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Le Mouvement de libération animale : sa philosophie, ses réalisations, son avenir (The Animal Liberation Movement)

mis en ligne le 6 avril 2004 - Peter Singer

Note rajoutée :

Peter Singer, l’auteur de ce texte validiste, a été dénoncé comme très problématique (raciste, soutien à des milliardaires, sexiste, ultra-capitaliste, etc) dans le texte "Pour un antispécisme débarassé de Peter Singer, développons un antispécisme intersectionnel", que l’on peut retrouver en suivant ce lien.

Sur l’auteur

Peter Singer est professeur de philosophie et directeur actuel du Centre for Human Bioethics à Monash University, Melbourne, Australie. Né en 1946 à Melbourne de parents autrichiens ayant fui le nazisme, il fit ses études de philosophie à Melbourne University et à Oxford University (Royaume-Uni), où il se spécialisa dans l’éthique et dans la philosophie politique. Il a enseigné à University College à Oxford, à New York University, à University of Colorado à Boulder, et à University of California à Irvine.
Ce fut la publication en 1975 de son Animal Liberation - A New Ethics for our Treatment of Animals (traduction française La Libération animale, Éd. Grasset, 1992), qui le fit connaître du grand public. Souvent qualifié de « Bible du mouvement de libération animale », cet ouvrage énonçait dans un langage simple et clair les bases théoriques et pratiques en rupture avec le point de vue paternaliste des organisations traditionnelles de défense des animaux.

Propos de l’éditeur

Cela fait maintenant seize ans qu’est parue la première édition de La Libération animale de Peter Singer ; et depuis cette époque, le mouvement de libération animale n’a cessé de se développer, dans les pays de langue anglaise, puis au Japon, en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Italie et dans les pays scandinaves. En Angleterre, une personne sur quinze ne mange plus de viande, et, parmi les jeunes, près de la moitié des adolescents déclarent qu’ils n’en mangeraient plus, s’ils en avaient la possibilité. Dans ces pays, ce mouvement de libération est devenu un débat public et une lutte, au même titre que d’autres mouvements de libération qui l’ont précédé, les mouvements des Noirs ou des femmes - dont il s’inspire, tant au niveau des principes théoriques qu’au niveau des méthodes d’action non violentes, légales ou illégales, ayant pour but d’aider les victimes et de convaincre le public. Et tout comme les mouvements antiracistes et antisexistes, le mouvement antispéciste non seulement se fonde sur une pensée rationnelle, mais correspond à l’irruption de la pensée rationnelle dans un domaine où l’évidence de comportements séculaires semblait à jamais pouvoir remplacer la rationalité ; et il correspond également à l’espoir que, malgré les grandes difficultés, la pensée rationnelle et l’éthique pourront l’emporter sur les préjugés et l’égoïsme.

Deux mots :

 Animal : Peter Singer, comme la plupart des auteurs du mouvement de libération animale, désigne souvent par « animaux » les animaux y compris les êtres humains. Ceci est conforme aux enseignements de la biologie la plus élémentaire, mais contraire à l’usage courant, qui réunit sous un même mot des êtres aussi différents que les huîtres et les chimpanzés, tout en séparant radicalement ces derniers des humains.
L’usage habituel est néanmoins parfois retenu pour éviter les lourdeurs.

 Spécisme : ce terme n’est pas encore entré dans l’usage courant en français comme le sont racisme et sexisme. On peut définir le spécisme comme la priorité systématique accordée à la satisfaction des intérêts des membres de l’espèce humaine, ou comme l’opinion selon laquelle l’espèce à laquelle appartient un être serait en elle-même une caractéristique moralement pertinente. Néanmoins, plus qu’une simple opinion, le spécisme est, tout comme le racisme et le sexisme, un fait culturel profondément enraciné, qui exige pour être combattu, comme le dit Peter Singer, un véritable travail de retournement de point de vue.
Lyon, mai 1991

Le Mouvement de libération animale

Introduction

La question n’est pas : peuvent-ils raisonner ?
ni : peuvent-ils parler ? mais : peuvent-ils souffrir ?
Jeremy Bentham (1748 - 1832)

Au cours de ces dernières années, le public a progressivement pris conscience de l’existence d’une nouvelle cause : celle de la libération animale. Ce fut d’abord par des articles de journaux, souvent du genre « ils ne savent plus quoi inventer » ; puis les caméras de télévision portèrent dans des millions de foyers l’image de marches et de manifestations dirigées contre l’élevage industriel, contre l’expérimentation animale ou la chasse au phoque au Canada. Vinrent enfin les actes illégaux : les slogans couvrant les magasins de fourrure, et les visites clandestines dans des laboratoires et les animaux sauvés.
Quelles sont les idées qui inspirent le mouvement de libération animale ? Vers quoi se dirige-t-il ? C’est à ces question que je tente de répondre ici.

