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Le chagrin de Saint-Antoine
mis en ligne le 7 mars 2017 - B. Traven / Ret Marut
Après beaucoup d’efforts, Sylvestre, un mineur, avait enfin pu s’offrir une montre de poche. La montre était en nickel et avait coûté huit pesos et cinquante centavos. Il faut ajouter que c’était une très bonne montre, et très utile, dans la mesure où elle affichait le temps sur vingt-quatre heures, ce qui a énormément de valeur dans un pays où, dans la vie courante, on se réfère à une durée de vingt-quatre heures.
Sylvestre était naturellement très fier de sa montre, et comme il était seul dans son équipe de travail et dans les équipes voisines à en posséder une et qu’il l’emportait toujours avec lui dans la mine, ce n’étaient pas seulement ses camarades de travail, mais aussi de temps en temps son contremaître, et même celui de l’équipe voisine, qui lui demandaient l’heure. Cela faisait de lui une personnalité importante. Et comme c’était sa montre qui lui permettait d’accéder à un statut social qui le distinguait quelque peu des autres ouvriers, il la tenait en grande estime et elle avait à ses yeux plus de valeur qu’en aurait eue la croix de chevalier de n’importe quelle légion d’honneur. Quand il allait à la mine, il la portait toujours emballée dans du papier afin que la poussière de minerai ne l’abîme pas.
Un jour, il découvrit avec grande frayeur que sa montre avait disparu. Il l’avait manifestement perdue, soit sur le chemin, soit pendant le travail. Il tenait pour très invraisemblable qu’on ait pu la lui voler. Elle aurait difficilement pu être portée ou revendue par celui qui l’aurait volée, parce que Sylvestre, par nature très prudent et très méfiant, avait tout de suite fait graver son nom en gros caractères dessus par l’horloger chez qui il l’avait achetée dans la ville voisine. Celui lui avait d’ailleurs coûté un peso de plus. L’horloger, par profession aussi vaguement graveur – comme la plupart des horlogers du Mexique et d’ailleurs –, avait conseillé à Sylvestre de la graver rapidement en lui décrivant de façon convaincante la protection et la valeur de conservation qu’apporterait une telle inscription, pour que Sylvestre comprenne bien que, sans cela, sa montre disparaîtrait mystérieusement de sa poche le jour même. Comme on pouvait s’y attendre de la part d’un aussi grossier graveur, les lettres avaient été creusées si profondément et si largement qu’il ne serait rien resté du boîtier si le voleur avait tenté de les limer.
Après avoir quitté l’horloger, Sylvestre avait porté sa montre à l’église afin de l’y faire bénir par le prêtre, ce qui n’avait bien entendu pas été gratuit non plus, et pour finir il l’aspergea encore une fois lui-même avec de l’eau bénite. Mais même si tous les moyens de protection possibles avaient quasiment doublé le prix de la montre, cela n’avait pas suffi à la faire rester au fond de sa poche jusqu’à la fin de sa vie. Peut-être avait-il surestimé le pouvoir de la bénédiction, ou bien avait-il mal rangé la montre dans sa poche, ou bien encore celle-ci en était-elle tombée toute seule ? Quoi qu’il en soit, la montre avait disparu.
Il chercha dans la mine pendant toute la durée de son travail, mais la montre ne réapparut pas et demeurait introuvable.
Il ne restait plus rien d’autre à faire à Sylvestre que d’attendre dimanche pour remettre l’affaire en ordre avec l’aide de l’Eglise et de ses saints. En bon catholique, comme tous les Indiens, il savait se signer correctement et connaissait par coeur tous les noms des saints qui pouvaient être utiles pour sortir de n’importe quelle situation. Pour les objets perdus mais non pas volés, San Antonio est le saint qui sait toujours où ils se cachent.
