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Les droits politiques

mis en ligne le 20 novembre 2016 - Pierre Kropotkine

Les droits politiques

La presse bourgeoise nous chante chaque jour, sur tous les tons, la valeur et la portée des libertés politiques, des « droits politiques du citoyen » : suffrage universel, liberté des élections, liberté de la presse, de réunion, etc., etc.

— « Puisque vous avez ces libertés, à quoi bon, nous dit-elle, vous insurger ? Les libertés que vous possédez ne vous assurent-elles pas la possibilité de toutes les réformes nécessaires, sans que vous ayez besoin de recourir au fusil ? » Analysons donc ce que valent ces fameuses « libertés politiques » à notre point de vue, au point de vue de la classe qui ne possède rien, qui ne gouverne personne, qui a très peu de droits et beaucoup de devoirs.

Nous ne dirons pas, comme on l’a dit quelquefois, que les droits politiques n’ont pour nous aucune valeur. Nous savons fort bien que depuis les temps du servage et même depuis le siècle passé, certains progrès ont été réalisés : l’homme du peuple n’est plus l’être privé de tous droits qu’il était autrefois. Le paysan français ne peut pas être fouetté dans les rues, comme il l’est encore en Russie. Dans les lieux publics, hors de son atelier, l’ouvrier, surtout dans les grandes villes, se considère l’égal de n’importe qui. Le travailleur français n’est plus enfin cet être dépourvu de tous droits humains, considéré jadis par l’aristocratie comme une bête de somme. Grâce aux révolutions, grâce au sang versé par le peuple, il a acquis certains droits personnels, dont nous ne voulons pas amoindrir la valeur.

Mais nous savons distinguer et nous disons qu’il y a droits et droits. Il y en a qui ont une valeur réelle, et il y en a qui n’en ont pas, — et ceux qui cherchent à les confondre ne font que tromper le peuple. Il y a des droits, comme, par exemple, l’égalité du manant et de l’aristo dans leurs relations privées, l’inviolabilité corporelle de l’homme, etc., qui ont été pris de haute lutte, et qui sont assez chers au peuple pour qu’il s’insurge si on venait à les violer. Et il y en a d’autres, comme le suffrage universel, la liberté de la presse, etc., pour lesquels le peuple est toujours resté froid, parce qu’il sent parfaitement que ces droits, qui servent si bien à défendre la bourgeoisie gouvernante contre les empiétements du pouvoir et de l’aristocratie, ne sont qu’un instrument entre les mains des classes dominantes pour maintenir leur pouvoir sur le peuple. Ces droits ne sont pas même des droits politiques réels, puisqu’ils ne sauvegardent rien pour la masse du peuple ; et si on les décore encore de ce nom pompeux, c’est parce que notre langage politique n’est qu’un jargon, élaboré par les classes gouvernantes pour leur usage et dans leur intérêt.

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En effet, qu’est-ce qu’un droit politique, s’il n’est pas un instrument pour sauvegarder l’indépendance, la dignité, la liberté de ceux qui n’ont pas encore la force d’imposer aux autres le respect de ce droit ? Quelle en est l’utilité s’il n’est pas un instrument d’affranchissement pour ceux qui ont besoin d’être affranchis ? Les Gambetta, les Bismarck, les Gladstone n’ont besoin ni de la liberté de la presse, ni de la liberté de réunion, puisqu’ils écrivent ce qu’ils veulent, se réunissent avec qui bon leur semble, professent les idées qu’il leur plaît : ils sont déjà affranchis, ils sont libres. S’il faut garantir à quelqu’un la liberté de parler et d’écrire, la liberté de se grouper, c’est précisément à ceux qui ne sont pas assez puissants pour imposer leur volonté. Telle a été même l’origine de tous les droits politiques.

Mais, à ce point de vue, les droits politiques dont nous parlons sont-ils faits pour ceux qui en ont seuls besoin ?

— Certainement non. Le suffrage universel peut quelquefois protéger jusqu’à un certain point la bourgeoisie contre les empiétements du pouvoir central, sans qu’elle ait besoin de recourir constamment à la force pour se défendre. Il peut servir à rétablir l’équilibre entre deux forces qui se disputent le pouvoir, sans que les rivaux en soient réduits à se donner des coups de couteau, comme on le faisait jadis. Mais il ne peut aider en rien s’il s’agit de renverser ou même délimiter le pouvoir, d’abolir la domination. Excellent instrument pour résoudre d’une manière pacifique les querelles entre gouvernants, — de quelle utilité peut-il être pour les gouvernés ?

