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La prison est-elle obsolète ?
mis en ligne le 8 janvier 2018 - Angela Davis
Table des matières
1. Introduction : réformer ou abolir la prison ?
2. Esclavage, droits civiques et perspectives abolitionnistes
3. Emprisonnement et réforme
4. Comment le genre structure le système carcéral
5. Le complexe carcéro-industriel
6. Alternatives abolitionnistes
Remerciements
Je ne mérite pas d’être créditée comme l’unique auteur de cet ouvrage, tant les idées qu’il développe sont le fruit de six années de travail auprès des militants, des universitaires, des prisonniers et des travailleurs culturels ayant à cœur de dénoncer l’impact du complexe carcéro-industriel sur la vie des personnes (incarcérées ou libres) à travers le monde. Le comité d’organisation de la conférence de Berkeley de 1998, « Résistance Critique : au-delà du complexe carcéro-industriel », était composé de : Bo (Rita D. Brown), Ellen Barry, Jennifer Beach, Rose Braz, Julie Browne, Cynthia Chandler, Kamari Clarke, Leslie DiBenedetto Skopek, Gita Drury, Rayne Galbraith, Ruthie Gilmore, Naneen Karraker, Terry Kupers, Rachel Lederman, Joyce Miller, Dorsey Nunn, Dylan Rodriguez, Eli Rosenblatt, Jane Segal, Cassandra Shaylor, Andrea Smith, Nancy Stoller, Julia Sudbury, Robin Templeton et Suran Thrift.
Tout au long de la préparation de cette conférence, qui a réuni plus de trois mille personnes, nous avons abordé certaines des questions que je soulève dans ce livre. Je remercie les membres de ce comité, et notamment ceux qui ont fait de cette conférence l’acte fondateur de la création du mouvement Résistance Critique. En 2000, j’étais membre d’un groupe de recherche résident au sein de l’Institut de recherche de la faculté des humanités de l’université de Californie et j’ai eu régulièrement l’occasion de participer à des débats autour de ces questions. Je remercie les membres du groupe (Gina Dent, Ruth Gilmore, Avery Gordon, David Goldberg, Nancy Schepper Hughes et Sandy Barringer) pour leurs précieuses réflexions. Cassandra Shaylor et moi-même avons coécrit un rapport dans le cadre de la Conférence mondiale contre le racisme en 2001, sur les femmes de couleur et le complexe carcéro-industriel ; plusieurs thématiques de ce rapport ont cheminé jusqu’à cet ouvrage. J’ai également puisé dans plusieurs autres articles que j’ai écrits dans divers recueils. Ces cinq dernières années, Gina Dent et moi avons donné des conférences, publié et longuement débattu ensemble de ce qu’il est possible de faire sur le plan universitaire et sur le plan militant pour nous aider tous à imaginer un monde sans prisons. Je la remercie pour sa lecture attentive du manuscrit de ce livre et lui suis profondément reconnaissante de son soutien intellectuel et moral. Enfin, je remercie Greg Ruggiero, mon éditeur, pour sa patience et ses encouragements.
1. Introduction : réformer ou abolir la prison ?
Dans presque tous les pays du monde, il va de soi que quiconque est condamné pour un crime grave sera envoyé en prison. Mais dans les pays qui appliquent encore la peine capitale (notamment les États-Unis), une proportion réduite mais notable de personnes sont condamnées à mort – pour des crimes jugés particulièrement graves. Le grand public connaît bien la campagne pour l’abolition de la peine de mort. De fait, la peine capitale a déjà été abolie dans la plupart des pays du monde. Même ses plus ardents défenseurs reconnaissent qu’il s’agit d’une question problématique. Pour la plupart des gens, il n’est pas difficile d’imaginer un monde sans peine de mort.
La prison, en revanche, est perçue comme un élément constitutif et immuable de nos sociétés. On ignore trop souvent que le mouvement pour l’abolition carcérale est lui aussi riche d’une longue histoire qui remonte à l’époque où la prison est apparue en tant que principale forme de châtiment. En fait, on a spontanément tendance à penser que les militants anticarcéraux (y compris ceux qui se désignent eux-mêmes comme « militants anti-prison ») cherchent uniquement à améliorer les conditions de détention ou à réformer fondamentalement le système carcéral. Pour une écrasante majorité de citoyens, la suppression des prisons est tout simplement impossible et inconcevable. Les personnes qui militent pour l’abolition carcérale sont considérées comme des utopistes et des idéalistes dont les idées seraient, au mieux, irréalistes et inapplicables et, au pire, mensongères et insensées. C’est dire à quel point il est difficile d’envisager un ordre social qui ne repose pas sur la menace de l’incarcération des individus dans des lieux épouvantables conçus pour les séparer de leurs proches et de leur communauté. La prison est considérée comme un élément si « naturel » qu’il est extrêmement difficile d’imaginer la vie sans elle.
J’espère que cet ouvrage incitera les lecteurs à remettre en question leurs propres présomptions sur la prison. Beaucoup d’entre nous sont d’ores et déjà convaincus que la peine capitale est une forme de châtiment rétrograde et qu’elle viole les principes élémentaires des droits de l’homme. Le temps est venu, me semble-t-il, d’encourager une prise de conscience similaire autour de la question carcérale. Au cours de ma carrière en tant que militante anti-prison, j’ai vu la population carcérale des États-Unis croître si rapidement que pour beaucoup d’individus issus des communautés noires, latinos et amérindiennes, la probabilité est bien plus grande de se retrouver derrière les barreaux que de recevoir une éducation décente. Quand de nombreux jeunes décident de s’engager dans l’armée pour éviter le passage inéluctable par la case prison, on peut se demander s’il ne serait pas grand temps d’envisager d’autres solutions.
La question de savoir si la prison est devenue une institution obsolète se fait particulièrement pressante à la lumière des chiffres : aujourd’hui, plus de 2 millions d’Américains (sur une population carcérale mondiale estimée à 9 millions d’individus) vivent en prison, en maison d’arrêt, en centre de détention pour mineurs ou en centre de rétention pour migrants. Souhaitons-nous vraiment continuer à reléguer les personnes issues de communautés racialement ostracisées à une existence isolée, marquée par des règlements autoritaires, la violence, la maladie, et par des techniques de réclusion pouvant engendrer des troubles psychiques graves ? D’après une étude récente, il y aurait aux États-Unis deux fois plus d’individus souffrant de maladie mentale en prison que dans l’ensemble des hôpitaux psychiatriques [1].
Quand j’ai commencé à militer pour l’abolition des prisons, vers la fin des années 60, j’ai été stupéfaite de découvrir qu’il y avait alors près de deux cent mille détenus dans mon propre pays. Si on m’avait dit qu’en l’espace de trois décennies, le nombre de personnes mises sous les verrous serait multiplié par dix, j’aurais été incrédule. Et j’aurais sans doute répondu peu ou prou la chose suivante : « Aussi raciste et antidémocratique que puisse être ce pays [souvenons-nous qu’à l’époque, les revendications du Mouvement des droits civiques commençaient juste à être prises en compte], je ne crois pas que le gouvernement américain sera en mesure d’enfermer autant de gens sans susciter une puissante résistance dans l’opinion. Non, ça n’arrivera jamais... sauf si nous basculons dans le fascisme. » Telle aurait pu être ma réaction, il y a trente ans. La réalité, c’est que nous avons été invités à entrer dans le XXI ème siècle en acceptant le fait que deux millions de prisonniers – un nombre supérieur à la population totale de certains pays – passent leur vie dans des lieux comme Sing Sing, Leavenworth, San Quentin ou l’Alderson federal reformatory for women [Centre fédéral de redressement pour femmes d’Alderson]. Ces chiffres sont encore plus alarmants lorsqu’on sait que les habitants des États-Unis représentent 5 % de la population mondiale, mais que plus de 20 % de l’ensemble de la population carcérale du monde se comptent dans notre pays. Pour reprendre les propos d’Elliott Currie, « la prison jette désormais une ombre menaçante sur notre société, à un degré inédit dans notre histoire ou celle de n’importe quelle démocratie industrielle. En l’absence de grands conflits armés, l’incarcération de masse constitue le programme social le plus assidûment appliqué par les gouvernements de notre époque [2]. »
Lorsqu’on réfléchit à la question de l’obsolescence des prisons, il est essentiel de se demander comment la population carcérale a pu connaître une telle inflation sans qu’on s’interroge véritablement sur l’efficacité de l’enfermement. Quand dans les années 80, sous « l’ère Reagan », il a été décidé de construire davantage de prisons et d’augmenter le nombre de détenus, les politiciens étaient tous d’accord pour affirmer que « sévir contre le crime » – notamment par l’emprisonnement systématique et l’allongement des peines de prison – était la clé pour faire reculer la criminalité. En réalité, l’incarcération de masse telle qu’on a commencé à la pratiquer à cette époque n’a eu que peu (ou pas) d’effets sur les chiffres officiels de la criminalité. L’accroissement de la population carcérale ne produisait pas des rues plus sûres, juste un nombre encore croissant de prisonniers. Chaque nouvelle prison en semait encore une autre. Et à mesure que le système pénitentiaire prenait de l’ampleur, les entreprises de construction ainsi que les fournisseurs de biens et de services aux prisons voyaient leurs chiffres d’affaires s’envoler. Sans parler de la manne constituée par la main-d’œuvre carcérale. Cette vaste mobilisation de capitaux privés (des secteurs du bâtiment à ceux de la restauration ou des services de santé) autour de la gestion des établissements pénitentiaires rappelait si étrangement l’émergence du complexe militaro-industriel, que nous avons commencé à employer le terme de « complexe carcéro-industriel [3] ».
Prenons l’exemple de la Californie dont le paysage a été totalement « carcéralisé » ces vingt dernières années. La toute première prison d’État, San Quentin, date de 1852 [4]. Folsom, autre établissement bien connu, fut inauguré en 1880. Entre 1880 et 1933, année de l’ouverture d’un centre pénitentiaire pour femmes à Tehachapi, il n’y eut aucune nouvelle prison. En 1952, le California Institution for Women remplaça le centre de détention de Tehachapi, lui-même transformé en prison pour hommes. De 1852 à 1955 en Californie seules neuf prisons nouvelles furent construites. Entre 1962 et 1965, on inaugura deux camps ainsi que le California Rehabilitation Center. Aucune autre prison ne fut construite durant la seconde moitié des années 60, ni pendant la décennie suivante.
Soudain, dans les années 1980, on assista à un vaste projet de construction de prisons. Pas moins de neuf nouveaux établissements, dont le Northern California Facility for Women, ouvrirent leurs portes entre 1984 et 1989. Rappelons qu’il avait fallu plus d’un siècle pour bâtir les neuf premières prisons californiennes. En moins d’une décennie, le nombre d’établissements pénitentiaires fut brusquement multiplié par deux. Puis pendant les années 90, douze nouvelles prisons vinrent s’ajouter à la liste, parmi lesquelles deux de plus réservées aux femmes. En 1995, la Valley State Prison for Women fut inaugurée. Son objectif était de « fournir 1 980 places pour femmes et de réduire la surpopulation carcérale californienne ». Sauf qu’en 2002, l’établissement accueillait 3 750 détenues et que les deux autres prisons pour femmes étaient tout aussi surpeuplées.
La Californie compte désormais trente-trois prisons, trente-huit camps, seize établissements correctionnels et cinq minuscules structures pour femmes avec pouponnières intégrées. En 2002, 157 979 personnes étaient détenues dans l’ensemble de ces établissements, dont environ 20 000 que l’État retient pour infractions aux règles d’immigration. La composition raciale de cette population carcérale est révélatrice. Les Latinos (qui sont désormais majoritaires) représentent 35,2% ; les Afro-Américains, 30% ; et les Blancs 29,2%. Il y a désormais plus de femmes détenues dans le seul État de Californie que dans l’ensemble des États-Unis au début des années 1970. De fait, la Californie peut se vanter de posséder la plus grande prison pour femmes au monde : la Valley State Prison for Women, qui renferme plus de 35 000 détenues. Dans la même ville, littéralement sur le trottoir d’en face, le Central California Women’s Facility, dont la population en 2002 avoisinait également les 35 000 détenues, est la deuxième plus grande prison pour femmes au monde.
En examinant sur une carte de la Californie l’emplacement des trente-trois prisons d’État, on constate que tout le tiers nord au-dessus de Sacramento est quasiment dépourvu d’établissements pénitentiaires. Toutefois, il y a deux prisons à Susanville, et Pelican Bay, l’une des célèbres prisons de très haute sécurité établies en Californie, est située près de la frontière avec l’Oregon. L’artiste californien Sandow Birk s’est inspiré de cette colonisation du paysage par les prisons pour peindre une série de trente-trois tableaux qui représentent ces établissements et leur environnement immédiat. Ces toiles sont rassemblées dans un ouvrage intitulé Incarcérés : visions de la Californie au XXIeme siècle [5].
Je soumets cet historique de la « carcéralisation » du paysage californien pour démontrer à quel point la production de ce système d’incarcération massive s’est accomplie avec le consentement implicite du grand public. Pourquoi les citoyens ont-ils si facilement accepté l’idée que l’emprisonnement d’une proportion toujours croissante de la population leur permettrait de se sentir plus à l’abri ? Cette question peut être reformulée en termes plus génériques : pourquoi les gens ont-ils le sentiment que la prison est le garant absolu de la préservation de leurs droits et libertés ? Quelles autres raisons peuvent bien expliquer la rapidité de cette colonisation pénitentiaire ?
La géographe Ruth Gilmore considère l’expansion du système carcéral en Californie comme « une solution géographique à des problèmes socio-économiques [6] ». Pour elle, ce phénomène résulte d’un surplus de capital, de terrain, de main-d’œuvre et de capacité étatique :
Les nouvelles prisons californiennes sont bâties sur des zones rurales dévaluées, plus précisément sur des terres autrefois irriguées. [...] L’État a racheté les surfaces vendues par de gros propriétaires terriens. Puis il a assuré aux bourgades dévitalisées qui sont maintenant dans l’ombre des prisons que cette nouvelle industrie, non polluante et sans risques de récession, allait relancer le développement économique de la région [7].
Hélas, comme le souligne Ruth Gilmore, les prisons n’ont amené ni les emplois ni le renouveau économique tant espérés. Mais cette promesse de progrès nous permet de comprendre pourquoi les représentants et les électeurs de Californie ont décidé d’approuver la construction de ces établissements. Les gens avaient envie de croire que les prisons allaient non seulement réduire la criminalité, mais aussi leur apporter du travail et stimuler le développement économique dans ces zones laissées pour compte.
Derrière tout cela, une question fondamentale se pose : pourquoi considérons-nous la prison comme un fait acquis ? Si on peut dire qu’une part relativement infime de la population prise dans son ensemble a déjà fait l’expérience de la vie en milieu carcéral, cela n’est pas vrai pour les Noirs et les Latinos issus de communautés défavorisées. Ni pour les Amérindiens et certaines communautés d’origine asiatique. Mais même parmi ceux qui sont contraints d’accepter la prison comme une dimension ordinaire de leur vie sociale – surtout les jeunes –, il est très difficile d’envisager des débats publics sérieux sur la vie en détention ou sur des alternatives radicales à la privation de liberté. Comme si la prison était un fait de la vie aussi inévitable que la naissance ou la mort.
Dans l’ensemble, les gens considèrent la prison comme un fait acquis. Ils ont du mal à imaginer une société sans elle. En même temps, nul n’a envie de regarder la réalité carcérale en face, de peur de découvrir ce qui se passe vraiment à l’intérieur de ces lieux. Ainsi, la prison est à la fois présente et absente de nos vies. Penser la conjonction présence-absence, c’est commencer à reconnaître comment l’idéologie façonne nos interactions avec notre environnement social. Nous considérons que la prison est indispensable, mais nous n’avons pas envie de savoir ce qu’il se passe entre ses murs. Après tout, personne n’a envie d’aller en prison. Parce qu’il nous est trop pénible d’admettre que n’importe qui, y compris nous-mêmes, est susceptible de se retrouver derrière les barreaux, nous avons tendance à déconnecter la prison de notre vie. C’est parfois vrai même pour ceux d’entre nous, hommes ou femmes, ayant déjà fait l’expérience de l’incarcération.
Nous voyons l’emprisonnement comme quelque chose qui n’arrive qu’aux autres – c’est le triste sort réservé aux « méchants », pour reprendre un mot cher à George W. Bush. En raison de la force de suggestion du racisme, les « criminels » et les « méchants » sont, dans l’imaginaire collectif, figurés par des personnes de couleur. La prison fonctionne donc sur le plan idéologique comme un lieu abstrait où sont déposés les êtres indésirables afin de nous soulager de la responsabilité de penser aux vrais problèmes qui affectent les communautés dont sont largement issus les détenus. Tel est le travail idéologique accompli par la prison : nous soustraire à la responsabilité qui est la nôtre de réfléchir sérieusement aux problèmes de notre société, notamment ceux liés au racisme et, de plus en plus, au capitalisme mondialisé.
En effet, on aurait tort de se pencher sur l’expansion du système carcéral sans s’intéresser à la question du développement économique. Nous vivons à l’ère de la délocalisation. Pour contourner les syndicats de travailleurs – et éviter ainsi d’avoir à payer des salaires plus élevés, des prestations sociales, etc. – les multinationales courent le monde à la recherche de réserves de mains-d’œuvre bon marché. Ces délocalisations laissent ainsi des communautés entières sur le carreau. Quantité de gens perdent leur travail et tout espoir d’en retrouver un autre. Une fois que le socle économique de ces communautés a été détruit, l’éducation et les autres services sociaux s’en trouvent profondément affectés. Ce processus transforme les hommes, les femmes et les enfants issus de ces communautés en parfaits candidats potentiels pour la prison.
Pendant ce temps, les entreprises associées à l’industrie du châtiment tirent des bénéfices considérables du système de gestion des prisonniers, et ont tout intérêt à ce que la population carcérale continue de s’accroître. En d’autres termes, nous sommes dans l’ère du complexe carcéro-industriel. La prison est devenue une sorte de trou noir dans lequel sont déposés les détritus du capitalisme contemporain. L’emprisonnement de masse génère des profits en même temps qu’il dévore la richesse sociale, et tend ainsi à reproduire précisément les conditions qui conduisent les gens en prison. Il existe donc des liens avérés, et souvent complexes, entre la désindustrialisation de l’économie (laquelle a atteint son apogée dans les années 1980) et l’avènement de l’incarcération de masse – phénomène qui connut lui aussi une accélération sans précédent sous les présidences Reagan et Bush. Pourtant, la nécessité d’élargir le parc carcéral a été présentée au public en termes simplistes : il fallait davantage de prisons parce qu’il y avait davantage de criminalité. Pourtant, au moment où la construction des prisons a commencé à exploser, les statistiques officielles traduisaient déjà une chute de la criminalité. En outre, de nouvelles dispositions drastiques pour lutter contre le trafic de stupéfiants ou la récidive (la fameuse loi des « trois coups ») étaient déjà inscrites à l’agenda législatif de nombreux États.
Pour bien comprendre le processus de prolifération des prisons et l’avènement du complexe carcéro-industriel, il peut s’avérer utile de revenir une nouvelle fois sur les raisons pour lesquelles nous prenons si facilement la prison comme un fait acquis. En Californie, comme nous l’avons vu, près de deux tiers des prisons ont été construites pendant les années 1980 et 1990. Pourquoi personne ne s’en est-il ému ? Pourquoi ce projet a-t-il emporté l’adhésion massive des citoyens ? Le premier élément de réponse tient à notre surconsommation d’images carcérales dans les médias, alors même que la réalité de la vie en prison est largement tenue cachée à ceux qui n’ont pas eu la malchance d’y séjourner. La critique culturelle Gina Dent explique que notre sentiment de familiarité avec la prison provient en partie des représentations de l’univers carcéral dans les films et autres médias visuels :
L’évolution de la production d’images liées aux prisons constitue un élément clé du renforcement de l’institution carcérale en tant qu’élément naturel de notre paysage social. Dès ses premiers développements, le cinéma a toujours fait la part belle à la représentation de la prison. Les premiers films de Thomas Edison (notamment L’Exécution de Czolgosz avec panorama sur la prison d’Auburn, en 1901, reconstitution présentée à l’époque comme un reportage) nous montraient la prison jusque dans ses recoins les plus obscurs. Celle-ci est par conséquent étroitement liée à notre expérience de la cinématographie, renforçant par là même son statut inamovible en tant qu’institution. Nous assistons à un afflux constant de films de prison en provenance de Hollywood. C’est même un genre en soi [8].
Parmi les grands classiques, on peut citer Je veux vivre !, Papillon, Luke la Main Froide et L’Évadé d’Alcatraz. On notera également que les programmes télévisés sont de plus en plus saturés d’images de prison. Parmi les documentaires récents, la série The Big House, diffusée sur la chaîne A&E, nous fait visiter San Quentin, Alcatraz, Leavenworth et l’Alderson Federal Reformatory for Women. Oz, série au long cours diffusée sur la chaîne HBO, a réussi à convaincre ses nombreux spectateurs qu’ils savaient exactement ce qui se passait entre les murs d’une prison de très haute sécurité pour hommes.
Mais même ceux qui ne font pas le choix de regarder les documentaires et autres programmes racoleurs réalisés sur ce thème se retrouvent abreuvés d’images de la prison, qu’ils le veuillent ou non, par le simple fait d’aller au cinéma ou d’allumer leur téléviseur. La consommation de ces images est quasi impossible à éviter. En 1997, j’ai moi-même été stupéfaite de découvrir, alors que j’interviewais des femmes dans trois prisons cubaines, que la plupart d’entre elles avaient découvert le monde carcéral (avant leur propre incarcération) par le biais des films de Hollywood. La prison fait partie intégrante de notre paysage audiovisuel. Le résultat, c’est que nous considérons sa présence comme un fait acquis. Elle est devenue un pilier de notre bon sens collectif. Elle est là, présente, tout autour de nous. Il ne nous viendrait pas à l’idée de remettre son existence en question. Elle est si solidement ancrée au cœur de nos vies qu’il nous est difficile de voir au-delà, sinon au prix d’un considérable effort d’imagination.
Pour autant, je ne néglige pas les changements profonds qui ont fait évoluer le débat public autour de cette question. Au début des années 1990, alors que le processus d’expansion du parc carcéral était à son apogée, rares étaient les voix critiques audibles du grand public. En fait, la plupart des gens n’avaient même pas idée de l’ampleur du phénomène. C’est à cette époque que des changements internes (liés en partie à l’arrivée des nouvelles technologies) ont entraîné le système carcéral états-unien dans une voie encore plus répressive. Jusque-là, il existait seulement trois catégories pour définir le degré de sécurité d’un établissement pénitentiaire : basse, moyenne et maximale. Mais une nouvelle catégorie a été inventée : la prison de sécurité super maximale, dite « supermax ». Ce virage, aggravant la répression à l’intérieur d’un système qui s’est distingué dès ses débuts par ses procédures disciplinaires, a conduit certains journalistes, intellectuels et organismes progressistes à contester notre dépendance grandissante vis-à-vis de la prison pour résoudre les problèmes sociaux qui étaient en réalité aggravés par l’incarcération de masse.
En 1990, le Sentencing Project, organisation à but non lucratif basée à Washington, a publié une étude sur la population carcérale états-unienne, tous types d’établissements confondus – y compris les détenus en liberté surveillée ou conditionnelle. La conclusion, c’est que cette population carcérale comptait le quart des hommes noirs âgés de 20 à 29 ans [9]. Cinq ans plus tard, une deuxième étude révélait que ce chiffre avait atteint 32,3%, soit un individu sur trois. En outre, plus d’un homme latino sur dix dans la même tranche d’âge était en prison, en liberté conditionnelle ou surveillée. Cette seconde étude indiquait également que le groupe en plus forte expansion était celui des femmes noires, dont le taux d’incarcération avait augmenté de 78% [10]. Selon le bureau des statistiques rattaché au ministère de la Justice, les Afro-Américains représentent la majorité des détenus dans l’ensemble des prisons d’État et fédérales, avec un total de 803 400 détenus noirs – soit 118 600 de plus que l’ensemble des détenus blancs [11]. À la fin des années 1990, des articles de fond sur l’expansion du parc pénitentiaire ont été publiés dans Newsweek, Harper’s Bazaar, Emerge et Atlantic Monthly. Même le futur secrétaire d’État de George W. Bush, Colin Powell, a soulevé la question du nombre croissant de détenus noirs lors de son discours en 2000, à la Convention nationale du parti républicain qui allait désigner Bush comme candidat à l’élection présidentielle de 2001.
Ces dernières années, l’absence de prises de positions critiques sur la prison dans le champ politique a progressivement cédé la place à un débat sur la réforme carcérale. Si le propos s’est assoupli, l’accent reste presque inévitablement mis sur les conditions qui permettraient de créer un meilleur système carcéral. En d’autres termes, l’ouverture des discussions critiques sur les problèmes liés à l’expansion du système carcéral cantonne paradoxalement ce débat à une simple réflexion sur la réforme des prisons.
Aussi vitale cette réforme soit-elle (par exemple pour éradiquer les agressions sexuelles et améliorer les soins médicaux dans les prisons pour femmes), tout cadre de réflexion uniquement réformateur contribue à répandre la notion asphyxiante selon laquelle qu’il n’y aurait aucun horizon possible au-delà de la prison. L’examen des stratégies de décarcération, qui devrait pourtant être au cœur de nos discussions sur la crise pénitentiaire, est totalement marginalisé par l’omniprésente question de la réforme. À l’heure actuelle, la question la plus urgente serait de trouver des solutions pour inverser la courbe d’inflation de la population carcérale et ramener le plus grand nombre de détenus possible vers ce qu’eux-mêmes appellent le « monde libre ».
Comment évoluer vers une dépénalisation de la consommation de drogue et de la vente de services sexuels ? Comment favoriser des stratégies de réadaptation plutôt qu’une justice strictement punitive ? La mise en place d’alternatives efficaces nécessite de transformer à la fois les techniques utilisées pour lutter contre le « crime » et les conditions socio-économiques qui conduisent tant de jeunes issus des communautés défavorisées, notamment celles de couleur, tout droit vers les maisons de correction puis en prison. Le défi le plus complexe et le plus urgent qui s’offre à nous aujourd’hui est d’explorer de nouveaux terrains d’application de la justice où la prison ne serait plus notre unique point d’ancrage.
