P


Perspectives de modifications conscientes dans la vie quotidienne

mis en ligne le 8 juin 2003 - Guy Debord

Étudier la vie quotidienne serait une entreprise parfaitement ridicule, et d’abord condamnée à ne rien saisir de son objet, si l’on ne se proposait pas explicitement d’étudier cette vie quotidienne afin de la transformer.

La conférence, l’exposé de certaines considérations intellectuelles devant un auditoire, comme forme extrêmement banale des relations humaines dans un assez large secteur de la société, relève elle-même de la critique de la vie quotidienne.

Les sociologues, par exemple, n’ont que trop tendance à retirer de la vie quotidienne, à rejeter dans des sphères séparées - dites supérieures - ce qui leur arrive à tout moment. C’est l’habitude sous toutes ses formes, à commencer par l’habitude du maniement de quelques concepts professionnels - donc produits par la division du travail - qui masque ainsi la réalité derrière des conventions privilégiées.

Il est alors souhaitable de faire voir, par un léger déplacement des formules courantes, que c’est ici même, la vie quotidienne. Bien sûr, une diffusion de ces paroles par un magnétophone ne veut pas précisément illustrer l’intégration des techniques dans cette vie quotidienne marginale au monde technique, mais saisir la plus simple occasion de rompre avec les apparences de la pseudo-collaboration, du dialogue factice, qui se trouvent institués entre le conférencier « présent en personne » et ses spectateurs. Cette légère rupture d’un confort peut servir à entraîner d’emblée dans le champ de la mise en question de la vie quotidienne (mise en question autrement tout abstraite) la conférence elle-même, comme tant d’autres dispositions de l’emploi du temps, ou des objets, dispositions qui sont réputées « normales », que l’on ne voit même pas ; et qui finalement nous conditionnent. À propos d’un tel détail, comme à propos de l’ensemble même de la vie quotidienne, la modification est toujours la condition nécessaire et suffisante pour faire apparaître expérimentalement l’objet de notre étude, qui à défaut resterait douteux ; objet qui est lui-même moins à étudier qu’à modifier.

Je viens de dire que la réalité d’un ensemble observable qui serait désigné par le terme « vie quotidienne » risque de demeurer hypothétique pour beaucoup de gens. En effet, depuis que ce groupe de recherche s’est constitué, le trait le plus frappant n’est évidemment pas qu’il n’ait encore rien trouvé, c’est que la contestation de l’existence même de la vie quotidienne s’y soit fait entendre dès le premier moment ; et n’ait cessé de s’y renforcer de séance en séance. La majorité des interventions que l’on a pu écouter jusqu’ici dans cette discussion émanait de personnes qui ne sont aucunement convaincues que la vie quotidienne existe, car elles ne l’ont rencontrée nulle part. Un groupe de recherche sur la vie quotidienne, animé de cet esprit, est en tout points comparable à un groupe parti à la recherche du Yéti, et dont l’enquête pourrait aussi bien aboutir à la conclusion qu’il s’agissait d’une plaisanterie folklorique.

Tout le monde convient pourtant que certains gestes répétés chaque jour, comme ouvrir des portes ou remplir des verres, sont tout à fait réels ; mais ces gestes se trouvent à un niveau si trivial de la réalité que l’on conteste, à juste titre, qu’ils puissent être assez intéressants pour justifier une nouvelle spécialisation de la recherche sociologique. Et un certain nombre de sociologues semble peu enclin à imaginer d’autres aspects de la vie quotidienne, à partir de la définition qu’en a proposée Henri Lefebvre, c’est-à-dire « ce qui reste quand on a extrait du vécu toutes les activités spécialisées ». Ici, on découvre que la plupart des sociologues - et on sait combien ils se trouvent à leur affaire dans les activités spécialisées, justement, et comme ils leur vouent d’habitude une aveugle croyance ! - que la plupart des sociologues, donc, reconnaît des activités spécialisées partout, et la vie quotidienne nulle part. La vie quotidienne est toujours ailleurs. Chez les autres. En tout cas dans les classes non-sociologistes de la population. Quelqu’un a dit ici que les ouvriers seraient intéressants à étudier, comme cobayes probablement inoculés de ce virus de la vie quotidienne, parce que les ouvriers, n’ayant pas accès aux activités spécialisées, n’ont que la vie quotidienne à vivre. Cette façon de se pencher sur le peuple, à la recherche d’un lointain primitivisme du quotidien ; et surtout ce contentement avoué sans détour, cette fierté naïve de participer à une culture dont personne ne peut songer à dissimuler l’éclatante faillite, la radicale incapacité de comprendre le monde qui la produit, tout ceci ne laisse pas d’être étonnant.

