C
La critique situationniste
ou la praxis du dépassement de l’art
mis en ligne le 10 mars 2004 - Thomas Genty
INTRODUCTION : UNE ESTHETIQUE DE LA SUBVERSION
“Là, plus de contrainte. Quand je voulais tuer, je tuais ; cela, même, m’arrivait souvent, et personne ne m’en empêchait. Les lois humaines me poursuivaient encore de leur vengeance, quoique je n’attaquasse pas la race que j’avais abandonnée si tranquillement ; mais ma conscience ne me faisait aucun reproche”.
LAUTREAMONT, Les Chants de Maldoror, 1869 (Paris, éd. Jean-Claude Lattès, 1987 ; p.289).
L’art se meurt... Cette idée se répand au moins depuis le rationalisme de la fin du XVIIIème siècle, qui questionnait l’acte poétique et ses rapports au mythe et à la fable. Hegel, quant à lui, annonce dans les années 1820 que si l’esthétique a pour préoccupation le vaste empire du beau et la philosophie de l’art, l’art, lui, ne semble plus répondre aux exigences de l’esprit, il perd sa vérité et sa vie. Dès lors, “l’art est du passé” [1].
La seconde moitié du XIXème siècle donne lieu en 1871 à l’explosion de la Commune de Paris, Rimbaud prend le relais de la violence poétique laissée par Lautréamont un an auparavant (mort à 24 ans dans des conditions restées mystérieuses). Révolte et poésie se mêlent, sans besoin de justification. De nombreux peintres se détournent des institutions, Courbet participe activement à la Commune, puis les périodes impressionniste et post-impressionniste voient plusieurs artistes ne pas cacher leur proximité envers le mouvement anarchiste (Pissaro, Signac, Van Dongen, Luce, le critique d’art Fénéon, etc.). L’art semble reprendre des forces dans la subversion des avant-gardes. Est-ce un leurre ou sont-ce les prémices d’un vaste mouvement révolutionnaire lancé par la première Internationale de Marx et Bakounine ?...
Plus tard, c’est la première guerre mondiale qui se fait éclabousser par un premier pavé dans la mare : DADA. Des artistes antimilitaristes regroupés sur le triangle Berlin-Zurich-Paris, se font remarquer par leur extrémisme anti-art. Les dadaïstes n’aiment rien, pas même Dada ; Cézanne, Renoir, Rodin, Matisse et Picasso sont littéralement traités d’idiots.
Dada est contre Dieu, contre Dieu sous toutes ses formes (de Vinci à moi, toi, lui, en passant par le Président de la République), Dada est contre tout, y compris l’art, bien sûr. Quand Dada s’autodétruit, les surréalistes ont déjà pris la relève, avec le même radicalisme ils prônent la libération individuelle par l’art et la révolution. Finalités artistiques et révolutionnaires fusionnent. L’expression inconsciente dans le langage artistique prend de l’importance, les valeurs bourgeoises de l’expression artistique sont niées. Dans le même temps, la révolution russe tourne rapidement à la contre-révolution bureaucratique, en Allemagne le nazisme naît dans le sang des spartakistes, les révolutionnaires italiens et l’Espagne libertaire sont écrasés sous le fascisme et le franquisme... Les espoirs révolutionnaires s’effondrent et les mouvements révolutionnaires s’éteignent dans la deuxième guerre mondiale tandis que l’économie capitaliste redore son blason. Il faudra du temps pour se relever de la barbarie nazie, en l’annihilant, la séparation Est-Ouest (bureaucratie soviétique et occident capitaliste) s’accroît progressivement.
Pourtant, la fin des années 1940 est fertile en avant-gardes artistiques qui marquent une rupture avec l’esthétique institutionnelle. Les mouvements lettriste et Cobra forment le deuxième pavé dans la mare artistique de ce siècle : fortement marquée par le dadaïsme, une déstructuration de l’art est engagée par une critique du fonctionnalisme et du surréalisme vieillissant (qui ne présente plus un danger sérieux pour les classes dominantes). Isidore Isou réalise la fin du cinéma avec son Traité de bave et d’éternité où la bande-son prend le dessus sur l’image (issue de chutes de films uniquement) et à sa suite, d’autres lettristes détruisent le cinéma par des films sans images (Debord, Wolman, et Dufrêne). La poésie sonore des dadaïstes est également reprise dans la remise en question du langage du pouvoir. Les artistes Cobra posent la question d’un art populaire, ainsi que celle du dépérissement de la culture dominante et de son expression. Constant affirme qu’“il est impossible de connaître un désir autrement qu’en le satisfaisant, et la satisfaction de notre désir élémentaire, c’est la révolution” [2], la création se fond dans la lutte révolutionnaire et inversement, les bases d’une radicalité critique se posent. En 1952, les plus extrémistes des lettristes (les plus jeunes : Debord, Wolman, Bernstein, Chtcheglov,...) se retournent contre "le maître Isou" et ses orientations mystiques, radicalisent leur critique et fondent l’Internationale lettriste. Au départ, celle-ci n’a pas grand chose d’international puisqu’elle ne regroupe pas plus de dix parisiens... Pourtant, leur bulletin d’information, Potlatch, les fera connaître et la rencontre avec les anciens de Cobra (dissout en 1951) ne tardera pas. Asger Jorn, notamment, fonde en 1953 le Mouvement International pour un Bauhaus Imaginiste (M.I.B.I.) en opposition au fonctionnalisme du Bauhaus d’Ulm (dirigé par Max Bill). Il ira jusqu’à entreprendre, avec le peintre italien Pinot-Gallizio, la création d’un laboratoire expérimental de recherche pour une activité artistique nouvelle.
L’Internationale lettriste se prononce pour un bouleversement définitif de l’esthétique et de tout comportement, sa critique se veut ancrée dans la vie quotidienne et crie, à l’instar de Duchamp, que l’art sera vivant quand le dernier artiste sera mort. Les jeunes lettristes formulent également la volonté de créer un urbanisme libérateur, leur rencontre avec Jorn, Constant et les autres sera en grande partie basée sur ce point. C’est à partir de 1956 que le processus d’unification de ces tendances avant-gardistes se met en branle, en septembre le M.I.B.I. appelle au congrès d’Alba (Italie) de nombreux artistes de différents pays. S’y retrouvent Jorn, Pinot-Gallizio, Wolman, Constant, Simondo, Verrone et d’autres. Ils insistent sur la nécessité de construire une plate-forme commune autour de l’idée d’un urbanisme unitaire qui permettrait la construction intégrale d’un nouveau style de vie. L’aboutissement de ce projet s’effectue un an plus tard, le 27 juillet 1957, quand les représentants de l’Internationale lettriste, du M.I.B.I. et du Comité Psychogéographique de Londres décident, lors de la conférence de Cosio d’Arroscia (Italie) de fonder l’Internationale situationniste (I.S.).
Si l’amitié entre Jorn et Debord aura en grande partie permis ce regroupement, le Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale, écrit par ce dernier avant le congrès, aura été décisif dans la construction du programme initial de cette nouvelle organisation. Le projet situationniste s’offre pour ambition de réaliser une alternative révolutionnaire à la culture dominante et de participer par la subversion culturelle et le dépassement de l’art à la révolution de la vie quotidienne. Le surréalisme et le lettrisme sont sévèrement critiqués comme ayant échoué dans ces objectifs, à cause de leur manque de cohérence théorique et de leur idéalisme. Les situationnistes reprennent à leur compte la dialectique de la juxtaposition du "changer la vie" de Rimbaud et du "transformer le monde" de Marx. Mais si Marx dit : “Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer” [3], Debord va au-delà de cette notion de "transformation" et annonce qu’“on a assez interprété les passions : il s’agit maintenant d’en trouver d’autres” [4]. Il ne s’agit plus de "transformer" le monde, il s’agit de le détruire complètement et de se découvrir de nouveaux désirs, une autre vie. Telles sont les bases du dépassement de l’art que souhaite concrétiser l’I.S. en 1957.
Comment évoluera cette pensée ? Quelles seront ses limites, ses contradictions ? Comment la question du dépassement de l’art pourra-t-elle se réaliser dans la vie quotidienne ? Telles sont les questions qui préoccupent les situationnistes, et l’ouvrage qui suit y développera les réponses que l’I.S. a apportées jusqu’en 1972, année de son auto-dissolution.
Par la lecture et l’analyse de nombreux textes situationnistes (les 12 exemplaires de la revue française de l’I.S., parus entre 1958 et 1969, les quelques revues des sections non-françaises de l’I.S., la brochure-scandale de Strasbourg De la misère en milieu étudiant..., les ouvrages phares de l’I.S. que sont La Société du spectacle de Guy Debord et le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem, puis Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations de René Viénet sur mai 1968, etc.) par la synthèse de leurs activités pratiques dans la recherche d’une nouvelle vie quotidienne et la volonté d’aboutir à un renversement complet de ce monde, nous allons suivre le déroulement de la critique en pensée et en actes de l’I.S. en essayant de bien comprendre en quoi l’I.S. a pu apporter quoi que ce soit concernant un hypothétique dépassement de l’art et en quoi ce dernier apporte quelque chose de nouveau à notre vision de l’art, de l’esthétique et pourquoi pas du monde.
Dans le premier chapitre, une présentation de l’I.S. à sa fondation, de ses idées de base, sera suivie par un retour sur les origines avouées du groupe. Nous étayerons la critique radicale et explicite des arts et de son monde que l’I.S. développe essentiellement depuis sa formation jusqu’en 1962, date à laquelle l’I.S. commence à s’orienter vers une critique plus politique et sociale. Nous essayerons de bien comprendre la nécessité pour l’I.S. d’un bouleversement total de l’esthétique, qui semble être un passage obligé vers le dépassement de l’art.
Le deuxième chapitre s’attachera à cette même période, durant laquelle les situationnistes théorisent et pratiquent des activités artistiques autres, autres que celles proposées par les traditions et par les nouveautés institutionnelles. Des termes et un langage propre à l’I.S. sont déployés et ouvrent de nouveaux horizons, lesquels ? Des constructions de situations à l’urbanisme unitaire, en passant par le détournement, l’I.S. se bâtit une identité collective à contre-courant, elle se pousse elle-même vers des conséquences particulièrement radicales. En effet, après avoir donné son compte à l’art, c’est au tour de la société elle-même, du monde capitaliste et de son faux opposant bureaucratique dit "communiste" de connaître les attaques de la critique radicale développée par l’I.S.
Nous examinerons les analyses situationnistes, notamment en ce qui concerne la question de la société du spectacle (ou spectaculaire-marchande). Le troisième chapitre s’efforcera bien sûr de démontrer en quoi cette analyse profonde et sans compromis d’un monde et de son idéologie peut avoir un rapport avec la question du dépassement de l’art.
La tâche du quatrième chapitre sera de répondre amplement à cette inquiétude. Il nous éclairera avec précision sur les rapports entre la destruction d’un monde, le développement d’une praxis révolutionnaire et la réalisation complète de la poésie comme fête permanente. Le dépassement de l’art dans l’apogée de l’expression situationniste en plein mai 1968, c’est une possibilité que nous essayerons d’appuyer à l’aide des théories situationnistes quant à l’importance de la vie quotidienne dans la mise en œuvre de la révolution.
En bref, le but de cet ouvrage est à la fois de mieux connaître la critique situationniste et de découvrir les rapports possibles entre art, vie quotidienne et révolution, et les moyens de briser la distance qui les sépare respectivement. Ici se trouvent peut-être les clés de la praxis révolutionnaire du dépassement de l’art.
CHAPITRE I : UNE CRITIQUE DE L’ART INSCRITE DANS LES REALITES SOCIALES
“Messieurs les artistes, foutez-nous donc la paix, vous êtes une bande de curés qui veulent encore nous faire croire à Dieu”.
Francis PICABIA, Jésus-Christ Rastaquouère, 1920 (Paris, éd. Allia, 1996 ; p.45).
A 1 - L’Internationale situationniste, fondation et idées de base
En 1954, dans Potlatch , l’Internationale lettriste (dont les futurs situationnistes Michèle Bernstein, Guy Debord et Mohamed Dahou) aborde l’idée principale qui va déterminer le programme situationniste : la construction de situations, qui “sera la réalisation continue d’un grand jeu délibérément choisi” [5], laquelle est inséparable d’une critique du comportement et des rapports humains, de l’urbanisme et de ses ambiances. On parle déjà de réinventer de façon permanente l’attraction souveraine que l’utopiste du début du XIXème siècle, Charles Fourier, désignait dans le libre jeu des passions.
De leur côté, les artistes du M.I.B.I. (Jorn, Constant, ainsi que plusieurs italiens) s’attachent à une pratique expérimentale de l’art et réfléchissent quant à la nécessité d’un urbanisme libérateur, un urbanisme unitaire (dans le même état d’esprit, la notion de psychogéographie est approfondie à Londres). Il semble alors logique qu’à la suite des congrès d’Alba et de Cosio d’Arroscia, les représentants les plus radicaux de l’Internationale lettriste, du M.I.B.I. et du Comité Psychogéographique de Londres finissent par se réunir en une seule organisation : l’Internationale situationniste. Le principal document préparatoire à la fondation de l’I.S. est le Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale de Guy Debord, ouvert par la volonté d’une praxis révolutionnaire prometteuse : “Nous pensons d’abord qu’il faut changer le monde. Nous voulons le changement le plus libérateur de la société et de la vie où nous nous trouvons enfermés. Nous savons que ce changement est possible par des actions appropriées. Notre affaire est précisément l’emploi de certains moyens d’action et la découverte de nouveaux, plus facilement reconnaissables dans le domaine de la culture et des mœurs, mais appliqués dans la perspective d’une interaction de tous les changements révolutionnaires” [6]. A partir d’un bilan des avant-gardes artistiques passées, ce rapport exprime les perspectives essentielles de l’I.S. et annonce son identité particulièrement radicale : “Notre action sur le comportement, en liaison avec les autres aspects souhaitables d’une révolution dans les mœurs, peut se définir sommairement par l’invention de jeux d’une essence nouvelle” [7]. Debord met en avant l’idée d’un règne futur de la liberté et du jeu, “l’application de cette volonté de création ludique doit s’étendre à toutes les formes connues de rapports humains et par exemple, influencer l’évolution historique de sentiments comme l’amitié et l’amour” [8], le dépassement de l’art dans la vie quotidienne se jouera dans les constructions de situations, leur recherche et leur expérimentation. “Ce qui change notre manière de voir les rues est plus important que ce qui change notre manière de voir la peinture” [9]. Debord développe également le concept de spectacle, fondamental dans la critique situationniste, mais le Rapport sur la construction des situations... se limite à dénoncer la passivité du spectateur et le principe grandissant de non-intervention (base du spectacle). La construction de situations devra d’ailleurs se réaliser hors du spectacle, au-delà du spectacle, elle ne commencera à se réaliser pleinement qu’après l’écroulement complet de cette notion. L’antagonisme est posé, reste à le développer et à le résoudre.