2. Esclavage, droits civiques et perspectives abolitionnistes
« Les partisans de l’incarcération [...] comptaient sur le pénitencier pour réhabiliter les détenus. Là où les philosophes voyaient un état de guerre sans fin entre les esclaves du domaine et leurs maîtres, les criminologues espéraient négocier une sorte de traité de paix au sein même des prisons. Pourtant, il y avait là un paradoxe sournois : si le régime interne du pénitencier ressemblait tant à celui de la plantation qu’ils étaient souvent vus comme équivalents, comment la prison pouvait-elle avoir comme fonction de réhabiliter les criminels ? » Adam Jay Hirsch [12].
La prison n’est pas la seule institution ayant posé des défis complexes aux personnes qui, l’ayant côtoyée toute leur vie, s’y sont tellement accoutumées qu’elles ne pourraient pas envisager la société sans elle. Dans l’histoire des États-Unis, on pense bien sûr au système esclavagiste. Bien que des voix se soient élevées dès la Révolution américaine pour appeler à l’arrêt de la traite des Africains, il aura fallu près d’un siècle pour parvenir à son interdiction effective. Les abolitionnistes blancs comme John Brown et William Lloyd Garrison furent traités d’extrémistes et de fanatiques dans les médias dominants de l’époque. Quand Frederick Douglass entama sa carrière d’orateur contre l’esclavage, les Blancs – même les plus fervents abolitionnistes – refusèrent de croire qu’un esclave noir pût faire preuve d’une telle intelligence. L’immuabilité de l’esclavage était une notion si profondément ancrée dans les esprits que même ses détracteurs blancs avaient du mal à considérer les Noirs comme leurs égaux.
Il faudra une longue et violente guerre civile pour aboutir au démantèlement légal de « l’institution particulière ». Malgré la promulgation du treizième amendement de la Constitution des États-Unis, qui interdisait la servitude forcée, les suprématistes blancs continuèrent à remporter l’adhésion d’une large partie de la population et instaurèrent de nouvelles pratiques – notamment le lynchage, qui perdurera pendant des décennies. Sous l’impulsion de personnalités comme Ida B. Wells, la campagne anti lynchage prendra de l’ampleur durant la première moitié du XXème siècle. Le NAACP, organisation qui continue la lutte juridique contre la discrimination, est né de cette mobilisation contre le lynchage.
La ségrégation est restée en vigueur dans le Sud jusqu’à son interdiction près d’un siècle après l’abolition officielle de l’esclavage. La plupart des gens qui vivaient sous le régime des lois Jim Crow, ce vaste dispositif législatif visant à réprimer spécifiquement les Noirs, ne pouvaient même pas concevoir un système juridique fondé sur l’égalité raciale. Quand le gouverneur de l’Alabama intervint personnellement pour empêcher Arthurine Lucy de s’inscrire à l’université d’État, son attitude illustrait bien l’incapacité des Blancs à imaginer une cohabitation paisible avec les Noirs. « Ségrégation aujourd’hui, ségrégation demain, ségrégation toujours », telle fut la célèbre devise de ce politicien qui, quelques années plus tard, se verra contraint de revenir sur ces paroles, quand le système de la ségrégation se révélera plus fragile qu’il ne l’imaginait.
Malgré les efforts du gouvernement, des entreprises et des médias dominants pour présenter le racisme comme une aberration du passé désormais reléguée au cimetière de l’histoire états-unienne, celui-ci continue à imprégner en profondeur les structures, les attitudes et les mentalités contemporaines. Naturellement, quiconque oserait aujourd’hui prôner un retour à l’esclavage, à la ségrégation légale ou au lynchage ne serait pas pris au sérieux une seconde. Mais souvenons-nous que les ancêtres de la plupart des ardents progressistes d’aujourd’hui n’auraient pas pu imaginer une vie sans l’esclavage, sans lynchage ou sans ségrégation. La Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et autres formes d’intolérances organisée en 2001 à Durban, en Afrique du Sud, a montré l’immensité de la tâche qui nous restait à accomplir pour éradiquer le racisme.
Certes, il subsiste encore de nombreux désaccords quant aux critères définissant le racisme et aux stratégies les plus efficaces pour en venir à bout. Mais, en particulier depuis la chute de l’apartheid, un consensus global se dégage pour affirmer que le racisme ne doit pas définir l’avenir de notre planète.
J’ai énuméré ces exemples historiques d’actions de déconstruction des institutions racistes parce qu’ils sont d’une très grande pertinence dans le cadre de notre réflexion sur les prisons et leur abolition. Indéniablement, l’esclavage, le lynchage et la ségrégation étaient devenus de telles références idéologiques que la plupart des gens n’auraient pu en prédire le déclin ni l’effondrement. Ces trois pratiques sont de parfaits exemples d’institutions sociales qui, à l’instar de la prison, étaient jadis considérées comme allant de soi ; pourtant, plusieurs mouvements n’ont pas hésité à prendre le contre-pied du discours ambiant pour affi rmer l’obsolescence de ces institutions. Rien de tel pour remettre la question carcérale en perspective, que de nous représenter à quel point le débat sur l’obsolescence de l’esclavage devait paraître incongru et dérangeant aux yeux des personnes qui considéraient son existence comme un fait acquis – surtout celles qui tiraient directement profit de cette effroyable machine d’exploitation raciste. Et malgré la résistance très largement répandue parmi les esclaves noirs, une certaine partie d’entre eux tenait également pour acquis le fait qu’eux-mêmes et leur descendance subiraient à jamais ce système tyrannique.
Je viens d’évoquer trois différentes campagnes abolitionnistes ayant plus ou moins atteint leur objectif afin de démontrer que le contexte social et les mentalités évoluent en partie sous l’impulsion de mouvements sociaux bien organisés. Mais si je me réfère à ces précédents historiques, c’est parce qu’ils visaient des formes d’expression du racisme. L’esclavage de plantation aux États-Unis était un système de travail forcé qui s’appuyait sur des croyances et des convictions racistes afin de justifier la relégation des individus d’origine africaine au statut légal de bien meuble. Le lynchage était une institution extralégale qui abandonnait la vie de milliers d’Afro-Américains à la violence féroce de foules racistes. Sous le système de la ségrégation, les Noirs étaient considérés par la loi comme des citoyens de seconde classe pour qui le droit de vote, le droit au travail, à l’éducation et au logement étaient restreints de manière drastique – voire carrément inaccessibles.
Quels liens y a-t-il entre ces manifestations révolues du racisme et le rôle du système carcéral aujourd’hui ? Explorer ces relations pourrait nous ouvrir à une perspective différente sur l’état actuel de l’industrie du châtiment. Si nous sommes déjà convaincus que le racisme ne devrait pas définir l’avenir de notre planète, et si nous pouvons démontrer avec succès que les prisons sont des institutions racistes, il devrait alors nous être possible d’aborder sérieusement la question de leur obsolescence. J’ai choisi de me concentrer pour le moment sur l’histoire du racisme anti-Noirs afin de démontrer à quel point la prison est révélatrice de la survivance figée de certaines formes de racisme opérant de façon souterraine – autrement dit, rarement identifiées comme racistes. Mais d’autres parcours raciaux ont également marqué le développement du système de châtiment américain : celui des Latinos, des Amérindiens et des Américains d’origine asiatique. Ces racismes-là se fi gent et s’ajoutent au sein de la prison. À force de parler du racisme en termes de Blancs et de Noirs, nous avons tendance à ne pas voir et à ne pas dénoncer les manifestations racistes ciblant d’autres personnes de couleur ; je pense notamment aux arrestations et aux détentions de masse qui ont touché des personnes originaires du Moyen-Orient et d’Asie du Sud ou de confession musulmane après les attentats du 11 septembre 2001 contre le Pentagone et le World Trade Center.
Ceci nous mène à nous poser deux questions importantes : les prisons sont-elles des institutions racistes ? Le racisme est-il si profondément enraciné dans l’institution carcérale qu’il serait impossible d’éradiquer l’un sans éliminer l’autre ? Tâchons de garder ces deux interrogations à l’esprit en analysant les liens historiques entre l’esclavage aux États-Unis et les débuts du système pénitentiaire. La prison, en tant qu’institution visant à la fois à punir et réhabiliter, est apparue aux États-Unis au moment de la Révolution américaine. Ce nouveau système de châtiment visait à remplacer la mise à mort et les châtiments corporels par des peines d’incarcération.
L’emprisonnement n’était une nouveauté ni aux États-Unis ni dans le reste du monde mais, avant la création du système dit « pénitentiaire », il servait de simple prélude au châtiment proprement dit. Les personnes condamnées à une forme ou une autre de supplice corporel étaient gardées en détention jusqu’à l’exécution de leur peine. Avec l’avènement du pénitencier, l’incarcération devint un châtiment en soi. Comme l’atteste le terme même de « pénitencier », l’emprisonnement était censé favoriser la réhabilitation des détenus ; l’établissement pénitentiaire était conçu pour leur permettre de méditer leurs crimes, de s’amender et de changer leur mode de vie – voire leur âme. Bien que certains antiesclavagistes au moment de la Révolution américaine se soient élevés contre ce nouveau système de châtiment, le pénitencier fut dans l’ensemble considéré comme une avancée progressiste dans un mouvement général en faveur des droits des citoyens. À bien des égards, le pénitencier était un progrès majeur comparé aux diverses formes de punitions capitales et de supplices héritées des Britanniques. Cependant, l’assertion selon laquelle les détenus pourraient s’amender si on leur offrait la possibilité de réfléchir et de travailler dans la solitude et le silence, faisait peu de cas des conditions de vie et de travail dans un régime autoritaire. On notera d’ailleurs les troublantes similitudes entre l’esclavage et la prison telles que le souligne l’historien Adam Jay Hirsch :
On peut déceler dans le pénitencier nombre de similitudes avec l’esclavage tel qu’il avait cours dans le Sud [des États-Unis]. Ces deux institutions soumettaient leurs sujets à la volonté d’autrui. Comme les esclaves du Sud, les détenus devaient respecter un strict emploi du temps journalier imposé par leurs supérieurs. L’un comme l’autre obligeaient leurs sujets à dépendre d’autrui les uns des autres pour des besoins humains fondamentaux tels que le logement et la nourriture. L’un comme l’autre isolaient leurs sujets de la population générale en les confinant dans un lieu fixe. Et l’un comme l’autre forçaient souvent leurs sujets à travailler, souvent avec des horaires plus longs et une bien moindre contrepartie que les travailleurs libres [13].
Comme le fait observer Hirsch, l’esclavage et la prison appliquaient des formes de châtiment similaires, et le règlement des prisons était de fait très proche du Code des Esclaves – nom donné au dispositif légal privant les êtres humains réduits à l’esclavage de quasiment tous leurs droits. En outre, prisonniers et esclaves étaient soupçonnés d’avoir une propension appuyée au crime. Dans le Nord des États-Unis, les gens condamnés au pénitencier, qu’ils soient Noirs ou Blancs, étaient représentés comme fortement apparentés aux esclaves noirs [14].
Les idéologies qui sous-tendent l’esclavage et le châtiment étaient profondément imbriquées dès les premières heures de l’histoire américaine. Les gens libres pouvaient se voir condamnés à des peines de travaux forcés ; pour les esclaves, cela ne changeait rien aux conditions de vie qu’ils connaissaient déjà. Ainsi, comme le révèle Hirsch,Thomas Jefferson, qui était favorable aux peines de travaux forcés sur les routes et les projets de construction hydraulique, a déclaré qu’il s’y opposerait pour les esclaves. Ces derniers effectuaient déjà des travaux pénibles, les condamner aux travaux forcés n’aurait rien changé à leur condition. Jefferson suggérait de les bannir plutôt hors du pays [15].
Aux États-Unis plus qu’ailleurs, la notion de race a toujours joué un rôle central dans la construction des préjugés liés à la criminalité. Après l’abolition de l’esclavage, les anciens États esclavagistes ont adopté de nouvelles lois inspirées du Code des esclaves afin de réglementer le comportement des Noirs affranchis comme du temps de l’esclavage. Ces nouveaux « codes noirs » instauraient toutes sortes d’interdictions (vagabondage, absence au travail et non-respect du contrat d’embauche, possession d’arme à feu, gestes ou actes insultants) qui ne concernaient que les Noirs. Le vote du treizième amendement à la Constitution ne fit qu’abolir l’esclavage de manière putative. Il restait une exception, et de taille : d’après l’énoncé de l’amendement, l’esclavage et la servitude forcée n’avaient désormais plus cours « si ce n’est en punition d’un crime dont l’accusé aurait été dûment déclaré coupable ». Selon le Code noir, il existait des crimes dont seuls les Noirs étaient « dûment déclarés coupables ». Ainsi, les anciens esclaves qui venaient d’être libérés de leur statut de forçats à vie pouvaient se voir condamner en toute légalité à la servitude pénale.
Aussitôt après l’abolition, les États du Sud s’empressèrent de créer un système de justice criminelle qui leur permettait de limiter légalement la liberté des esclaves fraîchement affranchis. Les Noirs devinrent la première cible du système florissant de louage des condamnés, considéré par beaucoup comme une réincarnation pure et simple de l’esclavage. Le Code noir du Mississippi, par exemple, désignait comme vagabond « quiconque : s’était rendu coupable de vol, de fuite [de son lieu de travail, apparemment], d’ivresse, de comportement ou de propos vulgaires, de négligence envers son travail ou sa famille, de gestion pécuniaire insouciante, et [...] tout individu oisif ou indiscipliné [16] ». Le vagabondage était donc inscrit dans la loi en tant que crime noir et punissable d’une peine d’incarcération ou de travaux forcés – parfois sur les mêmes plantations dont la prospérité s’était bâtie sur l’esclavage.
Les travaux de l’historienne Mary Ellen Curtin sur les détenus de l’Alabama pendant les décennies qui ont suivi l’abolition de l’esclavage révèlent qu’avant l’affranchissement des quatre cent mille esclaves noirs de cet État, 99% de la population pénitentiaire était blanche. Après l’instauration des codes noirs, en un court laps de temps, le tableau fut inversé et les Noirs se mirent à représenter l’écrasante majorité des condamnés de l’Alabama [17]. Curtin ajoute également :
Bien que la très grande majorité des détenus de l’Alabama avant la guerre [de Sécession] fût blanche, on considérait habituellement que les vrais criminels du Sud étaient ses esclaves noirs. Pendant les années 1870, le nombre croissant de prisonniers noirs dans le Sud ne fit que conforter la croyance selon laquelle les Afro-Américains étaient criminels par nature et notamment enclins au larcin [18].
En 1883, Frederick Douglass avait déjà évoqué la tendance des États du Sud à « imputer le crime à la couleur [19] » : lorsqu’un crime particulièrement marquant était commis, on faisait le plus souvent porter le chapeau à une personne de couleur noire (quelle que fût la race du vrai coupable), si bien que certains Blancs allaient jusqu’à se grimer en Noirs pour commettre leurs méfaits et se soustraire à la justice. Douglass relate ainsi un incident dans le comté de Granger, État du Tennessee, au cours duquel un voleur apparemment noir avait été blessé par balle en commettant son larcin ; l’homme était en réalité un respectable citoyen blanc qui s’était noirci le visage.
Cet exemple montre bien comment la blancheur, pour reprendre les termes de Cheryl Harris, professeure et spécialiste des lois, opère en tant que propriété personnelle [20]. D’après Harris, le fait que l’identité blanche se possédait comme un bien signifie que les droits, les libertés et le sens de l’identité personnelle étaient reconnus aux Blancs, mais niés aux Noirs. Ces derniers n’avaient accès aux avantages associés à la blancheur qu’en se faisant « passer » pour Blancs. Les commentaires de Douglass montrent bien comment cette propriété de la blancheur fut parfois inversée dans certains cas, afin de nier aux Noirs leur droit à un traitement équitable. Il est intéressant de noter que d’autres cas similaires à celui décrit par Douglass se sont produits aux États-Unis pendant les années 90 : à Boston, Charles Stuart assassina son épouse enceinte et tenta de faire accuser un parfait inconnu de couleur noire ; à Union, Caroline du Sud, Susan Smith tua ses enfants et affirma qu’ils avaient été enlevés par un Noir lui ayant brutalement volé sa voiture. La racialisation du crime – la tendance à « imputer le crime à la couleur » – n’a pas diminué à mesure que les États-Unis s’éloignaient de l’esclavage. La preuve que le crime continue à être imputé à la couleur réside dans le fait que la question du « profilage racial » soit si souvent évoquée aujourd’hui. Oui, un individu peut se retrouver ciblé par la police uniquement en raison de sa couleur de peau ; les services de police des grandes zones urbaines ont reconnu l’existence de procédures officielles conçues pour augmenter le nombre d’arrestations de Latinos et d’Afro-Américains – même en l’absence de cause avérée. Après les attentats du 11 septembre, un grand nombre de personnes originaires du Moyen-Orient et d’Asie du Sud ont également été arrêtées et détenues par l’ins (Immigration and Naturalization Services – services de l’immigration et de la naturalisation). L’ins est l’agence fédérale américaine qui possède le plus grand nombre d’agents armés – dépassant même, en la matière, le FBI [21].
Après l’abolition de l’esclavage, à mesure que le système pénal du Sud se transformait en système de servitude pénale pour les Noirs, il réintégra les châtiments anciennement liés à l’esclavage. « Les coups de fouet », comme le note Matthew Mancini, « étaient la forme de supplice principale du temps de l’esclavage ; le fouet, ainsi que la chaîne, devinrent des symboles majeurs de la servitude infligée aux esclaves et aux prisonniers [22]. » Comme nous l’avons vu précédemment, les Noirs étaient emprisonnés sous le coup de lois compilées dans les codes noirs des États du Sud, cet appareil législatif, qui reprenait à son compte l’ancien Code des esclaves, avait tendance à racialiser le châtiment et à l’associer étroitement aux anciens régimes esclavagistes. L’expansion du système de louage des condamnés et des chaînes de forçats est bien la preuve que la justice criminelle du Sud, qui se concentrait davantage sur les Noirs que sur les Blancs, se définissait avant tout comme un moyen de contrôler la main-d’œuvre noire. D’après Mancini :
Parmi les multiples survivances aberrantes de l’esclavage, citons la croyance que les Noirs ne pouvaient travailler que d’une seule manière – à savoir celle qu’on leur avait toujours imposée par le passé : en groupe, soumis à une surveillance constante et à la discipline du fouet. Ces éléments constituant le socle même de l’esclavage, et les esclaves étant Noirs, les Blancs du Sud étaient presque tous parvenus à la conclusion que les Noirs ne pouvaient travailler autrement que dans ces conditions de surveillance et de discipline extrêmes [23].
Les spécialistes ayant étudié le système de louage carcéral soulignent qu’à bien des égards, il était encore pire que l’esclavage. Les seuls titres de leurs ouvrages semblent en effet l’attester : One Dies, Get Another (Mancini), Worse than Slavery (l’essai de David Oshinsky sur la prison de Parchman [24]) et Twice the Work of Free Labor (une analyse de l’économie politique du louage carcéral par Alex Lichtenstein [25]). Les propriétaires d’esclaves se souciaient tout de même un minimum de la survie de leur main-d’œuvre qui, après tout, représentait pour eux un certain investissement. Mais les condamnés étaient loués par pelotons entiers, et non individuellement, si bien qu’ils pouvaient littéralement se tuer à la tâche sans que cela n’affecte la rentabilité du groupe.
À en croire les témoins de l’époque, les conditions de vie de ces hommes (condamnés loués ou forçats enchaînés) étaient bien pires que celles qu’ils avaient connues en tant qu’esclaves. Voici ce que révèlent les archives des plantations du Mississippi dans le delta de la rivière des Yasoux à la fin des années 1880 :
[...] les prisonniers mangeaient et dormaient par terre, sans couvertures ni matelas, et le plus souvent sans vêtements. Ils étaient châtiés pour « sarclage trop lent » (dix coups de fouet), « plantation maladroite » (cinq coups de fouet) et « mauvaise manipulation du coton » (cinq coups de fouet). Ceux qui tentaient de fuir étaient fouettés « jusqu’à ce que lesang leur coule le long des jambes » ; à d’autres, on plantait un éperon métallique dans le pied. Les condamnés s’écroulaient, terrassés par la fatigue, la pneumonie, la malaria, les engelures, la phtisie, les coups de soleil, la dysenterie, les blessures par balles et « l’empoisonnement aux fers » (le frottement constant des chaînes et des entraves métalliques contre la peau nue) [26].
Le traitement effroyable imposé à ces condamnés ne faisait que reprendre et pousser encore plus loin les principes du régime esclavagiste. Si, comme l’affirme Adam Jay Hirsch, les premiers pénitenciers des États du Nord imitaient à bien des égards l’institution de l’esclavage, l’évolution du système de châtiment après la guerre de Sécession était une continuation pure et simple d’un esclavage devenu illégal dans le monde « libre ». La population carcérale, dont la composition raciale s’était vue radicalement transformée par l’abolition de l’esclavage, pouvait être soumise à cette exploitation extrême et à ces châtiments odieux précisément parce que les détenus étaient encore considérés comme des esclaves.
Comme l’a fait observer Mary Ellen Curtin, de nombreux historiens ayant souligné le racisme profondément ancré dans les structures punitives du Sud après la guerre de Sécession n’ont en revanche pas su percevoir à quel point ce même racisme nourrissait les préjugés courants sur la criminalisation en bloc des communautés noires. Même les historiens antiracistes, affirme-t-elle, ne vont pas assez loin dans l’analyse des conditions dans lesquelles les Noirs ont été transformés en criminels. Ils insistent – et cela, dit-elle, est en partie vrai – sur le fait qu’après l’abolition de l’esclavage, de nombreux Noirs ont été contraints de voler pour survivre en raison de leur nouvelle situation sociale. C’est la transformation du menu larcin en crime qui a relégué un nombre substantiel de Noirs à la « servitude involontaire », celle légalisée par le treizième amendement. Mais d’après Curtin, les chefs d’accusation pour vol étaient souvent fabriqués de toutes pièces. Ils « servaient également de subterfuge à la vengeance politique. Après l’abolition, le tribunal devint le lieu idéal de la vengeance raciale. [27] » En ce sens, la tâche du système de justice criminelle était étroitement liée à celle, extralégale, du lynchage.
Alex Lichtenstein, qui s’est intéressé au rôle du louage carcéral dans l’élaboration de la nouvelle main-d’œuvre du Sud, voit dans ce système, associé aux lois Jim Crow, la clé de voûte institutionnelle permettant le développement d’un État racial :
Les nouveaux capitalistes du Sud, en Géorgie et ailleurs, se sont servis de l’État pour recruter et mater une main-d’œuvre de condamnés, ce qui leur a permis de faire fructifi er les ressources de leur État sans devoir recourir à une main-d’œuvre salariée et sans diminuer la mainmise des planteurs sur les travailleurs noirs. En fait, ce fut tout le contraire : le système pénal servait de sanction toute puissante contre les Noirs ruraux qui remettaient en cause l’ordre racial sur lequel s’appuyait le contrôle de la main-d’œuvre agricole [28].
Lichtenstein révèle notamment que ce sont surtout des condamnés noirs qui ont assuré la construction des voies ferrées de Géorgie au XIXeme siècle. Il nous rappelle également que lorsque nous descendons Peachtree Street, la plus grande avenue d’Atlanta, nous roulons en réalité sur le dos de forçats noirs : « La célèbre Peachtree Street, ainsi que l’ensemble des rues bien pavées et des réseaux de transport modernes d’Atlanta, qui lui ont permis de se faire valoir comme la première plate-forme commerciale du Sud moderne, ont été construits à l’origine par des condamnés [29]. »
L’argument principal de Lichtenstein est que le louage carcéral n’avait rien d’une régression irrationnelle ; ce n’était pas non plus un retour en arrière vers un mode de production précapitaliste. Au contraire, il s’agissait d’un déploiement parfaitement mûri et très efficace de stratégies racistes visant à faciliter l’industrialisation rapide du Sud. En ce sens, affirme-t-il, « le louage des condamnés était, sous bien des aspects, à l’avant-garde des tous premiers pas hésitants de la région vers la modernité [30] ».
Ceux d’entre nous qui ont déjà eu l’occasion de visiter les belles villas construites au XIXème siècle sur les plantations d’esclaves sont rarement émus par leur architecture, aussi splendide soit-elle. Nous avons vu suffisamment d’images d’esclaves noirs peinant à la tâche pour imaginer toute la brutalité qui se cache derrière ces somptueuses façades. Nous ne connaissons que trop bien le rôle joué par la main-d’œuvre esclave et le racisme inhérent à ce système. Mais le travail forcé des condamnés noirs reste un aspect méconnu de notre histoire. Il est extrêmement troublant de penser que certaines de nos régions urbaines modernes et industrialisées sont le fruit de travaux forcés dans le cadre d’un système raciste de servitude pénale dont les conditions sont souvent décrites par les historiens comme pires que l’esclavage.
J’ai grandi à Birmingham, Alabama. Riche de ses mines (charbon, minerai de fer) et de ses aciéries restées en activité jusqu’à la désindustrialisation des années 1980, ma ville natale était considérée comme le « Pittsburgh du Sud ». Les pères de nombre de mes amis travaillaient dans l’industrie minière ou sidérurgique. Je n’ai appris que récemment que ces mineurs et ces ouvriers sidérurgistes noirs, qui contribuaient au développement industriel de Birmingham, avaient en réalité succédé à des condamnés noirs. Comme le fait observer Curtin :
De nombreux ex-prisonniers sont devenus mineurs parce que l’Alabama avait intensément recours à la main-d’œuvre carcérale dans les mines de charbon. En 1888, l’ensemble des détenus mâles aptes au travail en Alabama étaient loués à deux sociétés minières : la Tennessee Coal and Iron Company (tci) et la Sloss Iron and Steel Company. Pour une somme pouvant aller jusqu’à 18,50 dollars par mois et par individu, ces sociétés « louaient » des détenus pour les faire travailler dans leurs houillères [31].
En découvrant cet aspect méconnu de l’histoire des Noirs et du travail, j’ai revu mes propres souvenirs d’enfance sous un autre jour.
