N
Ni normal, ni extraordinaire
mis en ligne le 26 février 2019 - Des anarchistes
L’écriture de ce texte a surgi de la nécessité d’aborder la question des violences sexuées (ou plutôt genrées) et sexuelles dans des environnements proches. Il est le fruit de discussions liées à des expériences diverses, mais n’a pas la prétention de fournir des recettes à toute la palette de problèmes auxquels peuvent se trouver confrontées les unes ou les autres. Le choix a été fait de ne pas l’écrire du point de vue de quelqu’une ayant subi une agression, mais dans une perspective plus large. Nous sommes en effet convaincues que ces situations très concrètes, au-delà de l’autodéfense immédiate, nécessitent de traiter les mécanismes généraux qui les sous-tendent. Voici donc une contribution à des réflexions pratiques à approfondir, individuellement et collectivement, au sein des différentes activités et chaque fois où cela fait sens.
Constatations
Le fait que ces problèmes soient essentiellement
abordés dans et par des milieux spécifiques,
comme les milieux dits féministes ne nous satisfait pas. Certes, il paraît tout à fait logique que celles
qui s’intéressent particulièrement à la question de
la domination patriarcale se collettent directement
avec les violences que celle-ci induit au jour le jour.
Cependant, il est vraiment dommage que s’instaure
une forme de spécialisation sur un sujet qui, comme
d’autres, traverse l’ensemble de la société et des rapports.
Pour autant et pour être tout à fait claires, ce texte
n’a pas pour vocation de prêcher la bonne parole aux
tenants de l’ordre de ce monde qui continuent à défendre de différentes manières et pour des motifs divers des comportements machistes, voire à valoriser
les expressions de brutalité virile. Nous ne pouvons
que les combattre lorsque nous les trouvons en face de
nous. Ce texte n’a pas non plus vocation à démontrer
l’existence des rapports de domination genrés à celles
et ceux qui s’évertuent encore à nier une réalité dont la
violence nous saute à la gueule au quotidien.
Dans cette société, dont l’un des piliers reste le patriarcat, les comportements courants qui consistent à
rabaisser, à posséder, voire à vouloir anéantir l’autre
par sexisme ou homophobie sont généralement pris
avec une certaine indifférence. C’est comme s’ils s’inscrivaient dans une normalité génétiquement programmée, sans que soient interrogés plus avant l’ordre
qui nous est imposé et les valeurs qu’il nous inculque.
On s’en doute, le fait que dans certains endroits l’Etat
s’empare de ce problème à sa sale manière ne le résoud en rien. D’abord nous savons d’expérience que
la Justice pénalise et sanctionne selon des critères qui
ne sont pas les nôtres et que ses chiens de garde de la
Police ne sont pas les derniers des masculinistes. Ensuite, la délégation des questions de domination à des
institutions incarnant et fonctionnant sur le principe
de l’autorité entérine et étend leur contrôle sur tous les
aspects de notre vie. Enfin, réserver à Papa-Etat le rôle
de décider et de juger ce qui se fait ou ne se fait pas
dépossède chacun-e de sa réflexion et de son intervention propre, selon ses critères et avec ses outils de défense ou d’attaque. C’est donc la passivité individuelle et générale qui, une fois de plus, en sort renforcée.
Réagir
La question qui se pose est précisément celle
de comment réagir, sans nous placer à notre
tour en position de justicier-es, lorsque nous
nous trouvons confrontés à des violences genrées et/ou sexuelles, particulièrement dans notre entourage immédiat. Or c’est dans ces relations directes que,paradoxalement, tout semble se compliquer. La figure du monstre, incarnation des fantasmes les moins reluisants et bien pratique pour occulter des comportements ancrés dans les mœurs, ne fonctionne pas nécessairement et ce n’est plus du violeur inconnu tapi « au-dehors » dont il s’agit de se débarrasser vite fait. Il devient alors bien plus difficile de ne pas regarder en
face la misère des solutions traditionnelles des sociétés
de Pouvoir : la démarche de faire enfermer n’est plus
seulement un concept juridique, mais se pose avec ses
implications sur des personnes bien réelles ou, autre
exemple, il faudrait assumer les conséquences directes
des appels à un lynchage/défouloir.