Il peut être bon de commencer par un peu d’histoire, pour mettre le mouvement de libération animale en perspective. La prise en compte de la souffrance des animaux est présente dans la pensée hindoue, et la compassion est pour le bouddhisme une notion universelle qui s’applique aussi bien aux animaux qu’aux humains. Mais il n’existe rien de tel dans nos traditions occidentales. Il y a bien quelques lois dans l’Ancien Testament qui témoignent d’une certaine préoccupation pour le bien-être des animaux, mais il n’y a rien du tout dans ce sens dans le Nouveau Testament, ni dans les courants de pensée principaux qui représentèrent le christianisme pendant ses premiers dix-huit siècles.
Paul rejeta dédaigneusement l’idée que Dieu eût pu se préoccuper du bien-être des boeufs, et Augustin interpréta l’histoire biblique des porcs de Gadarène, selon laquelle Jésus expédia des démons dans un troupeau de cochons qui se jetèrent alors dans la mer et s’y noyèrent, comme signifiant que nous n’avons aucun devoir envers les animaux. Cette interprétation fut admise par Thomas d’Aquin, qui déclara que la seule objection possible à la cruauté envers les animaux était qu’elle pouvait favoriser la cruauté envers les humains - car selon lui, il n’y avait rien de mal en soi à faire souffrir les animaux. Ceci devint le point de vue officiel de l’Eglise Catholique Romaine, tant et si bien (ou si mal) que, encore au milieu du dix-neuvième siècle, le Pape Pie IX refusa d’autoriser la création d’une société pour la prévention de la cruauté envers les animaux, parce qu’une telle autorisation eût impliqué que les êtres humains ont des devoirs envers les créatures inférieures.
Même en Angleterre, dont les habitants ont la réputation d’être fous des animaux, les premiers efforts pour obtenir une protection légale pour les membres d’autres espèces que l’espèce humaine datent de moins de deux siècles. Ils furent accueillis par la dérision. The Times était à tel point incapable de concevoir que la souffrance des animaux fût quelque chose à empêcher, qu’il déclara à l’encontre d’une proposition de loi pour interdire le « sport » de bull-baiting (activité consistant à faire attaquer et mettre à mort un taureau par des chiens) : « Est tyrannie tout ce qui interfère avec l’usage privé et personnel que l’homme fait de son temps et de sa propriété. » Les animaux, pour cet auguste journal, n’étaient clairement que propriété.
C’était en 1800, et cette proposition de loi fut repoussée. Il fallut encore vingt ans avant que n’entrât dans la législation britannique le premier texte s’opposant à la cruauté. La prise en compte, aussi limitée fût-elle, des intérêts des animaux, représentait un pas en avant significatif comparé au point de vue selon lequel les frontières de notre espèce traceraient les frontières de la moralité. Néanmoins, ce pas en avant était limité, car il ne remettait pas en cause notre droit de faire des autres espèces tout usage à notre convenance. Seuls étaient interdits les actes de cruauté - c’est-à-dire ceux qui font souffrir sans raison, par pur sadisme ou par indifférence grossière. Les éleveurs qui refusent à leurs cochons la place qui leur est nécessaire pour se mouvoir ne commettent pas d’acte cruel, selon ce point de vue, car ils ne font que ce qu’ils estiment devoir faire pour produire du bacon. De même, les chercheurs qui empoisonnent cent rats avec un quelconque nouvel aromatisant pour dentifrice, dans le but d’en déterminer la dose létale, ne sont pas cruels - ils se soucient seulement de se conformer aux procédures reconnues pour déterminer l’innocuité des nouveaux produits.
Le mouvement contre la cruauté du siècle dernier était fondé sur le présupposé que les intérêts des animaux non humains ne méritent protection que quand aucun intérêt humain sérieux n’est en cause. Dans cet esprit , les animaux restent très clairement des « créatures inférieures », et les êtres humains tout-à-fait à part et infiniment au-dessus de toutes les formes de vie animale. Pour peu qu’il y eût conflit entre nos intérêts et les leurs, il ne pouvait y avoir de doute quant à ceux qui devaient céder : dans tous les cas, ce sont les intérêts des animaux qui étaient sacrifiés.
C’est la remise en question de ce présupposé qui donne son sens et son importance au nouveau mouvement de libération animale.