A 2 - Les influences de l’Internationale situationniste et la question du "situationnisme"
On pourrait remonter loin, très loin, pour trouver les sources de la critique situationniste, notamment auprès des Cyniques grecs (Antisthène, Diogène et autres), de leur esthétique ludique et de leur liberté rebelle, mais les origines avouées et le plus fréquemment citées par les situationnistes se trouvent dans le dadaïsme. Sa puissance de négation (de tout en général, de l’art en particulier), sa volonté de révolutionner le monde en combattant l’idéalisme de l’art pour l’art et en détruisant et dissolvant la culture bourgeoise surannée, reflètent un état d’esprit dans lequel les situationnistes se retrouvent complètement. Dans son ouvrage La Société du spectacle, Guy Debord écrira : “Le dadaïsme et le surréalisme sont les deux courants qui marquèrent la fin de l’art moderne. Ils sont (...) contemporains du dernier grand assaut du mouvement révolutionnaire prolétarien ; et l’échec de ce mouvement, qui les laissait enfermés dans le champ artistique même dont ils avaient proclamé la caducité, est la raison fondamentale de leur immobilisation. Le dadaïsme et le surréalisme sont à la fois historiquement liés et en opposition (...). Le dadaïsme a voulu supprimer l’art sans le réaliser ; et le surréalisme a voulu réaliser l’art sans le supprimer” [10]. La reconnaissance situationniste du surréalisme reste marquée par l’évolution spécifique et agitée de ce mouvement : “Les créateurs du surréalisme qui avaient participé en France au mouvement Dada, s’efforcèrent de définir le terrain d’une action constructive, à partir de la révolte morale et de l’usure extrême des moyens traditionnels de communication marquées par le dadaïsme. Le surréalisme, parti d’une application poétique de la psychologie freudienne, étendit les méthodes qu’il avait découvertes à la peinture, au cinéma, à quelques aspects de la vie quotidienne” [11]. Les situationnistes se retrouvent dans cette démarche avant-gardiste et dans l’extrémisme de ses manifestes, notamment quand Breton écrit dans le Second Manifeste du Surréalisme que “l’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. Qui n’a pas eu, au moins une fois, envie d’en finir de la sorte avec le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur, a sa place toute marquée dans cette foule, ventre à hauteur de canon” [12]. Cette diatribe à double tranchant, sa révolte pure, instinctive et ultra violente, et sa conscience excédée mais lucide d’un monde en putréfaction, est certainement ce qu’il y a de plus intense dans l’histoire du surréalisme ; peu après, le surréalisme s’écroule pourtant dans des considérations lointaines et commerciales, passant même de la pratique de l’automatisme à l’occultisme traditionnel. C’est aussi sur cette base de l’automatisme, verbal ou graphique, que le lettrisme prend le flambeau du radicalisme d’avant-garde aux surréalistes, mais c’est justement ce qui poussera les jeunes lettristes à se scinder en Internationale lettriste... Le lettrisme est toutefois parti d’une opposition complète au mouvement esthétique connu, dont il analysait justement le dépérissement continu. C’est aussi dans l’erreur idéaliste de la conservation des disciplines esthétiques existantes que le lettrisme d’Isou stagne et ouvre la voie de l’expérimentation à l’Internationale lettriste. Celle-ci vise une nouvelle forme de vie, à construire par une certaine pratique de l’architecture, de l’agitation sociale, de l’expérimentation. Potlatch jouera un rôle prépondérant dans la formation de l’I.S. : “Instrument de propagande dans une période de transition entre les tentatives avant-gardistes insuffisantes et manquées de l’après-guerre et l’organisation de la révolution culturelle que commencent maintenant systématiquement les situationnistes, Potlatch a sans doute été en son temps l’expression la plus extrémiste, c’est-à-dire la plus avancée dans la recherche d’une nouvelle culture et d’une nouvelle vie” [13].
Les origines de l’I.S. se trouvent également dans Cobra et son Internationale des artistes expérimentaux, dans leur lutte contre tout formalisme et toute esthétique, “animés de la volonté ferme de mettre un terme à l’impuissance culturelle quasi généralisée et de consacrer leurs efforts au développement d’une nouvelle culture, dans une société nouvelle” [14]. La volonté des membres de Cobra de réaliser un authentique art populaire et leur intransigeance vis-à-vis des collaborateurs de la domination de classe par la culture institutionnelle se retrouvera dans l’I.S., bien que dans des termes différents. La continuation de Cobra dans le M.I.B.I., contre le fonctionnalisme, pour un urbanisme nouveau et l’expérimentation d’un art différent marquera la transition vers l’I.S.
Dadaïsme, surréalisme, lettrisme, qu’en est-il du situationnisme ? Georges Ribemont-Dessaignes précise en 1921 que “DADA n’est pas une école artistique et doit son extension à ce que son action s’exerce non seulement sur l’art, mais sur toutes les manifestations constructives humaines” [15]. En 1955, Debord et Wolman exposent leur position lettriste : “On a dû comprendre que notre affaire n’était pas une école littéraire, un renouveau de l’expression, un modernisme. Il s’agit d’une manière de vivre qui passera par bien des explorations et des formulations provisoires, qui tend elle-même à ne s’exercer que dans le provisoire” [16]. Dans cette même lignée, les situationnistes ne sont pas des "maîtres", ils ne dirigent pas d’école. Et pour ne pas être une simple avant-garde, un moyen parmi d’autres est de ne pas se laisser cataloguer dans un nouvel "isme" que serait le "situationnisme". Les situationnistes insisteront sur ce point à de nombreuses reprises, affirmant qu’il n’y a pas de "situationnisme", pas de doctrine situationniste. Dans le premier numéro de la revue Internationale situationniste, une dizaine de définitions des nouveaux termes employés par l’I.S. est publiée pour éviter tout malentendu :
“Situationniste : ce qui se rapporte à la théorie ou à l’activité pratique d’une construction de situations. Celui qui s’emploie à construire des situations. Membre de l’Internationale situationniste.
Situationnisme : vocable privé de sens, abusivement forgé par la dérivation du terme précédent. Il n’y a pas de situationnisme, ce qui signifierait une doctrine d’interprétation des faits existants. La notion de situationnisme est évidemment conçue par les anti-situationnistes” [17].
Confronté à une presse fervente de ces "ismes", Debord le répétera en juin 1960 dans Internationale situationniste #4 : “Cela vaut-il la peine de le redire ? Il n’y a pas de "situationnisme". Je ne suis moi-même situationniste que du fait de ma participation, en ce moment et dans certaines conditions, à une communauté pratiquement groupée en vue d’une tâche, qu’elle saura ou ne saura pas faire. Accepter la notion de dirigeant, même en direction collégiale, dans un projet comme le nôtre, signifierait déjà notre démission” [18]. “Il n’y a pas de situationnisme, ni d’œuvre d’art situationniste ni davantage de situationniste spectaculaire. Une fois pour toutes” [19].
L’I.S. a des influences, mais aussi une théorie et une pratique novatrices, alors pourquoi ne pas s’autoproclamer école d’avant-garde ? L’anarchiste individualiste Max Stirner assure, en 1844, dans son ouvrage L’Unique et sa propriété : “Si je base ma cause sur Moi, l’Unique, elle repose sur son créateur éphémère et périssable qui se dévore lui-même, et je puis dire : j’ai basé ma cause sur rien” [20]. Cette dernière phrase ouvre et clôt l’ouvrage, niant immanquablement toute Idéologie. Evoquant cette même phrase, Asger Jorn estime que “fonder sa cause sur l’absurdité ou le hasard pur est un mot d’ordre d’une conséquence universelle dans le développement révolutionnaire de l’humanité (...). Fonder sa cause sur rien veut dire établir une cause sans cause, c’est-à-dire bouleverser l’ancien ordre de cause à effet, et établir l’effet, ou l’acte pur, comme origine de toutes causes ou établissements de relations causales” [21]. L’I.S. s’apparente à cette autonomie totale de pensée : “Nous avons fondé notre cause sur presque rien : l’insatisfaction et le désir irréductibles à propos de la vie” [22]. Ce "rien", c’est la puissance de contestation libérée, la volonté inhérente du dépassement, de vivre autre chose, autrement.
B 1 - L’art comme marchandise
Marx pensait que la production capitaliste était hostile à l’art (en ce sens qu’il ne pouvait se l’accaparer). Le XXème siècle nous a démontré le contraire en conciliant allègrement art et capitalisme par divers moyens (de l’organisation de l’industrie du tourisme par les suites de grandes expositions coordonnées par les grands musées du monde capitaliste, aux ventes aux enchères d’œuvres d’art de renommée dont le but est forcément de battre le record de vente...). Ce qui, finalement, est une grande preuve d’hostilité... L’art transformé en marchandise, les théories de Marx sur le fétichisme inhérent au monde marchand s’avèrent d’autant plus exactes pour l’art que celui-ci reste adulé car parfois "inestimable" du point de vue financier. Marx explique que dans le monde religieux, “les produits du cerveau humain ont l’aspect d’êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l’homme dans le monde marchand. C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production” [23]. La valeur d’échange devient la valeur fondamentale de l’art, on assiste à la constitution d’une esthétique du spectacle dont l’argent et la plus-value sont les paramètres premiers. Avec cette orientation de l’art, comment s’étonner de la non-autonomie de l’artiste et de son expression ? Le sens de celle-ci n’est plus maîtrisé par l’artiste lui-même, celui-ci peut s’évertuer à en donner les explications qu’il veut, ça n’est pas lui qu’on prend en compte. Dans "La fin de l’économie et la réalisation de l’art", Asger Jorn écrit que “la monnaie est la marchandise complètement socialisée, indiquant la mesure de valeur commune à tout le monde...” [24], selon lui, “la monnaie est l’œuvre d’art transformée en chiffres” [25]. Face à cela, il ne souhaite que la victoire de la révolution sociale pour que le communisme (antiautoritaire) réalisé soit l’œuvre d’art transformée en totalité de la vie quotidienne... D’ici là, l’art se montre, s’expose et se vend. Jamais on a autant parlé de culture, les lieux de reconnaissance des arts sont rentables, ils se multiplient. L’heure est au grand brassage de vent (et de billets verts). Les situationnistes publient leur hostilité à tous les marchands d’art, devant les propositions de ceux-ci (notamment quant aux peintures de Jorn, celui-ci démissionnant de l’I.S. en avril 1961 pour éviter ses propres contradictions en tant que situationniste). Raoul Vaneigem, dans son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, s’en prend à ce "pauvre" Bernard Buffet, dont le nom est mis en évidence publicitaire. Grâce à cette obsession médiatique, le médiocre dessinateur est transformé en peintre célèbre. “La manipulation sert à fabriquer des dirigeants comme elle fait vendre une lotion capillaire. Cela signifie aussi qu’un nom célèbre n’appartient plus à celui qui le porte. Sous l’étiquette Buffet, il n’y a qu’une chose dans un bas de soie. Un morceau de pouvoir” [26]. Ainsi l’œuvre d’art est devenue une marchandise, l’art devient de plus en plus une branche de l’activité économique ; les artistes sont réifiés et classifiés comme marchandises au même titre que leur production, le sens de celle-ci n’est plus de leur ressort, leur valeur non plus.
B 2 - L’art au service du pouvoir
Dans ses Etudes Théorétiques, Nietzsche écrit que “la civilisation ne peut jamais provenir que de la signification unifiante d’un art ou d’une œuvre d’art” [27]. Un demi-siècle plus tard, les dadaïstes affirment en une sorte de parallèle cynique : “la raisonnable constatation du monde, voilà la besogne congénitale des peintres... C’est pourquoi les peintres sont des gens vertueux et des fades imbéciles” [28]. L’art et la société s’entrecoupent, ne tolèrent pas de bouleversement radical et se complaisent à se congratuler mutuellement. Comprendre cela, c’est comprendre une bonne partie de l’histoire de l’art, l’art ayant toujours dépendu de la politique.
Les principes du spectacle, la passivité et la non-intervention, sont plus que conseillés aux artistes de notre monde. “Individuellement, les artistes de l’époque moderne qui ne sont pas simples reproducteurs de mystifications admises, sont tous plus ou moins rejetés en marge de la vie sociale. Ceci parce qu’ils se trouvent obligés de poser, même à travers des moyens illusoires ou fragmentaires, la question de la signification de cette vie, la question de son emploi ; alors qu’elle reste sans signification, se trouve dépourvue de tout emploi licite autre qu’une consommation passive. Par nature donc, ils signalent les mauvaises conditions d’un monde inhabitable. Et leur exclusion personnelle de ce monde, par la séparation confortable ou bien par l’élimination tragique, se produit, pour ainsi dire, naturellement” [29]. La répression sociale, consciente et organisée, s’abat plus fortement sur les groupes d’avant-garde dont la force critique est décuplée en comparaison à celle d’un individu isolé. Pourtant, les contrôleurs de la culture et de l’information se contentent le plus souvent d’organiser solidement le silence, la non-valorisation des expériences subversives. Le contrôle de la culture comme contrôle social passe aussi par l’architecture, et surtout, par l’urbanisme. Bien avant que ne soient admis publiquement les scandales de la destruction du Paris populaire et de la construction en banlieue de cités-dortoirs pour prolétaires, les situationnistes dénonçaient la politique antisociale d’urbanisme qui sévissait en France.
Dès 1954, dans Potlatch, la construction de taudis pour parer à la crise du logement est ouvertement critiquée : “On ne peut qu’admirer l’ingéniosité de nos ministres et de nos architectes urbanistes. Pour éviter toute rupture d’harmonie, ils ont mis au point quelques taudis types, dont les plans servent aux quatre coins de France. Le ciment armé est leur matériau préféré” [30]. Les œuvres architecturales de ces "artistes" mettent en pratique les normes de la pensée et de la civilisation occidentale du XXème siècle.