L’un des nombreux subterfuges du racisme consiste à gommer la contribution des peuples de couleur à l’histoire. Nous avons ici affaire à un système pénal qui était raciste sous bien des aspects – arrestations, condamnations, conditions de travail et modes de châtiment tous discriminatoires –, doublé d’un effacement délibéré du rôle majeur joué par les condamnés noirs. Tout comme il nous est difficile d’imaginer ce que nous devons aux condamnés relégués à la servitude pénale au cours des XIXème et XXème siècles, nous avons du mal aujourd’hui à nous sentir proches des détenus qui, de plus en plus, produisent certains des articles que nous utilisons au quotidien. En Californie, les universités publiques sont ainsi équipées de meubles fabriqués par des détenus majoritairement Latinos et Noirs.
Nous devons apprendre à réévaluer certains aspects de notre histoire ; cette prise de conscience nous aiderait à adopter des points de vue plus critiques et complexes quant au présent et à l’avenir. Je me suis ainsi intéressée aux travaux de quelques chercheurs dont les réflexions nous invitent à nous interroger sur notre passé, notre présent et notre avenir. Curtin, par exemple, ne se contente pas de nous proposer un réexamen du rôle central des mines et des aciéries dans la vie des Noirs de l’Alabama ; elle s’appuie également sur ses recherches pour nous amener à réfléchir aux parallèles curieux entre le louage carcéral au XIX ème siècle et la privatisation carcérale d’aujourd’hui :
À la fin du XIX ème siècle, les sociétés charbonnières faisaient tout pour conserver le plus longtemps possible leur main-d’œuvre carcérale qualifiée, rendant caducs les contrats à « courte durée ». Aujourd’hui, des motivations économiques légèrement différentes peuvent avoir des conséquences similaires. La CCA (Corrections Corporation of America – la plus grosse entreprise états-unienne de gestion du secteur carcéral) reçoit un forfait pour chaque prisonnier. Si le stock de détenus diminue, ou si trop de personnes condamnées bénéficient de réductions de peines, les profits de cette entreprise sont menacés. [...] L’allongement de la durée des peines de prison augmente les profits, mais plus généralement le motif lucratif pousse à développer l’emprisonnement [32].
La prépondérance de la prison en tant que principale forme de châtiment, avec ses dimensions racistes et sexistes, pose cette continuité historique entre l’ancien système de louage et l’économie carcérale privatisée d’aujourd’hui. Alors que le louage pénal a été aboli, ses structures d’exploitation sont réapparues dans les schémas de privatisation et, plus généralement, dans la vaste marchandisation du châtiment auprès des sociétés privées, ce qui a permis l’avènement du complexe carcéro-industriel. Si la prison continue de dominer le paysage punitif au cours de ce siècle et du prochain, quel avenir attend les futures générations appauvries d’Afro-Américains, de Latinos, d’Amérindiens et d’Asiatico-Américains ? Compte tenu des parallèles avérés entre la prison et l’esclavage, on peut se demander à quoi ressemblerait le monde d’aujourd’hui si l’esclavage ou son successeur, le louage carcéral, n’avaient pas été abolis.
Certes, je suis loin d’affirmer que l’abolition de l’esclavage et du louage des condamnés a ouvert une ère d’égalité et de justice. Au contraire, le racisme continue à définir sournoisement les structures économiques et sociales par des moyens difficilement identifiables et donc d’autant plus nuisibles. Dans certains États, par exemple, plus d’un tiers des hommes noirs sont fichés comme criminels. En Alabama et en Floride, la règle est « criminel un jour, criminel toujours » ce qui signifie que toute personne condamnée une fois dans sa vie est purement et simplement privée de ses droits civiques. L’une des plus graves conséquences de cette confiscation du droit électoral fut la fameuse (s)élection de George W. Bush à la présidence des États-Unis en 2000. Si les hommes et les femmes noirs privés de leurs droits électoraux en raison d’une trace réelle ou présumée de délit dans leur casier judiciaire avaient pu voter ce jour-là, Bush ne serait jamais entré à la Maison Blanche. Et peut-être n’aurions-nous pas à gérer les coûts épouvantables de cette « guerre contre le terrorisme » déclarée dès la première année de son mandat. Sans cette élection, le peuple irakien n’aurait peut-être pas eu à subir les morts, la destruction et l’empoisonnement environnemental imposés par les forces militaires des États-Unis.
Aussi désastreuse notre situation politique actuelle soit-elle [33], imaginons ce que seraient nos vies si nous en étions encore à devoir nous battre contre l’esclavage, le louage carcéral ou la ségrégation. Inutile de spéculer, en revanche, sur ce que nous vivons du fait de l’existence des prisons. Les preuves abondent dans le quotidien des hommes et des femmes ayant été captés par des institutions carcérales toujours plus répressives et qui se voient niés l’accès à leur famille et à leur communauté, à l’instruction, au travail productif ou créatif, aux distractions physiques et mentales. Et la preuve des dégâts engendrés par l’expansion du système carcéral est également flagrante dans les écoles des communautés pauvres de couleur, écoles qui reproduisent exactement les structures et le fonctionnement de la prison. Quand des enfants fréquentent des établissements scolaires où l’accent porte davantage sur la discipline et la sécurité que sur les connaissances et le développement intellectuel, ils sont en classe préparatoire pour la prison. Si nous en sommes déjà à ce stade aujourd’hui, que dire de ce qui nous attend si le système carcéral étend davantage sa présence au sein de notre société ? Au XIXème siècle, les opposants à l’esclavage affirmaient que si celui-ci perdurait, l’avenir de la démocratie serait en danger. Au XXème siècle, les militants anti-prison affirment que l’un des éléments indispensables à la revitalisation de notre démocratie est l’abolition du système carcéral – et que celle-ci n’a que trop tardé.
3. Emprisonnement et réforme
« Il faut rappeler aussi que le mouvement pour réformer les prisons, pour en contrôler le fonctionnement n’est pas un phénomène tardif. Il ne semble même pas être né d’un constat d’échec dûment établi. La "réforme" de la prison est à peu près contemporaine de la prison elle-même. Elle en est comme le programme. » Michel Foucault [34]
Le paradoxe, c’est que la prison est le fruit d’efforts concertés de la part de réformateurs soucieux de créer un meilleur système punitif. Si l’expression « réforme des prisons » nous vient si spontanément à l’esprit, c’est parce que les mots « prison » et « réforme » sont inextricablement liés depuis que l’incarcération est apparue comme principal moyen de châtiment envers les contrevenants à la loi. Comme je l’ai déjà souligné, les origines de la prison sont liées à la Révolution américaine et, par conséquent, à la résistance au pouvoir colonial britannique. Cela peut nous paraître ironique, mais l’enfermement au sein d’un pénitencier était alors considéré comme un châtiment plus « humain » – bien plus, en tout cas, que les exécutions et les supplices hérités de la vieille Europe. Foucault ouvre son ouvrage Surveiller et punir : naissance de la prison sur la description peu ragoûtante d’une exécution à Paris en 1715. Le condamné fut d’abord soumis à toute une série de tortures innommables ordonnées par le tribunal : on lui brûla les membres avec des tenailles chauffées à blanc avant de verser sur ses plaies un mélange de plomb fondu, d’huile bouillante, de résine enflammée et autres substances ; pour finir, son corps fut écartelé, brûlé et ses cendres jetées au vent [35].
Sous le droit coutumier anglais, les sodomites étaient enterrés vivants et les hérétiques condamnés au bûcher. « Une femme reconnue coupable de trahison était punie selon la loi par l’envoi au bûcher. Cependant, en 1790, cette méthode fut remplacée par la strangulation à mort suivie de l’immolation du cadavre. [36] » Les réformateurs européens et américains souhaitaient mettre un terme à ces supplices macabres ainsi qu’aux autres formes de peines corporelles telles que la mise au poteau ou au pilori, les coups de fouet, le marquage au fer rouge et l’amputation. Avant l’apparition de l’incarcération, ces châtiments étaient conçus non pas tant pour faire souffrir le condamné que pour marquer l’esprit des spectateurs ; c’était avant tout un spectacle public. Des réformateurs comme John Howard en Angleterre et Benjamin Rush en Pennsylvanie se mirent à affirmer que la punition appliquée loin des regards, derrière les murs de la prison, cesserait de s’apparenter à une forme de vengeance pour véritablement permettre aux criminels de s’amender.
Il est à noter que le châtiment a toujours comporté une dimension sexuée. Les femmes étaient souvent punies au sein même de leur foyer, avec des instruments de torture parfois amenés sur place par les autorités. En Angleterre, au XVIIème siècle, les épouses jugées trop querelleuses ou indisciplinées étaient condamnées au port du « masque de la honte », sorte de casque équipé d’une muselière métallique avec un embout buccal [37]. Même si la punition se limitait le plus souvent à une exhibition en public, le masque était parfois accroché par une chaîne au mur de la maison et la femme châtiée demeurait captive jusqu’à ce que son mari décide de la libérer. Je cite ces châtiments spécifiques imposés aux femmes car, à l’instar de ceux réservés aux esclaves, ils étaient rarement pris en compte par les réformateurs.
Parmi les autres modes de châtiment ayant cours avant l’avènement de la prison, on peut également citer le bannissement, les galères, la déportation et la spoliation des biens de l’accusé. La déportation en masse de forçats anglais, par exemple, facilita la première colonisation de l’Australie. Ce sont également des déportés britanniques qui fondèrent la colonie nord-américaine de Géorgie. Au début du XVIIIème siècle, un condamné déporté sur huit était une femme, et le travail forcé qui leur était imposé consistait le plus souvent à se prostituer [38].
L’incarcération ne fut pas employée comme mode de châtiment principal avant le XVIIIème siècle en Europe et le XIXème siècle aux États-Unis. Le système carcéral européen fut institué en Asie et en Afrique comme une pièce majeure du régime colonial. En Inde, par exemple, le système carcéral anglais fut introduit durant la seconde moitié du XVIIIème siècle avec la construction de prisons dans les régions de Calcutta et de Madras. En Europe, le mouvement pénitentiaire contre les châtiments capitaux et corporels reflétait les nouvelles tendances intellectuelles associées aux Lumières, le discours des réformateurs protestants et les transformations structurelles liées à l’essor du capitalisme industriel. En 1764, Cesare Beccaria publia à Milan Des délits et des peines [39], ouvrage fortement influencé par les notions d’égalité défendues par des philosophes comme Voltaire, Rousseau et Montesquieu. Pour l’auteur, le châtiment ne devait jamais être une affaire privée, arbitraire ou violente ; au contraire, il devait être public, rapide et le plus clément possible. L’auteur révèle également la contradiction inhérente à ce qui constituait alors l’une des spécificités de l’emprisonnement : le fait que celui-ci soit généralement imposé à l’accusé avant même que l’on juge de sa culpabilité ou de son innocence.
Cependant, l’incarcération finit par devenir elle-même la punition, instaurant une distinction nette entre la peine d’emprisonnement en tant que châtiment, et la simple détention préventive avant un procès ou l’exécution d’une sentence. Le processus par lequel l’emprisonnement s’est imposé comme principal mode de châtiment est étroitement lié au développement du capitalisme et à l’apparition de nouveaux cadres idéologiques. Ce contexte était lié à l’essor de la bourgeoisie en tant que classe sociale dont les intérêts et les aspirations s’inscrivaient dans le prolongement des nouvelles idées scientifiques, philosophiques, culturelles et populaires de l’époque. Il est donc essentiel de bien comprendre que la prison telle que nous la connaissons aujourd’hui ne s’est pas imposée dès l’origine comme la forme suprême de châtiment. Elle incarnait simplement – sans vouloir sous-estimer la complexité de ce processus – la solution la plus logique à un point donné de l’histoire. On serait donc en droit de se demander si un système aussi intimement associé au contexte historique des XVIIIème et XIXème siècles a encore toute sa légitimité de nos jours.
À ce stade de notre réflexion, il me semble important d’insister sur le changement radical qui s’est opéré, à cette époque, dans la perception sociale de l’individu. Avec l’avènement de la bourgeoisie, l’individu a progressivement été perçu comme pourvu de droits et de libertés. Cette notion a finalement été inscrite par les révolutions française et américaine : aussi bien la devise française, « Liberté, Égalité, Fraternité », que le préambule de la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis, « Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux... », représentaient des idées nouvelles et radicales, même si celles-ci ne s’étendaient pas aux femmes, aux travailleurs, aux Africains ni aux Indiens d’Amérique. Avant la reconnaissance de la valeur sacrée des droits individuels, l’emprisonnement ne pouvait être considéré comme un châtiment. Tant que l’individu n’était pas reconnu comme détenteur de droits et libertés inaliénables, la confiscation de ces droits et de ces libertés par la mise au ban de la société dans un lieu géré d’une main de fer par l’État n’avait aucun sens.
Le bannissement du condamné au-delà des limites géographiques de la ville était une punition compréhensible par tous ; l’altération du statut légal de l’individu par le biais d’une peine d’emprisonnement n’avait aucun sens. De surcroît, cette peine d’emprisonnement, qui s’articule toujours en termes de durée, est liée à une quantification abstraite liée à l’essor de la science du temps des Lumières. N’oublions pas que c’est précisément à cette époque que la valeur du travail a commencé à être calculée en termes de temps, et compensée par un autre moyen quantifiable : l’argent. L’expression d’un châtiment d’État en termes de temps – jours, mois, années – va donc de pair avec la notion de temps de travail en tant que base d’estimation de la valeur de la marchandise capitaliste. Les théoriciens marxistes du châtiment ont eux-mêmes souligné que la période historique ayant vu l’avènement de la marchandise avait vu également la peine d’emprisonnement s’imposer comme forme principale de châtiment [40].
Aujourd’hui, la contestation croissante du capitalisme mondialisé remet directement en cause une gestion de la planète (de sa population humaine, animale et végétale ainsi que de ses ressources naturelles) menée par des entreprises qui aspirent en premier lieu à l’augmentation de la production et de la circulation de marchandises de plus en plus rentables. C’est un défi porté à la suprématie de l’objet de consommation en tant que tel, une forme de résistance contre la tendance actuelle à marchandiser jusqu’au moindre aspect de nos existences. Reste à savoir si ce rejet massif et croissant de la globalisation capitaliste doit aussi englober le rejet de la prison.
Jusqu’ici, j’ai délibérément employé un vocabulaire dégenré pour parler de l’histoire de la prison et de ses réformateurs. Il faut dire que les personnes condamnées à des peines d’emprisonnement dans les établissements pénitentiaires de l’époque étaient majoritairement des hommes. Ce détail reflète bien la structure profondément genrée des droits légaux, politiques et économiques au sein de la société. Les femmes n’étant alors pas considérées comme des citoyennes à part entière, il était difficile de leur confisquer, par l’emprisonnement, des droits dont elles ne jouissaient pas [41]. C’était notamment le cas des femmes mariées, qui n’avaient aucun statut devant la loi. D’après le droit coutumier anglais, le mariage équivalait pour les femmes à une « mort civile » statutaire, symbolisée par l’abandon du nom de naissance au profit du patronyme de l’époux. Par conséquent, la femme était plutôt punie pour s’être rebellée contre ses tâches domestiques que pour avoir failli à ses maigres responsabilités publiques. La relégation des femmes blanches à la sphère domestique les empêchait de jouer un rôle significatif dans le monde capitaliste, alors en plein essor. Cela était d’autant plus vrai que le travail rémunéré était considéré comme masculin sur le plan du genre, et blanc sur le plan racial. Ce n’est pas un hasard si les châtiments corporels domestiques pour les femmes ont perduré bien après les châtiments corporels pour les hommes (blancs). La pérennité de la violence domestique est bien la preuve douloureuse du caractère historiquement genré des modes de châtiment.
Certains chercheurs ont avancé que le mot « pénitentiaire » avait peut-être été utilisé pour la première fois dans le cadre d’un projet de bâtiment conçu en Angleterre en 1758 pour regrouper des « prostituées pénitentes ». En 1777, John Howard, le meneur protestant de la réforme pénale, publia un ouvrage intitulé L’État des prisons [42] dans lequel il présentait l’incarcération comme une occasion de retour sur soi et d’amendement sur le plan religieux. Entre 1787 et 1791, le philosophe utilitariste Jeremy Bentham fit publier ses écrits sur un nouveau modèle de prison qu’il baptisait le panoptique [43]. Bentham affirmait que les criminels pourraient seulement intérioriser la discipline de travail s’ils étaient placés sous une surveillance constante. Selon le projet du panoptique, les prisonniers devaient tous être logés dans des cellules individuelles le long de galeries circulaires, face à une tour de garde haute de plusieurs étages. Par le biais d’un astucieux système de stores et d’un jeu compliqué d’ombres et de lumières, les prisonniers – qui ne se voyaient pas entre eux – étaient incapables de voir leur gardien. Ce dernier, en revanche, avait vue sur tous les prisonniers depuis son poste d’observation. Or (et c’est là l’aspect le plus significatif de la structure colossale imaginée par Bentham), le prisonnier étant incapable de savoir quand le regard du gardien était posé sur lui, il se sentait obligé de se plier au règlement, c’est-à-dire d’obéir et de travailler comme s’il était surveillé en permanence.
En associant les théories de Howard sur l’introspection surveillée aux principes de Bentham sur la technologie de l’intériorisation, conçue pour faire de la surveillance et de la discipline l’horizon indépassable de chaque prisonnier, on commence à voir comment cette conception du châtiment carcéral a pu avoir de telles portées. Les conditions de possibilité de cette nouvelle forme de châtiment s’inscrivaient dans une période de l’histoire où la classe ouvrière avait besoin d’être structurée comme une armée d’individus, auto-disciplinés et capables d’abattre le travail industriel nécessaire au développement du système capitaliste.
Les idées de John Howard furent intégrées au Penitentiary Act de 1779, lequel jeta les bases de la prison moderne. Les principes défendus par Jeremy Bentham influencèrent quant à eux la construction du premier pénitencier anglais inauguré à Millbank en 1816. Mais la première vraie tentative de création d’une prison de type panoptique eut lieu aux États-Unis. Le Western State Penitentiary de Pittsburgh, qui s’inspirait d’un modèle architectural révisé du panoptique d’origine, ouvrit ses portes en 1826. Ce n’était pourtant pas le premier pénitencier construit sur le sol américain : la Walnut Street Jail, située en Pennsylvanie, avait déjà été partiellement reconvertie depuis 1790 en « maison pénitentiaire » pour accueillir des condamnés dont l’incarcération servait à la fois de châtiment et de réhabilitation.
Le règlement austère de cet établissement – isolement total en cellule individuelle où les prisonniers dormaient, mangeaient, travaillaient, lisaient la Bible (si tant est qu’ils savaient lire) et étaient censés méditer pour se repentir – finit par prendre le nom de « système pennsylvanien » et par devenir l’un des deux grands modèles carcéraux de l’époque. L’autre modèle, développé à Auburn, dans l’État de New York, était considéré comme son rival, mais leurs bases philosophiques différaient assez peu sur le fond. Le modèle pennsylvanien, qui fut traduit dans l’Eastern State Penitentiary de Cherry Hill – dont les plans furent approuvés en 1821 – insistait sur l’isolement total, le silence et la solitude, alors que le modèle d’Auburn préconisait des cellules individuelles mais des travaux en atelier. Ce mode de labeur carcéral, ou communautaire, était censé se dérouler dans un silence complet. Les prisonniers étaient autorisés à se retrouver ensemble pour travailler, mais seulement à condition de respecter le silence. En raison de l’efficacité de ses méthodes de travail, le modèle d’Auburn finit par s’imposer comme le modèle dominant aux États-Unis et en Europe.
Pourquoi les réformateurs des XVIIIème et XIXème siècles étaient-ils à ce point attachés au principe du confinement solitaire ? Aujourd’hui, en dehors de la peine capitale, l’isolement total – combiné à la torture, ou en tant que forme de torture en soi – est considéré comme la pire forme de châtiment imaginable. Pourtant, à l’époque, on lui attribuait des vertus émancipatrices. Le corps était isolé et cloîtré afin de permettre à l’âme de s’épanouir. Ce n’est pas un hasard si la plupart des réformateurs de cette époque étaient des hommes profondément religieux ; ils voyaient dans l’architecture et dans le règlement interne du pénitencier une reproduction de l’architecture et des structures de la vie monacale. Cependant, certains observateurs décelèrent très tôt les risques de démence engendrés par le confinement solitaire. Dans un passage souvent cité de ses Notes américaines, Charles Dickens préfaçait la description de sa visite à l’Eastern Penitentiary en 1872 en soulignant que « le système repose ici sur un confinement solitaire, rigide, strict et implacable dont je tiens les effets pour cruels et injustes ».
Dans ses intentions, je suis tout à fait prêt à le croire bienveillant, humain et conçu pour l’amendement de la personne ; mais je suis convaincu que les concepteurs de ce système de discipline carcérale, ainsi que les braves gens qui l’appliquent, ignorent en réalité ce qu’ils font. À mon sens, rares sont les hommes capables d’évaluer l’immense degré de torture et de souffrances engendré par cet effroyable châtiment, pendant des années, sur les malheureux qui le subissent. [...] Je n’en suis que plus profondément convaincu qu’il y a là un abîme de supplice effroyable qu’aucun de nous, hormis ces malheureux eux-mêmes, ne peut imaginer et qu’aucun homme n’a le droit d’infliger à son prochain. Je tiens cette dislocation lente et journalière des arcanes du cerveau pour bien pire que toute forme de supplice physique [...] car ses stigmates ne se voient guère à la surface et arrachent des cris rarement audibles à l’oreille humaine ; voilà pourquoi je dénonce fermement [ce système] comme un châtiment secret dont les horreurs ne provoquent aucune protestation. [44]
Contrairement à d’autres Européens comme Alexis de Tocqueville et Gustave de Beaumont, pour qui ce type de châtiment était censé favoriser le renouveau moral du condamné et, par conséquent, sa transformation en un citoyen meilleur [45], Dickens considérait que « ceux ayant subi ce châtiment ne peuvent revenir à la société que moralement souillés et malades. [46] » Cette critique précoce du pénitencier et de son régime de confinement solitaire perturbe un tant soit peu la notion selon laquelle l’emprisonnement serait la forme de châtiment la plus adaptée en démocratie.
L’actuelle tendance à la construction et à l’expansion des prisons de très haute sécurité dites « supermax » (qu’elles soient d’État ou fédérales), dont l’objectif affiché est de résoudre tous les problèmes disciplinaires, s’appuie sur cette conception historique du pénitencier, alors considéré comme la forme de châtiment la plus progressiste. Aujourd’hui, les Afro-Américains et les Latinos sont largement surreprésentés dans ces prisons et unités de contrôle supermax. La toute première d’entre elles fut la prison fédérale de Marion, Illinois, où les autorités pénitentiaires fédérales ont progressivement transféré les détenus considérés comme particulièrement « dangereux » en provenance de l’ensemble du territoire états-unien. En 1983, l’établissement tout entier était en régime « verrouillé », c’est-à-dire que les détenus étaient enfermés vingt-trois heures par jour en cellules individuelles. Ce confinement total et permanent devint le principe de base de la prison supermax [47]. De nos jours, on compte une soixantaine d’établissements supermax répartis sur trente-six États, et un nombre encore plus important d’unités de contrôle supermax dans quasiment tous les États du pays.
En 1997, un rapport de l’association Human Rights Watch, consacré aux prisons supermax, rappelait de façon glaçante les propos de Dickens sur l’Eastern State Penitentiary. La différence, c’est qu’il n’y avait plus la moindre allusion à la notion de réhabilitation personnelle :
Les détenus placés dans les établissements sécuritaires de type supermax sont généralement enfermés dans des cellules individuelles, ce qu’on appelle communément le confinement solitaire. [...] Les activités en commun sont le plus souvent interdites ; un détenu ne peut même pas voir les autres prisonniers depuis sa cellule ; la communication avec les codétenus est interdite ou compliquée (cris lancés d’une cellule à l’autre, par exemple) ; les droits de visite et de téléphone sont limités [48].
La nouvelle génération d’établissements supermax s’appuie également sur une technologie haut de gamme en matière de surveillance et de contrôle des prisonniers, comme la vidéosurveillance et les portes électroniques commandées à distance [49]. « Ces prisons emploient des technologies modernes et sophistiquées entièrement vouées au contrôle social ; elles isolent, régulent et surveillent bien plus efficacement que tout ce qui les a précédées. [50] » Si j’ai souligné les similitudes entre le premier pénitencier états-unien – avec ses ambitions de réhabilitation personnelle – et les établissements supermax de notre époque, c’est pour rappeler la mutabilité de l’histoire. Ce qui était jadis considéré comme progressiste, voire révolutionnaire, représente aujourd’hui l’alliance de la supériorité technique et de l’arriération politique. Personne – pas même les plus ardents défenseurs de la prison supermax – n’oserait aujourd’hui déclarer que l’isolement total, y compris sensoriel, est un régime fortifiant et thérapeutique. La justification la plus souvent invoquée aux prisons supermax est que les infamies qu’elles génèrent répondraient à l’infamie des personnages qu’elles abritent, considérés comme les pires d’entre les pires par le système carcéral. En d’autres termes, on ne prétend pas respecter les droits des détenus ; il n’y a là aucun souci de l’être humain,comme si les hommes et les femmes enfermés dans ces établissements ne méritaient même pas un minimum de respect et de confort. D’après un rapport du National Institute of Corrections datant de 1999 :
Dans l’ensemble, la légitimité constitutionnelle de ces programmes [supermax] demeure incertaine. Compte tenu de l’augmentation du nombre de détenus dont le profil, le parcours et le comportement sont de plus en plus diversifiés, la question de la pertinence légale [de ces établissements] reste entière [51].
Au XVIIIème et XIXème siècles, la solitude absolue et la discipline ultra-stricte imposées aux prisonniers étaient perçues comme des méthodes censées transformer leur cœur et leurs dispositions. Autrement dit, l’idée que l’emprisonnement était la principale forme de châtiment reflétait une foi profonde dans la capacité de l’homme blanc à progresser, non seulement sur le plan scientifique et industriel, mais aussi au niveau individuel en tant que membre de la société. Les réformateurs de la prison reprenaient ainsi à leur compte les théories des Lumières sur le progrès possible dans chaque aspect de la société humaine – comprenez blanche et occidentale. Dans son étude publiée en 1987 et intitulée Imaginer le pénitencier : fiction et architecture de la pensée dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, John Bender suggère avec audace que le nouveau genre littéraire du roman s’inscrivait dans la prolongation de ce discours sur le progrès et la transformation individuelle ayant engendré un changement de mentalité à l’égard du châtiment [52]. Ce changement, d’après lui, annonçait l’apparition des premières prisons pénitentiaires pendant la seconde moitié du XVIIIème siècle dans le cadre d’une grande réforme visant à réhabiliter des personnes alors considérées comme des êtres humains à part entière.