Il y a là une volonté manifeste de s’abriter derrière une formation de la pensée qui s’est fondée sur la séparation de domaines parcellaires artificiels, afin de rejeter le concept inutile, vulgaire et gênant, de « vie quotidienne ». Un tel concept recouvre un résidu de la réalité cataloguée et classée, résidu auquel certains répugnent d’être confrontés, car c’est en même temps le point de vue de la totalité ; il impliquerait la nécessité d’un jugement global, d’une politique. On dirait que certains intellectuels se flattent ainsi d’une participation personnelle illusoire au secteur dominant de la société, à travers leur possession d’une ou plusieurs spécialisations culturelles ; ce qui pourtant les place au premier rang pour s’aviser que l’ensemble de cette culture dominante est notoirement mangée aux mites. Mais quel que soit le jugement que l’on porte sur la cohérence de cette culture, ou sur son intérêt dans le détail, l’aliénation qu’elle a imposé aux intellectuels en question, c’est de les faire juger, depuis le ciel des sociologues, qu’ils sont tout à fait extérieurs à cette vie quotidienne des populations quelconques, ou placés trop haut dans l’échelle des pouvoirs humains, comme s’ils n’étaient pas, eux aussi, plutôt des pauvres.

Il est sûr que les activités spécialisées ont une existence ; elles ont même, dans une époque donnée, un emploi général qu’il est toujours bon de reconnaître d’une manière démystifiée. La vie quotidienne n’est pas tout. Bien qu’elle soit en osmose avec les activités spécialisées au point que, d’une certaine façon, on n’est jamais en dehors de la vie quotidienne. Mais si l’on recourt à l’image facile d’une représentation spatiale des activités, il faut encore placer la vie quotidienne au centre de tout. Chaque projet en part et chaque réalisation revient y prendre sa véritable signification. La vie quotidienne est la mesure de tout : de l’accomplissement ou plutôt du non-accomplissement des relations humaines ; de l’emploi du temps vécu ; des recherches de l’art ; de la politique révolutionnaire.

Ce n’est pas assez de rappeler que l’espèce de vieille image d’Épinal scientifique de l’observateur désintéressé est fallacieuse en tout cas. On doit souligner le fait que l’observation désintéressée est encore moins possible ici que partout ailleurs. Ce qui fait la difficulté de la reconnaissance même d’un terrain de la vie quotidienne, ce n’est pas seulement qu’il serait déjà le terrain de rencontre d’une sociologie empirique et d’une élaboration conceptuelle, c’est aussi qu’il se trouve être en ce moment l’enjeu de tout renouvellement révolutionnaire de la culture et de la politique.

La vie quotidienne non critiquée, cela signifie maintenant la prolongation des formes actuelles, profondément dégradées, de la culture et de la politique, formes dont la crise extrêmement avancée, surtout dans les pays les plus modernes, se traduit par une dépolitisation et un néo-analphabétisme généralisés. En revanche la critique radicale, et en actes, de la vie quotidienne donnée, peut conduire à un dépassement de la culture et de la politique au sens traditionnel, c’est-à-dire à un niveau supérieur d’intervention sur la vie.