L’histoire du suffrage universel n’est-elle pas là pour le dire ? — Tant que la bourgeoisie a craint que le suffrage universel ne devînt entre les mains du peuple une arme qui pût être tournée contre les privilégiés, elle l’a combattu avec acharnement. Mais le jour où il lui a été prouvé, en 1848, que le suffrage universel n’est pas à craindre, et qu’au contraire on mène très bien un peuple à la baguette avec le suffrage universel, elle l’a accepté d’emblée. Maintenant, c’est la bourgeoisie elle-même qui s’en fait le défenseur, parce qu’elle comprend que c’est une arme, excellente pour maintenir sa domination, mais absolument impuissante contre les privilèges de la bourgeoisie.

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De même pour la liberté de la presse. — Quel a été l’argument le plus concluant, aux yeux de la bourgeoisie en faveur de la liberté de la presse ? — Son impuissance ! Oui, son impuissance : M. de Girardin a fait tout un livre sur ce thème : l’impuissance de la presse. « Jadis, — dit-il, — on brûlait les sorciers, parce qu’on avait la bêtise de les croire tout-puissants ; maintenant, on fait la même bêtise par rapport à la presse, parce qu’on la croit, elle aussi, toute-puissante. Mais il n’en est rien : elle est tout aussi impuissante que les sorciers du Moyen Âge. Donc plus de persécutions de la presse ! » Voilà le raisonnement que faisait jadis M. de Girardin. Et lorsque les bourgeois discutent maintenant entre eux sur la liberté de la presse, quels arguments avancent-ils en sa faveur ? — « Voyez, disent-ils, l’Angleterre, la Suisse, les États-Unis. La presse y est libre, et cependant l’exploitation capitaliste y est mieux établie que dans toute autre contrée, le règne du Capital y est plus sûr que partout ailleurs. Laissez se produire, ajoutent-ils, les doctrines dangereuses. N’avons-nous pas tous les moyens d’étouffer la voix de leurs journaux sans avoir recours à la violence ? Et puis, si un jour, dans un moment d’effervescence, la presse révolutionnaire devenait une arme dangereuse, — eh bien ! ce jour-là on aura bien le temps de la raser d’un seul coup sous un prétexte quelconque. »

Pour la liberté de réunion, même raisonnement. — « Donnons pleine liberté de réunion, dit la bourgeoisie : — elle ne portera pas atteinte à nos privilèges. Ce que nous devons craindre, ce sont les sociétés secrètes, et les réunions publiques sont le meilleur moyen de les paralyser. Mais, si, dans un moment de surexcitation, les réunions publiques devenaient dangereuses, eh bien, nous aurons toujours les moyens de les supprimer, puisque nous possédons la force gouvernementale. »

« L’inviolabilité du domicile ? — Parbleu ! inscrivez-la dans les codes, criez-la par-dessus les toits » ! disent les malins de la bourgeoisie. — « Nous ne voulons pas que des agents viennent nous surprendre dans notre petit ménage. Mais, nous instituerons un cabinet noir pour surveiller les suspects ; nous peuplerons le pays de mouchards, nous ferons la liste des hommes dangereux, et nous les surveillerons de près. Et, quand nous aurons flairé un jour que ça se gâte, alors allons-y drument, fichons-nous de l’inviolabilité, arrêtons les gens dans leurs lits, perquisitionnons, fouillons ! Mais surtout, allons-y hardiment, et s’il y en a qui crient trop fort, coffrons-les aussi et disons aux autres : "Que voulez-vous, messieurs ! À la guerre comme à la guerre !" On nous applaudira ! »

« Le secret de la correspondance ? — Dites partout, écrivez, criez que la correspondance est inviolable. Si le chef d’un bureau de village ouvre une lettre par curiosité, destituez-le immédiatement, écrivez en grosses lettres : "Quel monstre ! quel criminel !" Prenez garde que les petits secrets que nous nous disons les uns les autres dans nos lettres ne puissent être divulgués. Mais si nous avons vent d’un complot tramé contre nos privilèges, — alors ne nous gênons pas : ouvrons toutes les lettres, nommons mille employés pour cela, s’il le faut, et si quelqu’un s’avise de protester, répondons franchement, comme un ministre anglais l’a fait dernièrement aux applaudissements du Parlement : — "Oui, messieurs, c’est le cœur serré et avec le plus profond dégoût que nous faisons ouvrir les lettres ; mais c’est exclusivement parce que la patrie (c’est-à-dire, l’aristocratie et la bourgeoisie) est en danger !" »

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Voilà à quoi se réduisent ces soi-disant libertés politiques.