Les réformateurs qui appelaient à la reconversion des prisons déjà existantes en maisons pénitentiaires étaient notamment opposés à l’usage de ces établissements comme lieux de détention préventive ou de punition alternative pour les condamnés incapables de payer les amendes qui leur étaient imposées par le tribunal. John Howard, le plus connu de ces réformateurs, était ce qu’on appellerait aujourd’hui un militant anti-prison. En 1773, à l’âge de 47 ans, il entreprit une longue série de visites qui le conduisit « dans toutes les institutions pour pauvres de l’Europe... [Cette campagne] lui coûta une fortune et, pour finir, sa vie, lorsqu’il contracta le typhus auprès de soldats de l’armée russe à Kherson en 1791 [53] ». Au retour de son premier voyage à l’étranger, il fut élu shérif (ou capitaine de gendarmerie) du Bedfordshire. À ce titre, il visita et inspecta toutes les prisons placées sous sa juridiction avant de « visiter chacune des geôles d’Angleterre et du pays de Galles pour consigner par écrit les horreurs dont il avait d’abord été le témoin à Bedford [54] ».
Bender affirme que la forme littéraire du roman a facilité ces campagnes de transformation des vieilles prisons – rongées par l’insalubrité, le chaos et la corruption des gardiens – en centres pénitentiaires gérés avec soin et favorisant la réhabilitation de ses occupants. Il montre que des romans tels que Moll Flanders et Robinson Crusoé insistaient sur « le pouvoir du confinement sur la refonte de la personnalité [55] » et contribuaient à répandre les idées nouvelles défendues par les réformateurs. Ces derniers, comme le souligne Bender, critiquaient les vieilles prisons marquées par le chaos, le manque d’organisation et de gradation des peines, le laxisme envers la prostitution et la circulation d’alcool, la contagion généralisée et les maladies.
Ces réformateurs, essentiellement des protestants comportant une majorité de quakers, exprimaient le plus souvent leurs idées dans un cadre religieux. John Howard ne se comptait pas parmi les rangs des quakers ; c’était plutôt un protestant indépendant. Cependant :
Il était attiré par l’ascèse des quakers et revêtait la mise simple d’un membre de la « Société des Amis ». Sa vision personnelle de la piété rappelait fortement les traditions quakeriennes de prières silencieuses, d’introspection « douloureuse » et de foi dans le pouvoir d’illumination de la lumière de Dieu. Les quakers, pour leur part, ne pouvaient qu’être attirés par l’idée de l’emprisonnement comme purgatoire, comme éloignement forcé des distractions sensorielles au profit d’une confrontation silencieuse et solitaire avec soi-même. Howard définissait le processus d’amendement du condamné en des termes similaires à l’éveil spirituel d’un croyant lors d’un rassemblement de quakers [56].
Toutefois, selon Michael Ignatieff, l’apport de Howard ne résidait pas tant dans la religiosité de ses tentatives de réforme.
L’originalité de sa remise en cause [des procédés de châtiment] tient davantage à son aspect « scientifique » qu’à son caractère moral. Élu membre de la Royal Society en 1756 et auteur de plusieurs articles scientifiques sur les variations climatiques du Bedfordshire, Howard était l’un des premiers philanthropes à s’essayer à la description statistique systématique d’un problème social [57].
De même, l’analyse de Bender sur les rapports entre l’apparition du roman et le pénitencier illustre bien la manière dont les fondements philosophiques des campagnes de réforme carcérale faisaient écho au matérialisme et à l’utilitarisme des Lumières en Angleterre. Le mouvement pour la réforme des prisons était un projet visant à instaurer l’ordre, la gradation, la propreté, la discipline au travail et l’introspection. D’après Bender, les individus détenus dans les vieilles prisons n’étaient pas contraints assez sévèrement. Ils avaient parfois la possibilité d’entrer et sortir librement, n’étaient pas obligés de travailler et, selon leurs ressources personnelles, pouvaient boire et manger à leur guise. Même les rapports sexuels ne leur étaient pas interdits, puisqu’on laissait parfois les prostituées venir à la prison. Howard et les autres réformateurs appelaient à l’instauration de règles plus sévères pour « imposer la solitude et la pénitence, la propreté et le travail [58] ».
D’après Bender, « les nouveaux pénitenciers qui supplantaient à la fois les vieilles prisons et les maisons de correction visaient explicitement [...] trois objectifs : maintien de l’ordre au sein d’une main-d’œuvre majoritairement urbaine, salut de l’âme et rationalisation de la personnalité [59] ». Selon lui, c’est précisément ce que le roman accomplissait sur le plan narratif : il ordonnait et classifiait la vie sociale, présentait des personnages conscients de leur environnement, de leurs actes et capables de s’amender. Bender voit donc une parenté entre les deux développements majeurs du XVIIIème siècle : l’avènement du roman dans la sphère culturelle, et celui du pénitencier dans la sphère socio-légale. Si le roman du XVIIIème siècle, en tant que forme littéraire, a contribué à la création du pénitencier, alors les réformateurs de la prison ont dû subir l’influence des idées générées par et à travers celui-ci.
La littérature a continué à jouer un rôle majeur dans les campagnes autour de la question carcérale. Au cours du XXème siècle, les écrits de prison ont souvent joui d’une grande popularité. Le succès de la littérature carcérale aux États-Unis a coïncidé sur le plan historique avec les grands mouvements sociaux appelant à la réforme des prisons et/ou à leur abolition. Le témoignage de Robert Burns, I am a fugitive from a Georgia Chain Gang [60] (qui inspira en 1932 le scénario du film Je suis un évadé) a eu un fort impact sur la campagne pour l’abolition des chaînes de forçats. Au cours des années 70, décennie marquée par une intense mobilisation à l’intérieur comme à l’extérieur des prisons, de nombreux écrits de prisonniers sont venus s’ajouter à l’ouvrage de George Jackson, Soledad Brothers [61], et à l’anthologie que j’ai moi-même coéditée avec Bettina Aptheker, If they Come in the Morning [62]. Si certains détenus, pendant cette période, découvrirent le pouvoir émancipateur de l’écriture en s’appuyant soit sur l’éducation qu’ils avaient reçue (ou s’étaient péniblement forgée) avant leur incarcération, soit sur leurs efforts tenaces d’autodidactes, d’autres se mirent à écrire et se découvraient soudain un potentiel d’écrivain grâce aux programmes éducatifs alors dispensés en prison. Mumia Abu-Jamal, qui a dénoncé le démantèlement de ces programmes, pose la question suivante dans son ouvrage En direct du couloir de la mort :
Qui a intérêt à ce que des prisonniers restent analphabètes ? Quel est le bénéfice social de cette ignorance ? Comment peut-on corriger les gens en prison si toute éducation leur est interdite ? À part la hiérarchie carcérale elle-même, à qui profite le fait de maintenir des prisonniers dans la stupidité ? [63]
Avant son arrestation en 1982 et son inculpation pour le meurtre de Daniel Faulkner, un policier de Philadelphie, Abu-Jamal était journaliste. Il s’intéressait particulièrement à la question de la peine capitale, notamment au déséquilibre statistique de ses données en fonction de la race et de la classe sociale des condamnés. Ses analyses, qui ont permis de dresser un pont entre les critiques contre la peine de mort et les enjeux plus vastes liés à l’expansion du système carcéral aux États-Unis, sont fort pertinentes pour tous les militants qui cherchent à associer l’abolition de la peine de mort à l’abolition des prisons. Ses écrits ont été repris dans des parutions grand public ou savantes (telles que The Nation ou le Yale Law Journal), ainsi que dans trois recueils : En direct du couloir de la mort, Death Blossoms [64] et Condamné au silence [65].
Abu-Jamal et quantité d’autres écrivains en prison ont dénoncé la disparition des Pell Grants, ces bourses spéciales supprimées par la Crime Bill de 1994 [66] (un ensemble de lois visant à renforcer la lutte contre le crime et adopté sous la présidence de Bill Clinton), comme significative de la tendance actuelle à démanteler les programmes éducatifs pour détenus. L’arrêt des financements accordés aux ateliers d’écriture carcéraux sonna le glas de presque toutes les revues littéraires spécialisées dans les écrits de prisonniers. De tous les journaux et magazines édités en prison, seuls Angolite (prison Angola en Louisiane) et Prison Legal News (Washington State Prison) restèrent en activité. En résumé, au moment précis où l’écriture carcérale commençait à prendre de l’ampleur, des stratégies répressives ont été mises en place pour empêcher les prisonniers de s’instruire.
Si l’autobiographie de Malcolm X a marqué un temps fort dans l’essor de la littérature carcérale et inspiré quantité de détenus s’efforçant de mettre à profit leur temps d’incarcération pour s’instruire [67], tout semble mis en œuvre à l’heure actuelle pour briser cet élan. L’éducation carcérale de Malcolm dans les années 1950 est le parfait exemple de la capacité des prisonniers à transformer leur peine d’incarcération en une expérience transformatrice. Sans véritable moyen à sa disposition pour organiser sa soif de connaissances, il s’attela d’abord à la lecture d’un dictionnaire en recopiant chaque mot sur sa main. Lorsqu’il fut enfin capable de s’immerger dans la lecture, « des mois passèrent sans que je pense une seule fois au fait que j’étais enfermé. En fait, jusqu’à ce moment, je ne m’étais jamais senti aussi libre de toute ma vie [68]. » D’après Malcolm, les prisonniers qui manifestaient un intérêt particulier pour la lecture étaient considérés comme étant sur la bonne voie de l’autoréhabilitation et se voyaient souvent accorder certains privilèges exceptionnels – comme l’élargissement de leurs droits d’emprunt à la bibliothèque, par exemple. Pourtant, même dans ces conditions, Malcolm se heurta à l’institution carcérale ; il devait souvent lire à même le sol de sa cellule, après l’extinction des feux, à la lueur de la lumière du couloir sous la porte, en prenant soin de retourner se coucher toutes les heures pendant les deux minutes où le gardien passait devant sa cellule.
Le démantèlement des ateliers d’écriture et autres programmes éducatifs carcéraux est significatif du mépris actuel envers les stratégies de réinsertion, notamment celles qui encouragent les détenus à acquérir une certaine autonomie de pensée. Le film documentaire The Last Graduation [69] décrit le rôle décisif joué par les prisonniers dans la mise en place d’un cursus universitaire de quatre ans à la prison de Green Haven, dans l’État de New York, jusqu’à la décision officielle de le supprimer vingt-deux ans plus tard. D’après Eddie Ellis, un ancien détenu qui a passé vingt-cinq ans derrière les barreaux avant de devenir l’une des figures de proue du mouvement abolitionniste, « grâce à Attica, l’université est entrée dans les prisons ». En 1971, la révolte des prisonniers du centre correctionnel d’Attica fut en effet réprimée dans le sang sur ordre du gouvernement – événement qui fit évoluer l’opinion publique en faveur de la réforme des prisons. Quarante-trois détenus, onze gardiens et trois civils furent tués par la garde nationale, qui avait reçu du gouverneur Nelson Rockefeller l’ordre de reprendre le contrôle des lieux. Les meneurs de la révolte avaient très clairement exprimé leurs doléances : repas de meilleure qualité, recrutement plus adapté des surveillants, projets de réinsertion plus réalistes et amélioration des programmes éducatifs. Ils réclamaient également la liberté de culte et d’engagement politique ainsi que la fin de la censure – éléments qu’ils considéraient comme essentiels à leur projet éducatif. Comme le fait observer Eddie Ellis dans The Last Graduation :
Les prisonniers ont très tôt compris qu’ils avaient besoin de s’éduquer et que plus ils seraient instruits, plus ils seraient à même de se prendre en charge, de résoudre leurs problèmes, ceux des prisons et des communautés dont la plupart d’entre eux était issus.
Lateef Islam, un autre ancien détenu interrogé dans ce documentaire, déclare quant à lui : « On s’est débrouillés pour organiser des cours avant que l’université vienne jusqu’à nous. On s’instruisait les uns les autres, parfois au prix d’un tabassage en règle par les gardiens. »
Après les événements 1971, plus de cinq cents prisonniers d’Attica furent transférés à Green Haven, parmi lesquels certains des meneurs de l’insurrection qui continuèrent à réclamer des programmes éducatifs. Le Marist College, une université d’État située près de la prison de Green Haven, accéda à leurs demandes et commença dès 1973 à proposer aux détenus des cours de niveau universitaire, avant de mettre en place un programme complet leur permettant de suivre un cursus sur quatre ans. Le projet s’est maintenu péniblement pendant vingt-deux ans. Parmi les nombreux détenus qui décrochèrent un diplôme à la prison de Green Haven, certains poursuivirent leurs études après leur libération. Comme le montre avec succès le documentaire, ce programme a permis de former plusieurs générations d’hommes qui, une fois sortis de prison, ont mis leurs compétences et leurs connaissances nouvellement acquises au service de leur communauté.
En 1994, fidèle à la tendance générale voulant que l’on construise toujours davantage de prisons pour y instaurer toujours davantage de répression, le Congrès s’est saisi de la question du financement de ces programmes. Ce débat a finalement conduit à l’ajout d’un amendement à la Crime Bill de 1994 pour supprimer toutes les bourses d’éducation – les Pell Grants – allouées aux prisonniers, cela revenait concrètement à éliminer tous les programmes éducatifs en prison. Au bout de vingt-deux ans, le Marist College fut ainsi contraint de mettre un terme à son partenariat avec la prison de Green Haven. The Last Graduation montre la dernière cérémonie de remise des diplômes du 15 juillet 1995 et le poignant processus de restitution des ouvrages qui, à bien des égards, étaient perçus par les détenus comme des symboles de liberté. Pour reprendre l’expression d’un des professeurs du Marist College : « À leurs yeux, ces bouquins contiennent de l’or. » Le détenu qui, pendant des années, avait travaillé comme secrétaire administratif pour l’université, notait pour sa part avec tristesse qu’il n’y avait désormais plus rien à faire en prison – hormis du body-building, peut-être. « Mais, ajoutait-il, à quoi bon muscler son corps si on ne peut pas muscler son esprit ? » Ironie du sort, peu de temps après, on fit également supprimer les haltères et appareils de musculation de la plupart des prisons états-uniennes.
4. Comment le genre structure le système carcéral
« On m’a dit que je ne sortirais jamais de prison si je continuais à me battre contre le système. Ma réponse est qu’il faut être vivante pour sortir de prison et que l’état actuel de notre système de soins équivaut à la peine de mort. Par conséquent, je n’ai pas d’autre choix que de continuer. [...] Les conditions de vie au sein de l’institution ne font que raviver en permanence des souvenirs de violence et d’oppression, souvent avec des résultats dévastateurs. Contrairement à d’autres femmes détenues qui ont raconté leur expérience personnelle de la prison, je ne me sens pas plus "à l’abri" ici sous prétexte que "les violences ont cessé". Elles n’ont pas cessé. Elles ont changé de visage et de rythme, mais elles sont aussi insidieuses et omniprésentes entre les murs de la prison qu’elles ne l’étaient dans le monde que je connaissais à l’extérieur. Ce qui a cessé, c’est mon ignorance des faits qui constituent cette violence – et mon consentement à les subir en silence. » Marcia Bunney [70]
Au cours des cinq dernières années, le système carcéral a fait l’objet d’un regain d’attention médiatique sans précédent depuis la révolte d’Attica en 1971. Toutefois, hormis quelques exceptions notables, les femmes ont été tenues à l’écart des discussions autour de l’expansion du système carcéral américain. Loin de moi l’idée que le simple fait d’inviter les femmes dans ce débat puisse avoir pour effet immédiat d’améliorer la compréhension du châtiment d’État et de faire avancer la campagne abolitionniste. Il est certes vital de s’intéresser aux problèmes spécifiques des prisons pour femmes, mais il est surtout indispensable de modifier notre regard sur le système carcéral dans son ensemble. Certes, les pratiques carcérales sont genrées dans les prisons pour femmes, mais elles le sont aussi dans les prisons pour hommes. Affirmer que les institutions pour hommes constituent la norme et que les institutions pour femmes sont marginales ne fait que renforcer, d’une certaine manière, la banalisation des prisons contestée par la démarche abolitionniste. Voilà pourquoi ce chapitre s’intitule non pas « Les femmes et le système carcéral » mais « Comment le genre structure le système carcéral ». J’ajoute que les penseurs et les militants impliqués dans les luttes féministes ne devraient pas considérer la structure du châtiment d’État comme un thème secondaire de leurs travaux. Les recherches et stratégies d’organisation tournées vers l’avenir devraient reconnaître que l’aspect profondément genré du châtiment reflète et renforce la structure genrée de toute la société.
Les femmes détenues ont produit un corpus littéraire modeste mais non moins remarquable ayant permis d’éclairer certains aspects significatifs et autrement méconnus de l’organisation du châtiment. Les mémoires d’Assata Shakur [71], par exemple, révèlent les collusions dangereuses qui existent entre le racisme, la domination masculine et les stratégies étatiques de répression politique. En 1977, elle fut condamnée pour homicide et coups et blessures dans le cadre d’une fusillade qui s’était produite cinq années plus tôt, sur une autoroute du New Jersey, et au cours de laquelle un policier avait été tué et un autre blessé. Assata et son compagnon, Zayd Shakur, lui aussi tué lors de l’incident, avaient fait l’objet de ce qu’on appelle aujourd’hui un contrôle au faciès et s’étaient fait arrêter par des agents de la police autoroutière sous prétexte d’un phare arrière cassé. À l’époque, Assata Shakur, qui se faisait alors appeler Joanne Chesimard, était déjà passée dans la clandestinité et avait hérité du surnom d’« Âme de l’armée de libération noire » par la police et les médias. Au moment de sa condamnation en 1977, elle avait déjà été acquittée ou relaxée dans six autres affaires – celles-là mêmes qui lui avaient valu de se retrouver en cavale quelques années plus tôt. Son avocat, Lennox Hinds, déclara que puisqu’il avait été prouvé qu’Assata Shakur ne tenait pas l’arme qui avait tué le policier, son inculpation reposait uniquement sur sa présence dans la voiture au moment des faits, le tout dans le contexte d’une vaste campagne de diabolisation médiatique à son encontre. Dans sa préface à l’autobiographie de sa cliente, l’avocat écrivit :
De toute l’histoire du New Jersey, aucune femme en détention préventive dans l’attente de son procès n’aura été traitée comme elle le fut, enfermée en permanence dans une prison pour hommes, sous surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre y compris pour faire ses besoins, privée de toute nourriture intellectuelle, de soins médicaux appropriés et d’exercice physique, et privée surtout de la présence d’autres femmes pendant toutes ses années de captivité [72].
Il ne fait aucun doute que c’est le statut d’Assata Shakur en tant que prisonnière politique noire accusée du meurtre d’un policier qui lui a valu d’être ainsi épinglée par les autorités et soumise à ce traitement particulièrement cruel. Toutefois, son récit souligne à quel point son expérience personnelle reflétait celle des autres femmes détenues, notamment Noires et Portoricaines. Sa description des fouilles au corps – autrement dit de l’examen des cavités intimes – est particulièrement édifiante :
Joan Bird et Afeni Shakur [membres des Black Panthers] m’en avaient parlé après leur libération sous caution lors du procès des 21 Panthères. Leurs propos m’avaient horrifiée.
« Tu veux dire qu’ils te mettent la main à l’intérieur pour te... fouiller ? avais-je demandé.
— Oui, m’avaient-elles répondu. N’importe quelle femme qui s’est un jour retrouvée en tôle te dira la même chose. Elles appellent ça “se faire doigter” ou, plus vulgairement, “se faire foutre le doigt”.
— Que se passe-t-il si tu refuses ? avais-je demandé à Afeni.
— Ils te mettent au trou jusqu’à ce que tu changes d’avis. » J’ai bien songé à refuser, mais bon sang, pas question pour moi de me retrouver au trou. Je n’en pouvais plus du confinement solitaire. La « fouille intime » s’est révélée aussi humiliante et répugnante qu’on pouvait le penser. On s’assoit au bord d’une table et une infirmière vous ouvre les jambes avant de vous enfoncer un doigt dans le vagin et de le déplacer partout à l’intérieur. Elle porte un gant en plastique. Certaines essaient de vous mettre en même temps un doigt dans le vagin et un autre dans le rectum. [73]
Je cite ce passage en entier parce qu’il décrit une pratique subie au quotidien par les femmes détenues et qui s’apparente à une agression sexuelle parfaitement banalisée. Ayant moi-même séjourné dans le même établissement pénitentiaire que Joan Bird et Afeni Shakur, je peux attester personnellement de la véracité de leurs déclarations. Plus de trente ans après leur libération et après ma propre incarcération de plusieurs mois entre les murs de la Woman’s House of Detention, la question de la fouille intime demeure un thème préoccupant pour tous ceux qui défendent la cause des femmes en prison. Sisters Inside, une association australienne de soutien aux prisonnières, a lancé en 2001 une campagne nationale contre les fouilles au corps dont le slogan était : « Halte aux agressions sexuelles d’État ! » L’autobiographie d’Assata Shakur regorge de détails particulièrement édifiants sur la sexualisation du châtiment d’État et montre bien à quel point les prisons pour femmes continuent d’appliquer des méthodes patriarcales considérées comme obsolètes dans le « monde libre ». Shakur a passé six ans dans divers établissements carcéraux avant de s’évader en 1979 et d’obtenir le statut de réfugiée politique à Cuba en 1984, où elle réside encore actuellement. Avant Assata Shakur, Elizabeth Gurley Flynn avait déjà raconté son expérience carcérale dans son ouvrage The Alderson Story : My Life as a Political Prisoner [74]. En pleine période du maccarthysme, Elizabeth Gurley Flynn, militante travailliste et dirigeante communiste, fut arrêtée dans le cadre du Smith Act [75] et purgea deux années à l’Alderson Federal Reformatory for Women de 1955 à 1957. Fidèle au modèle dominant qui, à l’époque, régissait les prisons pour femmes, le règlement d’Alderson reposait sur le postulat que les « criminelles » pouvaient se réinsérer à condition d’adopter les usages féminins corrects – c’est-à-dire en devenant de parfaites fées du logis – et d’apprendre la cuisine, le ménage et la couture. Il va sans dire qu’un programme conçu pour former de meilleures mères et de meilleures épouses parmi les femmes blanches des classes moyennes servait surtout à produire de bonnes domestiques parmi les femmes issues des communautés noires et pauvres. Le livre d’Elizabeth Gurley Flynn fournit des descriptions particulièrement saisissantes de ce dressage au quotidien. Son autobiographie s’inscrit dans la tradition des ouvrages rédigés à l’époque par des prisonniers politiques parmi lesquels se trouvait également un certain nombre de femmes ; citons notamment les poèmes et nouvelles d’Ericka Huggins et de Susan Rosenberg, les analyses du complexe carcéro-industriel de Linda Evans, et le manifeste pour la sensibilisation au virus hiv et au sida dans les prisons pour femmes par Kathy Boudin et les membres du collectif ace de Bedford Hills [76].
Malgré l’abondance de récits édifiants sur la vie des femmes en prison, il est extrêmement difficile de convaincre le public – jusqu’aux militants anti-carcéraux eux-mêmes, trop focalisés sur le calvaire des détenus masculins – du rôle central de la question du genre dans la compréhension du châtiment d’État. Même si l’écrasante majorité des prisonniers dans le monde sont de sexe masculin, nous passerions à côté de certains aspects fondamentaux du fonctionnement du châtiment d’État si nous reléguions la question des femmes au second plan. L’argument le plus fréquent pour justifier ce désintérêt général envers le sort des détenues et les enjeux propres à l’incarcération féminine est qu’il y a proportionnellement peu de femmes emprisonnées dans le monde. Dans la plupart des pays, la part des femmes au sein de la population carcérale tourne autour de 5% [77]. Cependant, les changements politiques et économiques qui ont marqué les années 1980 (globalisation des marchés économiques, désindustrialisation des États-Unis, démantèlement de programmes d’aide sociale comme l’aide aux familles avec enfants à charge et, bien sûr, explosion de la construction des prisons) ont entraîné une accélération significative du taux d’emprisonnement féminin aux États-Unis et dans le monde. De fait, les femmes représentent aujourd’hui le segment de la population carcérale états-unienne en plus forte expansion. Cette inflation est directement liée au contexte économique ayant produit le complexe carcéro-industriel et tant affecté la vie des hommes et des femmes.
C’est dans ce contexte d’expansion du système carcéral au niveau mondial qu’il nous faut examiner certaines des données historiques et idéologiques du châtiment d’État appliqué aux femmes. Depuis la fin du XVIIIème siècle, époque où, comme nous l’avons vu, l’emprisonnement s’est peu à peu imposé comme la norme en matière punitive, les femmes condamnées étaient considérées comme étant, par essence, différentes de leurs homologues masculins. Certes, les hommes qui commettent le genre d’infractions considérées comme punissables par la loi sont qualifiés de déviants sociaux. Néanmoins, la criminalité masculine a toujours été perçue comme étant plus « normale » que la criminalité féminine ; il y a toujours eu une tendance à considérer les contrevenantes punies par l’État comme singulièrement plus anormales et menaçantes pour la société que leurs nombreux homologues mâles.