Mais, dira-t-on, cette vie quotidienne, qui d’après moi est la seule réelle, comment se fait-il que son importance soit si complètement et si immédiatement dépréciée par des gens qui n’ont, après tout, aucun intérêt direct à le faire ; et dont beaucoup sans doute sont même loin d’être ennemis d’un renouveau quelconque du mouvement révolutionnaire ?

Je pense que c’est parce que la vie quotidienne est organisée dans les limites d’une pauvreté scandaleuse. Et surtout parce que cette pauvreté de la vie quotidienne n’a rien d’accidentel : c’est une pauvreté qui lui est imposée à tout instant par la contrainte et par la violence d’une société divisée en classes ; une pauvreté organisée historiquement selon les nécessites de l’histoire de l’exploitation.

L’usage de la vie quotidienne, au sens d’une consommation du temps vécu, est commandé par le règne de la rareté : rareté du temps libre ; et rareté des emplois possibles de ce temps libre.

De même que l’histoire accélérée de notre époque est l’histoire de l’accumulation, de l’industrialisation, le retard de la vie quotidienne, sa tendance à l’immobilisme, sont les produits des lois et des intérêts qui ont conduit cette industrialisation. La vie quotidienne présente effectivement, jusqu’à présent, une résistance à l’historique. Ceci juge d’abord l’historique, en tant que l’héritage et le projet d’une société d’exploitation.

La pauvreté extrême de l’organisation consciente, de la créativité des gens, dans la vie quotidienne, traduit la nécessité fondamentale de l’inconscience et de la mystification dans une société exploiteuse, dans une société de l’aliénation.

Henri Lefebvre a appliqué ici une extension de l’idée d’inégal développement pour caractériser la vie quotidienne, décalée mais non coupée de l’historicité, comme un secteur attardé. Je crois que l’on peut aller jusqu’à qualifier ce niveau de la vie quotidienne de secteur colonisé. On a vu, à l’échelle de l’économie mondiale, que le sous-développement et la colonisation sont des facteurs en interaction. Tout porte à croire qu’il en va de même à l’échelle de la formation économique-sociale, de la praxis.

La vie quotidienne, mystifiée par tous les moyens et contrôlée policièrement, est une sorte de réserve pour les bons sauvages qui font marcher, sans la comprendre, la société moderne, avec le rapide accroissement de ses pouvoirs techniques et l’expansion forcée de son marché. L’histoire - c’est-à-dire la transformation du réel - n’est pas actuellement utilisable dans la vie quotidienne parce que l’homme de la vie quotidienne est le produit d’une histoire sur laquelle il n’a pas de contrôle. C’est évidemment lui-même qui fait cette histoire, mais pas librement.

La société moderne se comprend par fragments spécialisés, à peu près intransmissibles, et la vie quotidienne, où toutes les questions risquent de se poser d’une manière unitaire, est donc naturellement le domaine de l’ignorance.

Cette société, à travers sa production industrielle, a vidé de tout sens les gestes du travail. Et aucun modèle de conduite humaine n’a gardé une véritable actualité dans le quotidien.

Cette société tend à atomiser les gens en consommateurs isolés, à interdire la communication. La vie quotidienne est ainsi vie privée, domaine de la séparation et du spectacle.

De sorte que la vie quotidienne est aussi la sphère de la démission des spécialistes. C’est là que, par exemple, un des rares individus capables de comprendre la plus récente image scientifique de l’univers va devenir stupide, et peser longuement les théories artistiques d’Alain Robbe-Grillet, ou bien envoyer des pétitions au Président de la République dans le dessein d’infléchir sa politique. C’est la sphère du désarmement, de l’aveu de l’incapacité de vivre.

On ne peut donc pas caractériser seulement le sous-développement de la vie quotidienne par sa relative incapacité d’intégrer des techniques. Ce trait est un produit important, mais encore partiel, de l’ensemble de l’aliénation quotidienne, qui pourrait êre définie comme l’incapacité d’inventer une technique de libération du quotidien.