Liberté de la presse et de réunion, inviolabilité du domicile et de tout le reste, ne sont respectées que si le peuple n’en fait pas usage contre les classes privilégiées. Mais, le jour où il commence à s’en servir pour saper les privilèges, — ces soi-disant libertés sont jetées par-dessus bord.

Cela est bien naturel. L’homme n’a de droits que ceux qu’il a acquis de haute lutte. Il n’a de droits que ceux qu’il est prêt à défendre à chaque instant, les armes à la main.

Si on ne fouette pas hommes et femmes dans les rues de Paris, comme on le fait à Odessa, c’est parce que le jour où un gouvernement l’oserait, le peuple mettrait en pièces les exécuteurs. Si un aristocrate ne se fraye plus un passage dans les rues à coups de bâton distribués à droite et à gauche par ses valets, c’est parce que les valets du seigneur qui en aurait l’idée seraient assommés sur place. Si une certaine égalité existe entre l’ouvrier et le patron dans la rue et dans les établissements publics, c’est parce que l’ouvrier, grâce aux révolutions précédentes, a un sentiment de dignité personnelle qui ne lui permettra pas de supporter l’offense du patron, — et non pas parce que ses droits sont inscrits dans la loi.

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Il est évident que dans la société actuelle, divisée en maîtres et serfs, la vraie liberté ne peut pas exister ; elle ne le pourra pas tant qu’il y aura exploiteurs et esclaves, gouvernants et gouvernés. Cependant il ne s’ensuit pas que jusqu’au jour où la révolution anarchiste viendra balayer les distinctions sociales, nous désirions voir la presse bâillonnée, comme elle l’est en Allemagne, le droit de réunion annulé comme en Russie, et l’inviolabilité personnelle réduite à ce qu’elle est en Turquie. Tout esclaves du Capital que nous sommes, nous voulons pouvoir écrire et publier ce que bon nous semble, nous voulons pouvoir nous réunir et nous organiser comme il nous plaira, — précisément pour secouer le joug du Capital.

Mais il est bien temps de comprendre que ce n’est pas aux lois constitutionnelles qu’il faut demander ces droits. Ce n’est pas dans une loi, — dans un morceau de papier, qui peut être déchiré à la moindre fantaisie des gouvernants, — que nous irons chercher la sauvegarde de ces droits naturels. C’est seulement en nous constituant comme force, capable d’imposer notre volonté, que nous parviendrons à faire respecter nos droits.

Voulons-nous avoir la liberté de dire et d’écrire ce que bon nous semblera ? Voulons-nous avoir le droit de nous réunir et de nous organiser ? — Ce n’est pas à un Parlement que nous devons aller en demander la permission ; ce n’est pas une loi que nous devons mendier au Sénat. Soyons une force organisée, capable de montrer les dents chaque fois que n’importe qui s’avise de restreindre notre droit de parole ou de réunion ; soyons forts, et nous pourrons être sûrs que personne n’osera venir nous disputer le droit de parler, d’écrire, d’imprimer, de nous réunir. Le jour où nous aurons su établir assez d’entente entre les exploités pour sortir au nombre de plusieurs milliers d’hommes dans la rue et prendre la défense de nos droits, personne n’osera nous disputer ces droits, ni bien d’autres encore que nous saurons revendiquer. Alors, mais seulement alors, nous aurons acquis ces droits, que nous pourrions vainement mendier pendant des dizaines d’années à la Chambre ; alors ces droits nous seront garantis d’une manière bien autrement sûre que si on les inscrivait de nouveau sur des chiffons de papier.

Les libertés ne se donnent pas, elles se prennent.