Lorsqu’on cherche à comprendre cette différence de perception genrée envers les personnes détenues, il faut se rappeler qu’alors même que l’enfermement devenait la norme en matière de répression publique, les femmes ont longtemps continué à subir des châtiments non reconnus comme tels. Par exemple, les femmes ont été plus souvent enfermées dans des instituts psychiatriques que dans des prisons [78]. Les études montrant que les femmes ont plus facilement été internées en hôpital psychiatrique que les hommes semblent indiquer que, si la prison jouait un rôle central dans le contrôle des hommes, l’asile a joué un rôle similaire pour les femmes. Autrement dit, les hommes déviants étaient perçus et traités comme des criminels alors que les femmes déviantes étaient perçues et traitées comme des malades mentales. Cette construction continue à influencer de nos jours les règlements intérieurs des prisons pour femmes. Les psychotropes sont toujours administrés en plus grande quantité aux femmes qu’aux prisonniers masculins. Une détenue d’origine amérindienne incarcérée au Woman’s Correctional Center de l’État du Montana a ainsi raconté son expérience à la sociologue Luana Ross :
Le Haldol est un médicament qu’on donne à celles qui ne supportent pas d’être enfermées. Quand on en prend, on se sent comme morte, paralysée. J’ai ensuite commencé à ressentir des effets secondaires. J’avais envie de me battre contre tout le monde, tous les représentants de l’autorité. Je leur hurlais dessus en leur ordonnant de me laisser tranquille, si bien que le médecin a fini par déclarer : « Ça ne peut plus durer. » Alors on m’a mise sous Tranxene. Je ne prends pas de cachets, d’habitude ; je n’avais jamais souffert d’insomnie avant d’arriver ici. Maintenant, je suis censée revoir [le psychologue] à cause de mes rêves. Quand vous avez un problème, personne ne cherche à vous aider. On vous bourre de médicaments pour mieux vous contrôler. [79]
Avant l’émergence du pénitencier, et donc de la notion de châtiment en termes de « peine à purger », le recours à l’internement ciblait indifféremment les mendiants, les voleurs et les fous. À ce stade de l’histoire du châtiment – avant les révolutions française et américaine –, le processus de classification permettant de départager criminalité, pauvreté et maladie mentale n’existait pas encore. À mesure que le discours sur la criminalité et les modes de contrôle attenants ont évolué pour faire peu à peu la distinction entre le « criminel » et le « fou », la distinction sexuée, elle, a continué à s’imposer et à structurer d’autant plus les politiques pénales. Genrée comme féminine, la catégorie de la folie revêtait un aspect hautement sexualisé. Si l’on observe ici l’impact de la classe et de la race, on peut dire que pour les femmes riches et blanches, cette mise en équivalence servait à démontrer l’existence de troubles mentaux et émotionnels alors que, par le même biais, les femmes noires et pauvres se trouvaient renvoyées au domaine de la criminalité.
Gardons également présent à l’esprit que jusqu’à l’abolition de l’esclavage, la très grande majorité des femmes noires étaient soumises à des régimes punitifs radicalement différents de ceux des femmes blanches. En tant qu’esclaves, elles étaient souvent punies sévèrement pour des actes et des comportements considérés comme parfaitement normaux dans un contexte de liberté. Les châtiments réservés aux esclaves étaient ouvertement genrés ; des punitions particulières, par exemple, visaient les femmes enceintes qui travaillaient moins vite ou moins longtemps que la norme. Le récit autobiographique de Moses Grandy comporte notamment la description d’un mode de flagellation particulièrement barbare où une femme enceinte était obligée de s’allonger au-dessus d’un trou creusé dans le sol afin de protéger son fœtus, jugé précieux en sa qualité de futur esclave. En élargissant notre définition du châtiment sous le régime esclavagiste, on pourrait aller jusqu’à dire que les relations sexuelles forcées des maîtres avec leurs esclaves constituaient une punition imposée aux femmes en vertu de leur seul statut d’esclaves. En d’autres termes, la déviance du maître était transférée sur la femme esclave, sa victime. De même, les abus sexuels pratiqués par le personnel pénitentiaire sont légitimés par la soi-disant hypersexualité des détenues. La notion que la « déviance » féminine comporte toujours une dimension sexuelle persiste encore à notre époque, et le point de croisement entre criminalité et sexualité continue d’être racialisé. Ainsi les femmes blanches étiquetées comme « criminelles » sont-elles plus volontiers associées à la noirceur que leurs consœurs dites « normales ».
Avant l’émergence de la prison comme principale forme de châtiment, il allait de soi que les contrevenants à la loi étaient condamnés à des supplices physiques, voire à la mort. On a du mal, en revanche, à reconnaître le lien entre les supplices imposés par l’État et les violences conjugales subies dans la sphère privée. Si cette forme de discipline corporelle n’a cessé d’être imposée aux femmes dans le cadre intime du foyer, il est rare qu’on reconnaisse le lien qui le rattache au châtiment d’État.
Les réformateurs quakers aux États-Unis – notamment la Philadelphia Society for Alleviating the Miseries of Public Prisons (Société de Philadelphie pour l’allègement des souffrances dans les prisons publiques) fondée en 1787 – ont joué un rôle majeur dans la campagne pour le remplacement des peines corporelles par l’incarcération. Suivant le sillon creusé par Elizabeth Fry en Angleterre, les quakers s’étaient également lancés dans une longue croisade visant à instaurer des prisons séparées pour les femmes. Étant donné l’ancienneté de la pratique consistant à enfermer les femmes aux mêmes endroits que les hommes, cette requête était considérée comme plutôt radicale pour l’époque. Fry exposa ses principes de la réforme des prisons pour femmes dans un ouvrage publié en 1827 et intitulé Observations in Visiting, Superintendance and Government of Female Prisoners dont s’inspirèrent par la suite des réformatrices américaines comme Josephine Shaw Lowell et Abby Hopper Gibbons. À New York dans les années 1870, toutes deux furent activement impliquées dans une grande campagne appelant à la construction de prisons séparées pour femmes.
Le traitement accordé aux femmes détenues différait de l’attitude envers les prévenus masculins, ces derniers se trouvant par définition déchus de droits et de libertés dont les femmes ne pouvaient déjà guère se prévaloir au sein du « monde libre ». Malgré la présence en son sein d’un certain nombre de prisonnières, l’institution était largement perçue comme masculine, puisqu’aucun aménagement particulier n’était conçu pour l’accueil des femmes.
Les femmes qui purgeaient leurs peines dans les institutions pénales entre 1820 et 1870 n’étaient pas concernées par la réforme carcérale dont bénéficiaient les hommes. Les autorités carcérales avaient recours à l’isolement, au silence et aux travaux difficiles pour réhabiliter les prisonniers masculins. Le manque d’aménagements adaptés rendait l’isolement et le silence impossibles pour les femmes, et le travail n’était pas considéré comme un aspect important de leur quotidien en prison. Mais cette négligence envers les détenues n’avait pas que des avantages pour elles, loin de là. Les cas de cellules surpeuplées, de mauvais traitements et d’abus sexuels abondent dans les récits de femmes en prison. [80]
Le châtiment masculin était lié idéologiquement aux notions de pénitence et de réforme de soi. La confiscation des droits et des libertés était censée permettre aux détenus, à travers l’introspection, l’étude religieuse et le travail, de se réhabiliter sur le plan moral et de redevenir des citoyens. Les femmes n’étant pas reconnues comme pourvues des mêmes droits, elles ne pouvaient prétendre au même processus de rédemption.
Selon le point de vue dominant, les prisonnières étaient des femmes irrévocablement déchues sans la moindre chance de salut. Si les criminels masculins étaient perçus comme des individus ayant simplement enfreint le contrat social, on considérait en revanche que les femmes criminelles avaient transgressé les principes moraux fondamentaux de la féminité. Les réformateurs qui, à l’instar d’Elizabeth Fry, affirmaient que les femmes étaient capables de rédemption, ne remettaient pas vraiment en cause ce postulat sur la place des femmes ; en d’autres termes, ils ne contestaient pas la notion de « femmes déchues ». Ils s’opposaient seulement à l’idée que ces « femmes déchues » ne puissent pas être sauvées. Oui, elles pouvaient l’être, affirmaient-ils ; et pour cela, ils préconisaient la construction de lieux de détention séparés pour les femmes ainsi qu’une approche du châtiment mieux adaptée à leur sexe. Cette approche passait par l’adoption de modèles architecturaux spécifiques visant à remplacer les cellules classiques par des maisonnettes et des « chambres » de manière à reproduire la sphère domestique au sein de la prison. On cherchait ainsi à réconcilier les femmes criminelles avec leur statut d’épouses et de mères. Mais les réformateurs ne prenaient nullement en compte les éléments de classe et de race qui sous-tendaient ce processus. Conçu pour produire, en surface, des ménagères dévouées, ce système aiguillonnait en réalité les femmes pauvres (et particulièrement les Noires) vers des emplois de domestiques dans le « monde libre ». Loin de devenir des mères au foyer accomplies, nombreuses étaient les ex-détenues qui, une fois leur peine purgée, entraient comme bonnes, cuisinières ou lingères au service de patronnes plus riches. Toujours selon ces réformateurs, l’emploi d’un personnel de surveillance féminin devait permettre d’éviter les tentations sexuelles qui, à les en croire, étaient souvent la cause de la criminalité féminine.
Quand, au XIXème siècle, se répandit en Angleterre et aux États-Unis le mouvement appelant à la création de prisons séparées pour femmes, Elizabeth Fry, Josephine Shaw et d’autres figures de proue de la réforme contestèrent l’idée établie selon laquelle les criminelles se situaient au-delà de toute réhabilitation possible sur le plan moral. À l’instar des condamnés masculins, qui pouvaient soi-disant être « corrigés » par un régime carcéral rigoureux, les femmes détenues, affirmaient ces réformatrices, pouvaient également être façonnées pour devenir des citoyennes exemplaires sur le plan moral à condition d’être soumises à un régime carcéral adapté à leur sexe. Dans le cadre du dispositif proposé par la réforme, on procéda donc à l’aménagement des installations, au recrutement d’un personnel de surveillance exclusivement féminin et à la mise en place d’un programme de formation à l’économie domestique [81] ; ainsi, les prisons pour femmes finirent par s’ancrer dans le paysage social autant que les prisons pour hommes, mais en étant encore plus invisibles. Cet effacement était autant le reflet de l’aspect naturel, normal et donc invisible des tâches domestiques féminines sous le modèle patriarcal, que du nombre relativement restreint de femmes incarcérées dans ces nouvelles institutions.
Vingt et un ans après l’ouverture de la première maison de redressement pour femmes à Londres en 1831, le premier établissement américain du même type fut inauguré dans l’Indiana. Son objectif était le suivant :
[...] former les prisonnières au rôle féminin « important » de la domesticité. L’un des aspects majeurs de la réforme des prisons pour femmes consista donc à encourager et à diffuser des comportements féminins « appropriés » en favorisant par exemple l’apprentissage de la cuisine, de la couture et du ménage. Pour accomplir cet objectif, les maisonnettes des détenues étaient équipées d’une cuisine, d’un salon et parfois même d’une pouponnière pour les mères d’enfants en bas âge. [82]
Cependant, ce châtiment public féminisé n’affectait pas toutes les détenues de la même manière. Les Noires et les Amérindiennes étaient souvent séparées des Blanches dans ces établissements, lorsqu’elles ne se retrouvaient pas dans des prisons pour hommes (ce qui était le cas d’un nombre disproportionné d’entre elles). Dans les États du Sud, après la guerre de Sécession, les femmes noires subirent autant que les hommes les cruautés du louage carcéral ; ni leur condamnation ni le travail qu’elles étaient censées accomplir n’étaient assouplis par égard pour leur sexe. Avec l’évolution du système carcéral états-unien au XIXème siècle, les modes de châtiment féminisés – avec les maisonnettes, les cours d’économie domestique, etc. – furent donc conçus idéologiquement pour réformer les femmes blanches, reléguant la plupart des détenues de couleur à des systèmes punitifs parfaitement indifférents à leur statut sexuel.
De plus, comme l’a souligné Lucia Zedner, les condamnations en maison de redressement pour femmes, toutes races confondues, étaient souvent plus longues que les peines de prison dont écopaient les hommes pour des délits similaires. « Cette différence se justifiait du fait que les femmes étaient envoyées en maison de redressement non pour être punies proportionnellement à la gravité de leurs crimes, mais pour y être rééduquées, réformées, et que ce processus prenait soi-disant du temps. » [83] Dans le même temps, ajoute Zedner, cette tendance à incarcérer les femmes plus longtemps que les hommes était accentuée par le mouvement eugénique « qui cherchait à retirer les femmes “génétiquement inférieures” du circuit social le plus longtemps possible tant qu’elles étaient en âge d’enfanter » [84].
Au début du XXIème siècle, les prisons pour femmes ont commencé à ressembler de plus en plus à leurs équivalents masculins, notamment celles construites à l’ère du complexe carcéro-industriel. À mesure que le secteur privé a envahi le champ punitif d’une manière inimaginable il y a encore vingt ans, le pseudo projet de réhabilitation proposé par la prison s’est vu remplacé par la lutte contre la récidive. Comme je l’ai déjà souligné, maintenant que le nombre de détenus aux États-Unis a dépassé la barre des 2 millions, le taux d’inflation de la population carcérale féminine a dépassé celui des hommes. D’après le criminologue Elliot Currie :
Après la Seconde Guerre mondiale, le taux d’incarcération féminine a longtemps stagné autour de 8 pour 100 000 ; il n’a atteint un nombre à deux chiffres qu’en 1977. Aujourd’hui, il est de 51 pour 100 000... À ce rythme, il y a aura plus de femmes dans les prisons états-uniennes en 2010 qu’il n’y avait de détenus des deux sexes en 1970. Si on combine les données de race et de sexe, la nature de ces changements dans la population carcérale est encore plus évidente. Le taux d’incarcération pour les femmes noires aujourd’hui dépasse celui des hommes blancs en 1980. [85]
L’étude de Luana Ross sur l’incarcération des femmes amérindiennes au Woman’s Correctional Center de l’État du Montana montre que « les prisons, telles qu’elles sont employées au sein du système euro-américain, opèrent de manière à maintenir les Amérindiens dans une situation coloniale » [86]. Elle insiste sur le fait que les Amérindiens sont largement surreprésentés dans l’ensemble des prisons fédérales ou d’État à travers le pays : dans le Montana, ils représentent à peine 6% de la population générale mais 17,3% de la population carcérale. Les chiffres sont encore plus disproportionnés en ce qui concerne la population carcérale féminine, dont les Amérindiennes représentent un quart [87].
Il y a trente ans, au moment de la révolte des prisonniers d’Attica et du meurtre de George Jackson à San Quentin, le mouvement d’opposition au système carcéral pointait du doigt la prison comme premier berceau de violence et de répression d’État. En réaction à l’invisibilité des femmes détenues au sein de ce mouvement, mais aussi en raison du développement de la cause féministe, des voix se sont élevées pour défendre les droits spécifiques des prisonnières. La plupart d’entre elles exprimaient – et continuent de le faire – une critique radicale envers la violence et la répression d’État. Mais au sein de la communauté pénitentiaire, le féminisme a été largement influencé par les discours progressistes sur l’égalité des sexes.
Par contraste avec le mouvement réformateur du XIXème siècle, qui était enraciné dans une idéologie nettement marquée par la distinction entre les sexes, les « réformes » de la fin du XXème siècle reposaient sur un modèle de type « séparés, mais égaux ». Cette approche a souvent été appliquée sans recul ni discernement, au point que certains sont allés paradoxalement jusqu’à réclamer davantage de répression dans les prisons pour femmes afin de les rendre strictement « égales » aux prisons pour hommes. Cette revendication est parfaitement décrite dans The Warden Wore Pink, l’autobiographie de Tekla Miller, ancienne gardienne de prison de la Huron Valley Women’s Prison du Michigan. L’auteure appelle à un changement de politique dans le système carcéral du Michigan afin que les femmes soient traitées comme les hommes. Sans ironie aucune, elle qualifie de « féministe » son combat pour « l’égalité des sexes » entre détenus et pour une stricte égalité entre les institutions carcérales masculines et féminines. Elle aborde notamment la question de la distribution des armes :
Les arsenaux des prisons pour hommes sont de vastes pièces équipées de rayonnages garnis de fusils, de carabines, de pistolets, de munitions, de bombes lacrymogènes et d’équipement anti-émeutes... L’arsenal de la Huron Valley Women’s Prison était un placard de 1m50 de long sur 60cm de large contenant deux fusils, huit carabines, deux mégaphones, cinq pistolets, quatre bombes lacrymogènes et vingt paires de menottes avec entraves. [88]
Une démarche féministe plus productive, à mon sens, consisterait à remettre en cause l’organisation même du châtiment d’État pour les hommes et à se pencher sérieusement sur la question de savoir si l’institution dans son ensemble, et le type de critiques qu’elle soulève, ne justifieraient pas qu’on envisage enfin son abolition.
Tekla Miller décrit également le cas d’une détenue ayant tenté de s’évader : elle a escaladé le cheval de frise, mais s’est fait prendre après avoir sauté de l’autre côté. Cet événement a provoqué un grand débat sur les différences de traitement face aux tentatives d’évasion des hommes et des femmes. L’opinion de Miller était que les surveillants devraient avoir le droit de tirer à vue sur les femmes comme ils avaient déjà pour consigne de le faire avec les hommes. D’après elle, la parité carcérale devrait consister en une égalité du droit à se faire tirer dessus par les gardes. Le résultat de ce débat, comme le raconte Miller, fut le suivant :
[...] les détenues qui tentent de s’évader dans les prisons de moyenne ou haute sécurité sont désormais traitées comme les hommes. On tire d’abord un coup de semonce. Si la fugitive refuse de s’arrêter et qu’elle a déjà franchi la grille, l’officier est autorisé à lui tirer dessus pour la blesser. Si la vie de l’officier est en danger, il a le droit de procéder à un tir mortel. [89]
Paradoxalement, les appels à la plus stricte parité entre détenu(e)s, loin d’améliorer les conditions d’éducation, de formation et de soins des détenues, ont contribué à l’instauration d’un régime encore plus répressif pour les femmes. Ces conséquences ne tiennent pas uniquement à l’application de conceptions libérales – ou formalistes – de l’égalité, mais plus dangereusement encore, à l’admission de la prison pour hommes comme norme absolue en matière de châtiment. Miller raconte qu’elle a tenté d’empêcher une détenue, une « meurtrière » (selon ses propres termes) servant une longue peine, de participer à une cérémonie de remise des diplômes de l’université du Michigan sous prétexte que les meurtriers masculins, eux, n’avaient pas droit à ce type de privilège. (Bien sûr, elle se garde bien de préciser la nature du crime imputé à cette femme – peut-être avait-elle tué un compagnon violent, comme tel est le cas d’un grand nombre de femmes condamnées pour homicides.) Ses efforts pour empêcher cette prisonnière d’aller récupérer son diplôme échouèrent ; mais cette dernière, vêtue de la toge et du chapeau universitaires, dut quand même porter des menottes et des entraves aux pieds durant la cérémonie [90]. Voilà un bien curieux exemple de revendication féministe pour la parité au sein du système carcéral.
Autre exemple largement commenté du recours aux méthodes répressives habituellement associées aux hommes au nom de « l’égalité » entre prisonniers des deux sexes, la décision du commissaire aux prisons de l’Alabama en 1996 de rétablir les chaînes de forçats pour femmes. Après que l’Alabama soit devenu le premier État à réinstaurer cet usage pour les détenus masculins en 1995, Ron Jones, qui était alors commissaire des services correctionnels, annonça l’année suivante que les femmes détenues seraient elles aussi entravées pour tondre le gazon, ramasser les poubelles ou travailler dans le potager de la Julia Tutwiler State Prison For Women. Cette décision faisait notamment écho à une série de procès intentés par des détenus masculins pour qui les chaînes de forçats constituaient une discrimination basée sur leur appartenance sexuelle [91]. Toutefois, le gouverneur Fob James, visiblement soucieux d’éviter à l’Alabama de se voir décerner le titre douteux d’unique État du pays à avoir instauré l’égalité des chances dans le port des chaînes de forçats, renvoya Jones aussitôt après cette annonce.
Dans la foulée de cet épisode peu glorieux, le shérif Joe Arpaio du comté de Maricopa, dans l’Arizona – qualifié par les médias de « shérif le plus coriace de l’Amérique » – organisa une conférence de presse pour annoncer qu’en sa qualité de « geôlier croyant dans l’égalité des chances », il instaurait la première chaîne de forçats pour femmes [92]. Le jour J, tous les journaux du pays diffusèrent la photo de femmes enchaînées traversant les rues de Phoenix. Même s’il s’agissait d’un simple coup de pub visant à renforcer l’image du shérif, cet événement s’est produit dans un contexte de répression accrue pour les femmes détenues inquiétant. Les prisons pour femmes des États-Unis comportent des sections spéciales appelées Security Housing Units (ou lotissements de sécurité). Leurs conditions de confinement solitaire et d’isolement sensoriel rappellent, à une moindre échelle, celles des prisons supermax qui prolifèrent à travers le pays. La majorité de la population carcérale féminine étant constituée de femmes de couleur, il est difficile de ne pas voir certaines réminiscences de l’esclavage, de la colonisation et du génocide face à ces images de femmes enchaînées et entravées.
À mesure que la répression augmente dans les prisons pour femmes et que, paradoxalement, le modèle de formation à l’économie domestique est en perte de vitesse, les abus sexuels – autre type de châtiment typiquement réservé aux femmes, à l’instar des violences conjugales – sont devenus un élément institutionnalisé du châtiment au sein de la prison. Bien que les abus sexuels commis par les surveillants ne soient pas considérés comme tels, le laxisme dont bénéficie le personnel carcéral montre bien que les menaces de violences sexuelles, déjà présentes dans la société, constituent un aspect banal et routinier du quotidien carcéral des femmes.
D’après un rapport de Human Rights Watch en 1996 sur les abus sexuels subis par les femmes dans les prisons américaines :
Les résultats de nos recherches montrent que la vie d’une femme détenue aux États-Unis peut s’avérer une expérience terrifiante. Si vous subissez des abus sexuels, vous ne pouvez pas échapper à votre violeur. Les procédures d’enquête ou de dépôt de plainte, lorsqu’elles existent, restent le plus souvent sans effets, et le personnel carcéral continue de se livrer aux mêmes abus puisqu’il part du principe qu’il ne fera sans doute jamais l’objet de poursuites, administratives ou pénales. Peu de gens en dehors des murs de la prison savent – ou s’intéressent à – ce qui se passe à l’intérieur. Plus rares encore sont ceux qui cherchent à résoudre le problème. [93]
Le passage ci-dessous, extrait du résumé de ce rapport et intitulé All Too Familiar : Sexual Abuse of Women in U.S. State Prisons, révèle à quel point la prison est un lieu violemment sexualisé, dans le prolongement des violences conjugales qui affectent le quotidien de tant de femmes : Nous avons découvert que certains membres du personnel carcéral masculin avaient violé des détenues en les forçant à des pénétrations vaginales, anales et orales, qu’ils leur avaient fait subir des agressions sexuelles et des violences physiques.
Nous avons découvert que dans le cadre de ces actes inqualifiables, les employés masculins ont non seulement eu recours aux menaces et à la violence, mais qu’ils ont également profité de leur position d’autorité quasi absolue pour fournir ou confisquer des biens ou des privilèges aux prisonnières afin de les contraindre à des rapports sexuels non consentis ou, à l’inverse, de les récompenser pour leur docilité. Dans d’autres cas, les employés masculins ont enfreint leur éthique professionnelle en ayant des rapports sexuels avec des détenues sans avoir recours de quelque manière que ce soit à la menace, à la force ou au chantage. Certains employés masculins profitent des fouilles corporelles ou des fouilles de cellules obligatoires pour se livrer à des attouchements sur les seins, les fesses et les parties génitales des détenues, et pour les observer de façon impudique pendant qu’elles sont partiellement dénudées dans leur cellule, aux toilettes ou dans la salle de bains. Des membres du personnel carcéral masculin se sont également livrés à des humiliations ou à des formes de harcèlement verbal envers les détenues, contribuant ainsi à créer un environnement souvent hautement sexualisé et excessivement hostile envers les femmes incarcérées dans les prisons d’État. [94]
La sexualisation violente du quotidien des femmes détenues soulève un certain nombre de problèmes susceptibles d’affiner notre critique du système carcéral. Les idéologies liées à la sexualité – et notamment celles qui mêlent question raciale et sexualité – ont eu un impact profond sur les représentations des femmes de couleur et sur les traitements qui leur étaient réservés à l’intérieur comme à l’extérieur de la prison. Certes, les hommes noirs et latinos connaissent une continuité sinistre dans la manière dont ils sont traités d’abord à l’école (surveillés et punis comme des délinquants en puissance), puis dans la rue (où ils subissent les contrôles au faciès) et, enfin, en prison (où ils se retrouvent enfermés et privés de quasiment tous leurs droits). Pour les femmes, la continuité de traitement entre le monde libre et l’univers de la prison est encore plus complexe, puisqu’elles se retrouvent exposées en prison à des formes de violence qu’elles ont déjà connues dans leur foyer et leur vie quotidienne.
La criminalisation des femmes noires et latinos passe par certains clichés persistants relatifs à leur soi-disant hypersexualité et permettant de justifier les agressions dont elles sont victimes à l’intérieur comme à l’extérieur de la prison. Ces clichés étaient particulièrement manifestes dans un épisode de la série documentaire Nightline filmé en novembre 1999 dans la Valley State Prison for Women en Californie. La plupart des femmes interviewées par le journaliste Ted Koppel se plaignaient d’être soumises à un nombre injustifié d’examens gynécologiques, par exemple lorsqu’elles consultaient le médecin de la prison pour un simple rhume. Pour tenter de justifier ces pratiques, le médecin en chef expliqua que ces femmes n’ayant que peu d’occasions de « contact masculin », elles ne pouvaient qu’apprécier ces examens gynécologiques superflus. Ces commentaires lui valurent d’être démis de ses fonctions, mais son départ ne changea pas grand-chose à la vulnérabilité des femmes détenues face aux abus sexuels.