Le Corbusier en prend inévitablement pour son grade, “nettement plus flic que la moyenne, il construit des cellules unités d’habitation, il construit une capitale pour les Népalais, il construit des ghettos à la verticale, des morgues pour un temps qui en a bien l’usage, il construit des églises” [31]. Digne successeur d’Haussmann, Le Corbusier ambitionne de supprimer la rue.
L’intensité et la forme de l’urbanisation de l’espace influencent plus qu’on ne le croit la conscience humaine. Dans les grandes villes, la symphonie des couleurs, des bruits, des odeurs et des formes, est une expression de la civilisation et de l’intelligence de l’humanité, mais c’est en même temps le cadre et le soutien matériel qui régularisent la vie sociale. En 1961, l’I.S. évoque ce que l’on appelle alors la crise de l’urbanisme ; la "pathologie des grands ensembles", l’isolement affectif des gens qui y vivent, le développement de réactions violentes de ras-le-bol traduisent selon eux le fait que le capitalisme moderne commence à modeler un peu partout son propre décor. “Cette société construit [à l’aide de ses artistes-architectes], avec les villes nouvelles, le terrain qui la représente exactement, qui réunit les conditions les plus adéquates de son bon fonctionnement ; en même temps qu’elle traduit dans l’espace, dans le langage clair de l’organisation de la vie quotidienne, son principe fondamental d’aliénation et de contrainte. C’est de là également que vont se manifester avec le plus de netteté, les nouveaux aspects de sa crise” [32]. L’urbanisme aux mains de l’Etat, du pouvoir, n’est plus qu’idéologie, au sens de Marx. L’architecture n’est plus que marchandise au même titre que le Coca-Cola, dont l’enseigne rouge flamboyante orne une partie des murs de notre environnement... L’urbanisme, comme idéologie spectaculaire, est le révélateur à un niveau quotidiennement visible de la même aliénation qui concerne l’art en général.
L’art, instrument de l’Etat, semble en rupture avec la réalité sociale. Pour les artistes reconnus et médiatisés, il est un privilège ; pour les spectateurs, il est une illusion. L’autre séparation, dont l’importance n’est pas négligeable, est celle concernant les spectateurs eux-mêmes : d’une part, le public "éduqué", amateur d’art moderne, dont l’avantage est d’être peu important numériquement pour se placer en spécialistes de l’art ; d’autre part, le "peuple", dont la sensibilité déformée par l’aliénation (due au labeur quotidien, essentiellement) ne reçoit pas le langage hermétique de ce grand art. On a imposé pour le peuple des noms comme Buffet, et bientôt, le cinéma (et plus largement, le "divertissement"). On assiste à un “clivage entre l’art minoritaire, art d’élite, et l’art majoritaire, art des masses ; le premier, authentique, le deuxième, frelaté et banal” [33]. Encore que l’authenticité de l’art "minoritaire" soit plus que discutable concernant l’art contemporain. Il l’est moins concernant l’art des siècles précédents, mais c’est alors la façon dont il est perçu qui est séparée de façon similaire.
L’art est un enjeu de pouvoir, d’appartenance à une élite, il permet l’accession à la reconnaissance sociale en tant qu’artiste mais peut-être plus encore en tant que connaisseur-spécialiste de l’art.
L’intellectuel agit efficacement dans la conservation des rôles, de la séparation et du mépris envers la population prolétarisée. “L’intellectualité parle le langage de la castration. Il suffit d’écouter la plupart des conversations. Ce ne sont qu’ordres intimés ou suggérés, rapports de police, réquisitoires de procureurs, panégyriques d’avocats. Dans le ferraillement verbal du prestige et de l’intérêt, avoir le dernier mot ne dissimule même plus qu’on a la dernière des vies” [34]. Sur cette maîtrise d’un monde artificiel et humiliant, Michèle Bernstein écrit dans une vaste critique du film L’Année dernière à Marienbad de Resnais (qu’il était de bon ton d’apprécier) : “on terrorise les gens en leur disant : prouvez vous-mêmes que vous êtes intelligents, et au courant, en trouvant tout seul pourquoi diable notre film est beau !” [35]. Mais cette attitude péremptoire des spécialistes de l’art et de sa production marque aussi un certain manque de contrôle sur le sens des œuvres proposées (on trouve le même symptôme dans l’art contemporain), serait-ce un signe de décomposition culturelle et artistique ?
La fonction intellectuelle comme intelligence ôtée aux désirs de vie est le propre des intellectuels, l’I.S. appelle les "intellectuels révolutionnaires" à abandonner les débris de leur culture décomposée et à chercher à vivre eux-mêmes d’une façon révolutionnaire. Cet anticonformisme sans équivoque de l’I.S. poussera toute la presse à hurler avec les loups et à publier de nombreux textes anti-situationnistes, souvent falsificateurs (des grands quotidiens français aux magazines d’art, en passant par les revues de sociologie ou celles des avant-gardes molles du moment, tout le monde y va de ses quelques lignes anti-situationnistes).
B 3 - L’échec des avant-gardes et la récupération de l’art
L’art en concordance avec le pouvoir établi n’a pas toujours été du goût de tout le monde, plusieurs tentatives avant-gardistes de subversion ont eu lieu, souvent avant que leurs critiques et leurs productions se retournent contre elles. Pourquoi ? peut-être déjà parce que l’avant-garde, terme emprunté au vocabulaire militaire, entretient avec la troupe et l’arrière-garde des rapports de collaboration. On reste dans une démarche de continuation, et non de rupture.
L’expérience dadaïste a réussi à éviter ce piège puisqu’elle marquait une négation complète de la totalité du monde de l’art. Fonctionnalisme, expressionnisme, abstraction de Kandinsky à Picasso, tout était à combattre, non sans explications. “Dada déclencha, à la fin de la première guerre mondiale, l’attaque la plus exempte de compromis contre la culture conventionnelle. Mais les mécanisme de défense usuels opérèrent bientôt, les produits de "l’anti-art" furent cérémonieusement encadrés et suspendus à côté de "l’école d’Athènes" ; Dada fut soumis à la castration des fichiers, et fut bientôt inhumé en sûreté dans les manuels d’histoire, tout à fait comme une autre école artistique. Le fait est qu’alors que Tristan Tzara et alii pouvaient dénoncer justement le chancre du corps politique, pouvaient tourner les projecteurs de la satire vers les hypocrisies à balayer, ils n’avaient pas avancé une solution de remplacement créative à l’ordre social existant. Qu’aurions-nous fait après avoir peint une moustache à la Joconde ? Aurions-nous réellement désiré que Gengis Khan utilisât le Louvre comme écurie pour ses chevaux ; et puis après ?” [36].
Le surréalisme, plus "positif" et productif que le dadaïsme, tomba facilement dans les ficelles du système ; Breton , lui-même, par ses excès d’autorité et d’idéalisme, sombra dans l’autosatisfaction. Mais la majeure partie de la récupération du surréalisme est dans l’actualité de l’art d’après-guerre, dans ce que Pollock doit à Ernst et Masson, dans l’inflation des imitateurs de Chirico ou Magritte... On peut lire dans le premier numéro d’Internationale situationniste que “pour leur plus grande part, les nouveautés picturales sur lesquelles on a attiré l’attention depuis la dernière guerre sont seulement des détails, isolés et grossis, pris secrètement dans la masse cohérente des apports surréalistes” [37]. Les surréalistes ne répondant que très peu aux inspirations falsifiées de ces nombreux artistes en quête de réussite, l’I.S. se charge de réagir tout en remarquant que “l’ennui est la réalité commune du surréalisme vieilli” [38].
Concernant le lettrisme, le messianisme d’Isou a annoncé sa perte assez tôt (scission dès 1952 avec la création de l’Internationale lettriste), mais Jorn note aussi que “bien que l’ensemble du mouvement lettriste ait tenu quelque temps le rôle d’une réelle avant-garde dans une époque donnée, la poésie onomatopéique qui en fut la première manifestation, venant plus de vingt ans après Kurt Schwitters [et l’Ursonate], n’avait évidemment rien d’expérimental” [39]. La prétention des lettristes "conservateurs" (dont le maître est Isou) à être totalement novateurs, tout en stagnant, est caractéristique des avant-gardes finissantes.
Ceux de l’I.S. qui étaient d’anciens membres de Cobra se sont trouvés confrontés dès 1958 à une tentative flagrante de récupération : “une sorte de conspiration tend à lancer un nouveau mouvement d’avant-garde, qui a la particularité d’être fini depuis sept ans” [40], (Cobra a existé de 1948 à 1951). En effet, le succès commercial de Jorn ou Constant a “incité d’autres artistes à produire artificiellement la version réchauffée d’un néo-Cobra, correspondant au goût de l’élite culturelle dominante pour les mouvements en reflux” [41]. L’I.S. elle-même, dans sa production initiale, fut confrontée à des contradictions notables avec la peinture industrielle de Pinot-Gallizio. Les limites de celle-ci (cf. chapitre II) ont permis à certains critiques d’art italiens d’en donner une interprétation tronquée proche de la métaphysique et/ou de l’esthétique dominante ; et malgré la production énorme de rouleaux issus de cette peinture industrielle, les galeries d’exposition ne manquèrent pas de considérer chaque rouleau comme un grand tableau à commercialiser. La volonté de désaliénation de la peinture industrielle se situant en échec total, Pinot-Gallizio est exclu de l’I.S. en juin 1960. Pour l’I.S., la question de sa propre récupération se pose alors sérieusement, la nécessité de bien comprendre ce phénomène se fait sentir, l’I.S. réaffirme son opposition formelle à la culture conventionnelle, y compris dans son état le plus moderne.
Intéressons-nous maintenant à cette notion de "récupération". Ce terme, lancé très tôt par les situationnistes, concerne le danger que représente l’intégration, consciente ou non, au monde de la décomposition culturelle. Il sera repris par les plus radicaux de la révolte parisienne de mai 1968, craignant (à juste titre) l’accaparement de la lutte par les organisations syndicales et politiciennes.
“L’idéologie dominante organise la banalisation des découvertes subversives, et les diffuse largement après stérilisation. Elle réussit même à se servir des individus subversifs : morts, par le truquage de leurs œuvres ; vivants, grâce à la confusion idéologique d’ensemble, en les droguant avec une des mystiques dont elle tient commerce” [42]. Par cette normalisation, les contrôleurs du jugement et de la vente de l’art assimilent l’authentique subversion de l’art officiel à n’importe quelle production complaisante qui passe pour l’objet d’un réel mouvement novateur. Les tenants de l’art officiel s’évertuent systématiquement à ne voir dans la subversion volontaire, chez certains poètes ou artistes, qu’une simple et toujours anecdotique déviance idéologique, pour ne prendre en compte que leur style, la "forme" de leur expression, le but étant d’épurer le contenu de leur art pour le rendre politiquement superficiel.
Exemple caractéristique, la question de la spontanéité et de l’automatisme, mise en avant par les dadaïstes puis par les surréalistes, dans le but d’une libération de soi comme mode d’être de la créativité individuelle, avec la conscience claire de la poésie est dénaturée par l’action painting dans les années 1940 (à commencer par le dripping de Pollock). La spontanéité ainsi isolée est cataloguée dans les moyens spectaculaires d’exprimer l’art moderne. Au lieu de constituer une expérience immédiate, une conscience du vécu authentique, la spontanéité est réifiée.
Dans L’homme unidimensionnel, Herbert Marcuse constate que “les défenseurs de la culture de masse trouvent ridicule qu’on puisse protester contre l’emploi de Bach comme musique de fond dans la cuisine, contre la vente des œuvres de Platon, de Hegel, de Shelley, de Baudelaire, de Marx et de Freud, au drugstore. Ils insistent sur le fait que les classiques ont quitté le mausolée et sont revenus à la vie, le fait qu’ainsi le public est éduqué. C’est vrai, mais s’ils reviennent à la vie comme classiques, ils revivent comme autres qu’eux-mêmes, ils sont privés de leur force antagonique, de leur étrangeté qui était la dimension même de leur vérité. Le but et la fonction de ces œuvres ont donc fondamentalement changé. Si à l’origine, elles étaient en contradiction avec le statu quo, cette contradiction a maintenant disparu” [43]. Marcuse explique que si la culture a été ainsi "démocratisée", c’est pour mieux cacher le fossé qu’il y a entre cette idéologie de la démocratie et sa réalité. L’intégration des vérités taboues au monde de la marchandise les rend anecdotiques et massivement inoffensives. “La domination a sa propre esthétique et la domination démocratique a une esthétique démocratique. C’est une bonne chose que la plupart des gens puissent disposer des arts simplement en tournant le bouton d’un appareil ou en pénétrant dans un drugstore. Mais à travers cette diffusion, les arts deviennent les rouages d’une machine culturelle qui remodèle leur contenu” [44]. Si Raoul Vaneigem relativise ces propos quant à la récupération des artistes, il n’en étend pas moins par la suite l’analyse critique de Marcuse : “En vérité, sauf dans l’académisme, l’artiste ne succombe pas intégralement à la récupération esthétique. Sacrifiant son vécu immédiat pour la belle apparence, l’artiste, et quiconque essaie de vivre est artiste, obéit aussi au désir d’accroître sa part de rêves dans le monde objectif des autres hommes. En ce sens, il assigne à la chose créée la mission d’achever sa propre réalisation individuelle dans la collectivité. La créativité est par essence révolutionnaire. La fonction du spectacle idéologique, artistique, culturel consiste à changer les loups de la spontanéité en bergers du savoir et de la beauté. Les anthologies sont pavées de textes d’agitation, les musées d’appels insurrectionnels ; l’histoire les conserve si bien dans le jus de leur durée qu’on en oublie de les voir ou de les entendre. Et c’est ici que la société de consommation agit soudain comme un dissolvant salutaire. L’art n’érige plus aujourd’hui que des cathédrales en plastique. Il n’y a plus d’esthétique qui, sous la dictature du consommable, ne disparaisse avant d’avoir connu ses œuvres maîtresses. L’immaturé est la loi du consommable (...). Bernard Buffet, Georges Mathieu, Alain Robbe-Grillet, Pop Art et Yé-Yé s’achètent les yeux fermés aux grands magasins du Printemps” [45].
