en soi. Mais je ne me sens pas solidaire simplement parce qu’il y a répression, pour faire un bloc face au contrôle de l’État. Bien que je puisse comprendre cette position, elle ne laisse pas de place pour individualiser les personnes qui subissent la répression, et tout comme je ne veux pas faire de catégorie « opprimés » je ne veux pas faire de catégories « réprimés ». Évidemment, quand je vois des actes de rupture avec la soumission, et que des personnes subissent la réponse de l’État pour ces actes, j’ai envie de les soutenir. De leur dire qu’elles m’ont fait rêver, que je salue leur courage, leur audace, leur détermination. D’autant plus quand des mots sont posés sur des attaques, et qu’ils les rendent plus explicites. J’y vois un intérêt, puisque ça me permet de savoir à quel point je partage ou non certaines des valeurs des personnes en question. Je peux comprendre qu’il soit reproché à certain.es de déballer leur vie sur des communiqués, d’exprimer des ressentis plutôt que de la propagande, (si tant est qu’il soit malin d’opposer les deux), mais au moins ça peut donner une idée sur ce que sont les personnes, au delà du fait qu’elles se révoltent. Parfois ça m’irrite parce que j’y vois trop de postures, parfois ça me fait me sentir plus proche des auteur.es. Et quand je vois les agissements autoritaires de certaines personnes, je me dis que j’ai plutôt envie d’en savoir plus sur les personnes qui subissent la répression, et avec qui je serai susceptible de me solidariser. Ces derniers temps, on pouvait lire des témoignages de solidarité qui n’étaient pas inconditionnelle, mais précisaient une certaine vision de l’attaque et de la révolte, et je trouve ça pertinent. Parce que cela fait exister le fait qu’il n’y a pas que les attaques spectaculaires qui nourrissent des révoltes contre la (les ?) domination(s).

Par là je ne veux pas du tout prôner un agir centré uniquement sur le relationnel et l’introspection. Moi aussi, je veux me méfier des réflexes communautaires et de l’idée qu’on pourrait créer des espaces libérés de toutes formes d’oppression. Je suis pour les démonstration de solidarité, qu’elles passent par des gâteaux maisons ou des attaques. Pour envoyer de la chaleur aux personnes qui nous inspirent, par leurs actes et/ou leurs écrits. Mais je n’ai plus envie de me fourvoyer en pensant que quiconque se définit comme anarchiste et prône l’attaque est une personne géniale à côtoyer dans la vie aussi. Je ne laisserai pas la pratique offensive anarchiste aux mains de quelques connards (ou connasses !) imbus d’eux-mêmes, qui mettent tout en jeu, sauf leurs égos.

Parce que l’égo, si c’est pour moi un rempart indispensable contre les logiques qui voudraient nous soumettre, est aussi quelque chose qu’il faut savoir attaquer à des moments, lorsqu’il devient le moteur d’un refus de se remettre en question et d’évoluer. Comme tout le reste, il est construit et malléable. Et s’il renforce mon individualité et qu’il est l’expression de mon unicité, je sais qu’il m’empêche aussi d’être accessible à la critique.

Je me souviens, qu’à la phrase de Cospito qui faisait tiquer des potes, « La qualité de la vie d’un anarchiste est directement proportionnelle au dommage réel que celui-ci inflige au système mortifère qui l’opprime » [4], j’avais envie de voir, un peu hypocritement, parce que j’aime bien ce que dégage Cospito, - peut-être à tort - tout ce qu’on pouvait mettre derrière le terme « dommages réels ». Destruction de normes, destruction de nos constructions genrées, autoritaires, destruction de nos réflexes de peur et de soumission, etc, et pas uniquement dégâts matériels. Mais tristement je me trouve peu d’exemples d’écrits chez les anarchistes pour étayer mon propos. Je pense au « Communiqué d’actions anarchistes et réponse aux nihilistes » (Anonyme, de Barcelone) [5], qui rejoint sur des bouts ma pensée, mais dans lequel je ne me retrouve pas du tout, pour des raisons qu’il ne me semble pas nécessaire de préciser ici.