Et de fait beaucoup de techniques modifient plus ou moins nettement certains aspects de la vie quotidienne : les arts ménagers, comme on l’a dit ici, mais aussi bien le téléphone, la télévision, l’enregistrement de la musique sur disques microsillons, les voyages aériens popularisés, etc. Ces éléments interviennent anarchiquement, au hasard, sans que personne en ait prévu les connexions et les conséquences. Mais il est sûr que, dans son ensemble, ce mouvement d’introduction des techniques dans la vie quotidienne, étant finalement encadré par la rationalité du capitalisme moderne bureaucratisé, va plutôt dans le sens d’une réduction de l’indépendance et de la créativité des gens. Ainsi les villes nouvelles d’aujourd’hui figurent clairement la tendance totalitaire de l’organisation de la vie par le capitalisme moderne : les individus isolés (généralement isolés dans le cadre de la cellule familiale) y voient réduire leur vie à la pure trivialité du répétitif, combinés à l’absorption obligatoire d’un spectacle également répétitif.

Il faut donc croire que la censure que les gens exercent sur la question de leur propre vie quotidienne s’explique par la conscience de son insoutenable misère, en même temps que par la sensation, peut-être inavouée mais inévitablement éprouvée un jour ou l’autre, que toutes les vraies possibilités, tous les désirs qui ont été empêchés par le fonctionnement de la vie sociale, résidaient là, et nullement dans des activités ou distractions spécialisées. C’est-à-dire que la connaissance de la richesse profonde, de l’énergie abandonnée dans la vie quotidienne, est inséparable de la connaissance de la misère de l’organisation dominante de cette vie : seule l’existence perceptible de cette richesse inexploitée conduit à définir par contraste la vie quotidienne comme misère et comme prison ; puis, d’un même mouvement, à nier le problème.

Dans ces conditions, se masquer la question politique posée par la misère de la vie quotidienne veut dire se masquer la profondeur des revendications portant sur la richesse possible de cette vie ; revendications qui ne sauraient mener à moins qu’à une réinvention de la révolution. On admettra qu’une fuite devant la politique à ce niveau n’est aucunement contradictoire avec le fait de militer dans le Parti Socialiste Unifié, par exemple, ou de lire avec confiance L’Humanité.

Tout dépend effectivement du niveau où l’on ose poser ce problème : comment vit-on ? Comment en est-on satisfait ? Insatisfait ? Ceci sans se laisser un instant intimider par les diverses publicités qui visent à vous persuader que l’on peut être heureux à cause de l’existence de Dieu, ou du dentifrice Colgate, ou du C.N.R.S.

Il me semble que ce terme « critique de la vie quotidienne », pourrait, et devrait, aussi s’entendre avec ce renversement : critique que la vie quotidienne exercerait, souverainement, sur tout ce qui lui est vainement extérieur.

La question de l’emploi des moyens techniques, dans la vie quotidienne et ailleurs, n’est rien d’autre qu’une question politique (et entre tous les moyens techniques trouvables, ceux qui sont mis en œuvre sont en vérité sélectionnés conformément aux buts du maintien de la domination d’une classe). Quand on envisage l’hypothèse d’un avenir, tel qu’il est admis par la littérature de science-fiction, ou des aventures interstellaires coexisteraient avec une vie quotidienne gardée sur cette terre dans la même indigence matérielle et le même moralisme archaïque, ceci veut dire, exactement, qu’il y aurait encore une classe de dirigeants spécialisés, qui maintiendrait à son service les foules prolétaires des usines et des bureaux ; et que les aventures interstellaires seraient uniquement l’entreprise choisie par ces dirigeants, la manière qu’ils auraient trouvée de développer leur économie irrationnelle, le comble de l’activité spécialisée.