Par ailleurs, lorsqu’on connaît l’agresseur, c’est aussi
tout un ensemble de relations, de sociabilité et d’enjeux de différentes natures qui de fait est remis en
cause. Cela nous touche profondément, aussi bien au
niveau collectif qu’individuel. Cette complexité provoque souvent un réflexe de préservation de soi et
aussi du groupe, généralement proportionnelle à la
place qu’y occupent les personnes impliquées et aux
intérêts en jeu. Pour éviter que soient bouleversés des
certitudes et différents équilibres (fonctionnements, rôles, ...), il est évidemment plus pratique de refuser de voir, d’ignorer, de banaliser ou d’accepter l’inacceptable. C’est ainsi qu’un large panel d’excuses et de
circonstances atténuantes peut être invoqué pour justifier une agression à caractère sexuel, allant du mal-être de l’agresseur, en passant par des facteurs extérieurs comme l’alcool, etc., jusqu’à parfois conférer la
responsabilité de l’agression à la personne qui la subit,
sur le mode « elle l’a cherché ». Ce genre de prétextes
est d’autant plus courant et facile à utiliser dans des
sociétés où le désir est réduit à la consommation d’un
corps, à l’appropriation de l’autre, à la possession. Ce
à quoi on peut encore rajouter l’image construite d’un
désir masculin reposant sur une sorte d’« impulsivité irrépressible » avec son pendant de la « passivité » attendue des femmes.
Prendre sa vie en mains
La remise en question de tous ces mécanismes
est fondamentalement liée au fait de vouloir
prendre en main nos vies sans médiations institutionnelles. Elle devrait donc être particulièrement portée par et dans des milieux qui se veulent anti-autoritaires. Lorsqu’on envisage et que l’on veut combattre
la domination sous ses différentes formes, il est en effet
indispensable, au delà des réflexions théoriques, d’affronter avec toute la détermination nécessaire la prise de pouvoir sur l’autre. Et celle-ci s’exprime notamment et fort conventionnellement par les violences de genre.
Conflits
Pourtant, nous n’échappons pas à ce monde
et c’est presque « naturellement » que l’on voit
se reproduire le réflexe de passer sous silence,
voire de cautionner, des agissements si acceptés socialement. C’est certes plus compliqué lorsque des agressions se produisent devant « des témoins » qui, espérons-le, peuvent difficilement rester neutres et sans
intervenir. Mais le fait que les violences aient lieu la
plupart du temps en privé, conduit trop souvent à les
cantonner à des histoires « à part ». Même lorsque les
effets en sont visibles ou qu’ils sont formulés, la sphère
privée semble constituer un rempart contre toute intervention. Elle s’apparente à une sorte de parenthèse où tout peut se passer, des menaces au tabassage, des
pressions physiques au viol. C’est généralement longtemps après que l’on peut apprendre au détour de conversations plus larges qu’untel a vraiment « fait de
la merde », qu’une telle « s’en est pris plein la gueule »,
au propre comme au figuré, ou encore quand sort à
la lumière tout un enchaînement de faits particulièrement graves entendre que « finalement c’est pas étonnant... ». Y aurait-il un délai de convenance pour
parler ouvertement des choses et tenter de les prendre
en charge ? Dans trop de situations, c’est malheureusement la conservation des rapports existants et d’un
certain confort qui l’emporte sur le refus des rapports de domination.
Ces stratégies d’évitement du conflit sont sans doute
liées au fait qu’il n’existe pas de solution-type, applicable à tous, en toute occasion et encore moins dans des rapports sociaux que nous n’avons pas choisis.