Le dimanche, Sylvestre alla donc à l’église de la ville voisine, se rendit à la statue de San Antonio, lui offrit un cierge, se signa un nombre incalculable de fois et le supplia de lui rapporter sa montre. Sylvestre savait par la longue expérience qui lui avait coûté assez cher qu’à l’église on n’obtient rien gratuitement, aussi promit-il à San Antonio de lui offrir trois cierges à cinq centavos et une petite main en argent de dix centavos s’il lui permettait de récupérer sa montre, si possible au plus tard le dimanche suivant quand lui, Sylvestre, retournerait à l’église pour voir ce que San Antonio aurait obtenu pour lui entre-temps.
La montre ne réapparut pas dans le courant de la semaine. Et Sylvestre, lorsqu’il arriva à l’église le dimanche suivant, bien qu’il la cherchât très soigneusement, ne trouva la montre ni aux pieds de San Antonio, ni dans les plis de son habit brun, ni cachée quelque part sous la robe que Sylvestre souleva respectueusement. La montre n’était pas là, et Sylvestre se rendit compte que son cierge, ses prières et ses signes de croix avaient été gaspillés pour rien.
Il retourna acheter un nouveau cierge. Il n’eut pas à aller loin pour cela ; les cierges, images saintes, bras et jambes dorés étaient disposés et vendus sur de nombreuses tables dans l’église même, qui était aussi animée qu’un marché annuel, avec ses bonimenteurs, ses discussions à cause des tarifs élevés, ses négociations sur les prix et l’échange des marchandises achetées. Pendant ce temps-là, la messe était dite devant l’autel, sans se soucier aucunement de ce petit monde de marchandage dans l’enceinte même de l’église. Sylvestre n’avait pas inventé cette forme de religion chrétienne, et n’en était donc pas responsable. Mais il croyait avoir un droit imprescriptible à exiger que San Antonio lui rende sa montre, puisqu’il lui avait offert cierges, prières et signes de croix. A quoi bon tant de dépenses et d’efforts si cela ne servait à rien !
Sylvestre, qui vivait dans un monde dans lequel chaque créature doit travailler pour la nourriture ou le salaire qu’elle reçoit, même quand cela est très dur et parfois même jusqu’à en être brisé, n’avait ni sympathie ni pitié pour un saint qui se faisait payer en cierges et en prières sans avoir à travailler pour cela.
Après avoir déposé son cierge sur l’autel de San Antonio, il s’agenouilla, se signa maintes fois et commença à prier. Il ne possédait aucun livre de prière, qui ne lui aurait de toute façon été d’aucune utilité, puisqu’il ne savait pas lire. Il était donc obligé de prier au pied levé selon la façon dont Dieu était présent dans son coeur. Il ne connaissait pas le mot blasphème [1], parce que cette notion lui manquait, et qu’il n’y a pas de blasphème au Mexique, la loi ne reconnaissait pas un tel délit. Au Mexique, chacun doit s’arranger avec ses dieux et sa conscience ; le législateur et les juges mexicains n’ont pas vocation, avec leurs erreurs et leurs jugements humains, à s’immiscer dans les voies insondables et les lois du Seigneur. Si le Dieu du ciel ne peut pas ou ne veut pas punir les insultes et blasphèmes proférés à son encontre, pourquoi le petit procureur de la République de ce bas monde devrait-il le faire à sa place et quelle valeur en nombre de mois et de semaines de prison ces blasphèmes auraient-ils ?