On s’est demandé : « La vie privée est privée de quoi ? » Tout simplement de la vie, qui en est cruellement absente. Les gens sont aussi privés qu’il est possible de communication ; et de réalisation d’eux-mêmes. Il faudrait dire : de faire leur propre histoire, personnellement. Les hypothèses pour répondre positivement à cette question sur la nature de la privation ne pourront donc s’énoncer que sous forme de projets d’enrichissements ; projet d’un autre style de vie ; en fait d’un style... Ou bien, si l’on considère que la vie quotidienne est à la frontière du secteur dominé et du secteur non dominé de la vie, donc le lieu de l’aléatoire, il faudrait parvenir à substituer au présent ghetto une frontière toujours en marche ; travailler en permanence à l’organisation de chances nouvelles.

La question de l’intensité du vécu est posée aujourd’hui, par exemple avec l’usage des stupéfiants, dans les termes où la société de l’aliénation est capable de poser toute question : je veux dire en termes de fausse reconnaissance d’un projet falsifié, en termes de fixation et d’attachement. Il convient de noter aussi à quel point l’image de l’amour élaborée et diffusée dans cette société s’apparente à la drogue. La passion y est d’abord econnue en tant que refus de toutes les autres passions ; et puis elle est empêchée, et finalement ne se retrouve que dans les compensations du spectacle régnant. La Rochefoucauld a écrit : « Ce qui nous empêche souvent de nous abandonner à un seul vice est que nous en avons plusieurs ». Voilà une constatation très positive si, en rejetant les présuppositions moralistes, on la remet sur ses pieds, comme base d’un programme de réalisation des capacités humaines.

Tous ces problèmes sont à l’ordre du jour parce que, visiblement, notre temps est dominé par l’apparition du projet, porté par la classe ouvrière, d’abolir toute société de classes et de commencer l’histoire humaine ; et donc dominé, corollairement, par la résistance acharnée à ce projet, les dtournements et les échecs, jusqu’ici, de ce projet.

La crise actuelle de la vie quotidienne s’inscrit dans les nouvelles formes de la crise du capitalisme, formes qui restent inaperçues de ceux qui s’obstinent à supputer l’échéance classique des prochaines crises cycliques de l’économie.

La disparition de toutes les anciennes valeurs, de toutes les références de la communication ancienne, dans le capitalisme développé ; et l’impossibilité de les remplacer par d’autres, quelles qu’elles soient, avant d’avoir dominé rationnellement, dans la vie quotidienne et partout ailleurs, les forces industrielles nouvelles qui nous échappent de plus en plus ; ces faits produisent non seulement l’insatisfaction quasi officielle de notre époque, insatisfaction particulièrement aiguë dans la jeunesse, mais encore le mouvement d’auto-négation de l’art. L’activité artistique avait toujours été seule à rendre compte des problèmes clandestins de la vie quotidienne, quoique d’une manière voilée, déformée, partiellement illusoire. Il existe, sous nos yeux, le témoignage d’une destruction de toute l’expression artistique : c’est l’art moderne.

Si l’on considère dans toute son étendue la crise de la société contemporaine, je ne crois pas qu’il soit possible de regarder encore les loisirs comme une négation du quotidien. On a admis ici qu’il fallait « étudier le temps perdu ». Mais voyons le mouvement récent de cette idée de temps perdu. Pour le capitalisme classique, le temps perdu est ce qui est extérieur à la production, à l’accumulation, à l’épargne. La morale laïque, enseignée dans les écoles de la bourgeoisie, a implanté cette règle de vie. Mais il se trouve que le capitalisme moderne, par une ruse inattendue, a besoin d’augmenter la consommation, d’« élever le niveau de vie » (si l’on veut bien se rappeler que cette expression est rigoureusement dépourvue de sens). Comme, dans le même temps, les conditions de la production, parcellarisée et minutée à l’extrême, sont devenues parfaitement indéfendables, la morale qui a déjà cours dans la publicité, la propagande, et toutes les formes du spectacle dominant, admet au contraire franchement que le temps perdu est celui du travail, qui n’est plus justifié que par les divers degrés du gain, lequel permet d’acheter du repos, de la consommation, des loisirs - c’est-à-dire une passivité quotidienne fabriquée et contrôlée par le capitalisme.