J’ai un problème évident à l’idée de parler de « la qualité de la vie d’un anarchiste » telle qu’en parle cette phrase. J’aborderai plus le problème sous l’angle de la cohérence, de ce que moi, j’entends par anarchiste individualiste, et de qui me semble être de l’ordre de l’idée communément admise : « Volonté de destruction de tout rapport de domination » ; et, « On est les propres acteures de notre soumission ». Donc... On essaye de changer (aussi) nos façons de se rapporter au monde ? On apprend à ne plus baisser les yeux face aux expressions de l’autorité ET à ne pas nous même en être une expression ? On pourra me rétorquer que l’on ne cesse jamais vraiment d’être l’autorité de quelqu’un.e d’autre. Certes, je suis plutôt d’accord. Mais on ne dansera (probablement) jamais sur les ruines de ce monde non plus, et ça n’empêche pas que des bâtiments soit réduits en cendres. Il y a des formes autorités/de pouvoir inhérentes à toute relation interpersonnelle, et il y a le fait de reproduire des dominations systémiques et de refuser de se questionner.

Y a un truc qui me gène sur lequel j’ai du mal à mettre des mots. On ne veut rien repousser à plus tard, la révolte c’est ici et maintenant, totale et sans compromis. On parle de la société et de ses normes, des institutions qui annihilent l’individu, on parle de détruire et de se révolter. Mais on ne parle pas de comment on se relationne les un.es aux autres. De comment les valeurs-de-cette-société-qui-sont-des-prisons-de-hautes-sécurités se traduisent dans nos vies. Pourquoi ? J’ai pas non plus envie de laisser l’analyse des rapports de dominations interpersonnelles aux mains des matérialistes de tout poils ; parce que je ne me retrouverais pas dans leur grille de lecture bien trop figée, qui a une certaine tendance à transformer les dominations structurelles en lois mathématiques et les rapports sociaux en équations, mais dans laquelle il y a quand même des choses pertinentes. Le fait qu’on soit assigné.es à des catégories sociales, qu’elles conditionnent d’une façon où d’une autre qui nous sommes, que l’on ne choisisse pas notre point de départ dans les hiérarchies sociales, et que ça ait un impact sur nos actes par la suite.

Je n’ai donc pas de réponse toute faite en ce qui concerne la solidarité. J’ai la sensation que c’est un discours plus général qui fait défaut. Une envie de parler de choses qui sont peut être moins flamboyantes, mais qui transforment tout autant nos vies. Et quoi qu’il en soit, me déclarer solidaire « des anarchistes » ou plus largement encore « des révoltés » sans savoir ce qui se cache derrière cette affirmation, me laisse un goût amer dans la bouche. J’aimerais que les expressions de solidarité puissent aussi être conditionnées aux personnes qui se mettent en jeu dans tous les aspect de leur vies, qui questionnent, agissent, et acceptent la remise en question. Soit qu’elles le laissent transparaître dans leur communiqués, soit dans leurs lettres publiques, soit que l’on puisse se faire une idée par d’autres biais. Il ne s’agit pas d’encourager des postures qui seraient adoptées dans le but d’obtenir de la solidarité mais bien de s’attaquer honnêtement à tous les aspects d’une guerre menée contre chaque forme sous laquelle la domination s’exerce.

On parle de conflictualiser nos rapports au monde qui nous opprime, moi j’ai envie de conflictualiser aussi nos rapports dans l’intime qui nous opprime.

[1Pour lire l’article de Kairos auquel il est fait allusion : Kairos n°2.

[2Extrait : « Bien que je désire en finir avec la Justice, les prisons et toute forme d’enfermement, donc que je désire la liberté pour toutes les personnes incarcérées, je ne suis solidaire que d’une infime partie d’entre elles. Suis- je en effet solidaire des personnes qui laissent le temps s ’écouler, résignées, courbant l’échine devant le système pénitentiaire, ou s’adaptant au moins pire, essayant de gratter quelques menus bénéfices ? Des personnes de merde, qu’on peut trouver en taule (tout comme dehors) ? N’idéalisons pas les détenu.e.s, en tant que victimes d’une Justice haïe : nombre d’entre elles sont loin d’être des individus avec qui je voudrais avoir des contacts. »

[3Mais disponible en format papier en écrivant à diomedea (a) riseup.net.

[4Voir l’interview de d’Alfredo Cospito par la CCF, Nous ne voulons plus attendre, p.25.

[5Toujours dans la brochure Nous ne voulons plus attendre, p.58.




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