La thèse de l’égalité animale

Ces dernières années, un certain nombre de groupes opprimés ont mené des campagnes vigoureuses pour conquérir l’égalité. L’exemple classique est le mouvement de libération des Noirs, qui réclame la fin des préjugés et discriminations qui ont fait des Noirs des citoyens de seconde catégorie. L’attrait immédiat que ce mouvement a exercé, ainsi que le succès initial, bien que limité, qu’il eut, en ont fait un modèle pour d’autres groupes opprimés. On vit alors apparaître les mouvements de libération des Américains du Nord hispaniques, des homosexuels, et de diverses autres minorités. Quand un groupe majoritaire - celui des femmes - se mit en campagne, certains pensèrent qu’on était arrivé à la fin du chemin. Il a été dit que la discrimination sexuelle était la dernière forme de discrimination universellement acceptée et ouvertement pratiquée, y compris dans ces milieux progressistes qui, longtemps, se sont vantés de leur absence de préjugés à l’encontre des minorités raciales.
Il vaut mieux toujours se garder de parler de « dernière forme de discrimination ». S’il n’y avait qu’une seule chose à retenir des mouvements de libération, ce devrait être la difficulté qu’il y a à prendre conscience des préjugés cachés que peuvent receler nos attitudes envers des groupes particuliers, tant que ces préjugés ne nous sont pas mis sous les yeux par la force.
Un mouvement de libération implique un élargissement de notre horizon moral, ainsi qu’une extension, ou une réinterprétation, du principe moral fondamental d’égalité. Des pratiques antérieurement considérées comme naturelles et inévitables en viennent alors à apparaître comme étant le résultat de préjugés injustifiables. Qui peut dire en toute certitude qu’aucune de ses attitudes et pratiques ne peut être légitimement remise en question ? Si nous voulons éviter de nous compter du nombre des oppresseurs, nous devons être prêts à repenser jusqu’à nos attitudes les plus fondamentales. Nous devons les envisager du point de vue où sont placés ceux que ces attitudes, et les pratiques qui en découlent, désavantagent le plus. Si nous sommes capables de cet inhabituel retournement de point de vue, nous découvrirons peut-être alors à la base de ces attitudes et pratiques une constante, un leitmotiv, ayant pour effet systématique de servir les intérêts du même groupe - en général, il s’agira du groupe auquel nous appartenons nous-mêmes - aux dépens des intérêts d’un autre. Et ainsi, nous réaliserons peut-être que se justifie un nouveau mouvement de libération. Le but des militants de la libération animale est de nous inciter à opérer ce retournement mental dans le regard que nous portons sur nos attitudes et pratiques envers un très grand groupe d’êtres : envers les membres des espèces autres que la nôtre. En d’autres termes, ces militants réclament que nous étendions aux autres espèces ce même principe fondamental d’égalité que la plupart d’entre nous acceptons de voir appliquer à tous les membres de notre espèce.
Une telle extension est-elle vraiment plausible ? Est-il possible de prendre vraiment au sérieux le slogan de La ferme des animaux de George Orwell : « Tous les animaux sont égaux » ?
Il est bon de commencer par examiner la thèse familière selon laquelle tous les humains sont égaux. Lorsque nous disons que tous les êtres humains, quels que soit leur race, leur croyance ou leur sexe, sont égaux, qu’entendons-nous par là ? Ceux qui désirent défendre une société hiérarchique et inégalitaire ont souvent mis en avant que, quel que soit le critère retenu, il reste parfaitement faux de dire que tous les humains sont égaux. Que cela nous plaise ou non, nous devons faire face au fait que les humains existent dans des tailles et des formes différentes, viennent avec des capacités morales différentes, des capacités intellectuelles différentes, des quantités différentes de sentiments bienveillants et de sensibilité envers les besoins des autres, des aptitudes différentes à communiquer efficacement, et des susceptibilités différentes à ressentir le plaisir et la douleur. En bref, si l’exigence d’égalité devait être basée sur l’égalité de fait de tous les êtres humains, nous devrions cesser d’exiger l’égalité. Car cette exigence serait injustifiable.
Fort heureusement, la revendication de l’égalité des êtres humains ne dépend pas de l’égalité de leur intelligence, capacité morale, force physique, ou de tout autre fait particulier de ce genre. L’égalité est une notion morale, et non une simple affirmation de faits. Il n’y a pas de raison logique qui impose de faire découler d’une différence de fait dans les capacités que possèdent deux personnes une différence quelconque dans la quantité de considération que nous devons porter à la satisfaction de leurs besoins et intérêts. Le principe d’égalité entre les humains n’est pas l’affirmation d’une hypothétique égalité de fait ; il est une prescription portant sur la manière dont nous devrions traiter les humains.
Jeremy Bentham intégra dans son système éthique la base essentielle du principe d’égalité morale au travers de la formule : « Chacun compte pour un et nul ne compte pour plus d’un. » En d’autres termes, tous les intérêts susceptibles d’être affectés par un acte doivent être pris en compte, quel que soit l’être dont ce sont les intérêts, avec le même poids que le sont les intérêts semblables de tout autre être.
Il découle de ce principe d’égalité que la préoccupation que nous devons avoir pour les autres êtres, la disposition que nous devons avoir à prendre en compte leurs intérêts, ne devraient pas dépendre des caractéristiques ou aptitudes de ces êtres - bien que les décisions exactes que cette préoccupation implique que nous devons prendre puissent, elles, dépendre des caractéristiques des êtres qui en seront affectés. C’est sur cette base que doit reposer, en dernière analyse, la réfutation du racisme, tout comme celle du sexisme ; et c’est en fonction de ce principe que le spécisme doit lui aussi être condamné. Si le fait pour un humain de posséder un degré d’intelligence plus élevé qu’un autre ne justifie pas qu’il se serve de cet autre comme moyen pour ses fins, comment cela pourrait-il justifier qu’un humain exploite des êtres non humains ?
Beaucoup de philosophes ont proposé comme principe moral fondamental l’égalité de considération des intérêts, sous une forme ou une autre ; mais peu d’entre eux ont reconnu que ce principe s’applique aussi bien aux membres des autres espèces qu’à ceux de la nôtre. Bentham fut parmi les rares qui virent cela. Dans un passage tourné vers l’avenir, datant d’une époque où les esclaves noirs étaient encore traités dans les colonies britanniques à peu près comme nous traitons aujourd’hui les animaux non humains, Bentham déclara :
Le jour viendra peut-être où le reste de la création animale obtiendra ces droits que seule la main de la tyrannie a pu lui refuser. Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’est en rien une raison pour qu’un être humain soit abandonné sans recours aux caprices d’un bourreau. On reconnaîtra peut-être un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau, ou la façon dont se termine le sacrum sont des raisons tout aussi insuffisantes pour abandonner un être sensible à ce même sort. Et quel autre critère devrait-on prendre pour tracer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être la faculté de discourir ? Mais un cheval ou un chien adultes sont incomparablement plus rationnels, et aussi ont plus de conversation, qu’un nourrisson d’un jour, d’une semaine ou même d’un mois. Et s’il en était autrement, qu’est-ce que cela changerait ? La question n’est pas : « Peuvent-ils raisonner ? », ni : « Peuvent-ils parler ? », mais : « Peuvent-ils souffrir ? »
Dans ce passage, Bentham désigne comme caractéristique essentielle devant déterminer si un être a ou non droit à l’égalité de considération des intérêts, sa capacité à souffrir. Cette capacité - ou, plus rigoureusement, la capacité à souffrir et/ou à éprouver du plaisir ou du bonheur - n’est pas une simple caractéristique comme une autre, comparable à la capacité à parler ou à comprendre les mathématiques supérieures. Ce que dit Bentham n’est pas que ceux qui tentent de tracer cette « ligne infranchissable » devant déterminer si les intérêts d’un être sont à prendre en compte, se sont simplement trompés de caractéristique. La capacité à souffrir ou à éprouver du plaisir est une condition nécessaire pour avoir un intérêt quel qu’il soit au départ, elle est une condition qui doit être remplie faute de quoi cela n’a aucun sens de parler d’intérêts. Cela n’a aucun sens de dire qu’il est contraire aux intérêts d’une pierre de recevoir le coup de pied d’un enfant. Une pierre n’a pas d’intérêts, parce qu’elle ne peut pas souffrir. Rien de ce que nous pouvons faire ne peut avoir de conséquence pour son bien-être. Une souris, au contraire, a un intérêt à ne pas être tourmentée, parce que si on la tourmente, elle souffrira.
Si un être souffre, il ne peut y avoir de justification morale pour refuser de tenir compte de cette souffrance. Quelle que soit la nature de l’être qui souffre, le principe d’égalité exige que sa souffrance soit prise en compte autant qu’une souffrance similaire - pour autant que des comparaisons grossières soient possibles - de tout autre être. Dans le cas où un être n’est pas capable de souffrir, ou de ressentir de la joie ou du bonheur, il n’y a rien à prendre en compte. C’est pourquoi c’est la sensibilité (pour employer cette expression courte, mais légèrement inexacte, pour parler de la capacité à souffrir et/ou à ressentir le plaisir) qui seule est capable de fournir un critère défendable pour déterminer où doit s’arrêter la prise en compte des intérêts des autres. Limiter cette prise en compte selon tout autre critère, comme l’intelligence ou la rationalité, serait la limiter de façon arbitraire - pourquoi choisir tel critère plutôt qu’un autre, comme la couleur de la peau ?
Les racistes violent le principe d’égalité en accordant plus de poids aux intérêts des membres de leur propre race, quand ces intérêts sont en conflit avec ceux des membres d’une autre race. De même, les spécistes permettent aux intérêts des membres de leur propre espèce de l’emporter face à des intérêts supérieurs des membres d’autres espèces.