L’I.S. a la volonté de changer l’emploi de la vie, d’utiliser des concepts d’origine artistique de façon non-artistique, elle a donc l’obligation d’éviter les pièges que lui tendent ceux qui ont intérêt à les transformer en artistes convenables. Quoiqu’il arrive, aucune œuvre artistique (des beaux-arts) exécutée par un membre de l’I.S. ne sera étiquetée "situationniste" (dans le cas contraire, ce serait la porte ouverte aux considérations de l’I.S. comme simple avant-garde artistique), toutes seront même qualifiées d"’anti-situationnistes". Tandis que les avant-gardes précédentes se présentaient en affirmant l’excellence de leurs principes, de leurs méthodes et de leurs œuvres, l’I.S. se présente comme la première organisation artistique fondée sur le constat de l’insuffisance radicale des œuvres permises, comme la première organisation artistique dont “la signification, le succès ou l’échec ne pourront être jugés qu’avec la praxis révolutionnaire de son temps” [46]. Alexander Trocchi confirme que, de toute façon, “l’art ne peut avoir de signification vitale pour une civilisation qui élève une barrière entre la vie et l’art, et collectionne des produits artistiques comme des dépouilles d’ancêtres à vénérer” [47].
Cette civilisation qui semble se désagréger, les situationnistes veulent la détruire sans se tromper de chemin : “Nous ne voulons pas travailler au spectacle de la fin du monde mais à la fin du monde du spectacle” [48]. L’expression de "décomposition" doit alors être développée. Les situationnistes lui inaugurent un nouveau sens, la définition est donnée telle qu’elle : “Processus par lequel les formes culturelles traditionnelles se sont détruites elles-mêmes, sous l’effet de l’apparition de moyens supérieurs de domination de la nature, permettant et exigeant des constructions culturelles supérieures. On distingue, entre une phase active de la décomposition, démolition effective des vieilles superstructures - qui cesse vers 1930 -, et une phase de répétition qui domine depuis. Le retard dans le passage de la décomposition à des constructions nouvelles est lié au retard dans la liquidation révolutionnaire du capitalisme” [49].
Debord estime que la décomposition est le stade suprême de la pensée bourgeoise, perdu dans la confusion systématique de la crise de la culture moderne. L’espoir d’une poussée des forces révolutionnaires lui fait croire que la fin de l’idéologie en décomposition est proche. Les troubles de mai 1968 lui donneront raison, mais en partie seulement car le pouvoir restera en place...
Au niveau de l’art, la décomposition s’étend rapidement au début des années 1960 par l’amoncellement de pseudo-ready-made dadaïstes élargis : biographies et expositions de peintres imaginaires, par Max Aub et Max Strack ; ballets sans thème ni chorégraphie, sans décor ni musique, d’Harry Kramer ; exposition d’ordures de Jerry Brown ; exposition parisienne de déchets assemblés par neuf "nouveaux-réalistes" ; tableaux-cibles peints à la carabine par Nicki de Saint-Phalle ; imitation de la machine à peinture industrielle de Pinot-Gallizio par un jeune artiste dans la cour du Louvre ; machine autodestructrice de Tinguély ; machine "inutile" de Richard Grosser ; et surtout, la sensation pour chacun d’entre eux de la découverte d’un concept neuf et exceptionnel. “Tous retuent des cadavres qu’ils déterrent, dans un no man’s land culturel dont ils n’imaginent pas l’au-delà” [50]. La décomposition semble à son apogée, mais le reste du XXème siècle ira plus loin encore avec ses artistes travaillant sur le virtuel, le prolongement de l’esthétique du vide et de la non-vie (ne parlons même pas de l’étendue fantastique des mass media ou de la publicité devenue référence culturelle et artistique). Dans tous les domaines, la décomposition est une valeur marchande ; en tant que conscience du pourrissement des valeurs institutionnelles, elle a une place primordiale dans la stratégie de la vente, la propagande de la confusion laisse perplexe et, à bien y réfléchir, il est difficile de s’y retrouver, la pensée de la population est censée se fragmenter. Le simple exercice de l’esprit critique devient impossible, chaque jugement est totalement partiel, se référant à des débris de systèmes d’ensemble désaffectés, ou à des impératifs sentimentaux personnels. La décomposition semble l’emporter. L’I.S. veut pousser ce monde à la décomposition totale, autodestructrice, pour que les spectateurs désintéressés de ce monde atteignent ce que Schopenhauer appelait la jouissance du beau, le vrai plaisir artistique dans les détails de la vie quotidienne (ce à quoi les situationnistes ajoutent celui de la totalité de la vie quotidienne). Ce même Schopenhauer, qui déplore qu’entre la douleur et l’ennui, la vie oscille sans cesse, nous mène à la question du réel bouleversement esthétique et de celle de l’art sans propriétaire car propriété de toutes et tous.
B 4 - La nécessité d’un bouleversement esthétique total
Le questionnement d’une ouverture vers un art du peuple n’est pas franchement nouveau, mais concrètement, historiquement, on ne connaît pas d’art prolétarien. Le concept même s’est égaré dans la propagande pseudo-communiste du réalisme socialiste stalinien. Le prolétaire étant lui-même conditionné par la culture bourgeoise (ou bureaucrate, à l’Est), il se trouve transformé en produit de l’organisation capitaliste du monde, sa sensibilité est manipulée et les portes de sa potentialité artistique sont difficiles à forcer. Il est même enclin à ne plus se sentir concerné par la culture et l’art, formés hors de sa participation et de son contrôle. “Le peuple [c’est-à-dire les classes non-dominantes] ne peut que se trouver illusoirement concerné par les sous-produits spécialement destinés à sa consommation : toutes les formes de publicité et propagande spectaculaires en faveur de modèles de comportement, et de produits disponibles” [51], massivement préfabriqués.
Pourtant, “ce qui a été appelé "l’art moderne" des ses origines au XIXème siècle jusqu’à son épanouissement dans le premier tiers du XXème siècle, a été un art contre la bourgeoisie” [52]. La crise de l’art contre laquelle lutte l’I.S. est la conséquence indirecte de la crise du mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière (qui croît dans l’entre-deux-guerres) et l’attachement actuel de l’art au spectacle est la conséquence logique du perfectionnement du capitalisme.
L’art dans le spectacle est le prolongement somme toute logique du destin de l’œuvre d’art : la contemplation (on a cru qu’elle pouvait être suivie de plaisir authentique, voire de réflexion), la non-intervention, la passivité affirmée dans les musées et autres lieux de consommation de l’art. Pour l’I.S., cette démarche est nuisible, résoudre quelque problème posé par une idée de beauté préexistante est obsolète. Dans un premier temps, l’art et la liberté sont dans la destruction des idoles, des idées préconçues et conventionnelles. Contre le spectacle, la culture situationniste réalisée introduit la participation totale, et contre l’art conservé, l’I.S. est une organisation du moment vécu, immédiat. L’I.S. se veut, en effet, intransigeante sur ses positions et sur la participation active de chacun de ses membres au sein du groupe. Debord écrivait dans Les Lèvres nues en 1955 que la première des déficiences morales était l’indulgence sous toutes ses formes. Pour lui, il vaut mieux changer d’amis que d’idées, en conséquence, l’I.S. (comme le mouvement surréaliste en son temps), connaît de nombreuses exclusions. Pour les mêmes raisons, les collaborations avec l’extérieur seront rares, ce qui est le moyen le plus sûr de ne pas se compromettre (les artistes convoitant l’I.S. pour glisser leurs œuvres personnelles dans des constructions d’ambiance situationniste furent nombreux, tous furent confrontés à des refus sans conditions). Les tentatives de récupération, ou les calomnies dont l’I.S. sera l’objet, la mènera à cette réputation plutôt justifiée de groupe offensant, à l’insulte facile (il faut croire que la radicalité de la critique situationniste s’exprime aussi dans la pratique de l’injure...).
Visant un bouleversement esthétique total, l’attitude et le style de l’I.S. s’en ressentent. D’inspiration dadaïste et surréaliste, l’I.S. pousse à l’extrême la négation du monde de l’art, de la société spectaculaire-marchande et de ses représentants.
Dans le but traditionnel de l’esthétique, il y a la prétention d’éternité donnée aux œuvres d’art considérées comme étant déterminantes dans l’histoire de l’art. Le but des situationnistes, inversement, est dans la participation immédiate à une abondance passionnelle de la vie, dans la fin de l’asservissement, de la réification et du fétichisme.
L’artiste étant en ces temps confronté à un vide culturel absolu (la décomposition), à une absence d’esthétique, de conscience et de style de vie, l’art officiel ne saurait tarder à dévoiler sa faillite aux yeux de tous. On ne peut plus réaliser l’art qu’en le supprimant, une façon d’atteindre le stade ultime du dépassement de l’esthétique.
C - La mort de l’art, amorce de son dépassement...
Le "dépassement" nous vient de l’Aufhebung de Hegel, le dépassé étant supprimé par ce qui le dépasse, mais aussi conservé sous une autre forme, plus "élevée". L’I.S. se déploie dans cette dialectique de la réalisation et de la suppression en un même mouvement. Dada a supprimé l’art sans le réaliser, le surréalisme l’a réalisé sans le supprimer, l’I.S. se donne comme objectif la suppression et la réalisation simultanées, aspects inséparables d’un même dépassement de l’art.
L’art, entièrement absorbé par une civilisation de résignation et de réification, n’a d’autre destination que le tombeau. A la formule de Nietzsche, "Dieu est mort", Dada ajoutait, en reprenant l’idée de Hegel : "L’art est mort". Les situationnistes, d’ont le style et l’esprit se situent quelque part au milieu de ces trois-là, refusent toute expression artistique, unilatérale et stockée sous forme de marchandise, qui exprime la cohérence de la décomposition et de son passé. L’art appartenant au passé, son dépassement est à entreprendre, par la critique, mais également par des expérimentations propres à l’I.S. “La fin de la créativité tolérée - la fin de toutes les formes d’art - identifie désormais la passion de créer à la jouissance gratuite de la vie” [53], c’est dans la vie quotidienne que se joue l’art futur : “la révolution dans la vie quotidienne, brisant son actuelle résistance à l’historique (et à toute sorte de changement) créera des conditions telles que le présent y domine le passé, et que la part de créativité l’emporte toujours sur la part répétitive” [54]. Par une création propre à elle, l’I.S. exige l’expression de la totalité du pouvoir de la vie quotidienne contre le pouvoir hiérarchisé.
CHAPITRE II : L’EXPERIMENTATION D’UNE PRATIQUE ARTISTIQUE A CONTRE-COURANT
“Je reconnaissais, - sans craindre pour lui, - qu’il pouvait être un sérieux danger dans la société. - Il a peut-être des secrets pour changer la vie ? non, il ne fait qu’en chercher, me répliquais-je”.
Arthur RIMBAUD, Une saison en enfer (Délires), 1873 (Paris, éd. Mille et une nuits, 1994 ; p.26).
A 1 - Abolir les frontières entre l’art et la vie
Comment briser la séparation entre art et vie ? Pour l’I.S., les temps de l’art sont révolus, l’objectif est de réaliser l’irréalisable : un art vivant, qui n’obéit à aucune norme esthétique, présent à tous les niveaux de la vie.
Les situationnistes s’engagent dans une construction de situations nouvelles dans la vie quotidienne, basée sur le jeu. L’urbanisme et l’environnement quotidien sont des cadres primordiaux à travailler pour bouleverser la "pauvreté" de la vie aliénée : la dérive, ballade spontanée dans la ville au hasard des plaisirs donnés par les rues et leur architecture, est la première expérience pratique vers cette remise en question. Le détournement des arts conventionnels par des moyens de dévalorisation ou de modification de sens, dans le but d’accélérer la décomposition de l’art et de la société, constitue la pratique la plus utilisée par les situationnistes, de la peinture détournée d’Asger Jorn aux bandes dessinées dont les bulles deviennent des lieux d’expression politique et révolutionnaire à la fin des années 1960, en passant bien sûr par le cinéma dont l’importance grandissante dans la culture contemporaine ne pouvait lui éviter les affres situationnistes. Ces thèmes seront développés un à un dans ce chapitre.
Pour l’I.S., l’art doit cesser d’être un rapport sur les sensations, pour devenir une organisation directe de sensations supérieures. Il y a là un lien étroit avec la transvaluation nietzschéenne, la volonté de puissance et d’épanouissement de Zarathoustra : “Vivre comme j’en ai envie ou ne pas vivre du tout” [55]. Pour les situationnistes, il s’agit de produire eux-mêmes, hors de toute convention commerciale et esthétique, hors de tout asservissement : la création au sens le plus libéré du terme. Les arts traditionnels, les "beaux-arts" et la littérature ont été usés à fond et sont devenus incapables d’aucune révélation. Pour Constant, ces arts sont liés à une attitude mystique et individualiste, ce qui les rend inutilisables pour l’I.S., qui se doit d’inventer de nouvelles techniques dans tous les domaines (visuels, oraux, psychologiques,...) et de les unir dans une même activité complexe, totale. La direction principale que prend l’I.S. dans ce but est celle du jeu, du plaisir ludique.
A 2 - Le Jeu, l’esthétique ludique de l’Internationale situationniste
Sans s’attacher à aucune norme esthétique, l’I.S. se montre, de par sa rupture avec l’aliénation de la vie quotidienne, possesseur d’une esthétique ludique tout à fait particulière et novatrice (à défaut d’"esthétique", on pourrait parler d’"éthique" ludique). Ne pas travailler, refuser tout patron et toute activité aliénante comme toute passivité et tout ennui, les situationnistes ont en commun cette volonté de vivre pleinement, sans la peur de l’illégalité et de la conspiration. Le manifeste de l’Internationale lettriste ne le cachait pas : “Plusieurs de nos camarades sont en prison pour vol, nous nous élevons contre les peines infligées à des personnes qui ont pris conscience qu’il ne fallait absolument pas travailler (...), les rapports humains doivent avoir la passion pour fondement, sinon la terreur” [56]. La révolution permanente situationniste, vécue au jour le jour, c’est d’abord le mépris des contraintes imposées par un pouvoir qui pour eux ne sera jamais légitime. C’est aussi l’anéantissement de la division entre le travail imposé et les loisirs passifs, la libération du jeu garantie dans son autonomie créative et la non-exploitation de l’homme par l’homme.
Le jeu situationniste se distingue par la conception classique du jeu par la négation radicale des caractères ludiques de compétition et par l’envie de ne plus considérer le jeu comme étant séparé de la vie quotidienne, comme un passe-temps du week-end, exception isolée et provisoire. Chez les situationnistes, le jeu n’en apparaît pas moins distinct d’un choix moral : la prise de parti pour ce qui assure la souveraineté du jeu et de la liberté.