C’est pourquoi il faut comprendre Sylvestre et le pardonner. Il n’en savait pas plus. Ce qu’il savait bien, par contre, c’est qu’il voulait récupérer sa montre le plus vite possible et ne pouvait pas attendre qu’on la lui rende au paradis quant il serait mort. C’est ici, sur la terre, qu’il avait besoin de sa montre, et le contremaître saurait bien lui dire à temps à quelle heure on devrait rejoindre les mines du paradis. Voilà pourquoi Sylvestre arrangera ainsi sa prière : « Oye, Querido, San Antonio, cuidado, hombre [2] Écoute-moi bien maintenant, cher Antonio, et fais bien attention à ce que je vais te dire, parce que je commence à en avoir marre de toi. J’ai perdu ma montre. Je t’en ai déjà parlé dimanche dernier. Tu ne peux pas te tromper de montre. Il y a un gros S et un gros G gravés dessus. Je ne peux quand même pas venir ici tous les dimanches. Et puis les cierges coûtent chez. Et je t’ai fait assez de promesses comme ça. Ne va pas t’imaginer que je n’ai qu’à me baisser pour ramasser de l’argent sur mon chemin, ce n’est pas le cas. Je dois travailler sacrément dur pour le gagner et je n’ai pas la belle vie comme toi, à rester ici à flemmarder et à me réchauffer gentiment à la chaleur des cierges. Tout plaisir a une fin. Nous devons tous travailler, alors tu peux bien aller chercher ma montre. Et j’ai encore une chose à te dire, mon cher San Antonio. J’attends encore une semaine, mais si la montre ne réapparaît pas, alors par la Sainte Vierge, je te jetterai dans l’eau d’une fontaine et je t’y laisserai aussi longtemps que tu ne m’auras pas ramené ma montre ou dit en rêve où elle se trouve. Te voilà prévenu, ma patience est à bout. » Sylvestre se signa de nouveau, se leva, s’inclina devant l’autel et quitta l’église, convaincu que sa prière serait exaucée, fidèle à la parole : demandez et il vous sera donné [3], et n’oubliez pas en passant la pauvreté du Saint-Père à Rome [4].
Mais cette semaine-là non plus, la montre ne réapparut pas.
Il n’est donc pas surprenant que Sylvestre perdît définitivement patience. Il ne voulait plus gaspiller son temps en prières, puisqu’il avait compris que cela ne servait à rien. Et comme il semblait que le saint ne voulait pas se donner la peine d’aider un pauvre Indien, malgré ses longues prières, seuls les grands moyens pouvaient obliger San Antonio à se rappeler de son devoir. Et ce sont ces grands moyens qu’il allait dorénavant employer.
Il n’eut pas besoin de beaucoup d’imagination pour inventer de nouvelles méthodes coercitives [5]. Il utilisa tout simplement l’une de celles qui étaient utilisées contre lui et les autres péons [6] quand il travaillait à l’hacienda [7] et n’avait pas encore eu le courage de s’enfuir dans une région minière.
Le samedi après-midi, il se procura un grand sac à sucre et l’emporta en ville. Il faisait déjà très sombre quand il arriva à l’église. Il ne fit son signe de croix et sa génuflexion depuis le fond de l’église qu’en se tournant vers l’autel dédié à la Sainte Vierge, qui jusqu’à présent ne lui avait encore jamais rien fait de mal. En revanche, il se refusa cette fois au moindre signe de croix ou à la plus petite génuflexion devant San Antonio. Il fit bien attention, et quand il fut certain que personne parmi ceux qui se recueillaient dans la prière ne l’observait, il jeta le sac sur la tête de San Antonio, arracha rapidement la statue de son piédestal et se glissa furtivement vers la porte la plus proche, emportant son butin. La ville était petite, et il ne lui fallut pas dix minutes pour se retrouver en pleine campagne sur le chemin du village de mineurs où il habitait.
Sylvestre n’entra cependant pas dans le village avec le saint, mais quitta la route et s’enfonça dans la brousse dès qu’il eut atteint les premières huttes. Sylvestre ne pouvait pas se tromper de chemin, d’abord parce qu’il le connaissait bien, et ensuite parce que c’était nuit de pleine lune.
Après environ un demi-kilomètre de marche dans la brousse, il atteignit une ancienne clairière que la nature avait commencé à envahir. Il y avait là une vieille fontaine qui datait de bien avant l’époque coloniale et avait été déterrée par un Espagnol lorsqu’il avait voulu y construire sa ferme.