L’égalité de considération des intérêts

Si la thèse de l’égalité animale est fondée, quelles en sont les conséquences ? Cette thèse n’implique pas, bien évidemment, qu’il faille accorder aux animaux tous les droits que nous estimons devoir accorder aux humains - par exemple, le droit de vote. La thèse de l’égalité animale défend l’égalité de considération des intérêts, et non l’égalité des droits. Mais qu’est-ce que cela signifie exactement en pratique ? Il faut ici entrer un peu dans le détail.
Si je gifle vigoureusement un cheval sur son flanc, il sursautera peut-être, mais on peut supposer que sa douleur sera faible. Sa peau est assez épaisse pour le protéger d’une simple gifle. Si par contre je gifle un bébé avec la même force, celui-ci pleurera et sans doute souffrira, sa peau étant plus sensible. Il s’ensuit qu’il est plus grave de gifler un bébé qu’un cheval, si les deux gifles sont de même force. Il doit néanmoins y avoir une façon de frapper un cheval - je ne sais pas exactement laquelle, peut-être avec un gros bâton - qui lui occasionnera autant de douleur qu’en occasionne une gifle à un enfant. C’est là ce que j’entends par « même quantité de douleur » ; et si nous considérons qu’il est mal d’infliger sans raison valable cette quantité de douleur à un enfant, alors nous devons, si nous ne sommes pas spécistes, considérer comme tout aussi mal d’infliger sans raison valable la même quantité de douleur à un cheval.
Entre les humains et les animaux il y a encore d’autres différences, qui seront cause d’autres complications. Les humains adultes normaux ont des capacités mentales qui, dans certaines circonstances, les amèneront à souffrir plus que ne souffriraient des animaux placés dans les mêmes circonstances. Si, par exemple, nous décidons d’effectuer des expériences scientifiques extrêmement douloureuses ou mortelles sur des adultes humains normaux, kidnappés à cette fin au hasard dans les jardins publics, alors tout adulte entrant dans un jardin public ressentirait la peur d’être kidnappé. Cette terreur représenterait une souffrance supplémentaire s’ajoutant à la douleur de l’expérience.
La même expérience effectuée sur des animaux non humains causerait moins de souffrance, puisqu’eux ne ressentiraient pas la peur due à l’anticipation de la capture et de l’expérience à subir. Cela ne justifie pas, bien entendu, le fait lui-même d’effectuer l’expérience sur des animaux, mais implique seulement qu’il existe une raison non spéciste pour préférer utiliser des animaux plutôt que des adultes humains normaux, si tant est au départ que l’expérience soit à faire. Il faut remarquer, néanmoins, que ce même argument nous donne aussi une raison de préférer, pour faire des expériences, à l’emploi d’humains adultes normaux l’emploi de nourrissons humains - orphelins, par exemple - ou d’humains mentalement retardés, puisqu’eux non plus n’auraient aucune idée de ce qui les attend.
Pour tout ce qui dépend de cet argument, les animaux non humains, les nourrissons humains et les débiles mentaux humains sont dans la même catégorie ; et si cet argument nous sert à justifier l’expérimentation sur des animaux non humains, nous devons nous demander si nous sommes aussi prêts à permettre l’expérimentation sur des nourrissons humains et sur des adultes handicapés mentaux. Et si nous distinguons ces derniers des animaux, sur quelle base pouvons-nous justifier cette discrimination, si ce n’est par une préférence cynique, et moralement indéfendable, en faveur des membres de notre propre espèce ?
Il y a de nombreux domaines dans lesquels les aptitudes mentales supérieures de l’adulte humain normal - ses capacités à anticiper, à se souvenir de façon plus détaillée, à mieux savoir ce qui se passe, et ainsi de suite - font une différence. Mais celle-ci ne va pas toujours dans le sens d’une souffrance plus grande pour l’être humain normal. Il arrive parfois au contraire que la compréhension limitée qu’ont les animaux puisse augmenter leur souffrance. Si nous capturons un humain, par exemple un prisonnier au cours d’une guerre, nous pouvons lui expliquer qu’il devra subir la capture, la fouille et la détention, mais qu’il ne lui sera fait aucun mal par ailleurs, et qu’il sera libéré à la fin des hostilités. Si par contre nous capturons un animal sauvage, nous ne pouvons pas lui expliquer que nous ne menaçons pas sa vie. Un animal sauvage ne peut pas distinguer une tentative de le tuer d’une tentative de le maîtriser et de le détenir ; sa terreur sera donc aussi grande dans un cas que dans l’autre.
On peut objecter qu’il est impossible de faire des comparaisons entre les souffrances ressenties par des membres d’espèces différente, et que, par conséquent, quand il y a conflit entre les intérêts des animaux et ceux des êtres humains, le principe d’égalité ne peut nous guider. Il est sans doute effectivement impossible de comparer avec précision la souffrance de membres d’espèces différentes ; mais la précision n’est pas essentielle. Même si nous ne devions cesser de faire souffrir les animaux que dans les cas où il est tout-à-fait certain que les intérêts des êtres humains n’en seront pas affectés dans une mesure comparable à celle où sont affectés les intérêts des animaux, nous serions obligés d’apporter des changements radicaux dans la façon dont nous les traitons - lesquels changements concerneraient notre régime alimentaire, les méthodes employées en agriculture, les procédures expérimentales utilisées dans de nombreux domaines scientifiques, notre attitude envers la faune sauvage et la chasse, le piégeage des animaux et le port de la fourrure, ainsi que des domaines récréatifs comme les cirques, les rodéos et les zoos. Et ainsi serait évitée une quantité énorme de souffrance.

Est-ce aussi un problème que de tuer ?