Cette prise de parti n’est évidemment pas anodine, notre monde étant cerné par les lois et les interdits. Souvenons-nous qu’autrefois, l’Eglise brûlait les prétendus sorciers pour mieux réprimer les tendances ludiques et primitives, conservées dans les fêtes populaires. Ces fêtes sont aujourd’hui perverties par le spectacle de la consommation (elles n’existent plus que dans les fausses fêtes de Dax, de Bayonne et d’ailleurs, ou dans les pseudo-canarvals maîtrisés par la mairie et la police) et les activités artistiques et ludiques véritables sont classées dans la criminalité et se retrouvent inévitablement dans la semi-clandestinité. Refusant de se placer en spécialistes du jeu, d’entreprendre une doctrine théorique qui ne serait qu’une idéologie de plus, les situationnistes sont décidés à se donner les moyens d’expérimenter de nouveaux jeux rompant avec l’aliénation de la vie quotidienne, préparant les possibilités ludiques à venir. Dans cette perspective historique, les situationnistes n’agissent pas en dehors de l’éthique, de la question du sens de la vie et de la révolution : “Pareils à Marx qui a déduit une révolution de la science, nous déduisons une révolution de la fête... Une révolution sans fête n’est pas une révolution. Il n’y a pas de liberté artistique sans le pouvoir de la fête... Nous exigeons avec le plus grand sérieux les jeux” [57]. Il voient la conception la plus collective du jeu dans la création commune d’ambiances ludiques choisies : la construction de situations, qui fait d’eux des situationnistes.
B 1 - La construction de situations
“Nous vivons en enfants perdus nos aventures incomplètes” [58]. Ainsi se clôt la bande son du premier film de Guy Debord, dans sa période lettriste en 1952, Hurlements en faveur de Sade. Déjà, Debord annonce dans son film que “les arts futurs seront des bouleversements de situations ou rien” [59] tandis que la voix de Wolman explique qu’“une science de situations est à faire qui empruntera des éléments à la psychologie, aux statistiques, à l’urbanisme et à la morale. Ces éléments devront concourir à un but absolument nouveau : une création consciente de situations” [60].
Au départ, la construction de situations est l’idée centrale de l’I.S. : construction concrète d’ambiances momentanées de la vie transformées par une qualité passionnelle supérieure à ce que l’on attend d’ordinaire, les situationnistes entendent bouleverser les comportements quotidiens par cette pratique du changement volontaire et de l’inattendu.
La situation construite est définie dans le premier numéro d’Internationale situationniste comme “moment de la vie, concrètement et délibérément construit par l’organisation collective d’une ambiance unitaire et d’un jeu d’événements” [61]. Si la situation construite est forcément collective par sa préparation et son déroulement, si dans la période d’expérimentation des rôles peuvent être attribués pour une préparation plus effective de la situation, il ne faut pas croire qu’il s’agit là d’une continuation du théâtre, ni même de son remplacement. “Visiblement le principal domaine que [les situationnistes veulent] remplacer et accomplir est la poésie, qui s’est brûlée elle-même à l’avant-garde de notre temps, qui a complètement disparu” [62]. La situation construite est vue dans sa liaison avec la réalité comme une série d’ambiances multiples mêlées à la vie, les moments construits en "situations" sont considérés comme les moments de rupture avec la morosité de la vie quotidienne, les révolutions dans la vie quotidienne individuelle. “Fédérer les instants, les alléger de plaisir, en dégager la promesse de vie, c’est déjà apprendre à construire une "situation"” [63]. Intégrée dans la perspective d’une reconstruction globale de la vie, la construction de situations comme construction d’une vie passionnante est l’œuvre d’art à venir. Ainsi, la création en tant que résultat importe moins que le processus qui engendre l’œuvre, que l’acte de créer.
La construction de situations intervenant dans l’espace et dans le temps, son rôle vis-à-vis de la psychogéographie et de la formation d’un urbanisme unitaire sera loin d’être négligeable. “Construisez vous-mêmes une petite situation sans avenir” [64] titrait un tract pré-situationniste sur les murs des quartiers de Paris considérés comme psychogéographiquement favorables par les lettristes, en 1955. Nous verrons un peu plus loin ce qu’il en est.
B 2 - La pratique du scandale
Debord a toujours présenté ses débuts dans la subversion culturelle et artistique au début des années 1950 avec les lettristes comme étant émaillés de petits scandales : proclamer l’achèvement de l’art, projeter de faire sauter la tour Eiffel, dire en pleine cathédrale que Dieu est mort, etc. La manière de vivre des lettristes radicaux, puis des situationnistes, est en elle-même un scandale. C’est là leur plus grande réussite. L’histoire de l’I.S. reste parsemée de scandales , dont les principaux sont ici répertoriés, depuis sa formation jusqu’à la fin de 1967 (la période de 1968 et plus étant en grande partie étudiée dans le chapitre IV).
A Bruxelles, lors de l’exposition universelle de 1958, une assemblée générale des critiques d’art internationaux se réunit, les situationnistes diffusent une adresse à cette assemblée (signée au nom de l’I.S. par Khatib, Korun, Platschek, Debord, Pinot-Gallizio et Jorn) ; ce tract évoque le monde de la décomposition dont les critiques d’art en question font partie intégrante, puis passe à l’attaque : “Disparaissez, critiques d’art, imbéciles partiels, incohérents et divisés ! c’est en vain que vous montez le spectacle d’une fausse rencontre. Vous n’avez rien en commun qu’un rôle à tenir ; vous avez à faire l’étalage dans ce marché, d’un des aspects du commerce occidental : votre bavardage confus et vide sur une culture décomposée (...). Dispersez-vous, morceaux de critiques d’art, critiques de fragments d’arts. C’est maintenant dans l’I.S. que s’organise l’activité artistique unitaire de l’avenir. Vous n’avez rien à dire” [65]. La quasi-totalité des critiques d’art invités ont connaissance du contenu du tract, grâce à divers moyens de diffusion entrepris par les situationnistes présents sur place. Les critiques d’art font alors appel à la police pour éviter le scandale, ce dernier a lieu malgré le silence relatif de la presse, et le belge Walter Korun se trouve sous le coup de poursuites judiciaires pour son activité dans cette manifestation.
Après l’offense envers les fameux critiques d’art, l’I.S. s’attaque indirectement au grand Art sacré. En juin 1958, un jeune peintre milanais, Nunzio Van Guglielmi, endommage très légèrement un tableau de Raphaël (Le Couronnement de la Vierge) en collant sur le verre qui le protégeait une pancarte manuscrite vantant la révolution et décriant le gouvernement clérical par deux slogans on ne peut plus simples. Il est aussitôt arrêté, déclaré fou et interné à l’asile de Milan sans aucune contestation extérieure. Seule l’I.S. réagit par un tract largement diffusé en Italie et à travers l’Europe : “Nous voulons attirer l’attention sur le fait que l’on interprète un geste hostile à l’Eglise et aux valeurs culturelles mortes des musées comme une preuve suffisante de folie. Nous soulignons le péril que constitue un tel précédent pour tous les hommes libres et pour tout le développement culturel et artistique à venir. La liberté est d’abord dans la destruction des idoles” [66]. Le tract réclame la libération du jeune peintre... Celui-ci est libéré fin juillet, et accepte de se faire photographier à genoux et priant devant la Vierge de Raphaël, adorant d’un seul coup l’art et la religion qu’il avait malmenés précédemment. L’I.S. n’hésita pas à diffuser un second tract, déplorant ce subit et médiatique changement d’opinion.
Le scandale est plus politique encore quand dans l’ambiance de la guerre froide et dans l’équilibre de la terreur qui domine la politique mondiale du début des années 1960, les situationnistes vont mettre le doigt sur l’incroyable développement des abris antiatomiques durant cette période. D’abord avec un texte intitulé "Géopolitique de l’hibernation" publié dans Internationale situationniste #7 en avril 1962, puis surtout avec une manifestation très singulière, organisée en juin 1963 au Danemark sous la direction de J.V. Martin. Dénonçant la survie planifiée des abris, comme résumé souterrain de l’urbanisme concentrationnaire qui s’étale en surface, et comme renforcement de la passivité générale, l’I.S. trouve le prétexte d’un nouveau scandale : la réédition clandestine du tract anglais "Danger ! Official secret - R.S.G.6" qui révèle le plan et la fonction de l’abri gouvernemental régional n°6 (R.S.G.6). Ce tract est diffusé massivement, dans un décor (aménagé dans une galerie d’art à Odense) consistant en la reconstitution d’un abri antiatomique, suivie dans une autre pièce par l’exposition de cartographies thermonucléaires exécutées par J.V. Martin (détournement du pop-art, esquissant une représentation de plusieurs régions du globe à différentes heures d’une hypothétique troisième guerre mondiale) et d’anti-tableaux faits de détournement de soldats de plomb, de plâtre et de cheveux, par Michèle Bernstein. Une brochure trilingue (danois-français-anglais) y est distribuée, dans laquelle se trouvent les reproductions des œuvres exposées et un texte de Guy Debord intitulé "Les situationnistes et les nouvelles formes d’action dans la politique ou l’art". Ce texte évoque l’unification de l’art et de la politique, leur dépassement...
Le scandale s’explique à différents niveaux : dans l’ambiance atypique du lieu (assimilable à la situation construite), dans les révélations politiques que la manifestation représente, dans l’exposition anti-artistique qui sera qualifiée par la presse spécialisée de nouvel art dégénéré, et dans le texte de Debord qui ambitionne le dépassement de l’art dans la révolution quotidienne et sociale.
D’autres scandales éclateront dans les années suivantes, à commencer par celui de l’Université de Strasbourg en 1966, où l’agitation situationniste et la brochure De la misère en milieu étudiant... marqueront les prémices du grand mouvement social de mai 1968 (cf. chapitre IV).
C 1 - Psychogéographie et urbanisme unitaire
Dès 1954, des membres de l’Internationale lettriste et du M.I.B.I. se trouvent des points communs dans leur vision d’un urbanisme nouveau. Notamment à travers deux moyens : la psychogéographie, “étude des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus” [67], et l’urbanisme unitaire, “théorie de l’emploi d’ensemble des arts et techniques concourant à la construction intégrale d’un milieu en liaison dynamique avec des expériences de comportement” [68].
La psychogéographie se présente comme une réflexion critique proche de la sociologie et de la psychologie, c’est elle qui peut permettre l’aboutissement à un urbanisme unitaire. Proposé en 1953 par un kabyle illettré pour désigner l’observation de certains processus du hasard et du prévisible dans les rues, le mot "psychogéographie" naît un été durant lequel les jeunes lettristes inaugurent leurs questionnements quant à l’ensemble des phénomènes qui commencent à les inspirer. Questionnements qui mènent Debord à "constater" en 1955 que le quartier qui s’étend, à Paris, de la place de la Contrescarpe à la rue de l’Arbalète, est propice à l’athéisme, l’oubli et la désorientation des réflexes habituels... Ce quartier, au cœur du Vème arrondissement, sera le principal vivier des émeutes de mai 1968.
Depuis le Paris d’Haussmann, personne ne se faisait d’illusions au sujet des grands boulevards et du souci autoritaire de disposer d’espaces libres permettant la circulation rapide de troupes et l’emploi de l’artillerie contre les insurrections éventuelles (d’où l’intérêt des petites rues du Vème arrondissement pour les révoltés de mai 1968). Après l’analyse de la quantité croissante de voitures et de propagande publicitaire dans Paris, Debord poussera son expérience, durant la période transitoire du M.I.B.I. vers l’I.S., en illustrant une hypothèse de plaques tournantes psychogéographiques sur le centre de Paris, en découpant un plan de Paris et en rapprochant les quartiers par des flèches représentant les pentes qui relient spontanément les différentes unités d’ambiance (après une étude des tendances d’orientation à travers ces quartiers).
La psychogéographie est considérée très tôt comme un jeu, les situationnistes refusant le côté contraignant et rébarbatif des institutions sociologiques, psychologiques ou géographiques : la perspective psychogéographique est celle du déconditionnement et de la désaliénation, pas celle de l’étude universitaire et/ou spécialisée.
Dans un essai de description psychogéographique des Halles (publié dans Internationale situationniste #2, avant la démolition de ce quartier de Paris), Abdelhafid Khatib expose quelques-uns des moyens de recherche psychogéographique, parmi lesquels, mis à part les possibilités de lecture de vues aériennes et de plans, et l’étude de statistiques, de graphiques ou d’enquêtes sociologiques, on trouve la dérive expérimentale, dont on parle depuis le début des années 1950 et l’expérience lettriste. Cette pratique de la liberté de circulation sans destination précise joue un rôle important dans le développement de l’urbanisme unitaire.
A la fin du texte de Khatib, le projet lointain de transformer ce lieu de consommation, qu’étaient déjà les Halles, en parc d’attractions pour l’éducation ludique des travailleurs est évoqué, il n’en a rien été, le lieu a changé mais en se transformant en énorme galerie marchande, le secteur tertiaire devenant de plus en plus vaste. Ce haut lieu de l’aliénation spectaculaire reste à détruire.
Avant d’attirer l’attention sur l’aspect constructif qu’offre la psychogéographie, les situationnistes ont rapidement exposé leur sentiment d’urgence sur la nécessité de déblayer le terrain... Par exemple, Guy Debord se déclare partisan de la destruction totale des édifices religieux de toutes confessions, souhaite qu’il n’en reste aucune trace et qu’on utilise l’espace à des fins "athées". Les situationnistes s’accordent bien évidemment à repousser toute objection esthétique, y compris pour les prétendus chefs-d’œuvre que peuvent être les cathédrales de Chartres, de Reims ou de Rouen (qui représentent des croyances et des événements historiques sordides, ainsi qu’un présent encore sous le signe du pouvoir et de "l’éternité"). “La beauté, quand elle n’est pas une promesse [authentique] de bonheur, doit être détruite” [69]. Dans la lignée de l’Internationale lettriste, que souhaiter d’autre que la suppression des cimetières et l’abolition des musées ?
Le bouleversement psychogéographique, c’est aussi le changement des noms de rue, notamment celui du local de l’I.S., rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, qui devient rue de la Montagne-Geneviève (il en est de même pour tous les boulevards, avenues, rues, etc., affublés du vocable "Saint").