Maintenant, si l’on envisage la facticité des besoins de la consommation que crée de toutes pièces et stimule sans cesse l’industrie moderne - si l’on reconnaît le vide des loisirs et l’impossibilité du repos - on peut poser la question d’une manière plus réaliste : qu’est-ce qui ne serait pas du temps perdu ? Autrement dit : le développement d’une société de l’abondance devrait aboutir à l’abondance de quoi ?

Ceci peut évidemment servir de pierre de touche à bien des égards. Quand, par exemple, dans un des journaux où s’étale l’inconsistance de la pensée de ces gens que l’on appelle les intellectuels de gauche - je veux dire France-Observateur - on peut lire un titre qui annonce quelque chose comme « la petite voiture à l’assaut du socialisme », devant un article qui explique que les Russes se mettraient ces temps-ci à poursuivre individuellement une consommation privée des biens sur le mode américain, à commencer naturellement par les voitures, on ne peut s’empêcher de penser qu’il ne serait quand même pas indispensable d’avoir assimilé, après Hegel, toute l’œuvre de Marx, pour s’aviser au moins de ce qu’un socialisme qui recule devant l’invasion du marché par des petites voitures n’est en aucune façon le socialisme pour lequel le mouvement ouvrier a lutté. De sorte que ce n’est pas à un quelconque étage de leur tactique, ou de leur dogmatisme, qu’il faut s’opposer aux dirigeants bureaucratiques de la Russie, mais à la base, sur ce fait que la vie des gens n’a pas réellement changé de sens. Et ceci n’est pas la fatalité obscure de la vie quotidienne, destinée à rester réactionnaire. C’est une fatalité imposée extérieurement à la vie quotidienne par la sphère réactionnaire des dirigeants spécialisés, quelle que soit l’étiquette sous laquelle ils planifient la misère, dans tous ses aspects.

Alors, la dépolitisation actuelle de beaucoup d’anciens militants de la gauche, l’éloignement d’une certaine aliénation pour se jeter dans une autre, celle de la vie privée, n’a pas tellement le sens d’un retour à la privatisation en tant que refuge contre les « responsabilités de l’historicité », mais bien plutôt d’un éloignement du secteur politique spécialisé, et donc toujours manipulé par d’autres ; où la seule responsabilité vraiment prise a été de laisser toutes les responsabilités à des chefs incontrôlés ; où le projet communiste a été trompé et déçu. De même que l’on ne peut opposer en bloc la vie privée à une vie publique, sans demander : quelle vie privée ? quelle vie publique ? (car la vie privée contient les facteurs de sa négation et de son dépassement comme l’action collective révolutionnaire a pu nourrir les facteurs de sa dégénérescence), de même on aurait tort de faire le bilan d’une aliénation des individus dans la politique révolutionnaire alors qu’ils s’agissait de l’aliénation de la politique révolutionnaire elle-même. Il est juste de dialectiser le problème de l’aliénation, de signaler les possibilités d’aliénation toujours renaissantes dans la lutte même menée contre l’aliénation, mais soulignons alors que tout ceci doit s’appliquer au niveau le plus haut de la recherche (par exemple, à la philosophie de l’aliénation dans son ensemble), et non au niveau du stalinisme, dont l’explication est malheureusement plus grossière.

La civilisation capitaliste n’est encore dépassée nulle part mais partout elle continue à produire elle-même ses ennemis. La prochaine montée du mouvement révolutionnaire, radicalisé par les enseignements des précédentes défaites, et dont le programme revendicatif devra s’enrichir à la mesure des pouvoirs pratiques de la société moderne, pouvoirs qui constituent virtuellement dès à présent la base matérielle qui manquait aux courants dits utopiques du socialisme ; cette prochaine tentative de contestation totale du capitalisme saura inventer et proposer un autre emploi de la vie quotidienne, et s’appuiera immédiatement sur de nouvelles pratiques quotidiennes, sur de nouveaux types de rapports humains (n’ignorant plus que toute conservation, à l’intérieur du mouvement révolutionnaire, des relations qui dominent dans la société existante mène insensiblement à reconstituer, avec diverses variantes, cette société).