Jusqu’à présent j’ai beaucoup parlé du fait d’infliger de la souffrance aux animaux, mais je n’ai rien dit concernant le fait de les tuer. Cette omission est délibérée. L’application du principe d’égalité au fait de faire souffrir est assez directe, du moins en théorie. La douleur et la souffrance sont des choses mauvaises, qui doivent être prévenues ou minimisées quels que soient la race, le sexe ou l’espèce de l’être qui les ressent. La douleur est d’autant plus mauvaise qu’elle est plus intense et qu’elle dure plus longtemps, mais une grandeur donnée de douleur est aussi mauvaise quelle que soit l’espèce.
Alors que des caractéristiques comme la conscience de soi, l’intelligence, la capacité à entretenir des relations significatives avec les autres, et ainsi de suite, ne sont pas pertinentes par rapport à la question de la douleur - puisque la douleur est de la douleur, quelles que soient les capacités de l’être qui la ressent, dès lors qu’il possède la capacité à la ressentir -, ces caractéristiques peuvent au contraire être pertinentes en ce qui concerne le problème de tuer. Il n’est pas arbitraire de dire que la vie d’un être conscient de lui-même, capable de penser abstraitement, d’élaborer des projets d’avenir, de communiquer de façon complexe, et ainsi de suite, a plus de valeur que la vie d’un être qui n’a pas ces capacités.
Pour bien saisir la différence qui existe entre la question de la douleur et celle de tuer, nous pouvons considérer comment nous choisirions dans des cas concernant des membres de notre propre espèce. Si nous devions choisir entre sauver la vie, soit d’un être humain normal, soit d’un être humain handicapé mental,nous choisirions probablement celle de l’humain normal ; mais si nous devions choisir entre faire cesser la souffrance, soit d’un humain normal, soit d’un humain handicapé - si par exemple tous deux souffrent de blessures superficielles mais douloureuses, sans que nous ayons assez d’analgésique pour les deux - il est beaucoup moins clair quel devrait être notre choix. La même conclusion vaut encore quand nous considérons des êtres appartenant à d’autres espèces. La valeur négative de la douleur est en elle-même indépendante des autres caractéristiques de l’être qui ressent cette douleur ; la valeur de la vie, au contraire, est affectée par ces autres caractéristiques.
Cela signifiera en général que si nous devons choisir entre la vie d’un être humain et celle d’un autre animal, nous devons choisir de sauver celle de l’humain ; mais il peut aussi y avoir des cas particuliers où le contraire sera vrai, quand l’être humain en question ne possède pas les capacités d’un être humain normal. Une telle position n’est pas spéciste, bien qu’elle puisse le paraître à première vue.
La préférence pour la vie d’un être humain normal sur celle d’un animal - dans les cas où ce choix se pose - se fonde surlescaractéristiquesque cet être humain normal possède réellement, et non sursa simple appartenance à notre espèce. C’est pourquoi lorsqu’il s’agit des membres de notre espèce qui n’ont pas les caractéristiques normales d’un être humain, nous ne pouvons plus affirmer que leurs vies sont toujours à préférer à celles d’autres animaux. En pratique, néanmoins, la question de savoir exactement quand il est injustifié de tuer (sans souffrance) un animal est une question à laquelle il n’est pas nécessaire de répondre précisément. Aussi longtemps que nous gardons à l’esprit que nous devons respecter la vie d’un animal autant que nous respectons celle d’un être humain de même niveau de développement mental, nous ne serons pas loin de la vérité.

Les objectifs du mouvement

Maintenant que nous avons vu quelle philosophie sous-tend le mouvement de libération animale, nous pouvons nous tourner vers ses objectifs. Que tente d’accomplir le mouvement de libération animale ?
On peut en énoncer le but en une seule phrase : mettre fin au parti-pris spéciste actuel qui empêche que soient pris en compte sérieusement les intérêts des animaux non humains. Mais par quoi faut-il commencer ? Ce but est tellement vaste qu’il est nécessaire de se fixer des objectifs plus précis.
Les organisations traditionnelles de protection des animaux se concentrent sur la tâche de faire cesser les mauvais traitements envers ceux d’entre eux qui appartiennent aux espèces avec lesquelles nous avons le plus facilement des relations. Les chiens, les chats et les chevaux sont bien placés sur leurs listes, parce que nous avons ces animaux comme compagnons. Ensuite il y a ceux des animaux sauvages que nous trouvons particulièrement attirants - les bébés phoques, avec leurs grands yeux bruns et leurs douces et blanches fourrures, les mystérieuses baleines et les dauphins joueurs. Les militants de la libération animale eux aussi, évidemment, sont opposés à la souffrance et à la mort qu’on impose sans nécessité aux chiens, chats, chevaux, phoques, baleines et dauphins, comme à tous les autres animaux. Mais ils ne considèrent pas que l’attirance plus ou moins grande qu’un animal exerce sur nous ait quoi que ce soit à voir avec le fait qu’il soit mal de le faire souffrir. A la place, ce qui leur importe est la gravité de la souffrance, ainsi que le nombre d’animaux impliqués.
Ceci signifie qu’il y a plus de chance de voir le mouvement de libération animale manifester en défense des rats de laboratoire, ou des poules élevées en batterie, que pour les chiens ou les chats que maltraitent leurs propriétaires. Car il y a quelque 45 millions de rats et de souris consommés chaque année dans les seuls laboratoires des Etats-Unis ; et dans ce même pays, chaque année, plus de trois milliards de poulets sont élevés dans des fermes industrielles, tassés dans des caisses sur des camions, pendus par les pattes à la chaîne d’abattage. La quantité de souffrance impliquée dans ces formes institutionnalisées de spécisme domine largement tout le mal fait aux chiens et aux chats par des propriétaires négligeants ou même cruels.
Les groupes de libération animale s’opposent à toute exploitation des animaux ; mais leur attention s’est ainsi dirigée principalement vers l’expérimentation sur les animaux et vers leur utilisation comme aliments. Nous allons nous pencher un peu plus sur ces deux domaines.

Les animaux outils pour la recherche

Le spécisme est à l’oeuvre dans la pratique très répandue consistant à expérimenter sur d’autres espèces pour voir si certaines substances sont inoffensives pour les humains, ou pour tester la validité de telle ou telle théorie psychologique sur l’influence des punitions sévères dans l’apprentissage, ou pour tester divers produits chimiques nouveaux juste au cas où ils feraient preuve de propriétés intéressantes. Les gens pensent parfois que toutes ces expériences sont faites dans des buts médicaux essentiels, et qu’ainsi il en résultera une diminution de la souffrance totale. Cette croyance est très confortable, mais très loin de la vérité.
Voici un exemple de test très courant pratiqué par des fabricants de cosmétiques comme Revlon, Avon et Bristol-Myers avec de nombreuses substances, lorsqu’ils ont l’intention de s’en servir dans leurs produits. Ce test est appelé le test de Draize, d’après le nom de son inventeur. Vous prenez six lapins albinos ; vous saisissez chacun d’eux fermement d’une main, et de l’autre, vous tirez sur la paupière inférieure d’un oeil de façon à l’écarter du globe oculaire et à former ainsi entre les deux une sorte de cuvette. Dans cette cuvette, vous placez avec une pipette quelques gouttes de n’importe quelle substance à tester. Enfin, vous tenez les deux paupières fermées pendant une seconde et vous relâchez. Vous revenez le lendemain pour noter si les paupières sont tuméfiées, si l’iris est enflammé, si la cornée est ulcérée et si le lapin est devenu aveugle de cet oeil.
Ce test est un test standard, pratiqué sans anesthésie pour pratiquement toute substance vendue, dès lors qu’elle risque d’entrer dans l’oeil de quelqu’un. Parmi les autres tests commerciaux il y a la DL 50 - « DL » signifie « dose létale » (mortelle), et « 50 » est le pourcentage des animaux pour lesquels cette dose est mortelle. En d’autres termes, pour faire un test de DL 50, vous prenez un échantillon d’animaux - de rats, de souris, de chiens ou d’autres - et vous leur administrez des quantités de la substance que vous testez, sous forme concentrée, jusqu’à ce que vous ayez réussi à ce que la moitié soient morts empoisonnés. Vous avez alors trouvé la dose qui est létale pour 50 % de votre échantillon. Cette dose, appelée « valeur DL 50 », est censée donner une indication sur la dangerosité que cette substance peut avoir pour les êtres humains. Mais en plus de la misère qu’il inflige aux animaux, qui en règle générale deviennent tous malades, et dont la moitié deviennent tellement malades qu’ils en meurent, on remarque que ce test est très peu fiable en tant qu’indication donnée sur la sécurité d’une substance pour les êtres humains. Il y a trop de variations d’une espèce à l’autre. La thalidomide, pour ne prendre que cet exemple célèbre, produit des déformations chez les nouveau-nés humains mais pas chez la plupart des autres espèces animales.
Ces tests sont des tests de routine dans les laboratoires commerciaux. Dans les universités, il y a aussi de nombreuses expériences qu’aucune personne, pour peu qu’elle prenne au sérieux les intérêts des animaux non humains, ne pourrait considérer comme justifiées. Dans les départements de psychologie, des expérimentateurs conçoivent des variations et des répétitions sans fin d’expériences qui déjà à l’origine n’avaient que peu de valeur. On infligera à des animaux des chocs électriques comme punition, ou on les élèvera en isolation totale pour voir jusqu’à quel point cela les rend fous.