La perspective de faire du milieu urbain un terrain de jeu véritable, comme dans l’essai de Khatib sur les Halles, se retrouve dans un projet de mars 1959 de démolition de la Bourse d’Amsterdam pour utiliser le terrain à des fins ludiques pour la population du quartier. Cet état d’esprit se retrouve à la fois dans les projets de l’urbanisme unitaire et dans la dérive. Etendant ce concept psychogéographique dans le chapitre sur "l’aménagement du territoire" de La Société du spectacle, Guy Debord écrira en 1967 : “La révolution prolétarienne est cette critique de la géographie humaine à travers laquelle les individus et les communautés ont à construire les sites et les événements correspondant à l’appropriation, non plus seulement de leur travail, mais de leur histoire totale. Dans cet espace mouvant du jeu (...), l’autonomie du lieu peut se retrouver, sans réintroduire un rattachement exclusif au sol, et par-là ramener la réalité du voyage, et de la vie comprise comme un voyage ayant en lui-même tout son sens” [70]. Si les apports instructifs de la psycho-géographie sont nécessaires à la formation d’un urbanisme unitaire, c’est dans ce dernier, plus créatif et novateur, que l’esthétique ludique de l’I.S. peut se développer.
C’est en 1953 qu’Ivan Chtcheglov, lettriste interné dans une clinique psychiatrique peu après la formation de l’I.S., a jeté les bases théoriques d’un urbanisme nouveau dans un texte à fortes connotations poétiques (repris intégralement dans Internationale situationniste #1). Développer un urbanisme nouveau, construire des situations par besoin de création absolue, activer la dérive continue, Chtcheglov évoque les futures préoccupations situationnistes en fustigeant une civilisation qui lui rendra bien ses sentiments : “Entre l’amour et le vide-ordures automatique, la jeunesse de tous les pays a fait son choix et préfère le vide-ordures. Un revirement complet de l’esprit est devenu indispensable, par la mise en lumière de désirs oubliés et la création de désirs entièrement nouveaux. Et par une propagande intensive en faveur de ces désirs” [71].
Fin 1958, le programme minimum de l’I.S. inclut l’expérience de décors complets devant s’étendre à un urbanisme unitaire non-séparable de la recherche de nouveaux comportements en relation avec ces décors. La solution aux problèmes d’habitation, de circulation, de récréation, inhérents à l’urbanisme, ne peut être envisagée qu’en rapport avec des perspectives sociales, psychologiques et artistiques concourant à une même question de synthèse : celle du style de vie. Les moyens entrepris par la pratique de l’urbanisme unitaire sont donc en rapport direct avec la fin recherchée : absence d’autorité (pouvoir imposé à autrui) et de toute considération esthétique (au sens usuel), développement d’une créativité collective et d’un esprit de création indépendant de toute norme.
Cette dynamique expérimentale sera développée par l’I.S. jusqu’en 1962, date jusqu’à laquelle l’urbanisme unitaire est considéré comme le pivot de la théorisation du dépassement de l’art : c’est au niveau de l’urbanisme que doit se réaliser l’art intégral. L’urbanisme unitaire ne se voulant pas doctrine de l’urbanisme mais critique de l’urbanisme, les situationnistes insistent à son propos sur le fait de ne pas séparer le théorique du pratique : cela permet de faire avancer la "construction" avec la pensée théorique, et surtout, de ne pas séparer l’emploi ludique direct de la ville, collectivement ressenti, de l’urbanisme comme construction.
En 1959, Constant se lance dans la confection des premières maquettes pour un urbanisme unitaire. Il expose une trentaine de "constructions spatiales" en mai au Stedelijk Museum d’Amsterdam. Ces constructions sont le fruit d’un développement expérimental prolongé sur plusieurs années, et ne font qu’ouvrir la voie vers la pratique de l’urbanisme unitaire. L’intérêt essentiel de l’exposition est de marquer le passage, à l’intérieur de la production artistique moderne, de l’objet-marchandise se suffisant à lui-même et dont la fonction est d’être uniquement contemplé, à l’objet-projet valorisé par l’action qu’il appelle à mener, action concernant la totalité de la vie et visant réellement l’art intégral. Pourtant, le contexte du musée et l’absence de réalisation concrètes, urbaines et extérieures, laissent un goût de frustration vis-à-vis de l’ambition que représente l’urbanisme unitaire (d’autant plus qu’à l’origine, une micro-dérive devait être organisée dans une partie du musée qui aurait été transformée en labyrinthe pour l’occasion, celle-ci ayant été annulée pour cause de désaccords avec la direction du musée). Constant persévère : “La création n’existe que dans nos perspectives” [72]. Pour lui, trois tâches sont à entreprendre dès à présent : 1°) - La création d’ambiances favorables à la propagande de l’urbanisme unitaire, 2°) - La réalisation d’un travail collectif, en formant des équipes et en proposant des projets réels, 3°) - La création collective et la mise en œuvre de ces projets, en considérant au mieux les contraintes d’organisation qu’ils présentent. Malgré son acharnement à faire de l’urbanisme unitaire l’élément central de l’I.S., Constant quitte l’I.S. face à son propre manque d’inspiration. Mais l’urbanisme unitaire reste un des points d’accroche de l’I.S., notamment grâce à son expression dans la dérive. On l’envisage dès lors en fusion avec une praxis révolutionnaire généralisée, contre la spécialisation de l’urbanisme d’Etat et contre le fait que la société bureaucratique de consommation s’impose partout par la planification urbaine et la décomposition de l’esthétique, par l’organisation de la circulation, par le conditionnement et l’isolement de la population. L’urbanisme unitaire se politise. Kotanyi et Vaneigem prennent le relais de Constant : “La principale réussite de l’actuelle planification des villes est de faire oublier la possibilité de ce que nous appelons l’urbanisme unitaire, c’est-à-dire la critique vivante, alimentée par toutes les tensions de la vie quotidienne, de cette manipulation des villes et de leurs habitants” [73]. Dans le même texte, l’évolution de l’I.S. est vue toutefois d’un œil positif : “La destruction situationniste du conditionnement actuel est déjà, en même temps, la construction des situations. C’est la libération des énergies inépuisables contenues dans la vie quotidienne pétrifiée” [74].
En 1961, les situationnistes étudient la construction d’une ville expérimentale qui se présenterait comme une ville thérapeutique de jeu, ils en déduisent que l’urbanisme unitaire vise à libérer et à généraliser un instinct de construction qui est refoulé chez chacun d’entre nous. Mais les moyens de réalisation d’une telle ville expérimentale sont inexistants, le projet est trop vaste. Etant donné que l’urbanisme institutionnel a l’art de rassurer et d’aliéner les esprits, l’urbanisme unitaire se dirige vers un moyen simple de désaliénation éphémère auquel il a toujours été fidèle : la dérive.
C 2 - La dérive ou la poésie de l’instant présent
La dérive est un “mode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine : [la] technique du passage hâtif à travers des ambiances variées” [75]. Elle désigne la durée d’un exercice continu de cette expérience pratiquée depuis 1953. La dérive a cet avantage de pouvoir se pratiquer hic et nunc, comme une simple promenade qui n’aurait pas de but ni de destination précise. Le principe étant de se laisser guider par son instinct, ses envies de découvertes psychogéographiques, au hasard de son déroulement. Elle peut s’effectuer seul ou à plusieurs, l’idéal est d’être à deux ou trois pour que chacun puisse avoir sa part active de décision et d’autonomie dans la dérive. “L’expérience situationniste étant en même temps moyen d’étude et jeu du milieu urbain, elle est sur le chemin de l’urbanisme unitaire” [76]. Comme l’écrit Chtcheglov en 1953 dans son "Formulaire pour un urbanisme nouveau", dans la réalisation complète de l’urbanisme unitaire, l’activité principale de la population doit être la dérive continue, le déplacement s’effectuant pour le plaisir et non plus par besoins utilitaires, sans destination précise et non plus par la course aux étapes préétablies (travail, courses ménagères, loisirs hebdomadaires, domicile, etc.). Le hasard et le temps de l’errance à profiter du paysage urbain constituent les points d’intérêt principaux dans le rôle joué par la dérive pour la psychogéographie et la recherche d’un comportement ludique constructif.
Les grandes villes, par la multitude de leurs petites rues, sont favorables à la dérive. Paris est Le lieu d’expérimentation de la dérive dès 1953, quand Guy Debord, Michèle Bernstein, Jean-Michel Mension et d’autres traînent dans la gare de Lyon pendant une grève de cheminots ; dans le hall de la gare, ils interpellent les voyageurs en l’attente de train, avec des réflexions contre le travail, puis en sortent sous la pression hostile de leurs auditeurs. Par la suite, ils font de l’auto-stop (la grève des chemins de fer, c’est bien connu, rendant les automobilistes plus aimables vis-à-vis des piétons désemparés...) et se dirigent au hasard des conducteurs bienfaisants qui ne font que suivre la routine de leur labeur. Arrivés en destination inconnue, ces jeunes lettristes poussaient leur oubli, leur évasion, dans l’alcool des bars locaux, pour se perdre définitivement et décider plus tard de retourner à Paris. Ce scénario se renouvelait régulièrement mais la dérive s’étend au fil des années, se précise théoriquement et se pratique différemment, de manière moins chaotique. Elle permet la connaissance et l’appréciation de différents quartiers de Paris, l’oubli et la réalisation éphémères de soi (dans la liberté du hasard subjectif), et l’on sait les conséquences positives que cela a pu apporter durant les événements de mai 1968.
La dérive, intégrée dans la vie quotidienne, sans limitation de temps ni d’espace, exprime ainsi la poésie du moment présent, dans une certaine mesure hors des contraintes sociales et de l’aliénation du "train-train quotidien".
D - Théorie et pratique du détournement
Si dans leur période Cobra, Jorn et Constant s’adonnent à la peinture abstraite contre l’abstraction, avec de nombreuses toiles aux titres antimilitaristes éloquents (en 1950, Jorn peint notamment Le droit de l’Aigle et Le pacte des prédateurs, et en 1951, Constant peint Terre brûlée, Colombe blessée ou L’attaque aérienne), avec l’I.S. il n’est pas question d’exécuter des toiles "situationnistes" mais d’utiliser la peinture à des fins situationnistes. En 1958, Constant pense qu’“aucune peinture n’est défendable du point de vue situationniste” [77], les artistes doivent avoir pour tâche d’inventer de nouvelles techniques et de nouvelles pratiques (utilisation de la lumière, du son, du mouvement, de manière générale tout ce qui peut influencer les ambiances, les constructions de situations), ou d’accélérer la décomposition du monde artistico-culturel contemporain ajoute Jorn. Pour cela, il se lance dans la peinture détournée : muni d’une vingtaine de toiles de "peinture pompier", il les détourne par quelques coups de pinceaux et utilise leur exquis mauvais goût pour dénoncer la pseudo-démocratisation de l’art qui n’est en fait qu’un élargissement du fossé entre spécialistes-connaisseurs et grand public. A l’occasion d’une exposition de ces tableaux en mai 1959 à Paris, il publie un texte sur la peinture détournée, dont la première partie est destinée “au grand public [et] se lit sans effort : soyez modernes, collectionneurs, musées. Si vous avez des peintures anciennes, ne désespérez pas. Gardez vos souvenirs mais détournez-les pour qu’ils correspondent à votre époque. Pourquoi rejeter l’ancien si on peut le moderniser avec quelques traits de pinceaux ? ça jette de l’actualité sur votre vieille culture. Soyez à la page, et distingués du même coup. La peinture, c’est fini. Autant donner le coup de grâce. Détournez. Vive la peinture” [78]. Après avoir nettement fustigé les spécialistes, les tenants du monde de l’art, le texte ouvre sa seconde partie aux "connaisseurs", insiste sur la fonction d’objet des œuvres d’art, sur la valorisation de celles-ci dans leur devenir : “Notre passé est plein de devenirs (...). Le détournement est un jeu dû à la capacité de dévalorisation. Celui qui est capable de dévaloriser peut seul créer de nouvelles valeurs. Et seulement là où il y a quelque chose à dévaloriser, c’est-à-dire d’une valeur déjà établie, on peut faire une dévalorisation” [79]. Le détournement se révèle ainsi comme la négation de l’expression artistique conventionnelle et de son jugement institutionnel. Il accompagne ce qui est considéré par l’I.S. comme le mouvement d’autodestruction du monde de l’art : la décomposition de la culture dominante.
Les peintures modifiées de Jorn sont loin d’être la seule expérience du détournement situationniste, dans la même période on compte les sculptures modifiées de Constant, les films de Debord, ainsi que Fin de Copenhague et les Mémoires de Jorn et Debord. Fin de Copenhague et Mémoires sont des brochures composées d’éléments préfabriqués : fragments de textes tirés de périodiques par Debord, gravures et dessins publicitaires, récupérés et assemblés par Jorn, le tout étant réuni et tacheté de drippings faisant allusion à l’expressionnisme abstrait, tout puissant à cette époque. La constitution de ces brochures n’est pas totalement guidée par le hasard, le geste d’appropriation que représente le détournement étant accentué par la présence des phrases publicitaires détournées : “tous les plaisirs de l’été (...) ; toute sa vie à parcourir le monde / indispensable et éblouissant de la jeunesse / qui se dessèche un peu plus chaque jour à portée de vos lèvres (...), ... et voilà votre vie transformée ! / les mots, même, prennent un sens nouveau” [80]. Fin de Copenhague exprime ainsi en pratique un des moyens annoncés par le détournement pour que les mots reprennent un sens nouveau, puisqu’ils ont déjà été déformés par une civilisation d’apparence et de passivité.
Une autre expérience de détournement de la fonction usuelle de la peinture artistique est le projet de peinture industrielle du situationniste italien Pinot-Gallizio ; le principe est de faire littéralement sortir la peinture de son cadre et d’ignorer toute idée de tableau, d’objet unique et exceptionnel, et d’abolir la valeur marchande de la production artistique. La peinture est dite industrielle parce que produite mécaniquement et massivement sur de longs rouleaux, par une machine créée dans le laboratoire expérimental du M.I.B.I., en Italie. En 1959, dans une galerie parisienne, les murs, le plafond et le sol sont entièrement recouverts avec 145 mètres de la peinture industrielle de Pinot-Gallizio. Malheureusement, le contexte de la galerie est difficilement modifiable, son côté formel et commercial évite toute possibilité d’extension vers une construction d’ambiance en rupture avec le monde de l’art (Pinot-Gallizio n’arrange rien en acceptant de vendre "sa" peinture au mètre). Un des objectifs de la peinture industrielle, à l’opposé de l’art appliqué, est pourtant d’être un art applicable dans la construction des ambiances (l’abolition du format, des thèmes métaphysiques, du peintre lui-même, mais pas l’abolition du vernissage et de la vente... dommage).