Personne ne se servait de cette fontaine, et les charbonniers de la brousse eux-mêmes ne venaient pas y boire. Son eau était pleine de vase et toute verte de l’enchevêtrement des plantes, feuilles et racines qui s’y trouvaient. Elle était pleine de grenouilles, têtards, coléoptères aquatiques, moustiques, serpents, lézards et toutes sortes d’animaux qui peuvent se rassembler dans une fontaine abandonnée. Son état, son apparence ancienne et les animaux extravagants qui la peuplaient en faisaient un lieu de terreur légendaire pour tous les enfants indiens du village qui venaient à la fontaine quand ils voulaient s’offrir une journée d’épouvante. Elle était aussi le centre de nombreuses histoires d’esprits et de revenants pour tous les Indiens de la région. Ce n’est pas le coeur léger que Sylvestre se rendait à la fontaine avec son saint empaqueté sur l’épaule. A chaque instant, il craignait qu’un spectre surgisse de derrière un arbre pour lui faire quelque chose d’atroce et d’horrible. Et il s’attendait aussi à ce que Dieu fasse gronder le tonnerre et jaillir les éclairs pour le punir du sacrilège qu’il s’apprêtait à accomplir. Mais c’était samedi soir, et Sylvestre avait pertinemment que, le samedi soir, le bon Dieu avait autre chose à faire qu’à s’occuper d’un mineur indien qui voulait retrouver sa montre. Le samedi, c’est jour de grand nettoyage, la fin de la semaine arrive le soir même et il faut préparer la venue du dimanche. Et ce n’est pas seulement le cas sur terre. C’est aussi pour cela que Sylvestre avait justement choisi un samedi soir pour commettre son acte infâme. Car il ne faudrait pas oublier qu’un travailleur indien aussi peut être intelligent.
Celui qui tremble d’amour ou écume de jalousie, ou celui qui hurle de colère ou devient vert de rage, celui-là ne voit ni n’entend les esprits des revenants. Et Sylvestre était plein de rage et de fureur, comme seul peut l’être un homme qui croit à l’utilité des saints et est aussi amèrement déçu de ce qui lui arrive. Avec un Indien, on ne peut pas s’en sortir avec des excuses bon marché, Dieu et ses saints en ont décidé ainsi. Le sorcier qui échoue sera révoqué. Les fainéants ne seront pas entretenus. Quiconque veut se faire offrir des saints cierges pour se réchauffer les mains et le nez par celui qui a dû travailler durement pour gagner les quelques pesos nécessaires doit faire quelque chose pour les mériter. On rémunère le prêtre pour dire la messe, alors il doit la dire ; on paie le prêtre pour le baptême d’un enfant, alors il doit le baptiser, que l’enfant lui plaise ou non. Pourquoi devrait-on faire une exception pour San Antonio ? Peut-être parce qu’il est saint ? S’il veut être aussi saint que cela, alors il n’a pas besoin de cierges, de signes de croix, de génuflexions et de prières. Mais s’il attend cela et l’accepte comme un marchand de coton syrien à Puebla, alors il doit aussi montrer ce qu’il sait faire. Sylvestre non plus ne peut pas utiliser de mauvaises excuses, comme quoi il aurait pour une fois décidé autre chose et n’irait pas travailler aujourd’hui à la mine, mais exigerait quand même son salaire et l’accepterait. Cela ne se peut pas. Et tout en philosophant ainsi sur la légitimité de l’action qu’il avait décidé d’entreprendre, Sylvestre pensait très peu aux revenants qui pourraient l’attendre du côté de la fontaine.