Les animaux aliments

Le contact le plus direct que la plupart des êtres humains, surtout ceux de sociétés urbaines et industrielles, ont avec des membres d’autres espèces, a lieu au moment des repas ; nous les mangeons. Par là, nous les traitons simplement comme des moyens pour nos fins. Nous considérons leur vie et leur bien-être comme subordonnés à notre goût pour un plat donné. Et il s’agit bien de goût : ce qui est en cause est uniquement le plaisir du palais. Il ne peut exister aucune défense valable de la pratique de l’alimentation carnée qui soit fondée sur la satisfaction de nos besoins nutritifs, puisqu’il a été établi sans la moindre ombre d’un doute que nous pourrions couvrir nos besoins en protéines et autres nutriments nécessaires de façon bien plus efficace avec un régime qui remplace la chair animale par des produits végétaux riches en protéines.
Il n’y a pas que le fait de tuer qui soit une indication de ce que nous sommes prêts à infliger à d’autres espèces dans le but de nous faire plaisir à nous-mêmes. La souffrance que nous infligeons aux animaux pendant qu’ils sont encore en vie montre peut-être encore plus clairement notre spécisme que ne le montre le fait que nous sommes prêts à les faire mourir. Dans le but de mettre de la viande sur notre table pour un prix qui soit abordable pour la plupart des gens, notre société tolère des méthodes de production qui impliquent d’entasser pendant leur vie entière des êtres sensibles dans des environnements surpeuplés et inadaptés à leurs besoins. Les animaux sont traités comme des machines à convertir le fourrage en chair, et toute innovation qui permette d’augmenter ce « rapport de conversion » est susceptible d’être employée.
Comme le dit une autorité reconnue en la matière, « la cruauté d’un acte n’est reconnue que quand cet acte n’est pas rentable ». Les poules sont donc entassées à trois ou quatre par cage sur 40 x 46 cm, soit moins que la surface d’une seule page de journal. Le sol de ces cages est en grillage, pour réduire le coût de nettoyage ; mais ce grillage est inadapté à leurs pattes. Le sol est incliné, pour que les oeufs se rassemblent sur un côté, rendant ainsi la récolte plus facile ; mais cela empêche les poules de se reposer à leur aise. Dans ces conditions, elles ne sont en mesure de satisfaire aucun de leurs instincts naturels ; elles ne peuvent ni étendre entièrement leurs ailes, ni marcher librement, ni se baigner dans la poussière, ni gratter la terre, ni construire un nid. On a noté que, bien qu’elles n’aient jamais vécu dans des conditions où elles auraient pu accomplir ces actes, elles tentent néanmoins en vain de le faire. La frustration qui résulte de l’impossibilité de satisfaire leurs instincts les amène souvent à développer ce que les éleveurs appellent des « vices », à s’entre-tuer à coups de bec. Comme mesure préventive, les éleveurs coupent le bec aux poussins.
Ce genre de traitement n’est pas réservé uniquement à la volaille. Les cochons sont maintenant élevés en hangar dans des stalles. L’intelligence des cochons est comparable à celle des chiens, et il leur faut un environnement varié et stimulant, sous peine de souffrir de stress et d’ennui. Quiconque garderait un chien dans les conditions où sont fréquemment maintenus les cochons tomberait sous le coup de la loi, mais, parce que l’intérêt que nous avons dans l’exploitation des cochons est supérieur à celui que nous avons dans l’exploitation des chiens, nous nous opposons à la cruauté envers les chiens tout en mangeant le produit de la cruauté envers les cochons.