Des études sur les prisons pour femmes à travers le monde entier montrent bien que les violences sexuelles constituent une forme de châtiment tolérée, quoique méconnue, à laquelle sont soumises les femmes qui ont la malchance d’être emprisonnées. C’est un aspect de la vie carcérale auquel les femmes doivent malheureusement s’attendre, directement ou indirectement, quel que soit le règlement interne de l’établissement où elles sont incarcérées. En juin 1988, Radhika Coomaraswamy, rapporteur spécial des Nations unies sur les violences faites aux femmes, a visité plusieurs prisons fédérales ou d’État ainsi que des centres de détention de l’ins (Immigration and Naturalization Service) dans l’État de New York, dans le Connecticut, le New Jersey, le Minnesota, en Géorgie et en Californie. Elle n’a toutefois pas été autorisée à entrer dans les prisons pour femmes du Michigan, autour desquelles planaient de graves rumeurs d’abus sexuels. Une fois sa tournée terminée, Coomaraswamy a déclaré que « les comportements sexuels déplacés de la part du personnel carcéral sont largement répandus dans les prisons pour femmes des États-Unis. [95] »
Cette institutionnalisation souterraine des abus sexuels enfreint l’un des principes essentiels de l’Ensemble des règles minima pour le traitement des détenus, un outil adopté par les Nations unies en 1955 et appliqué par de nombreux gouvernements pour veiller au respect de « bonnes pratiques carcérales ». Le gouvernement des États-Unis n’a pas fait grand-chose pour diffuser ce document, et il est probable que la plupart des membres du personnel carcéral n’en a même jamais entendu parler. On peut notamment y lire le paragraphe suivant :
L’emprisonnement et les autres mesures qui ont pour effet de retrancher un délinquant du monde extérieur sont afflictives par le fait même qu’elles dépouillent l’individu du droit de disposer de sa personne en le privant de sa liberté. Sous réserve des mesures de ségrégation justifiées ou du maintien de la discipline, le système pénitentiaire ne doit donc pas aggraver les souffrances inhérentes à une telle situation. [96]
Les abus sexuels sont sournoisement associés à l’une des pratiques les plus couramment imposées aux femmes incarcérées : les fouilles corporelles. Comme l’ont souligné militants et détenues, l’État est directement impliqué dans cette banalisation des abus sexuels, à la fois en permettant la mise en place de conditions qui rendent les femmes vulnérables à la coercition sexuelle explicite des surveillants et autres membres du personnel pénitentiaire, et en inscrivant au règlement interne de leurs établissements des pratiques comme la fouille au corps et la fouille des cavités intimes.
L’avocate et militante australienne Amanda George s’est notamment exprimée sur cette question :
[...] la reconnaissance que des agressions sexuelles sont pratiquées dans des institutions accueillant des personnes souffrant de handicaps intellectuels, dans les prisons, les hôpitaux psychiatriques, les centres de redressement pour mineurs et les postes de police, se concentre généralement sur les crimes de viol et d’abus sexuel commis dans ces lieux. Ces agissements, même s’ils font rarement l’objet d’un dépôt de plainte, sont clairement reconnus comme des « crimes » dont doit répondre l’individu, et non l’État. Tout en déplorant les agressions sexuelles « illicites » commises par ses représentants, l’État a pourtant recours aux agressions sexuelles comme moyen de contrôle.
À Victoria, les représentants des forces de l’ordre carcérales sont investis du pouvoir et de la responsabilité de commettre certains actes qui, s’ils étaient pratiqués en dehors de leurs heures de travail, constitueraient des agressions sexuelles pénalement sanctionnables. Si une personne « ne consent pas » à se laisser déshabiller, la force peut-être employée en toute légalité pour l’y contraindre. [...] Ces fouilles corporelles légales sont, du point de vue de l’auteur, des agressions sexuelles selon la définition de l’attentat à la pudeur tel qu’il est décrit dans le Crimes Act [texte de loi sur la criminalité] de 1958, section 39. [97]
En novembre 2001, lors d’une conférence sur les femmes détenues organisée par l’association australienne Sisters Inside, basée à Brisbane, Amanda George a décrit une scène jouée devant un panel national d’employés pénitentiaires. Plusieurs femmes sont montées sur l’estrade, certaines pour tenir le rôle des prisonnières et d’autres celui des surveillantes, et ont mimé une scène de fouille corporelle. D’après Amanda George, les employées présentes dans la salle étaient si révulsées par cette reproduction d’une pratique faisant pourtant partie du quotidien des femmes détenues que nombre d’entre elles se sont aussitôt désolidarisées de ce qu’elles voyaient en objectant qu’elles ne se comportaient jamais ainsi. Certaines d’entre elles ont fondu en larmes en voyant leurs propres actes reproduits hors du contexte de la prison. Elles avaient dû prendre conscience du fait que « sans l’uniforme, sans le pouvoir de l’État, [la fouille corporelle] s’apparente à une agression sexuelle [98] ».
Pourquoi la prise de conscience de l’omniprésence des abus sexuels dans les prisons pour femmes constitue-t-elle un élément important de la critique radicale du système carcéral, notamment dans le cadre du projet abolitionniste ? Parce que les opposants à la prison en tant que norme punitive ne peuvent ignorer à quel point l’institution carcérale a accumulé des concepts et des pratiques qui, bien qu’heureusement en voie d’extinction dans la société au sens large, jouissent encore d’une vitalité effrayante derrière les murs de la prison. L’association destructrice du racisme et de la misogynie, dont les effets ont heureusement reculé depuis plus de trois décennies grâce à l’influence des mouvements pour les droits sociaux, à l’art et à un meilleur accès à l’éducation, conserve tout son impact derrière les murs des prisons pour femmes. L’existence relativement banalisée d’abus sexuels dans ces institutions n’en est qu’un exemple parmi tant d’autres. La preuve croissante de la présence, aux États-Unis, d’un complexe carcéro-industriel ayant des ramifications à l’échelle mondiale nous pousse à affirmer que les nombreuses entreprises ayant investi dans l’expansion du système carcéral sont, comme l’État, directement responsables d’une institution qui perpétue les violences faites aux femmes.
5. Le complexe carcéro-industriel
Pour les entreprises privées, la main-d’oeuvre carcérale est du pain béni. Pas de grèves. Pas de syndicalisation. Pas de sécurité sociale, d’assurance chômage ni d’indemnités à verser. La langue n’est pas un obstacle comme elle l’est dans les pays étrangers. Les nouvelles prisons géantes abritent entre leurs murs des milliers d’hectares d’usines sinistres. Les détenus font de la saisie de données pour Chevron, des réservations téléphoniques pour la TWA ou de l’élevage porcin ; ils pellettent du fumier, fabriquent des circuits imprimés, des limousines, des matelas à eau et de la lingerie pour Victoria’s Secret, le tout pour une fraction du coût d’un « travailleur libre ». Linda Evans et Eve Goldberg [99]
L’exploitation de la main-d’oeuvre carcérale par le secteur privé n’est qu’un exemple des innombrables liens entre les entreprises, le gouvernement, les communautés pénitentiaires et les médias. Ce réseau de liens constitue ce que nous appelons maintenant le « complexe carcéro-industriel ». Ce terme a été inventé par des militants et des universitaires soucieux de dénoncer la croyance dominante selon laquelle l’explosion de la population carcérale s’expliquerait par l’augmentation du taux de criminalité ; au contraire, affirmaient-ils, la construction de nouvelles prisons et le besoin concomitant de les remplir de corps humains reposent sur des idéologies racistes et sur la quête du profit. L’historien et sociologue Mike Davis a employé le terme de « complexe carcéro-industriel » pour la première fois à propos du système carcéral californien – lequel, faisait-il observer, avait déjà commencé depuis les années 1990 à concurrencer l’agro-industrie et l’aménagement du territoire comme principale force économique et politique de la région [100]. Pour comprendre la signification sociale de la prison au sein d’un système carcéro-industriel en plein essor, il nous faut défaire le lien conceptuel soi-disant indestructible entre sanction et délit. Combien de fois avons-nous entendu l’expression « crime et châtiment » ? Dans quelle mesure la répétition inlassable de l’expression toute faite « crime et châtiment » dans la littérature, les programmes télévisés – que ce soit dans des séries ou des reportages – et dans nos conversations quotidiennes, ne nous empêche-t-elle pas d’envisager le châtiment sans son pseudo-corollaire ? Comment ces représentations, qui ont situé la prison comme induite de façon naturelle, nécessaire et permanente par la criminalité, empêchent-elles toute mise en cause sérieuse de la viabilité des prisons aujourd’hui ?
La notion de complexe carcéro-industriel privilégie une analyse du processus de châtiment tenant compte des structures économiques et politiques et des idéologies qui l’entourent, par rapport à une focalisation myope sur les comportements criminels individuels et sur les démarches visant seulement à « inverser la courbe de la criminalité ». Par exemple, le fait que de nombreuses entreprises présentes sur le marché mondial s’appuient aujourd’hui sur la prison en tant que source non négligeable de profits explique la rapidité avec laquelle ces prisons se sont mises à proliférer alors que les études officielles montraient un taux de criminalité en baisse. La notion de complexe carcéro-industriel souligne également le fait que la racialisation de la population carcérale – et cela ne concerne pas seulement les États-Unis, mais aussi l’Europe, l’Amérique du Sud et l’Australie – n’est pas une caractéristique anodine. Voilà pourquoi les critiques du système carcéro-industriel formulées par les abolitionnistes et les universitaires sont étroitement associées aux critiques de la persistance mondiale du racisme. Les mouvements de lutte contre le racisme et les injustices sociales en général ne peuvent se permettre de faire l’impasse sur la question carcérale. À la conférence mondiale des Nations unies contre le racisme qui s’est tenue à Durban (Afrique du Sud) en 2001, des militants actifs dans des campagnes abolitionnistes de plusieurs pays se sont efforcés de porter ce point précis à l’attention de la communauté internationale. Ils ont démontré que l’expansion des systèmes pénitentiaires à travers la planète s’appuyait sur les structures du racisme et les renforçait dans le même temps, même si les partisans de la prison affirment qu’il s’agit d’une institution racialement neutre.
Certains des opposants au système carcéral ont parlé de « complexe correctionnel industriel » ou de « complexe pénal industriel ». Ces expressions, ainsi que celle que j’ai choisi d’employer – « complexe carcéro-industriel » –, sont une allusion directe au fameux concept de « complexe militaro-industriel » formulé pour la première fois par le président Eisenhower. Ironie du sort, ce fut en effet un président républicain qui, le premier, dénonça l’alliance grandissante et dangereuse entre le monde militaire et les entreprises privées, mais ses paroles trouvèrent un écho certain auprès des militants et des universitaires opposés à la guerre du Viêtnam. Aujourd’hui, certains affirment à tort que le complexe carcéro-industriel a investi l’espace laissé vacant par le complexe militaro-industriel. Mais la soi-disant « guerre contre le terrorisme » proclamée par George W. Bush après les attentats du 11 septembre a clairement démontré que les liens entre le militaire, les entreprises et le gouvernement n’avaient, au contraire, jamais été aussi forts. Il serait plus pertinent de définir le rapport entre le complexe militaro-industriel et le complexe carcéro-industriel comme un lien symbiotique : ils se soutiennent mutuellement, se promeuvent l’un l’autre et, en réalité, partagent souvent les mêmes technologies. Au début des années 1990, alors que la production des équipements de défense était temporairement sur le déclin, la relation entre l’industrie militaire et la justice criminelle (ou l’industrie du châtiment) a été justement décrite dans un article du Wall Street Journal intitulé « Faire payer le crime : La guerre froide des années 1990 ».
Certains acteurs de la défense ont également investi [dans ce secteur], flairant là un nouveau filon logique leur permettant de compenser les réductions des dépenses militaires. Westinghouse Electric Co., Minnesota Mining and Manufacturing Co., GDE Systems Inc. (une division de l’ancienne General Dynamics) et Alliant Techsystems Inc., pour n’en citer qu’une poignée, poussent leurs équipements de lutte contre le crime et ont crée de nouveaux départements pour reconvertir leur matériel militaire aux rues américaines. [101]
L’article décrit notamment une conférence parrainée par le National Institute of Justice, le centre de recherches du ministère américain de la Justice, intitulée « Law Enforcement Technology in the 21st Century ». Le secrétaire d’État à la Défense était l’un des principaux intervenants à cette conférence qui abordait des thèmes comme « Le rôle de l’industrie de la défense, notamment pour le double usage et la conversion ».
En tête des préoccupations : les technologies industrielles de défense susceptibles de réduire le niveau de violence dans la lutte contre le crime. L’entreprise Sandia National Laboratories, par exemple, teste actuellement une sorte de mousse épaisse qui peut être projetée sur les suspects afin de les aveugler et de les assourdir temporairement sous une couche de bulles expansives. La Stinger Corporation développe quant à elle le concept d’« armes à feu intelligentes » qui ne tirent que si elles sont actionnées par leur propriétaire, et de herses rétractables à déployer devant les véhicules en fuite. Westinghouse propose une « voiture intelligente » équipée de mini-ordinateurs capables de se connecter aux unités centrales des postes de police, pour l’enregistrement accéléré des prisonniers ainsi que des échanges rapides d’information… [102]
Mais l’analyse des liens entre les complexes militaro-industriel et carcéro-industriel ne doit pas se limiter au transfert des technologiques de l’industrie militaire vers celle du maintien de l’ordre. L’étendue de leurs similitudes structurelles est un élément encore plus pertinent dans le cadre de notre réflexion. Ces deux systèmes tirent d’énormes bénéfices des processus de destruction sociale. Ce qui profite le plus à ces entreprises, aux responsables élus de tous bords et aux agences gouvernementales pour qui l’expansion de ces systèmes constitue un enjeu majeur, ne fait qu’engendrer drames et pertes pour les communautés pauvres et dominées racialement aux États-Unis comme dans le monde. La transformation des corps incarcérés (et ils sont en majorité des corps de couleur) en sources de profit qui consomment, voire produisent, toutes sortes de marchandises, engloutit des fonds publics qui pourraient être dévolus aux programmes sociaux tels que l’éducation,le logement, les services à la petite enfance, les loisirs et la lutte antidrogue.
Le châtiment ne représente plus un segment marginal de l’économie. Les entreprises qui produisent divers types de biens – bâtiments, appareils électroniques, produits d’hygiène, etc. – et fournissent divers types de services – restauration collective, accompagnement psychologique, soins médicaux – sont désormais directement impliquées dans le business punitif. Autrement dit, des entreprises qu’on pourrait croire à mille lieux de la sphère du châtiment d’État ont à présent des intérêts majeurs dans la perpétuation d’un système carcéral dont l’obsolescence n’en est que plus difficile à reconnaître. C’est au cours des années 1980 que les liens entre le secteur privé et le monde carcéral ont connu un renforcement sans précédent. Mais dans l’histoire du système pénitentiaire américain, les prisonniers ont toujours représenté une source potentielle de profit. Ils ont notamment servi de cobayes pour la recherche médicale, positionnant ainsi la prison comme un trait d’union majeur entre les universités et les entreprises.
Après la Seconde Guerre mondiale, les expériences médicales sur les détenus ont permis d’accélérer le développement de l’industrie pharmaceutique. Voici ce que raconte Allen Hornblum :
[Le] nombre de programmes de recherche médicale aux États-Unis recourant aux prisonniers comme cobayes a connu un accroissement rapide à mesure que des médecins et chercheurs zélés, des universités subventionnaires et une industrie pharmaceutique en plein essor rivalisaient pour l’obtention de parts de marché. Les populations en marge de la société se retrouvèrent, comme toujours, dans la position du grain à moudre de l’industrie médico-pharmaceutique, et les détenus allaient devenir la matière première des profits d’après-guerre et des progrès de la recherche universitaire. [103]
L’ouvrage d’Allen Hornblum, Acres of Skin : Human Experiments at Holmesburg Prison, met en lumière la carrière d’Albert Kligman, chercheur en dermatologie et professeur à l’université de Pennsylvanie. Kligman, le « père du rétinol A » [104], a pratiqué des centaines d’expériences sur les détenus de la prison Holmesburg et formé de nombreux chercheurs à l’utilisation de méthodes de recherche considérées aujourd’hui comme contraires à la déontologie.
Quand le Dr. Kligman entra pour la première fois dans la vieille prison, il fut émerveillé par ce cadre idéal pour ses recherches. En 1966, il déclarait lors d’un entretien accordé à un journal : « Je ne voyais partout que des hectares de peau. J’étais comme un fermier découvrant une nouvelle terre fertile. » Les centaines de détenus qu’il voyait devant lui représentaient pour lui une opportunité unique de se livrer à des recherches médicales sans limites et sans le risque d’être dérangé. Dans l’interview, il décrit une « colonie anthropoïde, globalement en bonne santé » dans des conditions parfaitement contrôlées. [105]
Le temps que le programme de recherche soit supprimé en 1974 et que de nouvelles lois fédérales interdisent l’utilisation des prisonniers dans le cadre de recherches universitaires ou privées, de nombreux produits cosmétiques et de crèmes pour la peau avaient déjà été testés. Certains avaient eu des effets très nocifs sur les sujets tests et ne pouvaient être vendus sous leur forme d’origine. Johnson & Johnson, Ortho Pharmaceutical et Dow Chemical ne sont que quelques-unes des entreprises ayant tiré d’immenses profits de ces expériences.
L’impact potentiel du secteur privé sur le domaine du châtiment était donc déjà visible, dès les années 1950, avec les expériences menées par Kligman à la prison de Holmesburg. Mais c’est seulement dans les années 1980, avec la mondialisation accrue du capitalisme, que s’amorça l’afflux massif de capitaux privés vers l’économie punitive. Les processus de désindustrialisation qui entraînèrent la fermeture des usines à travers le pays donnèrent également naissance à un gigantesque vivier de personnes vulnérables et sans emploi. Un nombre croissant d’individus se mit à dépendre des services sociaux, notamment d’organismes comme l’AFDC (Aid To Families with Dependent Children, ou aide aux familles avec enfants à charge). Ce n’est pas un hasard si « l’aide sociale telle que nous la connaissons » – pour reprendre l’expression du président Clinton – s’est retrouvée sous le feu de nombreuses attaques avant d’être largement démantelée sous couvert d’une vaste « réforme de l’assistance sociale ». Dans le même temps, nous avons assisté à la privatisation et à la corporatisation de services jusqu’alors pris en charge par l’État. L’exemple le plus fl agrant de ce processus fut la transformation des hôpitaux et des services de santé gérés par le gouvernement en vastes complexes administrés par ce qu’on appelle par un doux euphémisme des sociétés de gestion médicale. Dans ce sens, nous pourrions donc également parler de « complexe médico-industriel [106] ». De fait, il existe un lien entre l’une des premières compagnies hospitalières privées, Hospital Corporation of America (HCA) et la Corrections Corporation of America (ou CCA), plus grosse entreprise américaine du secteur carcéral : des membres du conseil d’administration de la HCA, qui possède aujourd’hui deux cents établissements hospitaliers et soixante-dix centres de chirurgie ambulatoire répartis dans vingt-quatre États, mais aussi en Grande-Bretagne et en Suisse, ont contribué à la création de la CCA en 1983.
Dans le contexte d’une économie orientée comme jamais vers la quête du profit, quel qu’en soit le coût humain, et vers le démantèlement des services d’aide sociale, la survie des pauvres a été de plus en plus assombrie par l’ombre menaçante de la prison. Le projet massif de construction carcérale qui fut initié au début des années 1980 fournit les moyens de concentrer et de gérer ce que le système capitaliste avait implicitement qualifié de surplus humain. Dans le même temps, les responsables élus et les médias dominants justifiaient les nouvelles pratiques de condamnation draconiennes et l’augmentation du nombre de prisons en affirmant que c’était la seule manière de nous protéger des voleurs, des assassins et des violeurs.
Les médias, surtout la télévision [...], ont un intérêt structurel à entretenir l’idée selon laquelle nous serions confrontés à une criminalité galopante. Avec la concurrence nouvelle des réseaux câblés et des chaînes d’information continue, les journaux télévisés et les émissions consacrées à la criminalité [...] ont follement proliféré. D’après le Center for Media and Public Affairs, en une décennie, la criminalité est devenue le premier sujet abordé par les journaux télévisés du soir. De 1990 à 1998, alors que le nombre d’homicides a diminué de moitié dans l’ensemble des États-Unis, la couverture médiatique des meurtres sur les trois principales chaînes de télévision nationales a été quasiment multipliée par quatre. [107]
Alors même que le taux de criminalité était en baisse, la population carcérale grimpait en flèche. D’après un rapport du ministère de la Justice, à la fin de l’année 2001, on comptait exactement 2 100 146 détenus aux États-Unis [108]. Les termes et les chiffres cités dans ce rapport gouvernemental méritent quelques explications préliminaires. J’avoue hésiter à m’appuyer sur ces statistiques brutes, tant cela semble aller à l’encontre du raisonnement critique que devrait nourrir la compréhension du complexe carcéro-industriel. C’est précisément l’abstraction des chiffres qui joue un rôle central dans la criminalisation de ceux qui ont le malheur de se retrouver en prison. Il y a dans les prisons fédérales et d’État, les centres de détention militaire ou ceux de l’INS, quantité d’hommes et de femmes avec des profils différents, dont les vies sont effacées par les chiffres du bureau des statistiques du ministère de la Justice. Ceux-ci ne font aucune distinction entre une femme incarcérée pour trafic de drogue et un homme condamné pour le meurtre de sa compagne – lequel, incidemment, passera peut-être moins de temps derrière les barreaux que la trafiquante de drogue.
Refermons donc la parenthèse pour en venir au détail des statistiques proprement dites : fin 2001, on comptait 1 324 465 détenus dans les « prisons fédérales et d’État », 15 852 dans les « prisons territoriales », 631 240 dans les « prisons locales », 8 761 dans les « centres de détention de l’INS », 2 436 dans les « établissements militaires », 1 912 dans les « prisons des réserves indiennes » et 108 965 dans les « centres de redressement pour mineurs ». En l’espace d’une décennie, de 1990 à 2000, 351 nouveaux établissements de détention ont été pris en charge par les États et plus de 528 000 lits ont été ajoutés, portant à 1 320 le nombre d’établissements d’État, ce qui représente une augmentation de 81%. Actuellement (en 2003), on compte également 84 établissements fédéraux et 264 établissements privés [109]. Le rapport dont proviennent ces chiffres montre que l’augmentation du taux d’incarcération ralentit. Intitulé « Prisoners in 2001 », le document s’ouvre sur une introduction expliquant que « la population carcérale du pays a augmenté de 1,1%, un taux en diminution par rapport à l’augmentation annuelle de 3,8% enregistrée depuis la fin de l’année 1995. En 2001, la population carcérale a connu son taux d’inflation le plus lent depuis 1972 et sa plus faible augmentation tout court depuis 1979. [110] » Aussi faible cet accroissement soit-il, ces chiffres pourraient laisser perplexe s’ils n’étaient pas aussi bien ordonnés et organisés de façon si rationnelle. Pour les replacer dans une perspective historique, imaginez comment les gens aux XVIIIème et XIXème siècle – ou pendant la majeure partie du XXème siècle – qui assistaient alors à l’éclosion de ce système de châtiment nouveau (et révolutionnaire pour l’époque) appelé la prison, auraient réagi s’ils avaient su qu’une telle quantité d’individus y serait un jour enfermés. J’ai moi-même évoqué mes souvenirs d’une époque, il y a trente ans, où la population carcérale ne représentait qu’un dixième des chiffres actuels.
Le complexe carcéro-industriel se nourrit de schémas de privatisation qui, comme nous l’avons vu, ont également entraîné une transformation profonde des services liés à la santé, à l’éducation et à d’autres aspects de notre quotidien. En outre, cette tendance à la privatisation des prisons – qu’il s’agisse de la présence grandissante des entreprises au sein de l’économie carcérale ou de l’expansion des prisons privatisées – rappelle le vaste élan vers une industrie punitive lucrative sur le dos des nouveaux contingents de travailleurs noirs « affranchis » après la guerre de Sécession. D’après Steven Donziger, qui reprend à son compte les travaux du criminologue norvégien Nils Christie :
Les entreprises qui servent le système de justice criminelle ont besoin d’une quantité suffisante de matière première pour s’assurer une croissance à long terme. [...] Dans le domaine de la justice criminelle, la matière première n’est autre que les prisonniers eux-mêmes, et l’industrie fera toujours ce qu’il faut pour s’en garantir un approvisionnement constant. Pour que ce stock de prisonniers augmente, les politiques de justice criminelle doivent fabriquer un nombre suffisant de prisonniers, quelle que soit l’augmentation ou la diminution de la criminalité et la nécessité réelle de la détention. [111]
Juste après la guerre de Sécession, les Noirs (hommes et femmes) affranchis constituaient un gigantesque vivier de main-d’œuvre à un moment où les propriétaires de plantation – et les industriels – ne pouvaient plus s’appuyer sur l’esclavage comme ils l’avaient fait par le passé. Cette main-d’œuvre a été rendue progressivement disponible aux acteurs du secteur privé grâce au louage carcéral, que nous avons déjà largement évoqué ici, et à d’autres systèmes comme le péonage [112]. Souvenons-nous qu’après l’abolition de l’esclavage, la population pénale avait connu une transformation radicale pour devenir majoritairement noire dans les États du Sud. Historiquement parlant, cette brusque inflation de la population carcérale noire explique pourquoi on accepte aujourd’hui si facilement la part disproportionnée de détenus noirs dans les prisons. En 2002, d’après le bureau des statistiques du ministère de la Justice, les Afro-Américains représentaient la majorité des individus incarcérés dans les prisons centrales, fédérales ou d’État avec un total de 803 400 détenus – soit 118 600 de plus que les détenus blancs. Si l’on inclut les Latinos, il faut encore y ajouter 283 000 détenus de couleur supplémentaires [113].
Compte tenu de la vitesse galopante à laquelle progresse l’incarcération des Noirs, l’actuelle composition raciale de la population carcérale se rapproche de celle qu’on pouvait constater dans le Sud après la guerre de Sécession, à l’époque des chaînes de forçats et du louage pénal. Que cette matière première humaine serve de main-d’œuvre ou de clientèle pour les biens et les services fournis par les entreprises carcérales privées, il est clair que si les corps noirs sont jugés superflus dans le « monde libre », ils constituent bien une source de profit non négligeable au sein de l’univers carcéral.
Le processus de privatisation induit par le louage carcéral a ses équivalents dans le monde d’aujourd’hui, puisque des sociétés comme la cca et Wackenhut gèrent des prisons dans un but ouvertement lucratif. Au début du XXIème siècle, on comptait 91 828 prisonniers d’État ou fédéraux incarcérés dans des établissements gérés par des entreprises carcérales privées aux États-Unis [114].
Le Texas et l’Oklahoma peuvent se vanter de posséder le plus grand nombre de détenus dans des prisons privées. Le Nouveau-Mexique incarcère 44% de ses détenus dans des établissements pénitentiaires privés, et des États comme le Montana, l’Alaska et le Wyoming leur ont confié plus d’un quart de leurs propres prisonniers [115]. Dans le cadre d’accords qui ne sont pas sans rappeler le système de louage carcéral, le gouvernement fédéral, les États et les collectivités locales versent à ces sociétés privées une taxe pour chaque détenu, ce qui signifi e que les entreprises carcérales ont intérêt à garder leurs prisonniers le plus longtemps possible et à veiller à ce que leurs établissements ne désemplissent pas.