Le détournement, par les anti-tableaux de Michèle Bernstein, s’oriente plus radicalement vers la perspective de perte d’importance de chaque élément autonome détourné, dans l’organisation d’un nouvel ensemble signifiant. Ces anti-tableaux, intitulés Victoire de la Bande à Bonnot, Victoire de la Commune de Paris, Victoire de la Grande Jacquerie de 1358, Victoire des Républicains espagnols, Victoire des Conseils Ouvriers à Budapest, et bien d’autres victoires encore, sont constitués de plâtre modelé où s’incrustent des miniatures telles que des soldats de plomb, des voitures, des tanks, ainsi que des cheveux et autres simulacres de barbelés miniatures... Ces mises en scène refont l’histoire du mouvement révolutionnaire, figé artificiellement dans les défaites du passé. Le détournement est artistique et politique (il nous ramène dans un certain sens aux collages dadaïstes, notamment aux œuvres pro-spartakistes, anticapitalistes puis antinazies de John Heartfield). Sérieuses plaisanteries, ces anti-tableaux ouvrent la voie à la spontanéité créatrice de tous (à commencer par les situationnistes eux-mêmes), le détournement se pratique à tous les niveaux au fil des années 1960 : “La créativité n’a pas de limite, le détournement n’a pas de fin” [81].
Dans Internationale situationniste #1, le détournement est précisément décrit comme “intégration de productions actuelles ou passées des arts dans une construction supérieure du milieu. Dans ce sens, il ne peut y avoir de peinture ou de musique situationniste, mais un usage situationniste de ces moyens. Dans un sens plus primitif, le détournement à l’intérieur des sphères culturelles anciennes est une méthode de propagande qui témoigne de l’usure et de la perte d’importance de ces sphères” [82]. C’est cette seconde partie de la définition qu’offrent les possibilités du détournement qui va le plus souvent être pratiquée dès 1963. “Le détournement, qui a fait ses premières armes dans l’art, est maintenant devenu l’art du maniement de toutes les armes (...). Il s’est étendu peu à peu à l’ensemble des secteurs touchés par la décomposition” [83]. Plus tard, la culture institutionnelle elle-même se servira de ce principe de détournement des éléments artistiques ou culturels, à des fins essentiellement publicitaires (ce qui n’empêche pas la pratique subversive du détournement par le mouvement révolutionnaire).
Les mots, le langage écrit, deviennent ainsi les éléments principaux du détournement. Très tôt, Debord s’est inspiré de Lautréamont et de l’utilisation du détournement par celui-ci dans ses Poésies (sur la base de la morale de Pascal et Vauvenargues) et dans les Chants de Maldoror (vaste détournement de Buffon et d’ouvrages d’histoire naturelle, entre autres) ; Lautréamont qui ne cachait pas que selon lui le plagiat était nécessaire, que le progrès l’impliquait : un détournement conscient, séditieux. Le détournement de phrases, après le détournement des lettres, puis des mots, fût une pratique lettriste très employée, reprise et approfondie par les situationnistes.
Dans Internationale situationniste #4, Attila Kotanyi développe quelques réflexions sur l’esprit sécuritaire qui ronge la société de haut en bas (les classes supérieures se "protègent" du prolétariat, puis les classes moyennes du sous-prolétariat, et enfin, tout le monde se "protège" des gangs ; des Noirs américains des bas-quartiers aux blousons noirs des métropoles européennes, partout on a peur de ce qui s’apparente à un délinquant). Le pouvoir délimite le domaine du crime et le champ d’action du racket : la délinquance marginale. Face à ce genre de stéréotype grandissant, Kotanyi propose un renouvellement du vocabulaire avec son "Petit Précis de vocabulaire détourné" : au lieu de lire "société", qu’on lise "racket", au lieu d’"organisation sociale" : "protection", au lieu de "culture" : "conditionnement", au lieu d’"éducation" : "préméditation" et qu’au lieu de "loisirs", on lise "crime protégé". Cela pourrait permettre de subvertir nettement la propagande d’Etat, nettement plus efficace (et légale) dans les domaines du crime, du racket et du "danger social". Rendons à César ce qui appartient à César, c’est la société qui nous terrorise, pas l’inverse.
Le projet de Kotanyi est relancé en 1966 par Mustapha Khayati. Selon ce dernier, “toute théorie révolutionnaire a dû inventer ses propres mots, détruire le sens dominant des autres mots et apporter de nouvelles propositions dans "le monde des significations"” [84] ; liée à l’idée que lorsque le pouvoir économise l’usage des armes c’est qu’il confie au langage le soin de garder l’ordre opprimant, la démarche de Khayati vise la reconstruction d’une théorie révolutionnaire par la critique du langage dominant et par son détournement.
Tout sens nouveau donné à un mot, à une expression, à un moyen d’expression, à une façon de vivre, étant qualifié de "contresens" par le pouvoir établi, Khayati préconise la légitimité du contresens. Le dictionnaire étant le gardien du sens existant, sa destruction doit être systématique ; la constitution d’un dictionnaire situationniste est envisagée, comme contre-pouvoir non-dogmatique, dans une période donnée et une praxis historique précise.
De Sade aux lettristes, en passant par Lautréamont, Rimbaud, Dada et les surréalistes (ou même Marx et Bakounine), le détournement et le renouveau du langage ont été des remises en question réelles du système : l’insoumission des mots, la preuve historique de l’impossibilité de la "novlangue" du Big Brother d’Orwell. Cette insoumission des mots, réalisation de la poésie, est à deux pas du dépassement de l’art. A deux pas, parce que s’il est effectué au niveau de leur expression et de leur propre personne, le dépassement de l’art n’est pas concrétisé durablement, il n’est pas généralisé socialement. Le système reste le même pour la population.
Le projet de libération réelle du langage dans un dictionnaire situationniste reste intimement lié au refus de toute autorité et à la perspective commune de la révolution sociale et du dépassement de l’art. Le but devient essentiellement de mettre en pratique le langage libéré par tous, au-delà de toute entrave ; seule la praxis peut vérifier sa réussite, celle-ci atteignant des sommets en mai 1968, mais sans basculer définitivement dans cette région libertaire qui échappe au pouvoir, la seule héritière possible.
Quoi qu’il arrive, le langage reste la médiation nécessaire de la prise de conscience du monde de l’aliénation, la peuple aliéné finira tôt ou tard par s’emparer de cet instrument de la théorie radicale : le langage de la vie réelle contre le langage idéologique du pouvoir. Le combat d’un détournement subversif du second contre la récupération totalitaire du premier. Au risque de paraître manichéen, Khayati voit cette opposition nécessaire comme la base même de ce qui libère le langage des mains du pouvoir : “Tout est permis. S’interdire l’emploi d’un mot, c’est renoncer à une arme utilisée par nos adversaires” [85]. De cet engagement pour la liberté du langage, le dictionnaire situationniste vu par Khayati serait une sorte de grille qui décrypterait puis déchirerait le voile idéologique qui recouvre le langage contemporain. Différentes traductions possibles permettraient de comprendre les aspects divers de la société spectaculaire-marchande et la façon dont elle se maintient. Ce dictionnaire serait en quelque sorte bilingue car chaque mot aurait une définition "idéologique" et une définition "subversive".
Debord aborde la question du langage avec la question de la poésie. Sa problématique est toutefois proche de celle de Khayati puisque pour lui, l’antagonisme est clair : “Là où il y a communication, il n’y a pas d’Etat” [86], la poésie, plus qu’un moment révolutionnaire du langage, est le seul moyen de communication réelle. Langage qui reste donc au centre des luttes pour l’abolition ou le maintien de l’aliénation présente, qui est le révélateur d’un tout : l’appropriation du pouvoir établi sur le langage est assimilable à sa mainmise sur la totalité de la société. Si l’Etat perd le langage, il perd le pouvoir. C’est là que se situe la force première de la poésie, mais sa faiblesse est la facilité qu’a le monde de l’aliénation de s’en emparer et de la transformer en contre-poésie du maintien de l’ordre. L’I.S. définit ainsi sa force dans “une poésie nécessairement sans poèmes” [87], une poésie ancrée dans une praxis révolutionnaire véritable. Debord estime que toutes les tentatives révolutionnaires ont pris leur source dans la poésie, et contrairement aux surréalistes, il ne préconise pas une poésie au service de la révolution, mais bien une révolution au service de la poésie.
La pratique révolutionnaire de la poésie, c’est entre autres le détournement actif du langage. René Viénet ne manque pas d’idées pour le réaliser efficacement : plusieurs mois avant l’explosion de 1968, il propose (et exécute) l’expérimentation du détournement des romans-photos, des photos dites pornographiques et de toutes les affiches publicitaires (par l’emploi de phylactères subversifs). S’inspirant des guérilleros argentins qui avaient investi le poste de commande d’un journal lumineux (en plein air) pour y lancer leurs propres messages et slogans, Viénet vante la promotion de la guérilla dans les mass media et le piratage de ces derniers de manière générale (tout en se référant plus à la propagande par le fait des anarchistes qu’à la guérilla urbaine clandestine de différents groupuscules sud-américains). Viénet lance également l’idée de mise au point de comics situationnistes (déjà réalisée à Strasbourg), les bandes dessinées étant à ce moment la forme de "littérature" la plus populaire, et relance l’idée de la réalisation de films situationnistes (ou plutôt d’usage situationniste du cinéma). Ce sont ces deux dernières propositions que nous allons maintenant étudier.
Le détournement de comics (petites bandes dessinées américaines, pour la plupart) par les situationnistes commence en 1964 en Espagne, sous forme de tracts clandestins (il s’agit en l’occurrence de photos érotiques détournées par des bulles aux messages défiant à la fois la censure politique du régime franquiste et la censure morale des curés). La même année, le même style de détournement provocateur est utilisé dans des tracts distribués lors de manifestations diverses au Danemark. C’est à Strasbourg, en octobre 1966, que Le retour de la colonne Durruti, comics par détournement d’André Bertrand, met le feu aux poudres dans l’Université juste avant la distribution du pamphlet situationniste De la misère en milieu étudiant.... Aussi radicale que ce dernier, la bande dessinée strasbourgeoise en cite quelques passages et annonce l’extension de la critique de l’Université à la révolte contre la société tout entière. Constituée de détournements divers et variés, cette bande dessinée forme un tout sans qu’aucune image ou presque (en tant que représentation picturale) n’ait de rapport direct l’une avec l’autre : dessin du cheval de Troie, photos issues de la revue Positif, de scènes de vie quotidienne d’enfants, de western, gravures anciennes et peinture de la Renaissance, une photo de brosses à dents et une de Ravachol, toutes ces illustrations ont des "choses à dire". Le retour de la Colonne Durruti, iconoclaste, offense étudiants et hiérarchie de l’Université de Strasbourg, et pas seulement puisque le tract-B.D. sera distribué par la suite dans plusieurs autres Universités de France.
Si les comics par détournement s’avèrent les plus efficaces et les plus brillants, les situationnistes créent également des comics par réalisation directe, c’est-à-dire que la production d’images n’est plus un détournement mais une création qui accompagne le texte (ainsi en 1967, des textes de Raoul Vaneigem sont illustrés par des dessins d’André Bertrand ou de Gérard Joannes).
En 1968, des dizaines de comics par détournement fleurissent au milieu des tracts politiques, les situationnistes se font connaître et cette pratique du détournement de bandes dessinées est reprise par différents groupes révolutionnaires. Les situationnistes n’hésitent pas à rappeler, dans leurs comics mêmes, que le détournement de bandes dessinées est une nouvelle conception de la praxis révolutionnaire, “une forme prolétarienne de l’expression graphique [qui] réalise le dépassement de l’art bourgeois” [88] prenant parfois les lecteurs à contre-pied en ajoutant (sans pour autant se contredire) que s’ils ne produisent pas eux-mêmes les dessins, c’est qu’ils sont trop feignants...
Un autre domaine est prisé par la pratique du détournement : le cinéma. Dans le "Mode d’emploi du détournement" rédigé par Guy Debord en 1956, on peut lire que le cadre cinématographique est pour lui le domaine par lequel le détournement peut atteindre sa plus grande efficacité et sa plus grande beauté. Le détournement peut être un moyen de revaloriser des films considérés comme des chefs-d’œuvre, tels la Naissance d’une Nation de Griffith, qui d’une part est exceptionnel du point de vue de la masse des apports nouveaux concernant la construction purement cinématographique, mais qui d’autre part reste un film ouvertement raciste, avec un contenu philosophique totalement déplorable. La solution à ce genre de désagréments est trouvée dans le détournement : modifier à l’extrême la bande-son du film de Griffith dénaturaliserait complètement le propos narratif du film, mais aucunement sa qualité au niveau de la forme. La Naissance d’une Nation devenant une dénonciation sans compromis des horreurs de la guerre impérialiste et des activités du Ku-Klux-Klan, serait un tout autre chef-d’œuvre... Cette idée, aussi séduisante soit-elle, ne manque pas de rappeler à Debord que “la plupart des films ne méritent que d’être démembrés pour composer d’autres œuvres” [89]. C’est ce à quoi se sont adonnés les lettristes depuis le Traité de bave et d’éternité d’Isidore Isou : démembrement de la narration, déconstruction du principe iconographique du cinéma, détournement de scènes de films célèbres ou de chutes de reportages inutilisés, tout est bon pour dévaloriser l’image au profit du son, du sens auditif. Le Traité de bave et d’éternité d’Isou, réalisé en 1951 et présenté au festival de Cannes devant des spectateurs hostiles, proclame la fin du cinéma avec son principe "discrépant" de la rupture entre le cinéma et la photo. On n’y voit donc pas grand chose d’intéressant, mais on y entend une sévère critique du monde du cinéma et les poèmes lettristes de François Dufrêne faits d’onomatopées (inspirés aussi bien de Kurt Schwitters que d’Antonin Artaud).