La libération animale aujourd’hui

Le mouvement de libération animale a obtenu au cours des quelques dernières années des victoires sans précédent. Alors qu’il y a peu le public des pays les plus développés était en majorité inconscient de la nature de l’élevage intensif moderne, aujourd’hui, en Grande Bretagne, en Allemagne, dans les pays scandinaves, de larges secteurs de l’opinion informée sont opposés au confinement des poules pondeuses dans de petites cages en grillage, et des cochons et des veaux dans des stalles si petites qu’ils ne peuvent faire un seul pas ni même se retourner. En Grande Bretagne, un comité d’agriculture de la chambre des communes a recommandé que les cages pour les poules pondeuses soient progressivement abandonnées. La Suisse a fait un pas de plus, allant jusqu’à voter une loi interdisant ces cages à partir de 1992. Un tribunal d’Allemagne Fédérale a jugé le système de cages contraire à la législation contre la cruauté du pays - et, bien que le gouvernement ait trouvé un moyen de rendre ce verdict sans conséquence, l’Etat ouest-allemand de Hesse a annoncé qu’il suivrait l’exemple suisse et commencerait à abandonner le système des cages.
C’est peut-être dans le domaine le pire de l’élevage industriel, celui de la « viande de veau blanche », qu’a eu lieu le pas en avant le plus important pour les animaux d’élevage britanniques. La façon d’élever les veaux qui était devenue la norme consistait à les maintenir dans le noir pendant vingt-deux heures par jour, dans des stalles individuelles tellement étroites qu’ils n’y pouvaient se retourner. Ils n’avaient aucune paille sur laquelle se coucher, les éleveurs voulant éviter qu’en la mâchant ils enlèvent à leur chair sa douce pâleur, et ils recevaient un régime alimentaire délibérément carencé en fer, de façon à garder à leur chair cette blancheur qui lui donne tant de valeur sur le marché des délicatesses pour restaurants de luxe. Une campagne contre la viande de veau entraîna un boycott de la part d’une grande partie des consommateurs ; il en résulta que le principal producteur britannique de viande de veau admit qu’un changement était nécessaire : il sortit ses veaux de leurs stalles de bois brut de 60 x 150 cm et les groupa en cases avec suffisamment de place pour se mouvoir et de la paille pour se coucher.
L’autre domaine majeur de préoccupation du mouvement de libération animale, en raison du nombre des animaux impliqués et de la quantité de souffrance en jeu, est l’expérimentation animale. Ici aussi il y a eu des victoires importantes, bien que, en contraste avec la situation dans l’élevage industriel, ces victoires aient surtout été remportées aux Etats-Unis. La première eut lieu en 1976, suite à une campagne contre le American Museum of Natural History (muséum d’histoire naturelle américain). Ce muséum fut choisi comme cible parce qu’il menait une série d’expériences particulièrement futiles, qui consistaient à mutiler des chats et à examiner quelles conséquences cela avait pour leur vie sexuelle. En juin 1976, des militants de la libération animale commencèrent à établir des piquets devant le muséum pour distribuer des tracts, à écrire des lettres, à faire de la publicité et à s’attirer des soutiens. Ils continuèrent jusqu’en décembre 1977, date à laquelle il fut annoncé que les expériences en question cesseraient d’être financées.
Cette victoire permit sans doute à seulement peut-être une soixantaine de chats d’échapper à des expériences douloureuses, mais elle a montré qu’une campagne bien planifiée et bien menée peut empêcher les chercheurs d’en user selon leur bon plaisir avec des animaux de laboratoire. Henry Spira, ancien marin de la marine marchande de New York, ancien militant des droits civiques, mena cette campagne contre le muséum, et fit de la victoire obtenue un tremplin pour des campagnes plus importantes. Il anime maintenant deux coalitions de groupes de défense animale, qui concentrent leurs actions contre le test de Draize sur les yeux des lapins et contre le test de toxicité DL 50, test grossier qui date de plus de cinquante ans. Ces deux seuls tests, rien qu’aux Etats-Unis, plongent dans la détresse et la souffrance plus de cinq millions d’animaux chaque année.
Déjà ces deux coalitions ont commencé à obtenir la réduction à la fois du nombre des animaux utilisés, et de l’intensité de leurs souffrances. Les agences gouvernementales américaines ont réagi aux campagnes contre le test de Draize en remettant en question certaines des pratiques dont la cruauté était la plus flagrante. Elles déclarèrent que les substances connues comme étant des irritants caustiques, telles la soude, l’ammoniaque et même les produits pour nettoyer les fours, n’avaient pas besoin d’être à chaque fois retestées sur les yeux de lapins conscients. Si ce fait peut sembler trop évident pour avoir besoin d’être spécifié par une agence gouvernementale, cela montre simplement où en étaient les choses avant cette campagne. Ces agences ont aussi réduit de moitié ou du tiers le nombre de lapins recommandé pour les tests de Draize sur les autres produits. Deux des principaux fabricants, Procter and Gamble et Smith, Kline and French, ont annoncé des programmes d’amélioration de leurs tests de toxicologie qui devraient réduire substantiellement la somme de souffrance infligée aux animaux. Une autre compagnie, Avon, annonça une réduction de 33% du nombre d’animaux qu’elle utilisait.
Un autre pas en avant récent eut lieu lorsque la FDA (Food and Drug Administration, administration américaine qui autorise la mise sur le marché des médicaments) annonça qu’elle n’exigeait pas que soient effectués les tests de DL 50. D’un coup s’écroula l’excuse principale qu’avançaient les compagnies développant de nouveaux produits pour justifier l’emploi de ce test : ils prétendaient que la FDA les obligeait à le faire avant d’autoriser la mise sur le marché américain de leurs produits.
D’autres victoires spectaculaires eurent lieu grâce au travail patient de militants individuels. Par exemple, Alex Pacheco se fit embaucher dans le laboratoire d’un certain Dr. Edward Taub. Pacheco y découvrit que le travail de Taub sur des singes impliquait la coupure de connexions nerveuses dans leurs bras, pour observer dans quelle mesure ils en récupéraient ensuite l’usage. De plus, les conditions de vie dans le laboratoire étaient infectes, et lorsque les singes s’infligeaient eux-mêmes des blessures, ils ne recevaient aucun soin vétérinaire. Patiemment Pacheco rassembla des preuves, puis il s’adressa à la police. Taub fut convaincu de cruauté ; c’était la première fois qu’un chercheur américain se voyait condamné pour ce délit. La condamnation fut ultérieurement annulée pour des raisons de forme, relatives à la possibilité d’appliquer la loi de l’Etat dans les cas où sont en jeu des crédits d’origine fédérale ; mais cela fit perdre à Taub une importante subvention gouvernementale et l’image qu’avait l’expérimentation animale auprès du public fut largement entamée.
Cette image devait encore plus souffrir en 1984/85 lorsque des membres du Front de Libération des Animaux entrèrent par effraction dans un laboratoire de recherche sur les blessures de la tête à l’université de Pennsylvanie, à Philadelphie. Le Dr. Thomas Gennarelli s’y était spécialisé dans le fait d’infliger à des babouins des blessures à la tête. Ces militants ne délivrèrent aucun des babouins, mais rapportèrent plusieurs heures d’enregistrement de vidéos qui avaient été effectuées par les expérimentateurs eux-mêmes. Quand des extraits en furent diffusés par les chaînes de télévision nationales, le public fut horrifié. On pouvait voir les expérimentateurs plaisantant joyeusement pendant qu’ils manipulaient les babouins avec brutalité, se moquant d’eux et les traitant de « godiches ». Les enregistrements démontraient aussi clairement que, contrairement à ce qu’affirmait Gennarelli, les babouins n’étaient pas anesthésiés correctement au moment où on leur infligeait les blessures. Après de nombreuses protestations, un sit-in dans les bureaux du National Institute of Health, agence gouvernementale qui finançait ces expériences, amena une victoire spectaculaire : le ministère américain de la santé (United States Secretary for Health and Human Services) annonça qu’il y avait des présomptions de « manquements matériels » aux règles qui régissent l’utilisation des animaux, et le financement du laboratoire fut suspendu.