Le Texas comporte trente-quatre établissements appartenant au gouvernement mais gérés par le secteur privé, où sont détenues environ 5 500 personnes provenant de tous les États-Unis. Ces établissements génèrent près de 8 millions de dollars de revenus annuels pour l’État texan [116]. L’un des exemples les plus saisissants de cette situation est la toute puissance de la société Capital Correctional Resources Inc., qui gère le centre de détention de Brazoria, un établissement appartenant au gouvernement et situé à une soixantaine de kilomètres de Houston. Brazoria a éveillé l’intérêt du public au mois d’août 1977 lorsqu’une vidéo diffusée sur une chaîne de télévision nationale a montré des prisonniers mordus par des chiens, frappés à l’entrejambe et piétinés par des surveillants. Contraints de ramper sur le sol, les détenus recevaient également des décharges de pistolets paralysants tandis que les gardes – qui s’adressaient notamment à un prisonnier noir en l’appelant boy – leur hurlaient « Plus vite ! » [117] Après la diffusion de ces images, l’État du Missouri récupéra les 415 prisonniers qu’il avait transférés à Brazoria. Malgré la relative absence de commentaires de la part des journalistes pour souligner la dimension indéniablement raciale de ces agissements, les images diffusées à la télé montraient clairement que les prisonniers noirs constituaient la cible principale des attaques du personnel carcéral.
Cet enregistrement de trente-deux minutes, présenté par la direction de Brazoria comme une vidéo d’entraînement – utilisée soi-disant pour montrer aux employés de la prison « ce qu’il ne faut pas faire » –, fut réalisé en septembre 1996, lorsqu’un garde avait soi-disant flairé une odeur de marijuana dans la prison. Preuve magistrale, s’il en est, des mauvais traitements infligés aux détenus dans les prisons privées, cette vidéo a été mise au jour dans le cadre de l’instruction d’une plainte ouverte par l’un des prisonniers ayant été mordu par un chien ; cet homme attaquait le comté de Brazoria et réclamait 100 000 dollars de dommages et intérêts. Le comportement des gardiens – qui, d’après les prisonniers de Brazoria, était en réalité bien pire que ne le montraient ces images – en dit long non seulement sur la manière dont de nombreux détenus sont traités à travers le pays, mais sur un certain état d’esprit général du public envers les personnes incarcérées.
Comme le révèle un reportage de l’Associated Press, agence de presse mondiale basée aux États-Unis, certains des anciens détenus de Brazoria originaires du Missouri, une fois retransférés dans leur État, se sont confiés au journal Kansas City Star :
« Les gardiens utilisaient des aiguillons à bétail et d’autres moyens d’intimidation pour imposer le respect aux prisonniers et les obliger à dire J’aime le Texas. Ce que vous avez vu sur la vidéo n’était qu’une miette de ce qui s’est passé là-bas ce jour-là », explique le détenu Louis Watkins à propos des événements filmés le 18 septembre 1996. « Même au cinéma, je n’avais jamais vu ça. » [118]
En 2000, aux États-Unis, vingt-six entreprises à but lucratif géraient environ cent cinquante établissements répartis dans vingt-huit États [119]. Les deux plus grandes d’entre elles, la cca et Wackenhut, contrôlaient à elles seules 76,4% du marché carcéral privé. Le siège social de la cca se trouve à Nashville, Tennessee ; jusqu’en 2001, son principal actionnaire était la multinationale Sodexho Alliance basée à Paris et qui, par le biais de son sous-traitant états-unien, Sodexho Marriott, assurait la restauration collective dans neuf cents universités américaines. Le Prison Moratorium Project, un organisme pour l’abolition carcérale misant particulièrement sur l’engagement militant des jeunes, a organisé une vaste campagne de protestation contre Sodexho Marriott sur les campus à travers tout le pays. Parmi les établissements ayant décidé de résilier leur contrat avec Sodexho, citons l’université d’Albany, le Goucher College et l’université James Madison. Les étudiants avaient organisé des sit-in et des manifestations sur plus de cinquante campus avant que Sodexho ne renonce à ses intérêts financiers au sein de la CCA à l’automne 2001 [120].
Bien que les prisons privées représentent une proportion relativement peu élevée des établissements carcéraux aux États-Unis, le modèle de privatisation est en passe de devenir le premier mode de gestion du châtiment dans de nombreux autres pays [121]. Ces sociétés ont notamment voulu profiter de l’inflation de la population carcérale féminine, aux États-Unis comme ailleurs dans le monde. En 1996, la première prison australienne privée pour femmes a été inaugurée par la CCA à Melbourne. L’État de Victoria « a adopté le modèle américain de privatisation permettant de confier le financement, la construction, et la gestion entière de la prison à un entrepreneur unique auquel le gouvernement rembourse les frais de construction sur plus de vingt ans. Cela signifie qu’il est virtuellement impossible de se débarrasser du concessionnaire, puisqu’il est le propriétaire de la prison. [122] »
Suite à la grande campagne organisée par des groupes de militants anti-carcéraux à Melbourne, l’État de Victoria résilia son contrat avec la CCA en 2001. Mais une partie non négligeable du système carcéral australien demeure privatisée. À l’automne 2002, le gouvernement du Queensland prolongea son contrat avec Wackenhut pour la gestion d’une prison de 710 places à Brisbane. La valeur de ce contrat établi pour cinq ans était de 65,5 millions de dollars. En plus de la prison de Brisbane, Wackenhut gérait onze autres établissements pénitentiaires en Australie et en Nouvelle-Zélande et fournissait des services de santé dans onze prisons publiques de l’État de Victoria [123]. Dans le communiqué de presse annonçant le renouvellement du contrat, Wackenhut décrivait ainsi ses activités à l’échelle planétaire :
WCC, leader mondial de l’industrie correctionnelle privatisée, détient des contrats et des licences pour la gestion de soixante établissements correctionnels et de détention en Amérique du Nord, en Europe, en Australie, en Afrique du Sud en en Nouvelle-Zélande pour un total d’environ 43 000 places. WCC fournit également des services de transport des prisonniers, des appareils de surveillance électronique pour les détenus assignés à résidence, ainsi que des services de soins médicaux et psychiatriques. WCC propose aux agences gouvernementales des solutions clé en main pour le développement de nouvelles institutions correctionnelles et psychiatriques, incluant la conception, la construction, le financement et la gestion. [124]
Mais pour comprendre toute l’étendue du complexe carcéro-industriel, il ne suffit pas d’évoquer le pouvoir inquiétant de l’économie carcérale privée. Par définition, ces sociétés courtisent les gouvernements dans le but de décrocher des contrats, mêlant ainsi châtiment et profits en une périlleuse étreinte. Or ce n’est là que la pointe de l’iceberg ; il ne faudrait pas ignorer le phénomène de corporatisation à grande échelle qui caractérise le système pénal contemporain. Comparé à d’autres époques historiques, l’économie carcérale n’est plus aujourd’hui un petit réseau de marchés restreint, identifiable et maîtrisable. De nombreuses entreprises, que les consommateurs du « monde libre » connaissent bien, ont trouvé de nouvelles opportunités d’expansion en vendant leurs produits aux établissements carcéraux.
Dans les années 1990, le large éventail de sociétés qui se font de l’argent grâce aux prisons est absolument sidérant – des savons Dial aux biscuits Famous Amos, de AT&T aux fournisseurs de services de santé. [...] En 1995, Dial a vendu pour 100 000 dollars de produits au seul système carcéral de l’État de New York. [...] Quand VitaPro Foods, société canadienne siégeant à Montréal, s’est associée aux prisons texanes pour leur vendre ses substituts de viande à base de soja, le contrat s’élevait à 34 millions de dollars par an. [125]
Parmi les nombreuses entreprises présentes dans les pages jaunes du site Internet corrections.com, on retrouve Archer Daniel Midland, Nestlé Food Service, Ace Hardware, Polaroid, Hewlett-Packard, R.J. Reynolds ainsi que les sociétés de communication comme Sprint, AT&T Television, Verizon et Ameritech. L’une des conclusions qui s’imposent ici, c’est que même si l’on interdisait les entreprises carcérales privées – hypothèse fort peu probable –, le complexe carcéro-industriel et ses multiples stratégies de profit resteraient relativement inchangés. Les prisons privatisées constituent des sources de profit directes pour les entreprises qui les dirigent, mais les prisons publiques sont tellement saturées de produits et de services fournis par le secteur privé que la distinction n’est pas aussi marquée qu’on pourrait le croire. Les campagnes anti-privatisation qui présentent les prisons publiques comme une alternative saine aux prisons privées peuvent induire en erreur. Il est vrai que l’une des raisons expliquant la rentabilité des prisons privées est qu’elles exploitent une main-d’œuvre non syndiquée, détail essentiel qui se doit d’être souligné ; néanmoins, les prisons publiques sont désormais tout autant associées à l’économie privée et constituent donc une source croissante de profits capitalistes.
L’afflux massif des investissements privés dans la sphère punitive a fait évoluer de manière significative les enjeux du projet anti-carcéral. Cela signifie que les militants abolitionnistes doivent être prêts à pousser leurs réflexions et leurs stratégies bien au-delà de la simple institution pénitentiaire. La rhétorique de la réforme, qui a souvent constitué le socle des critiques envers le système carcéral, ne suffit plus dans le contexte actuel. Les approches réformatrices qui tendent à entériner l’utilité de la prison ne permettent pas de dénoncer les liens économiques et politiques qui définissent le système carcéral d’aujourd’hui. Cela signifie qu’à l’ère du complexe carcéro-industriel, les militants doivent poser sérieusement la question des liaisons dangereuses entre le capitalisme globalisé et la diffusion du système carcéral états-unien à travers le monde.
L’économie carcérale mondiale est indiscutablement dominée par les États-Unis. Non seulement elle repose sur des produits, des services et des idées vendus clé en main aux États étrangers, mais elle exerce également une influence considérable sur le développement d’un certain type de châtiment d’État à travers le monde. Exemple frappant de ce phénomène, l’opposition aux tentatives de la Turquie de modifier son parc carcéral. Au mois d’octobre 2000, les prisonniers turcs, dont la plupart sont liés à des mouvements politiques de gauche, ont entamé une « grève de la faim à mort » afin de protester contre la décision gouvernementale d’introduire des prisons de « type F » à l’américaine. Comparées aux établissements classiques avec dortoirs, ces prisons nouvelles sont équipées de cellules pour une à trois personnes ; les détenus contestent généralement ce dispositif qui facilite des régimes d’isolement, les exposant ainsi aux mauvais traitements et à la torture. En décembre 2000, trente prisonniers turcs furent tués lors d’affrontements avec les forces de l’ordre dans une vingtaine de prisons à travers le pays [126]. En septembre 2002, plus de cinquante détenus étaient morts des suites de leur grève de la faim dont deux femmes, Gulnihal Yilmaz et Birsen Hosver, alors dernières victimes en date de cette hécatombe.
Ces prisons de « type F » souhaitées par le gouvernement turc s’inspiraient des prisons supermax états-uniennes conçues pour mater les détenus réputés incontrôlables en les plaçant en confinement individuel illimité et en les soumettant à divers degrés d’isolement sensoriel. Dans son compte-rendu de 2002, l’association Human Rights Watch se penchait sur les inquiétudes soulevées par l’expansion des prisons ultramodernes à sécurité supermaximale :
À l’origine prédominant aux États-Unis, [...] le modèle supermax s’est répandu dans un nombre croissant d’autres pays. Les prisonniers enfermés dans ces établissements passent une moyenne de vingt-trois heures par jour en confinement total, sont soumis à une solitude et une inactivité extrêmes, et bénéficient d’un niveau scandaleusement limité d’opportunités récréatives et éducatives. Bien que les autorités carcérales justifient la nécessité de ces prisons supermax en arguant qu’elles abritent uniquement les individus les plus dangereux, fauteurs de troubles ou fugitifs potentiels, il existe peu de garde-fous pour empêcher d’autres prisonniers de se voir transférer de façon arbitraire ou discriminatoire vers ces établissements. En Australie, l’inspecteur des services de détention a découvert que certains détenus étaient confinés indéfiniment dans des unités spéciales de haute sécurité sans savoir pourquoi, ni pour combien de temps. [127]
L’Afrique du Sud est l’un des nombreux pays ayant adopté les établissements de très haute sécurité. La prison supermax de Kokstad, dans le KwaZulu-Natal, fut achevée au mois d’août 2000, mais ne fut inaugurée qu’en mai 2002. Ironie du sort, la raison invoquée pour ce retard fut un conflit autour de la question de la gestion de l’eau entre la prison et un nouveau lotissement résidentiel bon marché. Je souligne l’exemple de l’Afrique du Sud à cause de l’apparente facilité avec laquelle le modèle carcéral américain le plus répressif s’est imposé dans ce pays qui venait tout juste de se lancer dans un projet de société démocratique, antiraciste et antisexiste ; l’Afrique du Sud fut notamment la première nation au monde à garantir les droits constitutionnels des homosexuels, et s’empressa de supprimer la peine de mort après l’abolition de l’apartheid. Néanmoins, suivant en cela l’exemple des États-Unis, son système carcéral est en pleine expansion et devient de plus en plus répressif. Wackenhut a signé plusieurs contrats avec le gouvernement sud-africain ; en construisant elle-même ses prisons, l’entreprise ne fait qu’entériner la tendance générale à la privatisation de l’économie (qui affecte la qualité des services publics de base).
La participation de l’Afrique du Sud au complexe carcéro-industriel constitue un obstacle majeur à la création d’une société démocratique. Aux États-Unis, nous avons déjà ressenti les effets insidieux et nuisibles de l’expansion des prisons sur le plan social. La société semble attendre tranquillement que les jeunes hommes – mais aussi de plus en plus de jeunes femmes – noirs, latinos, amérindiens et asiatico-américains soient naturellement transférés du monde libre vers la prison où ils auraient, paraît-il, leur juste place. Malgré les victoires importantes des mouvements antiracistes depuis la seconde moitié du XXème siècle, le racisme se cache au sein même de nos structures institutionnelles et son refuge le plus sûr est le système carcéral.
Les arrestations xénophobes d’immigrés originaires du Moyen-Orient après les attentats du 11 septembre et la rétention délibérée d’informations concernant l’identité d’un certain nombre de ces personnes détenues dans les centres de l’ins (dont certains sont gérés par des entreprises privées) n’augurent rien de bon pour l’avenir de la démocratie. La détention, dans l’indifférence générale, d’un nombre croissant de sans-papiers en provenance des pays du Sud a été considérablement facilitée par les structures et les idéologies associées au complexe carcéro-industriel. Il nous sera difficile d’aller dans le sens de la justice et de l’égalité au XXIème siècle si nous refusons de reconnaître le rôle majeur joué par ce système dans l’emprise grandissante du racisme et de la xénophobie.
Les opposants au complexe carcéro-industriel voient dans le projet abolitionniste un outil vital pour élargir le terrain de la lutte pour la démocratie. Ce mouvement est donc engagé dans la lutte contre le racisme, le capitalisme, le sexisme et l’homophobie. Il appelle à l’abolition de la prison en tant que mode de châtiment dominant tout en reconnaissant le besoin de solidarité avec les millions de femmes, d’hommes et d’enfants qui se trouvent derrière les barreaux. L’un des défis majeurs qui se présentent à lui est d’appeler à la création d’un cadre de vie plus humain pour les personnes en détention, sans pour autant encourager la pérennité de la prison. Comment trouver le bon équilibre entre la défense passionnée des droits des détenus (en militant notamment pour une diminution des violences en prison, l’arrêt des agressions sexuelles d’État, un meilleur accompagnement médical et psychiatrique, un accès facilité aux programmes de lutte antidrogue, des opportunités de formation plus épanouissantes, la syndicalisation de la main-d’œuvre carcérale, le renforcement des liens avec les familles et les communautés d’origine, l’instauration de peines plus courtes ou de substitution) et l’appel à la mise en place de solutions alternatives à l’incarcération, à l’arrêt de la construction de prisons supplémentaires et au développement de stratégies abolitionnistes remettant en cause la place des prisons dans notre avenir ?
6. Alternatives abolitionnistes
« Oubliez les réformes carcérales ; il est temps d’évoquer l’abolition des prisons dans la société américaine. [...] Mais une minute – l’abolition ? Où va-t-on mettre les prisonniers, les "criminels" ? Quels sont les autres choix possibles ? D’abord, même si nous n’avions aucun autre choix, cela engendrerait moins de crimes que ne le font actuellement les centres de formation criminelle. Deuxièmement, la seule véritable alternative serait de construire une société qui n’ait pas besoin de prisons. Une redistribution honnête du pouvoir et des richesses pour éteindre le feu caché de l’envie qui embrase tous les crimes liés à la possession – qu’il s’agisse des vols commis par les pauvres ou des détournements de fonds perpétrés par les riches. Et un sens profond de la communauté capable de soutenir, de réintégrer et de réhabiliter tous ceux qui se sentent soudain envahis par la rage ou le désespoir, et de les regarder non pas comme des objets – des "criminels" – mais comme des individus ayant enfreint la loi, comme c’est le cas de la plupart d’entre nous. » Arthur Waskow, Institute for Policy Studies [128]
Si on supprime les prisons, par quoi alors les remplacer ? Telle est la question piège qui souvent coupe court à toute tentative de réflexion poussée sur les visées abolitionnistes. Pourquoi serait-il si difficile d’imaginer des solutions alternatives à notre système d’incarcération ? Un certain nombre de raisons expliquent notre résistance à l’idée qu’il serait possible de façonner un système de justice entièrement différent – et plus égalitaire. Premièrement, nous considérons notre système pénal, avec sa dépendance démesurée à la prison, comme une norme absolue ; nous avons donc le plus grand mal à envisager d’autres solutions pour traiter le cas des quelque deux millions de personnes actuellement incarcérées dans les prisons fédérales et d’État, les établissements correctionnels pour mineurs et les centres de détention pour migrants. L’ironie, c’est que même les opposants à la peine capitale considèrent souvent l’emprisonnement à perpétuité comme une solution de remplacement raisonnable. S’il est bien sûr indispensable de supprimer les condamnations à mort, nous devons être attentifs à la manière dont ces campagnes tendent à reproduire les vieux schémas historiques ayant permis l’émergence de la prison comme mode de châtiment principal. La peine de mort a coexisté avec la prison alors que celle-ci était censée représenter une alternative aux punitions corporelles et capitales. Il y a là une dichotomie majeure. Pour la combattre, il serait peut-être intéressant de relier les objectifs des campagnes contre la peine capitale aux stratégies pour l’abolition carcérale.
Il est vrai qu’en restant aveuglément focalisés sur le système actuel – et sans doute est-ce la raison pour laquelle nous partons du principe que la perpétuité est l’unique alternative à la peine capitale –, il est très difficile d’imaginer un système structurellement similaire permettant de gérer une population aussi considérable de délinquants. Pourtant, il suffit d’éloigner notre regard de la prison, perçue à tort comme une institution isolée, pour nous intéresser au vaste réseau de liens qui régit le complexe carcéro-industriel et entrevoir ainsi plus aisément une pluralité de propositions. En d’autres termes, un cadre d’analyse élargi pourrait nous fournir des pistes plus nombreuses que si nous nous bornons à rechercher la solution de remplacement unique au système carcéral. La première étape consisterait donc à renoncer à la quête utopique d’une méthode punitive qui remplirait exactement les mêmes fonctions que la prison.
Depuis les années 1980, le système carcéral est de plus en plus imbriqué dans la vie économique, politique et idéologie des États-Unis ainsi que dans la distribution internationale des marchandises, de la culture et de l’idéologie états-uniennes. Par conséquent, le complexe carcéro-industriel représente bien plus que la somme de toutes les prisons de notre pays. C’est un réseau de liens symbiotiques tissé entre les communautés pénitentiaires, les sociétés multinationales, les conglomérats des médias, les syndicats de gardiens de prison et les institutions législatives et judiciaires. S’il est vrai que notre acception actuelle du châtiment est façonnée par ces interrelations, alors les stratégies abolitionnistes les plus efficaces se doivent de les dénoncer et de proposer des solutions pour les démanteler. Quels moyens nous donnons-nous d’imaginer un système dans lequel le châtiment ne pourrait pas devenir source de profit capitaliste ? Comment concevoir un projet de société dans laquelle la race et la classe ne seraient pas les déterminants prioritaires du châtiment ? Une société où la justice ne s’exercerait plus autour du souci central du châtiment ?
La réponse abolitionniste à ces questions consiste à imaginer une constellation de stratégies et d’institutions dont l’objectif serait de faire disparaître la prison du paysage social et idéologique de notre société. Autrement dit, il ne s’agirait pas de rechercher des substituts similaires à la prison, comme par exemple l’assignation à résidence avec bracelet électronique, mais plutôt de réfléchir à un continuum de solutions permettant d’éviter l’incarcération : démilitarisation des écoles, revitalisation de l’éducation à tous les niveaux, mise en place d’un système de santé dispensant des soins médicaux et psychiatriques gratuits et instauration d’un système judiciaire basé sur la réparation et la réconciliation plutôt que sur la rétribution et la vengeance.
La création d’institutions nouvelles susceptibles d’occuper le terrain pour l’instant monopolisé par le carcéral pourrait contribuer peu à peu au désengorgement des prisons, dont l’empreinte se réduirait ainsi dans notre paysage social et psychique. C’est pourquoi l’école peut être considérée comme l’alternative la plus efficace au pénitencier. Tant que les établissements scolaires dans les communautés de couleur paupérisées ne seront pas débarrassés des structures de répression qui y ont été mises en place (notamment la présence de gardes et de policiers armés) et transformés en lieux qui transmettent véritablement l’envie d’apprendre, ils resteront le plus sûr chemin vers la prison. L’idée serait donc de transformer l’école en un vecteur de décarcération. Concernant notre système de santé, il est important de souligner le manque flagrant d’institutions accessibles aux personnes pauvres souffrant de troubles émotionnels et mentaux. On compte actuellement plus de malades mentaux en prison que dans les établissements psychiatriques. Cet appel à la construction d’établissements conçus spécialement pour aider les plus pauvres ne doit en aucun cas être interprété comme une volonté de revenir à l’ancien système de soins psychiatriques, lequel était – et demeure encore sous bien de nombreux aspects – aussi répressif que la prison. Il s’agit simplement d’affirmer la nécessité d’éradiquer les disparités de race et de classe sociale dans l’accès aux soins afin de créer un vecteur de décarcération supplémentaire.
En résumé, plutôt que d’imaginer une seule alternative possible au système punitif actuel, nous pourrions réfléchir à un faisceau de dispositifs exigeant une transformation radicale de nombreux aspects de notre société. Les solutions qui éludent la question du racisme, du machisme, de l’homophobie, des préjugés liés à la classe sociale et d’autres structures de domination ne permettront pas, au final, d’aller vers un désengorgement des prisons et ne feront nullement avancer le programme abolitionniste.
Dans ce contexte, il paraît logique de considérer la dépénalisation de la drogue comme élément essentiel d’une stratégie d’ensemble visant simultanément à contrer les structures racistes au sein du système pénal et à favoriser la décarcération. Ainsi, parallèlement à la dénonciation du rôle joué par la soi-disant « guerre contre la drogue » dans l’incarcération massive de personnes de couleur, les propositions pour la dépénalisation de la drogue doivent s’accompagner d’un ensemble de programmes gratuits de proximité et accessibles à toutes les personnes qui le souhaitent. Je ne veux pas dire que tous les consommateurs de drogue – ou seuls les consommateurs de drogues illicites – ont besoin d’aide. Cependant, tout individu souhaitant vaincre sa dépendance aux stupéfiants devrait avoir accès à des traitements adaptés, quel que soit son statut économique.
Les institutions spécialisées dans le traitement des troubles de l’addiction sont déjà accessibles aux citoyens les plus aisés. La plus célèbre d’entre elles aux États-Unis est la clinique Betty Ford qui, d’après son site Internet, « accueille les patients dépendants à l’alcool et aux substances psychoactives. Les consultations sont ouvertes à toute personne, homme ou femme, âgée de plus de 18 ans sans la moindre distinction de race, de confession religieuse, de sexe, de nationalité ou de ressources économiques. » Cependant, le tarif journalier pour les six premiers jours de soins s’élève à 1 175 dollars, puis à 525 dollars. Pour les patients ayant besoin d’un mois de traitement, le coût total avoisine donc les 19 000 dollars, soit presque deux fois le salaire annuel d’une personne touchant le salaire minimum.
Les pauvres devraient eux aussi avoir accès volontairement à des programmes de traitement efficaces contre l’addiction aux stupéfiants. Comme le centre Betty Ford, les établissements qui les accueillent ne devraient pas dépendre du système pénal. Comme au centre Betty Ford, les membres de la famille devraient être autorisés à s’impliquer dans le processus thérapeutique. Mais contrairement au centre Betty Ford, la prise en charge devrait être gratuite. Pour que les stratégies de lutte antidrogue puissent véritablement compter parmi les « alternatives abolitionnistes », elles ne devraient pas s’appuyer sur l’emprisonnement comme ultime recourt – contrairement aux programmes de désintoxication actuels, auxquels les individus sont « condamnés » sous injonction de justice.
La campagne pour la dépénalisation des stupéfiants – de la marijuana à l’héroïne – ne connaît pas de frontières et a amené des nations comme les Pays-Bas à réviser leurs lois en la matière pour légaliser la consommation personnelle de drogues douces comme la marijuana et le haschich. Les Pays-Bas sont également des pionniers de la légalisation du travail sexuel, autre domaine ayant fait l’objet de campagnes massives de dépénalisation. Il suffirait de supprimer toutes les lois pénalisant la consommation de drogue et la vente de services sexuels – à ce titre, la fin de la prohibition de l’alcool est un exemple pertinent. Cette double dépénalisation ferait considérablement progresser le projet de décarcération (autrement dit la réduction significative du nombre de personnes condamnées à des peines de prison) dans le but de démanteler à terme le système carcéral en tant que mode de châtiment principal. L’autre tâche qui incombe aux abolitionnistes carcéraux est d’identifier les autres comportements dont la dépénalisation permettrait d’effectuer un pas supplémentaire dans ce sens.