Sylvestre ne mit pas sa torture à exécution avant d’avoir donné auparavant encore assez de temps au saint pour remplir son devoir. Quand il fut arrivé à la fontaine, il lui tint d’abord un discours. Il sortit la statue de son sac, la posa sur le rebord de la fontaine, lissa les pans de la robe brune que portait San Antonio, et lui dit :
- Mon petit ami, tu es avec moi, nous sommes donc entre nous, et nous allons avoir une petite conversation très franche tout les deux. Tu peux retrouver tous les objets qui ont été égarés. Je le sais. Le curé l’a dit. Je t’ai prié, j’ai allumé des cierges pour toi et je t’ai suffisamment promis de choses. Mais tu ne prends jamais que le parti des riches qui peuvent t’offrir de gros cierges à un peso. Ça, c’est quelque chose que je ne peux pas faire. Je n’ai pas assez d’argent pour ça. Tu vois cette fontaine, mon petit ami. Ce n’est pas agréable d’être dedans, il y a des serpents – Lagarto [8] ! Lagarto ! s’interrompit-il – et il y a encore beaucoup d’autres choses là-dedans, tout aussi terribles et épouvantables. Et si tu ne me rapporte pas ma montre, tu vas te retrouver dedans et y rester jusqu’à ce que tu l’aies fait réapparaître. Je ne peux pas aller à la ville toutes les semaines. J’ai autre chose à faire. Et plus de cierges pour toi. Et je vais tout de suite te montre que je ne plaisante pas.
Sylvestre sortit une grosse ficelle de sa poche, la passa autour du cou de San Antonio et y fit un noeud coulant. Puis il souleva la statue au-dessus de la fontaine et la laissa pendre ainsi et se balancer pendant un bon moment.
- Où est la montre ? demanda Sylvestre.
San Antonio était soit trop saint, soit trop têtu pour ouvrir la bouche. Peut-être aussi était-il habitué aux tortures du premier degré [9], sans quoi il aurait déjà révélé l’endroit où se cachait la montre. Mais Sylvestre montra aussi peu de compassion pour San Antonio qu’on en avait fait preuve à son égard depuis le début de sa vie. Comme le saint ne voulait pas répondre, il le laissa descendre dans la fontaine jusqu’à ce que ses pieds nus touchent l’eau.
- Où est ma montre ? demanda-t-il de nouveau.
Et une fois de plus, San Antonio se sentit trop supérieur pour répondre.
Alors Sylvestre le fit plonger complètement, le fit sortir puis replonger plusieurs fois, pour le ressortir enfin et le déposer sur le rebord de la fontaine.
- Voilà, dit-il, maintenant tu sais ce qui se cache dans la fontaine. Je te laisse jusqu’à demain, et puis je reviendrai. Et si à ce moment-là tu n’as pas la montre ou si tu ne me dis pas où elle est, alors je te laisserai une semaine entière plongé dans la fontaine. Et tu finiras bien par abandonner ton attitude récalcitrante.
Sylvestre avait bien retenu comment, à l’hacienda, les grands seigneurs de la terre leur faisaient passer le goût de la désobéissance et de la prétendue paresse, à lui et aux autres péons. Le saint n’avait donc aucune raison de se plaindre que lui soit infligé ce que ni lui ni aucun prêtre n’avaient jamais empêché qu’on inflige régulièrement aux travailleurs agricoles indiens. Et il est certain que si on appliquait aux dieux, aux saints et aux prêtres ce que subissent les travailleurs, qu’ils soient d’ailleurs indiens ou européens, alors la religion, qui n’avait pas été capable d’empêcher de telles choses depuis deux mille ans, serait drôlement vite changée. Au Mexique, on suspend les travailleurs récalcitrants dans une fontaine pendant vingt-quatre heures, et en Europe, on inscrit les travailleurs mécontents sur la liste des crève-la-faim ou on les enferme derrière les barreaux des prisons.
Sylvestre voulait donner au saint le temps de se souvenir. Il le descendit du mur de la fontaine, le remit dans le sac de sucre qu’il dissimula sous d’épaisses broussailles. L’habit monacal était trempé ; mais Sylvestre avait perdu toute compassion envers ce récalcitrant de San Antonio, et il le laissa grelotter dans ses habits mouillés.