En 1882, Pierre Kropotkine est arrêté à Lyon et impliqué dans le procès dit des 66, qui s’ouvre le 8 janvier 1883, à la suite des violentes manifestations des mineurs de Montceau-les-Mines d’août 1882 et des attentats à la bombe d’octobre 1882 à Lyon. Au titre de la loi du 14 mars 1872, les 66 inculpés sont accusés de s’être affiliés à l’Association internationale des travailleurs (la Première Internationale), censée avoir été reconstituée au congrès de Londres en juillet 1881 : « D’avoir (...) été affiliés ou fait acte d’affiliation à une société internationale, ayant pour but de provoquer à la suspension du travail, à l’abolition du droit de propriété, de la famille, de la patrie, de la religion, et d’avoir ainsi commis un attentat contre la paix publique ».
Presque tous seront condamnés, Kropotkine étant condamné à 5 ans de prison et 10 ans de résidence surveillée.
Le dernier jour du procès, Frédéric Tressaud fait la lecture de la déclaration suivante, signée par 47 des 66 prévenus, dont Kropotkine :

« Ce qu’est l’anarchie, ce que sont les anarchistes, nous allons le dire :

Les anarchistes, messieurs, sont des citoyens qui, dans un siècle où l’on prêche partout la liberté des opinions, ont cru de leur devoir de se recommander de la liberté illimitée.

Oui, messieurs, nous sommes, de par le monde, quelques milliers, quelques millions peut-être – car nous n’avons d’autre mérite que de dire tout haut ce que la foule pense tout bas – nous sommes quelques millers de travailleurs qui revendiquons la liberté absolue, rien que la liberté, toute la liberté !

Nous voulons la liberté, c’est-à-dire que nous réclamons pour tout être humain le droit et le moyen de faire tout ce qui lui plaît, et ne faire que ce qui lui plaît ; de satisfaire intégralement tous ses besoins, sans autre limite que les impossibilités naturelles et les besoins de ses voisins également respectables.

Nous voulons la liberté, et nous croyons son existence incompatible avec l’existence d’un pouvoir quelconque, quelles que soient son origine et sa forme, qu’il soit élu ou imposé, monarchique ou républicain, qu’il s’inspire du droit divin ou du droit populaire, de la Sainte-Ampoule ou du suffrage universel.

C’est que l’histoire est là pour nous apprendre que tous les gouvernements se ressemblent et se valent. Les meilleurs sont les pires. Plus de cynisme chez les uns, plus d’hypocrisie chez les autres ! Au fond, toujours les mêmes procédés, toujours la même intolérance. Il n’est pas jusqu’aux libéraux en apparence qui n’aient en réserve, sous la poussière des arsenaux législatifs, quelque bonne petite loi sur l’Internationale, à l’usage des oppositions gênantes.

Le mal, en d’autres termes, aux yeux des anarchistes, ne réside pas dans telle forme de gouvernement plutôt que dans telle autre. Il est dans l’idée gouvernementale elle-même ; il est dans le principe d’autorité.

La substitution, en un mot, dans les rapports humains, du libre contrat, perpétuellement révisable et résoluble, à la tutelle administrative et légale, à la discipline imposée ; tel est notre idéal.

Les anarchistes se proposent donc d’apprendre au peuple à se passer du gouvernement comme il commence à apprendre à se passer de Dieu.

Il apprendra également à se passer de propriétaires. Le pire des tyrans, en effet, ce n’est pas celui qui nous embastille, c’est celui qui nous affame ; ce n’est pas celui qui nous prend au collet, c’est celui qui nous prend au ventre.

Pas de liberté sans égalité ! Pas de liberté dans une société où le capital est monopolisé entre les mains d’une minorité qui va se réduisant tous les jours et où rien n’est également réparti, pas même l’éducation publique, payée cependant des deniers de tous.

Nous croyons, nous, que le capital, patrimoine commun de l’humanité, puisqu’il est le fruit de la collaboration des générations passées et des générations contemporaines, doit être à la disposition de tous, de telle sorte que nul ne puisse en être exclu ; que personne, en revanche, ne puisse accaparer une part au détriment du reste.

Nous voulons, en un mot, l’égalité ; l’égalité de fait, comme corollaire ou plutôt comme condition primordiale de la liberté. De chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins ; voilà ce que nous voulons sincèrement, énergiquement ; voilà ce qui sera, car il n’est point de prescription qui puisse prévaloir contre les revendications à la fois légitimes et nécessaires. Voilà pourquoi l’on veut nous vouer à toutes les flétrissures.

Scélérats que nous sommes ! Nous réclamons le pain pour tous, le travail pour tous ; pour tous aussi l’indépendance et la justice. »



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