Les milieux anti-autoritaires ne sont pas des cocons
préservés, ni à préserver. Le choc que peut provoquer
le constat qu’ils sont aussi traversés par les comportements dominants, plutôt que de susciter la paralysie, devrait renforcer l’urgence de les affronter. Chaque situation particulière de ce genre n’est ni « normale » ni « extraordinaire ». C’est un moment où se posent des questions essentielles comme celle la justice (avec sa
prétendue valeur universelle d’exemplarité que nous
rejetons), de la vengeance (pas forcément comme
« devoir » ou comme réflexe mais comme une possibilité parmi d’autres), ou encore de l’exclusion/bannissement avec ce que l’on en attend et les manières
d’y procéder. Plus généralement, il faut aussi envisager
les rapports que l’on souhaite avoir avec les personnes
concernées en prenant en compte des actes et des parcours. Un des défis consiste à affronter tout cela en
évitant de tomber dans la reconnaissance de statuts
tels que « victime »/ « criminel », avec tout ce qu’ils ont de réducteur en terme de perception et de réaction. Et c’est précisément parce qu’il s’agit toujours d’individus que se pose la question primordiale des limites
que chacun-e pose pour soi et aux autres. Ces limites
sont avant tout individuelles et doivent être reconnues
comme telles. Cela ne signifie pas pour autant que tout
soit relatif et ne doive être géré que personnellement,
particulièrement lorsque ce sont nos convictions anti-autoritaires qui sont attaquées par certains agissements. Cette recherche d’articulations entre particulier
et général, entre individuel et collectif, est tout aussi
exigeante que celle des moyens qui correspondent à
nos fins et à notre éthique. Elle requiert une certaine
clarté sur nos aspirations et cette clarification passe
parfois par la confrontation et le conflit. Cependant,
tirer les conséquences pratiques de ce processus nous
éloigne aussi de l’impuissance. En effet, la nécessité de
se passer de lois et de normes ne revient pas à tout
accepter, de même que le refus de reproduire des mécanismes de justice ne signifie pas l’inaction. Les institutions et les représentants du patriarcat ne manquent pas autour de nous qui peuvent être attaqués en tant
que tels. Il est aussi indispensable de s’attacher à régler tel ou tel cas spécifique, même si c’est rarement entièrement satisfaisant. Faisons également en sorte
de ne pas laisser de place aux valeurs patriarcales et
aux comportements qui en découlent dans les espaces
auxquels nous participons et que nous partageons.
Luttes
La question des genres se pose aussi, de différentes manières, dans les contextes de luttes et nous ne pouvons pas faire comme s’ils étaient
nécessairement exempts d’histoires de violences
sexuelles.
Or là se pose de manière plus aiguë encore la question
des priorités et celle des perspectives.
Ainsi, envisager le combat seulement contre tel ou tel
aspect partiel de la domination peut amener à passer
à la trappe d’autres aspects qui traversent aussi la lutte.
Le fait de constater ou de vivre sur sa propre peau que
quelqu’un à coté de qui on se bat s’arroge le droit de
disposer de nous selon son bon vouloir est en soi particulièrement choquant et révoltant pour quiconque aspire à la liberté.
Pourtant il arrive encore trop fréquemment que ce
genre de problèmes soient plus ou moins volontairement ignorés au nom d’une certaine « unité dans la
lutte » qu’il ne s’agirait pas de briser en mettant sur la
table des questions qui pourraient faire débat et « diviser ». Cet argument de « cause commune » transcendant les individus qui y participent, peut être intégré
au point d’empêcher une réaction individuelle face à
des actes ou des comportements pourtant insupportables.
Les luttes menées en soutien à des catégories de personnes dans des situations particulières favorisent
aussi d’autres types de mécanismes notamment liés
à la création d’un rapport extériorité/intériorité : du
fait de leur situation particulière, certains sont ainsi
parfois considérés comme étant plus acteurs, voire
comme les « sujets » de la lutte, ayant toute la légitimité de prendre les décisions. Parallèlement, la position de « soutien » peut se limiter au fait de les relayer et
de suivre. Ce genre de mécanismes peuvent s’avérer si
puissants qu’ils en éliminent toute possibilité de dialogue et de rapport critique sur le combat pourtant supposé être mené ensemble. Ainsi, les « soutiens » se
retrouvent plus ou moins volontairement et consciemment à s’aligner de manière quasi inconditionnelle sur
les positions et les agissements des dits « sujets ». Sans doute une couche du maudit sentiment de culpabilité
si répandu et entretenu par la morale et la religion y
tient sa part. En l’occurrence, il apparaît fréquemment
lié au fait de se sentir « favorisé », les « privilèges »
pouvant consister à avoir un logement ou des papiers
quand d’autres en sont privés, de se trouver en dehors
des murs des centres d’internement quand d’autres
y sont enfermés. Ces visions simplifient à outrance
la réalité des individus, bien plus complexe que des
conditions matérielles liées à un contexte précis. Elles
contribuent aussi souvent, en rigidifiant les rapports, à
éloigner les possibilités de sincérité dans le partage des
expériences et de réciprocité dans les relations.