Le lendemain, c’était dimanche, et Sylvestre avait donc le temps pour poursuivre le supplice du saint.
Il se mit en chemin de bon matin, curieux de voir si entre-temps il avait récupéré la montre. Naturellement, elle n’était pas là. San Antonio ne l’avait ni sur lui ni à coté de lui, et elle n’était pas non plus cachée dans les replis de sa robe mouillée qui sentait maintenant le moisi. Sylvestre ne l’avait pas non plus trouvée sous sa natte dans sa hutte comme il l’avait certainement espéré.
Par conséquent, il recommença à s’en prendre à son saint.
- Toujours aussi têtu, querido Santo [10] ? Lui dit-il. Attends un peu, je vais bien finir par t’avoir.
Et sans plus gaspiller paroles ni prières, il fit redescendre le saint dans la fontaine, assez profond pour qu’il puisse reposer au fond sur ses pieds. Il noua solidement la ficelle à un arbuste qui avait pris racine dans le mur de la fontaine, pour pouvoir en sortir le saint quand il aurait retrouvé la montre sous sa natte.
Ce travail accompli, il laissa le soin au saint de se libérer lui-même ou bien, s’il n’y arrivait pas seul, d’obtenir sa libération en déposant la montre sous la natte sur laquelle dormait Sylvestre.
Durant toute la semaine, Sylvestre n’eut aucun instant libre pour se rendre à la fontaine, car il devait travailler dur dans la mine de cuivre. Le soir, il était trop fatigué pour faire le long chemin à travers la brousse et aller voir comment se portait le saint.
Le vendredi après-midi, comme ils quittaient la mine, son camarade Lozano lui dit :
- Oye [11], Sylvestre, tu me donnes combien comme récompense pour avoir retrouvé ta montre aujourd’hui en balayant le tunnel ?
- Hombre, merci à toi, répondit Sylvestre. Je te donne de bon coeur cinquante centavos de récompense.
- Ça me va, Sylvestre, donne-les-moi et je te rends ta montre. Elle n’a rien, elle est comme neuve. Le verre n’est même pas fendu. Quand je l’ai vue briller parmi les détritus, j’ai fait très attention, et du coup elle n’est pas abîmée. J’ai tout de suite su que c’était ta montre. Ton nom est écrit dessus, et tu avais dit à tout le monde que tu l’avais perdue.
Sylvestre lui versa les cinquante centavos – son camarade lui avait fait un meilleur prix que le saint – et il récupéra sa montre.
Le dimanche suivant, il se rendit à la fontaine pour en délivrer le saint puisque cela n’avait plus aucun sens de le torturer.
Mais avec le balancement de l’arbuste provoqué par le vent, la ficelle à laquelle San Antonio était attaché s’était usée contre le rebord et avait fini par céder. Sylvestre ne pouvait donc plus le retirer de la fontaine, et il pensa que le saint ne valait pas les efforts à fournir pour escalader la fontaine et le sortir de là.
- C’est bien fait pour toi si tu reste là-dedans, Santito [12], lui cria-t-il en se penchant au-dessus de l’eau. Si Lozano n’avait trouvé ma montre, tu ne l’aurais pas retrouvée de toute ta vie. Je n’ai pas eu besoin de payer Lozano aussi cher que ce que je t’avais promis pour ton travail. De toute façon, tu n’es d’aucune utilité. Et ce n’est pas une grande perte si tu reste là où tu es. C’est ta récompense bien méritée.
Dieu ne laisse pas mourir de faim un petit moineau si cela n’est pas dans ses projets. Il laisse encore moins pourrir l’un de ses saints dans une horrible fontaine, même s’il ne connaît pas la plupart d’entre eux et n’en a jamais entendu parler. Car Dieu est Amour et Justice, pour les siècles des siècles, Amen. C’est pourquoi il envoya par hasard deux charbonniers indiens dans la brousse par un chemin qui devait les faire passer à proximité de la fontaine. Ils s’assirent un moment sur le rebord pour se reposer un peu et se rouler une cigarette.