L’un des aspects les plus évidents et urgents de cette démarche de dépénalisation concerne les droits des migrants. Le nombre croissant d’individus incarcérés en prison ou dans des centres de détention pour migrants – surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001 – peut être réduit en mettant fin au processus de criminalisation des personnes ayant franchi les frontières états-uniennes sans papiers. Les campagnes appelant à la fin des poursuites contre ces migrants illégaux contribuent de manière significative à la lutte contre le complexe carcéro-industriel, contre le racisme et la domination masculine. Quand les femmes originaires de l’hémisphère sud se retrouvent emprisonnées, au lieu de se voir accorder le statut de réfugiées, pour être entrées sur le territoire états-unien afin d’échapper à des violences sexuelles, cela renforce la tendance générale à sanctionner les personnes persécutées dans leur quotidien en raison de la pandémie de violence qui continue d’être légitimée par nos structures idéologiques et légales.
Aux États-Unis, certains s’appuient sur le « syndrome de la femme battue » pour affirmer qu’une femme tuant un époux ou un compagnon violent ne devrait pas être inculpée de meurtre. Cette affirmation a été abondamment critiquée, à la fois par les détracteurs et les défenseurs du féminisme : les premiers refusent de reconnaître la banalité et l’horreur des violences conjugales, tandis que les seconds contestent l’idée selon laquelle les femmes qui tuent leur tortionnaire ne seraient pas responsables de leurs actes. La réponse des mouvements féministes – quelle que soit la diversité de leurs positions sur le syndrome de la femme battue – est que la violence conjugale est un problème de société omniprésent et complexe qui ne peut être résolu en emprisonnant les femmes qui se défendent contre leur bourreau. Par conséquent, la mise en place de stratégies de lutte contre ces violences – aussi bien dans le cadre de la vie privée que dans les rapports entre les femmes et l’État – devrait particulièrement nous mobiliser.
Les propositions que j’ai énumérées jusqu’à présent (et la liste est non exhaustive : on pourrait également parler de l’emploi et de la revalorisation des salaires, des solutions de remplacement des services sociaux dévastés, de l’accès aux loisirs dans les quartiers défavorisés, et j’en passe) sont liées directement ou indirectement à notre système actuel de justice pénale. Mais toutes ont pour objectif de diminuer l’impact du complexe carcéro-industriel sur notre vie. Comme elles contestent le racisme et les autres outils de domination sociale, leur mise en œuvre contribue certainement au projet abolitionniste de désincarcération.
En élaborant des stratégies de décarcération et en tissant un vaste réseau de solutions alternatives, nous travaillons à la déconstruction idéologique du lien conceptuel entre crime et châtiment. Une compréhension plus nuancée de l’impact social du système punitif exige en effet de renoncer à notre conception habituelle du châtiment en tant que conséquence inévitable du crime. Nous pourrions alors reconnaître que le « châtiment » n’est pas la suite logique du « crime » dans le cadre ordonné d’un discours sur la justice de l’emprisonnement, mais plutôt qu’il a partie liée – surtout en ce qui concerne la prison (et la peine capitale) – avec les intérêts politiques, la quête de profit des grandes entreprises et l’exploitation médiatique de la criminalité. L’emprisonnement est étroitement lié à la race des individus les plus susceptibles de se retrouver devant un tribunal. Il est également indissociable de la notion de classe sociale et, comme nous l’avons vu, structure le système punitif sur une base genrée. Si nous démontrons que les alternatives abolitionnistes perturbent ces interrelations et qu’elles s’efforcent de désarticuler les liens crime/châtiment, race/châtiment, classe sociale/châtiment et genre/châtiment, alors nous cesserons de voir la prison comme une institution isolée pour prendre en compte toutes les connexions sociétales qui favorisent son maintien.
Cet effort pour créer un nouveau terrain conceptuel permettant d’imaginer les solutions alternatives à l’emprisonnement implique de s’interroger sur les raisons idéologiques pour lesquelles les « criminels » ont été constitués en tant que classe – et, qui plus est, une classe qui ne mériterait pas de jouir des droits civiques et humains accordés aux autres citoyens. Les criminologues radicaux ont souligné depuis longtemps que la catégorie des « délinquants » recouvre bien plus que les individus officiellement reconnus comme des criminels, puisque chacun de nous a déjà enfreint la loi à un moment donné de son existence. Même le président Clinton a reconnu avoir déjà fumé de la marijuana, en insistant toutefois sur le fait qu’il n’avait pas inhalé la fumée. Cependant, les disparités avérées dans l’intensité de la surveillance policière – comme démontré dans les faits d’actualité par la récurrence du « profilage racial » – expliquent en partie les disparités liées à la race et à la classe sociale dans les taux d’arrestation et d’incarcération. Par conséquent, si nous sommes prêts à analyser sérieusement les effets de notre système de justice basé sur la race et la classe sociale, nous verrons que d’énormes quantités d’individus sont en prison pour la seule raison qu’ils sont noirs, chicanos, vietnamiens, amérindiens ou simplement pauvres, toutes origines ethniques confondues. Ces gens atterrissent en prison non pas tant pour les crimes qu’ils ont, en effet, peut-être commis, mais parce que leur communauté d’origine est criminalisée. Les programmes de dépénalisation devront non seulement permettre d’assouplir les lois relatives à certaines pratiques – consommation de drogue et travail sexuel, notamment – mais aussi de décriminaliser certaines populations et communautés.
Dans le contexte de ces alternatives abolitionnistes, il paraît logique de s’intéresser à la question des transformations nécessaires au cœur même de notre système judiciaire. Au-delà de la diminution du nombre de comportements susceptibles d’amener les citoyens au contact des autorités policières et judiciaires se pose également la question du traitement réservé à ceux qui portent atteinte à l’intégrité physique ou aux biens d’autrui. De nombreux organismes et individus, aux États-Unis comme dans le reste du monde, proposent d’autres modes possibles d’exercice de la justice. Dans certains cas bien précis, des gouvernements ont tenté de mettre en place des solutions alternatives allant de la résolution de conflit à la justice réparatrice ou restauratrice. Des chercheurs comme Herman Bianchi ont avancé l’idée que le crime devait être défini en termes d’actes délictuels et que la loi réparatrice devait remplacer la loi criminelle. Pour reprendre ses termes, « [celui ou celle qui enfreint la loi] n’est plus, par conséquent, une personne mauvaise, mais un débiteur, un être redevable dont le devoir en tant qu’humain est de reconnaître la responsabilité de ses actes et d’en assumer la réparation [129] ».
Il existe un corpus florissant consacré à la refonte de nos systèmes de justice autour des stratégies de réparation plutôt que de rétribution ; de même, il existe un faisceau de preuves grandissant des avantages de ces approches judiciaires et de leur potentiel démocratique. Plutôt que de répéter les mêmes débats de ces dernières décennies – dont la lancinante question : « Que vont devenir les assassins et les violeurs ? » –, je préfère conclure en citant un très bel exemple de démarche de réconciliation réussie. Je veux parler du cas d’Amy Biehl, une Californienne originaire de Newport Beach assassinée par de jeunes sud-africains à Gugulethu, un bidonville noir situé près de Cape Town.
En 1993, alors que l’Afrique du Sud était sur le point d’abolir l’apartheid, Amy Biehl, une étudiante inscrite dans un programme international d’échange avec une université sud-africaine, participait activement à la reconstruction du pays. Nelson Mandela avait été libéré en 1990 mais n’avait pas encore été élu président. Le 25 août, la jeune femme raccompagnait ses amis noirs à Gugulethu quand son véhicule fut ciblé par un groupe d’individus qui se mirent à crier des slogans anti-Blancs ; elle fut lapidée et poignardée à mort. Quatre des hommes ayant participé à l’attaque furent reconnus coupables de meurtre et condamnés à dix-huit ans de prison. En 1997, Linda et Peter Biehl, les parents d’Amy, décidèrent de soutenir les demandes d’amnistie présentées par les assassins de leur fille à la commission vérité et réconciliation. Les quatre coupables présentèrent leurs excuses aux parents d’Amy et furent relâchés en 1998. Deux d’entre eux – Easy Nofemala et Ntobeko Peni – exprimèrent le souhait de rencontrer les Biehl qui acceptèrent, en dépit des pressions de leur entourage [130]. Nofemela (c’est lui qui le raconte) ressentait le besoin de s’excuser davantage pour le meurtre d’Amy qu’il n’avait pu le faire lors des audiences de la commission Vérité et réconciliation. « Je sais que vous avez perdu quelqu’un que vous aimiez, leur déclara-t-il lors de cette entrevue. Je vous demande de me pardonner et de m’accepter comme votre enfant. [131] »
Les Biehl, qui avaient créé la Fondation Amy Biehl après la mort de leur fille, demandèrent aux deux jeunes hommes de travailler pour l’antenne locale de la fondation à Gugulethu. Peni devint administrateur, et Nofemela moniteur de sport. En juin 2002, ils accompagnèrent Linda Biehl à New York pour intervenir avec elle devant l’académie américaine de thérapie familiale sur le thème de la justice restauratrice et réparatrice. Dans une interview accordée au Boston Globe, Linda Biehl, à qui on demandait ce qu’elle ressentait vis-à-vis de ces hommes qui avaient assassiné sa fille, expliqua : « J’ai beaucoup d’amour pour eux. » Après la mort de Peter Biehl en 2002, elle leur acheta à chacun un terrain en mémoire de son mari afin qu’ils puissent y faire construire leur propre maison [132]. Quelques jours après les attentats du 11 septembre, les Biehl avaient été invités à prendre la parole dans une synagogue de leur communauté. Pour reprendre les propos de Peter Biehl à cette occasion : « Nous nous efforçons d’expliquer que parfois, il est plus payant de se taire, d’écouter ce que les autres ont à dire et de se demander Pourquoi ces choses horribles nous arrivent-elles ? plutôt que d’être simplement dans la réaction. [133] »
[1] Katherine Stapp, « Prisons Double as Mental Wards », Asheville Global Report, n° 164, (7-13 mars 2002). Cet article décrit une étude publiée par Seena Fazel, de l’université d’Oxford, et John Danesh, de l’université de Cambridge, dans le journal médical britannique The Lancet. D’après Katherine Stapp, la conclusion de l’étude était que « un détenu sur sept souffre de troubles mentaux qui pourraient constituer un facteur de risque suicidaire. Cela représente plus d’un million d’individus dans les pays occidentaux. Les auteurs de l’étude ... ont analysé des données sur la santé mentale de vingt-trois mille prisonniers dans douze pays occidentaux sur trois décennies. Ils ont découvert que ces prisonniers “étaient bien plus enclins à souffrir de psychoses et de dépressions graves, et près de dix fois plus enclins à développer des troubles de la personnalité antisociale, que la population générale” ».
[2] Elliot Currie, Crime and Punishment in America, Henry Holt and Company, New York, 1998, p. 21.
[3] Mike Davis, « Hell Factories in the Field : A Prison-Industrial Complex », The Nation n° 260-7, (20 février 1995).
[4] Les informations de ce paragraphe concernant les dates d’ouverture des prisons californiennes proviennent du site Internet du California Department of Corrections.
[5] Sandow Birk, Incarcerated : Visions of California in the Twenty-First Century, Last Gasp of San Francisco, San Francisco, 2001.
[6] Ruth W. Gilmore, « Globalisation and U.S. Prison Growth : From Military Keynesianism to Post-Keynesianism militarism », Race and Class, n°40-2/3 (octobre 1998-mars 1999), p. 174.
[7] Ibid., p. 184.
[8] Gina Dent, « Stranger Inside and Out : Black Subjectivity in the Women-in-Prison Film », in Harry Elam et Kennel Jackson (ed.), Black Cultural Traffic : Crossroads in Black Performance and Black Popular Culture, University of Michigan Press, Ann Arbor, 2003.
[9] Mark Mauer, « Young Men and the Criminal Justice System : A Growing National Problem », The Sentencing Project, Washington DC, 1990.
[10] Marc Mauer et Tracy Huling, « Young Black Americans and the Criminal Justice System : Five Years Later », The Sentencing Project, Washington DC, 1995.
[11] Allen J. Beck, Jennifer C. Karberg et Paige M. Harrison, « Prison and Jail Inmates at Midyear 2001 », Bureau of Justice Statistics Bulletin, Department of Justice, Office of Justice Programs, Washington DC, avril 2002, NCJ 191702, p. 12.
[12] Adam J. Hirsch, The Rise of Penitentiary : Prisons and Punishment in Early America [L’ascension du pénitentier : prison et châtiment aux débuts de l’Amérique], Yale University Press, New Haven and London, 1992, p. 84.
[13] Ibid., p. 71.
[14] Ibid., p. 73.
[15] Ibid., pp. 74-75.
[16] Milton Fierce, Slavery Revisited : Blacks and The Southern Convict Lease System, 1885-1933, African Studies Research Center, Brooklyn College, City University of New York, New York, 1994, pp. 85-86.
[17] Mary Ellen Curtin, Black Prisoners and Their World, Alabama, 1865-1900, University Press of Virginia, Charlottesville et Londres, 2000, p. 6.
[18] Ibid., p. 42.
[19] Philip S. Foner (ed.), The Life and Writings of Frederick Douglass. Vol. 4 : Reconstruction and After, International Publishers, New York, 1955, p. 379.
[20] Cheryl Harris, « Whiteness as Property », in Kimberlé Crenshaw, Neil Gotanda, Gary Peller et Kendall Thomas, Critical Race Theory, The New Press, New York, 1995.
[21] Le 1er mars 2003, l’INSA été officiellement démantelé et ses activités intégrées au sein du tout nouveau département de la Sécurité intérieure.
[22] Matthew J. Mancini, One Dies, Get Another : Convict Leasing in the American South, 1866-1928, South Carolina Press, Columbia sc,1996, p. 25.
[23] Ibid.
[24] David Oshinsky, Worse Than Slavery : Parchman Farm and the Ordeal of Jim Crow Justice, The Free Press, New York, 1996.
[25] Alex Lichtenstein, Twice the Work of Free Labor : The Political Economy of Convict Labor in the New South, Verso, New York et Londres, 1996.
[26] Oshinsky, p. 45.
[27] Curtin, p. 44.
[28] Lichtenstein, p. 13.
[29] Ibid., XIX.
[30] Ibid.
[31] Curtin, p. 1.
[32] Curtin, pp. 213-214.
[33] Le présent ouvrage a été publié aux États-Unis en 2003, soit pendant le premier mandat présidentiel de George W. Bush. (NdT)
[34] Michel Foucault, Surveiller et punir : la naissance de la prison, Gallimard, Paris, 1975, p. 271.
[35] Ibid., p. 9.
[36] Louis J. Palmer Jr., The Death Penalty : An American Citizen’s Guide to Understanding Federal and State Laws, McFarland & Co, Inc. Publishers, Jefferson nc et Londres, 1998.
[37] Russell P. Dobash, R. Emerson Dobash et Sue Gutteridge, The Imprisonment of Women, Basil Blackwell, Oxford, 1986, p. 19.
[38] John Hirst, « The Australien Experience : The Convict Colony » in Norval Morris et David J. Rothman (ed.), The Oxford History of the Prison : The Practice of Punishment in Western Society, Oxford University Press, New York et Oxford, 1998, p. 244.
[39] Cesare Beccaria, On Crimes and Punishments, Cambridge University Press, Cambridge, 1995.
[40] Georg Rusche et Otto Kirchheimer, Punishment and Social Structure, Columbia University Press, New York, 1939, et Dario Melossi et Massimo Pavarini, The Prison and the Factory : Origins of the Penitentiary System, Barnes and Noble Books, Totowa NJ, 1981.
[41] Estelle B. Freedman, Their Sister’s Keepers : Women’s Prison Reform in America, 1830-1930, University of Michigan Press, Ann Arbor, 1984, p. 10.
[42] Voir la discussion autour du rapport de John Howard de 1777, The State of the Prisons in England and Wales, in Michael Ignatieff, A Just Measure of Pain : The Penitentiary in the Industrial Revolution, 1750-1850, Pantheon Books, New York, 1978.
[43] Jeremy Bentham, The Panopticon and Other Prison Writings, Verso, Londres et New York, 1995.
[44] Charles Dickens, The Works of Charles Dickens. Vol. 27 : American Notes, Peter Fenelon Colllier and Son, New York, 1900, pp. 119-120.
[45] Gustave de Beaumont et Alexis de Tocqueville, Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son application en France, 1833.
[46] Ibid.
[47] Cold-Storage : Super-Maximum Security Confinement in Indiana, Human Rights Watch Report, Human Rights Watch, New York, octobre 1997, p. 13.
[48] Ibid., pp. 18-19.
[49] Pour une discussion plus approfondie autour de la question des prisons supermax, voir Craig Haney et Mona Lynch, « Regulating Prisons of the Future : A Psychological Analysis of Supermax and Solitary Confinement », New York Review of Law and Social Change, n°23, 1997, pp. 477-570.
[50] Cold Storage, p. 19.
[51] Chase Riveland, « Supermax Prisons : Overview and General Considerations », National Institute of Corrections, U.S. Department of Justice, Washington DC, janvier 1994, p. 4.
[52] John Bender, Imagining the Penitentiary : Fiction and the Architecture of Mind in Eighteenth-Century England, University of Chicago Press, Chicago et Londres, 1987, p. 2.
[53] Ignatieff, p. 47.
[54] Ibid., p. 53.
[55] Bender, p. 1.
[56] Ignatieff, p. 47.
[57] Ibid., p. 52.
[58] Bender, p. 29.
[59] Ibid., p. 31.
[60] Robert Burns, I Am A Fugitive from a Georgia Chaingang, Beehive Press, Savannah ga, 1994.
[61] George Jackson, Soledad Brothers : The Prison Letters of George Jackson, Lawrence Hill and Co., Westport ct, 1994.
[62] Bettina Aptheker et Angela Davis (ed.), If They Come in the Morning : Voices of Resistance, Third Press, New York, 1971.
[63] Mumia Abu-Jamal, En direct du couloir de la mort, traduit de l’anglais par Jim Cohen, La Découverte, Paris, 2006, p. 91.
[64] Mumia Abu-Jamal, Death Blossoms, The Plough Publishing House, Farmington PA, 1997.
[65] Mumia Abu-Jamal, Condamné au silence, traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry, La Découverte, Paris, 2001.
[66] La section 20411 de la Violent Crime Control and Law Enforcement Act de 1994 interdisait l’allocation des bourses Pell Grants pour financer les programmes éducatifs en prison. Cette loi est encore appliquée aujourd’hui.
[67] H. Bruce Franklin (ed.), Prison Writing in Twentieth-Century, Penguin Books, New York, 1998, p. 3.
[68] Malcolm X et Alex Haley, L’autobiographie de Malcolm X, traduit de l’anglais par Anne Guérin, Grasset, Paris, 1993.
[69] The Last Graduation, réalisé par Barbara Zahm, Zahm Productions and Deep Dish TV, 1997.
[70] Marcia Bunney, « One Life in Prison : Perception, Refl ection and Empowerment », in Sandy Cook et Susanne Davies (ed.), Harsh Punishment : International Experiences of Women’s Imprisonment, Northeasten University Press, Boston, 1999, pp. 29-30.
[71] Assata Shakur, Assata : An Autobiography, Lawrence Hill and Co., Wesport CT, 1987.
[72] Ibid.
[73] Ibid., pp. 83-84.
[74] Elizabeth G. Flynn, The Alderson Story : My Life as a Political Prisoner, International Publishers, New York, 1972.
[75] Une loi de 1940 sur l’immigration.
[76] ACE (Aids Counseling and Education), Breaking the Walls of Silence : AIDS and Women in a New York State Maximum Security Prison, Overlook Press, New York, 1998.
[77] Vivien Stern, A Sin Against the Future : Imprisonment in the World, Northeastern Press, Boston, 1998, p. 138.
[78] Elaine Showalter, « Victorian Women and Insanity » in Andrew Scull (ed), Madhouses, Mad-Doctors and Madmen : The Social History of Psychiatry in the Victorian Era, University of Pennsylvania Press, Philadelphie, 1981.
[79] Luana Ross, Inventing the Savages : The Social Construction of Native American Criminality, University of Texas Press, Austin, 1998, p. 121.
[80] Freedman, p. 15.
[81] Freedman, chapitres 3 et 4.
[82] Joanne Belknap, The Invisible Woman : Gender, Crime and Justice, Watsworth Publishing Company, Belmont CA, p. 95.
[83] Lucia Zedner, « Wayward Sisters : The Prison for Women » in Norval Morris et David J. Rothman (ed), The Oxford History of the Prison : The Practice of Punishment in Western Society, Oxford University Press, New York, p. 318
[84] Ibid.
[85] Currie, p. 14.
[86] Ross, p. 89.
[87] Ibid., p. 90.
[88] Tekla D. Miller, The Warden Wore Pink, Biddle Publishing Company, Brunswick ME, 1996, pp. 97-98.
[89] Ibid., p. 100.
[90] Ibid., p. 121.
[91] Philadelphia Daily News, 26 avril 1996.
[92] American Civil Liberties Union Freedom Network, 26 août 1996.
[93] All Too Familiar : Sexual Abuse of Women in U.S. State Prisons, Human Rights Watch, New York, décembre 1996, p. 1.
[94] Ibid., p. 2.
[95] Document de l’Economic and Social Council de l’ONU, janvier 1998.
[96] Règles minima pour le traitement des détenus (texte adopté par la congrès des Nations unies sur la prévention du crime et le traitement des délinquants à Genève en 1995, et approuvé par le Conseil économique et social – résolution 663 C [xxiv] du 31 juillet 1957 et 2067 [lxii] du 13 mai 1997).
[97] Amanda George, Strip Searches : Sexual Assault by the State.
[98] Commentaire d’Amanda George dans le documentaire Strip Search produit par Simmering Video et Coalition Against Police Violence (date inconnue).
[99] Linda Evans et Eve Goldberg, The Prison Industrial Complex and the Global Economy (pamphlet), Prison Activist Resource Center, Berkeley CA, 1997.
[100] Cf. note n°3.
[101] Wall Street Journal, 12 mai 1994.
[102] Ibid.
[103] Allen M. Hornblum, Acres of Skin : Human Experiments at Holmesburg Prison, Routledge, New York, 1998, xvi.
[104] Ibid., p. 212.
[105] Ibid., p. 37.
[106] A.S. Relman, « The New Medical Industrial Complex », New England Journal of Medecine n°30-17, 23 octobre 1980, pp. 963-970.
[107] Vince Beiser, « How We Got to Two Million : How Did the Land of the Free Become the World’s Leading Jailer ? » in Debt to Society, Mother Jones Special Report, 10 juillet 2001.
[108] Paige M. Harrison et Allen J. Beck, « Prisoners in 2000 », Bureau of Justice Statistics Bulletin ; Department of Justice, Office of Justice Programs, Washington DC, juillet 2002, NCJ 195189, p. 1.
[109] Paige M. Harrison et Allen J. Beck, « Prisoners in 2001 », Bureau of Justice Statistics Bulletin, Department of Justice, Office of Justice Programs, Washington DC, août 2001, NCJ 1888207, p. 1.
[110] Ibid.
[111] Steve Donziger, The Real War on Crime : Report of the National Criminal Justice Commission, Perennial Publishers, New York, 1996, p. 87.
[112] Servitude pour dettes. (NdT)
[113] Allen J. Beck, Jennifer C. Karzberg et Paige M. Harrison, « Prison and Jail Inmates at Midyear 2001 », Bureau of Justice Statistics Bulletin, Department of Justice, Office of Justice Programs, Washington DC, avril 2002, NCJ 191702, p. 12.
[114] Harrison et Beck, « Prisoners in 2001 », p. 7.
[115] Ibid.
[116] Anne Pressley, « Texas County Sued by Missouri Over Alleged Abuse of Inmates », Washington Post, 27 août 1997, A2.
[117] Madeline Baro, « Video Prompts Prison Probe », Philadelphia Daily News, 20 août 1997.
[118] « Beatings Worse Than Shown on Videotape, Missouri Inmates Say », The Associated Press, 27 août 1997.
[119] Joel Dyer, The Perpetual Prison Machine : How America Profits from Crime, Westview Press, Boulder CO, 2000.
[120] Abby Ellin, « A Food Fight Over Private Prisons », New York Times, Education Life, 8 avril 2001.
[121] Julia Sudbury, « Mules and Other Hybrids : Incarcerated Women and the Limits of Diaspora », Harvard Journal of African American Public Policy, automne 2002.
[122] Amanda George, « The New Prison Culture : Making Millions from Misery » in Sandy Cook et Susanne Davies, Harsh Punishment : International Experiences of Women’s Imprisonment, Northeastern Press, Boston, 1999, p. 190.
[123] Communiqué de presse de Wackenhut, 23 août 2002.
[124] Ibid.
[125] Dyer, p. 14.
[126] Cf. le communiqué de presse d’Amnesty International.
[128] Arthur Waskow (résident), Institute for Policy Studies, Saturday Review, 8 janvier 1972, cité dans Fay Honey Knopp, Instead of Prisons : A Handbook for Abolitionists, Prison Research Education Action Project, Syracuse, New York, 1976, pp. 15-16.
[129] Herman Bianchi, « Abolition : Assensus and Sanctuary » in Herman Bianchi et René Swaaningen (ed.), Abolitionism : Toward a Non-Repressive Approach to Crime, Free University Press, Amsterdam, 1986, p. 117.
[130] L’anthropologue Nancy Schepper-Hughes a évoqué ce dénouement stupéfiant le 24 septembre 2001 lors d’une conférence à l’université de Berkeley intitulée « Un-Doing : The Politics of the Impossible in the New South Africa ».
[131] Bella English, « Why Do They Forgive Us », Boston Globe, 23 avril 2003.
[132] Ibid.
[133] Gavin Du Venage, « Our Daughter’s Killers Are Now Our Friends », The Straits Times, Singapour, 2 décembre 2001.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nathalie Peronny en 2014. Publié la même année aux éditions Au Diable Vauvert.
Autres livres publiés par Angela Davis :
Angela Davis parle, éditions sociales
Autobiographie, Aden
S’ils frappent à l’aube (avec Bettina Aptheker), Gallimard
Femmes, race et classe, éditions des femmes
Les goulags de la démocratie, Au Diable Vauvert
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