C’est ainsi qu’on assiste à la reproduction de rôles inégalitaires, qui par ailleurs n’échappent pas non plus à
la construction genrée : on arrive dans certains cas
de manière caricaturale à l’appropriation de positions
du style celui qui souffre, qui en bave mais qui résiste
tant qu’il peut, tandis que l’autre, à l’écoute et toujours
disponible existerait essentiellement en tant qu’appui.
La création de stéréotypes comme ceux des héros et/ou victimes génère son lot de réflexes conditionnés
comme une admiration ou une pitié sans borne qui
peuvent conduire à leur permettre, à accepter de leur
part des choses que l’on ne tolérerait pas dans d’autres
contextes ou venant d’autres personnes. Or si la situation de quelqu’un peut fournir des éléments de compréhension sur certaines de ses manières d’agir ou de
réagir, il n’en demeure pas moins que c’est toujours à
des choix individuels que nous avons à faire. Ils doivent
être assumés en tant que tels (et pas seulement comme
le produit de certaines conditions) et peuvent être discutés, critiqués, remis en cause à ce titre. La encore, la question des limites et des aspirations qu’exprime
chacun-e reste fondamentale dans toute relation.
Pour revenir au sujet des violences sexuelles, après cette digression qui n’en est pas vraiment une, il arrive qu’elles se produisent effectivement dans de tels
contextes. Certains usent et abusent du statut ambigu
que nous avons décrit, arguant en plus des frustrations que peuvent générer des conditions particulières (telles que l’enfermement par exemple), pour imposer
leurs contraintes et exigences, des pressions physiques
et psychologiques et parfois même une certaine forme
de terreur. Et il arrive aussi que différents facteurs liés
à la lutte rendent plus difficile encore de percevoir, de
formuler et de mettre sur la table ce qui est en train
de se produire ou ce qui s’est passé. Ainsi, l’urgence
de résoudre en priorité certaines situations aux conséquences graves semble être un des motifs pour lesquels peuvent passer à la trappe d’autres situations aux
conséquences également graves, en ce qu’elles peuvent
aussi détruire des personnes, des désirs de lutte, des aspirations.
Individus
Nous refusons tout fatalisme en la matière, qui
ne mène qu’à un faux détachement ou au dégoût
(et à vouloir se retirer de tout). Les violences genrées
ou sexuelles ne sont pas des dégueulasseries normales
et inévitables. Certes, réfléchir à comment éviter au
maximum qu’elles aient lieu ou à comment réagir
quand elles se produisent peut avoir quelque chose
d’ambigu et de paradoxal pour celles et ceux qui refusent de les subir ou de les reproduire. En effet, la responsabilité d’une agression revient à celui qui se
permet de la commettre. Pourtant, comme dans tout
rapport social, ce n’est pas que son problème.
Comme nous l’avons dit, il nous semble que ces questions posent aussi, plus largement, un rapport anti-autoritaire à la lutte elle-même. Le fait de combattre
contre la totalité de ce qui nous opprime n’implique
pas de renoncer à prendre pour point de départ des
angles d’attaque partiels, mais sans les considérer
comme des fins en soi qui nous feraient perdre de vue
l’aspiration à la liberté pour tous et toutes et renoncer
aux désirs de l’approcher ici et maintenant.
S’associer avec d’autres pour lutter pour un objectif
même partiel ne signifie pas nécessairement partager
exactement les mêmes idées. Néanmoins, cette association doit se faire sur des bases claires quant aux buts et aux méthodes dans un rapport de réciprocité. Ce commun pour lequel des individus se mettent
en jeu, chacun-e pour ses motivations, nous semble
être une des bases non pas pour nier, mais pour tenter
de dépasser des catégories de départ, où il est si facile
de se retrouver enfermé-es. Les catégories de genres
avec les rapports biaisés, aliénés et autoritaires qu’elles
peuvent engendrer font partie des obstacles inhérents
à ce monde de domination et auxquels nous pouvons
nous heurter, dans la lutte comme dans la rue. Les
identifier comme tels et les combattre avec le reste ne
relève pas de la charité victimaire. Il ne s’agit pas de
« porter secours » à des personnes qui ne sont pas forcément dans cette attente, mais de solidarité pour détruire, chacun-e pour ses propres raisons, ce qui nous
détruit.
Mars 2014
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