Comme ils fumaient en regardant de temps en temps dans l’eau, l’un d’eux dit soudain :
- Hombre, il y a un homme dans la fontaine. Je vois sa tête et les cheveux qu’il a dessus.
Effrayé, l’autre lui répondit :
- Où ça ? Ah oui, c’est vrai, je le vois aussi maintenant. Mon vieux, ça doit être un prêtre, il a une tonsure [13] sur le crâne.
Ils coururent au village et racontèrent qu’un prêtre était tombé dans la fontaine de la brousse. Les habitants se mirent rapidement en route, emportant avec eux une échelle faite de branches et des lassos, pour pouvoir repêcher le malheureux curé.
Dès qu’ils l’eurent déposé sur la terre ferme, plusieurs d’entre eux reconnurent en lui San Antonio qui, de la plus mystérieuse façon, avait quitté son piédestal et était parti en excursion sans le moindre billet pour expliquer ses projets.
Le senor curé ne révéla pas dans quel but et avec quels saints et insondables projets San Antonio avait entrepris un aussi long voyage. Il fit cependant le mystérieux et parla beaucoup de la sagesse et de la providence [14] divines que les hommes ordinaires n’ont aucun droit d’explorer et feraient mieux de ne pas essayer pour ne pas offenser Dieu inutilement.
Cela devait permettre au bon prêtre de gagner du temps et d’aller chercher conseil auprès des plus hautes autorités de l’Eglise sur l’interprétation et l’explication qu’il devait donner à cette mystérieuse escapade du saint, pour pouvoir ramener les brebis égarées dans les pêturages où régnaient joie pure et louanges à Dieu [15], et détruire ainsi par la racine et avec d’énergiques moyens cette damnée incroyance, qui règne particulièrement parmi les travailleurs des mines de cuivre toutes proches. C’était son devoir sur cette terre, il avait été choisi pour remplir cette mission parmi les damnés et les âmes perdues qui ne connaissent ni Dieu ni Baal [16], et pour lesquels la riche porte dorée du ciel reste fermée pour toujours.
[1] Discours outrageant envers Dieu ou la religion.
[2] Écoute, cher Saint Antoine, attention.
[3] Phrase extraite du Nouveau Testament (évangile de saint Matthieu).
[4] Référence ironique au pape.
[5] Méthodes pour contraindre quelqu’un à faire quelque chose.
[6] Paysans très pauvres, exploités par les grands propriétaires terriens.
[7] Grande exploitation agricole.
[8] Lézard, désigne ici le plus gros d’entre eux, l’alligator.
[9] Selon la légende, saint Antoine avait résisté aux tourments que lui avait fait endurer le diable.
[10] Cher Saint.
[11] Ecoute.
[12] Petit saint.
[13] Cercle de cheveux rasés en haut du crâne, qui était caractéristique des moines.
[14] Puissance divine qui veille sur le destin de chaque homme.
[15] Traven, comme à de nombreuses reprises dans le texte, parodie le vocabulaire et les prières catholiques.
[16] Autre nom de Dieu, utilisé à l’origine pour un dieu phénicien.
« Je ne me considère pas comme Allemand parce que je n’ai nul titre à y prétendre. Personnellement, je ne considère cela ni comme un honneur ni comme une honte, car je suis, comme la plupart des hommes, aussi peu responsable de ma nationalité que de ma date de naissance ou de la couleur de mes yeux. En revanche, mes vrais compatriotes, ce ne sont donc pas ceux auxquels je me rattache par le hasard de mon lieu de naissance, mais bien ceux qui sont les miens au regard de ma conscience et de ma conception du monde, qui ne vivent pas enfermés à l’intérieur des frontières d’une nation particulière, même aussi loin qu’on veuille repousser ces frontières. »
B. Traven / Ret Marut, février 1928.
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