L’avenir de la libération animale

Ceux qui vivent de l’exploitation des animaux sont maintenant sur la défensive. La communauté des chercheurs est spécialement inquiète. Beaucoup de laboratoires ont renforcé leurs dispositifs de sécurité, mais cela coûte cher, et on peut supposer que l’argent ainsi dépensé en grillages et en salaires de gardiens est autant d’argent en moins pour la recherche - tel est justement le but recherché par les militants de la libération animale. Cela coûterait encore plus cher de faire garder chaque élevage industriel. Il n’est donc pas étonnant que ceux qui font des expériences sur les animaux, ou qui les élèvent pour la nourriture, espèrent que le mouvement de libération animale s’avérera n’avoir été qu’une mode passagère.
Leur espoir sera sans aucun doute déçu. Le mouvement de libération animale est là pour durer. Cela fait maintenant plus de dix ans qu’il se construit progressivement. Il existe maintenant un soutien venant de larges secteurs de l’opinion publique en faveur de l’idée que nous avons tort de traiter les animaux comme de simples choses, à notre disposition pour n’importe quel usage, que ce soit pour notre divertissement dans la chasse ou comme outils de laboratoire pour tester tel ou tel nouveau colorant alimentaire.
Mais la question de la direction que prendra le mouvement de libération animale reste posée. En son sein, certaines formes d’action directe bénéficient d’un large soutien. Sous la condition qu’aucune violence ne soit exercée à l’encontre d’un animal quel qu’il soit, humain ou non, de nombreux militants estiment justifié de libérer des animaux auxquels des souffrances sont injustement imposées, et de les placer dans de bons foyers. Ils comparent cela à l’« Underground Railroad », qui aidait des esclaves noirs dans leur fuite vers la liberté ; il s’agit là, disent-ils, du seul moyen qui existe pour venir en aide aux victimes de l’oppression.
Appliqué aux pires des cas d’expérimentations indéfendables, cet argument est sans aucun doute correct ; mais il y a une autre question que doit se poser celui qu’intéresse non seulement la libération immédiate de dix, ou cinquante, ou cent animaux, mais aussi la perspective d’un changement concernant des millions d’animaux. L’action directe est-elle efficace en tant que tactique ? Son seul effet n’est-il pas de polariser le débat et de durcir l’opposition à tout changement ? Jusqu’à présent, il faut bien admettre que l’action directe a plus aidé le mouvement qu’elle ne l’a desservi, au travers de la publicité qu’elle lui a fait, et de la sympathie incontestable du public pour les animaux libérés. Ceci est en grande partie dû au choix judicieux des cibles, grâce auquel ces opérations ont pu révéler au public des expérimentations particulièrement indéfendables.
Je ne pense pas que les actes illégaux soient toujours injustifiés. Il y a, même dans une démocratie, des circonstances dans lesquelles il est moralement justifié de contrevenir à la loi ; et la question de la libération animale fournit de bons exemples de telles circonstances. Si le processus démocratique ne fonctionne pas correctement, si des sondages répétés confirment qu’une large majorité de l’opinion publique s’oppose à de nombreuses sortes d’expériences, mais que le gouvernement n’entreprend aucune action efficace pour les faire cesser, si le public est maintenu pour une large part dans l’ignorance de ce qui se produit dans les élevages et dans les laboratoires ; alors l’action illégale peut être le seul moyen qui reste pour aider les animaux et pour obtenir des informations et des preuves sur ce qui se passe.
Ce qui me préoccupe n’est pas la violation de la loi en elle-même ; c’est plutôt la crainte que la confrontation ne devienne violente, et qu’elle ne mène à un climat de polarisation rendant impossible l’usage de la raison, à un climat dont les animaux eux-mêmes finiraient par être les victimes. La polarisation est peut-être inévitable entre les militants de la libération animale, d’une part, et les éleveurs industriels et au moins une partie de ceux qui expérimentent sur animaux, d’autre part. Par contre, les actions impliquant le public en général, ou les actions violentes blessant physiquement des personnes, aboutiraient à une bipolarisation de toute la communauté.
Le mouvement de libération animale se doit de jouer son rôle dans la prévention de cette vicieuse escalade de la violence. Les militants de la libération animale doivent se prononcer de façon irrévocable contre l’emploi de la violence, même quand leurs adversaires l’emploient à leur encontre. Par violence, j’entends toute action qui cause un dommage physique direct à un humain ou à un animal ; et j’irai même au-delà, pour inclure dans ce terme les actes qui causent un mal psychologique comme la peur ou la terreur. Il est facile de penser que parce que certains chercheurs font souffrir des animaux, il n’est pas grave de les faire souffrir eux-mêmes. Cette attitude est erronée. Nous pouvons bien être convaincus de la brutalité et de l’insensibilité complète de telle ou telle personne qui maltraite des animaux ; mais nous nous abaissons à son niveau, et nous nous mettons dans notre tort si nous lui causons du mal ou si nous menaçons de le faire. Le mouvement de libération animale est basé entièrement sur la force de son implication éthique. Il ne doit pas abandonner sa position de supériorité morale.
Au lieu de s’enfoncer dans le chemin de la violence croissante, le mouvement de libération animale aura bien plus intérêt à suivre l’exemple des deux plus grands - et aussi, ce n’est pas un hasard, des deux plus efficaces - leaders de mouvements de libération des temps modernes : Gandhi et Martin Luther King. Avec un courage et une résolution immenses, ils se maintinrent fermement dans leur principe de non-violence malgré les provocations, et les attaques souvent violentes, que firent leurs adversaires. Et en fin de compte ils furent vainqueurs, parce que la justesse de leur cause ne pouvait être niée, et leur comportement toucha les consciences même de ceux qui les avaient combattus. La lutte pour l’extension de la sphère de préoccupation morale aux animaux non humains sera peut-être encore plus longue et difficile, mais si elle est poursuivie avec la même ténacité et la même résolution morale, alors elle aussi, on peut en être certain, sera victorieuse.

Traduit de l’anglais par David Olivier

Ce texte résume les thèses que le même auteur expose dans
La Libération animale, éd. Grasset, 1993.

Nouvelle édition française : L’Égalité animale
expliquée aux humains
,
Éd. Tahin Party, 1999.

Éditions Tahin Party,
20 rue Cavenne,
69007 Lyon, Fr.

tahin.party at free.fr.

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