De même qu’autrefois la bourgeoisie, dans sa phase ascendante, a dû mener une liquidation impitoyable de tout ce qui surpassait la vie terrestre (le ciel, l’éternité) ; de même le prolétariat révolutionnaire - qui ne petit jamais, sans cesser d’exister comme tel, se reconnaître un passé ou des modèles - devra renoncer à tout ce qui surpasse la vie quotidienne. Ou plutôt prétend la surpasser : le spectacle, le geste ou le mot « historiques », la « grandeur » des dirigeants, le mystère des spécialisations, l’« immortalité » de l’art et son importance extérieure à la vie. Ce qui revient à dire : renoncer à tous les sous-produits de l’éternité qui ont survécu comme armes du monde des dirigeants.

La révolution dans la vie quotidienne, brisant son actuelle résistance à l’historique (et à toute sorte de changement) créera des conditions telles que le présent y domine le passé, et que la part de la créativité l’emporte toujours sur la part répétitive. Il faut donc s’attendre à ce que le côté de la vie quotidienne qu’expriment les concepts de l’ambiguïté - malentendu, compromis ou mésusage - perde beaucoup d’importance, au profit de leurs contraires, le choix conscient ou le pari.

L’actuelle mise en question artistique du langage, contemporaine de cette métalangue des machines, qui n’est autre que le langage bureaucratisé de la bureaucratie au pouvoir, sera alors dépassée par des formes supérieures de communication. La notion présente de texte social déchiffrable devra aboutir à de nouveaux procédés d’écriture de ce texte social, dans la direction de ce que recherchent à présent mes camarades situationnistes avec l’urbanisme unitaire et l’ébauche d’un comportement expérimental. La production centrale d’un travail industriel entièrement reconverti sera l’aménagement de nouvelles configurations de la vie quotidienne, la création libre d’événements.

La critique et la recréation perpétuelle de la totalité de la vie quotidienne, avant d’être faites naturellement par tous les hommes, doivent être entreprises dans les conditions de l’oppression présente, et pour ruiner ces conditions.

Ce n’est pas un mouvement culturel d’avant-garde, même ayant des sympathies révolutionnaires, qui peut accomplir cela. Ce n’est pas non plus un parti révolutionnaire sur le modèle traditionnel, même s’il accorde une grande place à la critique de la culture (en entendant par ce terme l’ensemble des instruments artistiques ou conceptuels par lesquels une société s’explique à elle-même et se montre des buts de vie). Cette culture comme cette politique sont usées, ce n’est pas sans motif que la plupart des gens s’en désintéresse. La transformation révolutionnaire de la vie quotidienne, qui n’est pas réservée à un vague avenir mais placée immédiatement devant nous par le développement du capitalisme et ses insupportables exigences, l’autre terme de l’alternative étant le renforcement de l’esclavage moderne ; cette transformation marquera la fin de toute expression artistique unilatérale et stockée sous forme de marchandise, en même temps que la fin de toute politique spécialisée.

Ceci va être la tâche d’une organisation révolutionnaire d’un type nouveau, dès sa formation.

Cet exposé a été fait le 17 mai 1961, par un magnétophone du Groupe de Recherche sur la vie quotidienne, réuni par Henri Lefebvre dans le Centre d’études sociologiques du C.N.R.S.


Tous les textes publiés dans Internationale Situationniste peuvent être librement reproduits, traduits ou adaptés, même sans indication d’origine.



ce texte est aussi consultable en :
- PDF par téléchargement, en cliquant ici (594.6 kio)
- PDF par téléchargement, en cliquant ici (566.2 kio)