Le début de l’année 1952 voit naître L’Anticoncept de Gil J.Wolman, film sans images alternant le noir complet et le blanc lumineux de la projection dans le vide, la projection du film se fait sur une sorte de lune blanche suspendue devant les rideaux qui ne dévoilent pas la toile traditionnelle. Constitué de courtes réflexions sur la vie, l’amour et l’art, on y entend des poésies sonores devenues célèbres et des textes syncopés faussement chantés. Ici encore, le travail est entièrement basé sur les sonorités. La même démarche est empruntée par François Dufrêne dans ses Tambours du jugement premier.
Toujours en 1952, Guy Debord réalise son premier film, dans l’esprit du mouvement lettriste : Hurlements en faveur de Sade. La destruction devait se poursuivre par un chevauchement de l’image et du son, le film donnant l’impression que la narration est poursuivie par des images (souvent fixes), en rapport plus ou moins proche avec le texte, qui s’accumulent. Mais Debord éliminera finalement toute image de son premier film, suivant le principe de Wolman. L’écran uniformément blanc est entrecoupé à treize reprises par le noir total accompagné du silence. Une quatorzième fois, l’écran reste noir pendant 24 minutes, sur quoi le film se termine. Dépassant la conception isouïenne du cinéma discrépant, le film de Debord se distingue par l’usage de phrases détournées de journaux, du Code Civil, ou encore de romans de James Joyce qui sont mélangés au dialogue. La première représentation du film de Debord choque énormément l’assistance pourtant très "avant-gardiste" ; interrompue dans ses premières minutes par le public et les responsables du ciné-club, le film est désavoué par plusieurs lettristes qui le trouvent "excessif" (ce qui ne fera qu’accélérer le processus de séparation du mouvement lettriste).
Dans la période d’existence de l’I.S., Debord réalisera deux autres films : Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps en 1959, et Critique de la séparation en 1961. Ces films marquent un retour à l’image et une extension du détournement à plusieurs paramètres cinématographiques. La négation de l’art et de son monde est toujours vive : “l’unique entreprise intéressante, c’est la libération de la vie quotidienne, pas seulement dans les perspectives de l’histoire mais pour nous et tout de suite. Ceci passe par le dépérissement des formes aliénées de communication. Le cinéma est à détruire aussi” [90] entend-t-on dans la première de ces deux utilisations situationnistes du cinéma. Sur le passage de quelques personnes... inaugure l’idée abandonnée au dernier moment par Debord pour son premier film : la destruction du cinéma par un chevauchement de l’image et du son avec un phrasé déchiré à la fois visuel et sonore, où la photo envahit l’expression verbale. Critique de la séparation étend cette destruction par le dialogue parlé-écrit, dont les phrases s’inscrivent sur l’écran dans le but d’influer sur le monologue qui semble ne jamais vouloir s’arrêter. Ces deux films refusent radicalement, en tant que créations, de se déplacer vers le conditionnement du spectateur. Le détournement y est présent partout, dans les discours parlé, écrit, visuel et musical. On retrouve d’ailleurs cette omniprésence du détournement dans les trois autres productions cinématographiques de Debord (La Société du spectacle en 1973 qui reprend de nombreux passages de son propre ouvrage du même nom, le court-métrage Réfutation de tous les jugements... en 1975 qui cite quelques-unes des nombreuses critiques portées sur le film La Société du spectacle, puis In girum imus nocte et consumimur igni en 1978 dont les références littéraires et artistiques en tant que détournements directs sont pléthore).
C’est à la fin des années 1960, dans l’élan pris par René Viénet que l’utilisation situationniste du cinéma va s’étendre très nettement dans le détournement massif et direct de navets, de films de kung-fu chinois, de comédies érotiques japonaises, etc. Les films orientaux offrant la possibilité de les conserver en intégralité et en version originale, étant donné le nombre infime de francophones parlant le japonais ou le chinois, la recette est simple : sous-titrer ces films avec des dialogues modifiant radicalement leur sens initial, leur attribuant ainsi un contenu subversif et révolutionnaire plus qu’inattendu. Le détournement a, par cette méthode, une triple fonction : destruction-dévalorisation radicale de l’art, propagande révolutionnaire, et réalisation du jeu et de l’esthétique ludique dans le déconditionnement de l’humour.
Le plus célèbre de ces films est un détournement de film de kung-fu chinois qui devient l’affrontement de deux clans : les prolétaires exploités qui ne jurent que par la praxis révolutionnaire situationniste contre les bureaucrates chinois aux ordres de Mao qui font régner la terreur. Détourné en 1973 par Gérard Cohen et Doo Kwang Gee, ce film, La dialectique peut-elle casser des briques ? n’est pourtant qu’un exemple parmi de nombreux détournements émeutiers de films orientaux, dont René Viénet est l’initiateur. On ne compte plus les détournements subversifs de ce dernier, parmi lesquels on peut citer L’aubergine est farcie et Une soutane n’a pas de braguette, toujours sous le coup de la censure de l’Etat français, ainsi que Mao par lui-même, Chinois, encore un effort pour être révolutionnaires (titre-référence à Sade, bien sûr), Du sang chez les taoïstes ou encore Dialogue entre un maton CFDT et un gardien de prison affilié au syndicat CGT du personnel pénitentiaire.
Par ces utilisations déplacées et déformantes d’une grande partie de la production artistique aliénée, les situationnistes démontrent que “le détournement est le seul usage révolutionnaire des valeurs spirituelles et matérielles distribuées par la société de consommation” [91]. Activé par une sorte de rêverie subjective qui s’approprie le monde, le détournement se manifeste au sens large comme une énorme remise en jeu (pas seulement d’un film, d’un journal ou d’une pratique artistique, mais d’une "philosophie" et d’un système devenus obsolètes).
Dans son livre La Société du spectacle, Debord note un premier détournement de langage chez Feuerbach puis chez Marx dans le renversement du sujet par le prédicat, style insurrectionnel très utilisé par les situationnistes (Marx tirait, par exemple, la misère de la philosophie, de la philosophie de la misère ; les situationnistes, eux, veulent participer à la fin du monde du spectacle et non au spectacle de la fin du monde...). Si Lautréamont disait que le plagiat était nécessaire, force est de constater que le pouvoir établi, où qu’il soit, a pratiqué abondamment le détournement par simple citation et récupération d’idées qui sont ainsi figées dans l’idéologie dominante. L’exemple le plus parfait est la récupération du "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !" de Marx par les idéologies stalinienne et maoïste ; citée en guise d’autorité théorique, la phrase de Marx est falsifiée du seul fait qu’elle est devenue citation. On ne peut parler ici de "détournement" au sens situationniste du terme, l’I.S. considérant le détournement comme le langage fluide de l’anti-idéologie, langage qui affirme qu’aucun signe poétique n’est jamais accaparé définitivement par l’idéologie. La phrase "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !" avait pour but une société sans classes, contre la bureaucratie stalinienne et l’idéologie du travail, elle peut se détourner en "Prolétaires de tous les pays, reposez-vous !". Tactique du renversement de perspective, le détournement bouleverse le cadre immuable du vieux monde (bouleversement dans lequel la poésie faite par tous prend son véritable sens) et s’affirme comme le contraire de la citation et de la récupération idéologique, dans la critique présente contre toute vérité éternelle.
E - De la révolution de l’art à l’art de la révolution
Dans la perspective du dépassement de l’art, l’I.S. élabore une position critique, théorique et pratique, qui montre que la suppression et la réalisation de l’art sont les aspects inséparables de ce dépassement. Sa recherche d’un art intégral mène l’I.S. à une poésie de la vie quotidienne, une poésie sans poèmes qui devient vite le noyau central de la critique situationniste. Mais cette nécessité d’un bouleversement de la vie quotidienne, à entreprendre hic et nunc, ne satisfait pas complètement les situationnistes, qui amplifient dès lors leur critique vers l’analyse et la contestation du système capitaliste moderne dans sa totalité.
En effet, si l’art et la philosophie constituent des questionnements qui peuvent aboutir à une remise en question du quotidien, celui-ci ne peut être modifié de manière satisfaisante sans un bouleversement complet du vieux-monde. C’est le passage, pour l’I.S., de la révolution de l’art vers l’art de la révolution.
C’est la constatation lucide d’une liberté quasi-inexistante, voire difficile à imaginer dans l’oppression existante, qui va pousser l’I.S. à apporter la contestation dans chaque discipline. Empreinte de dadaïsme, de surréalisme et de lettrisme, la critique situationniste n’a jamais caché non plus ses penchants vers ce qu’il y a de plus radical chez Marx et dans l’anarchisme ; dans sa critique de la société spectaculaire-marchande, l’I.S. peut reprendre la phrase d’André Breton : “au-dessus de l’art, de la poésie, qu’on le veuille ou non, bat aussi un drapeau tour à tour rouge et noir” [92].
CHAPITRE III : LA CRITIQUE D’UNE CIVILISATION PROFONDEMENT ANTI-POETIQUE
“Un gouvernement, c’est-à-dire un certain nombre de personnes chargées de faire les lois, exercées à se servir de la force de tous pour obliger chacun à les respecter, constitue déjà une classe privilégiée et séparée du peuple. Elle cherchera instinctivement, comme tout corps constitué, à augmenter ses attributions, à se soustraire au contrôle du peuple, à imposer ses tendances et à faire prédominer ses intérêts particuliers. Placé dans une position privilégiée, le gouvernement se trouve en antagonisme avec la masse dont il emploie journellement la force”.
Errico MALATESTA, L’Anarchie, 1894 (Paris, éd. du Groupe de Propagande par la brochure, 1929 ; p.35).
A 1 - La critique de la totalité du vieux-monde
Partie d’une critique de l’art, puis de la vie quotidienne, l’I.S. s’ouvre progressivement à une critique sociale généralisée : dans la lignée de Marx et de son étude sur le caractère fétiche de la marchandise, les situationnistes entreprennent une critique du monde marchand, de son idéologie et des nouvelles formes de l’aliénation. Contestation de la totalité, l’I.S. reprend les grands thèmes anarchistes de l’abolition de l’Etat et du pouvoir centralisé ; par une synthèse de la critique du capitalisme moderne, elle construit une critique tout à fait novatrice, englobant la continuation de sa critique de l’art et de la vie quotidienne, vers le démantèlement de la société du spectacle.
Si la critique situationniste de la société dans son ensemble prend son essor essentiellement à partir de 1962, les termes étudiés ci-après, y compris celui de "société du spectacle", ne sont pas des nouveautés pour l’I.S., qui dès sa formation, montrait de nettes inclinations au bouleversement total de la société (que ce soit par la critique de l’art et de la vie quotidienne, par l’étude du rôle de l’urbanisme dans le contrôle social, ou par ses prises de position autogestionnaires et révolutionnaires dans la guerre d’Algérie).
Dès la formation de l’I.S., le concept de spectacle est abordé, d’abord comme simple critique de la passivité de l’individu (du "spectateur"), puis assez vite comme essence et soutien de la société existante. Les années 1960 sont fertiles en analyses marxistes de la société capitaliste : société dite industrielle, urbaine, technicienne, technocratique, technocratico-bureaucratique, d’abondance, de loisirs, de consommation, productiviste, chacun y va de sa variante. Henri Lefebvre l’appelle la "société bureaucratique de consommation dirigée", mais les deux références du renouveau du mouvement révolutionnaire antiautoritaire, sont la société dite "unidimensionnelle" par Marcuse et la "société du spectacle" de Debord : une société de consommation et du temps libre, vécue comme une société du temps vide, comme consommation du vide. La critique situationniste de la société se veut un moyen sûr de se diriger vers la révolution et le dépassement de l’art sans récupération possible de ses thèses (d’autant plus radicales qu’elles sont approfondies) par le pouvoir d’uniformisation et d’assimilation du vieux-monde...
A 2 - Société du spectacle et règne de la marchandise
Debord estime que la fusion économico-étatique est la tendance politique la plus manifeste de ce siècle, ce qui a assuré aux "puissances" que sont l’Etat et l’économie capitaliste des bénéfices communs, chacune possédant l’autre. C’est dans cette union que se forme la domination spectaculaire, dans la constitution progressive de la société du spectacle. Entrons maintenant dans les détails de cette société.
On peut remarquer la tendance faussement libérée du système marchand à désacraliser : il détruit l’esprit strictement religieux et ridiculise ses gadgets (le Pape et le Christ sont sujets aux railleries médiatico-humoristiques) mais dans le même temps, il le conserve comme une incitation permanente à préférer l’apparence au vécu, la souffrance et le sacrifice au plaisir, le spectacle à l’authenticité, la soumission à la liberté et l’autonomie, le système dominant aux passions. Telles sont les constatations situationnistes, qui se résument à cette présentation de l’image du système démocratico-libéral : “le spectacle est la religion nouvelle et la culture est son esprit critique” [93].
Le spectacle, pilier de la société moderne, est l’instrument d’unification employé par le pouvoir. Chacun est sensé s’y retrouver, l’organisation sociale de l’apparence et de la passivité est présentée comme “une énorme positivité indiscutable et inaccessible” [94]. Inversion concrète de la vie, le spectacle est la médiation par images des rapports sociaux entre les individus : “tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation” [95]. Cette représentation va plus loin que ce qui est communément admis dans le théâtre, le cinéma ou l’ensemble de "l’industrie du spectacle", encore que l’on puisse considérer la théorie situationniste du spectacle comme une extension, au niveau de la vie quotidienne, de cette "industrie". Si l’on peut justifier le spectacle "artistique" parce qu’il est sensé être "séparé" de la vie courante et parce qu’il contient d’éventuels apports poétiques ou créatifs, le spectacle comme doctrine non-avouée de la société n’est que falsification permanente dont l’objectif est de légitimer le pouvoir par l’absence de questionnements. Il organise l’apparence en un système de protection des faits, en décalant la réalité : “le spectacle comme tendance à faire voir par différentes médiations spécialisées le monde qui n’est plus directement saisissable, trouve normalement dans la vue le sens humain privilégié qui fut à d’autres époques le toucher ; le sens le plus abstrait, et le plus mystifiable, correspond à l’abstraction généralisée de la société actuelle” [96]. Ainsi, le spectacle est difficile à identifier, il échappe à l’activité et au dialogue puisqu’il vit dans la représentation. De fait, cette représentation étant entièrement guidée par le pouvoir, “le spectacle est le discours ininterrompu que l’ordre présent tient sur lui-même, son monologue élogieux. C’est l’autoportrait du pouvoir à l’époque de sa gestion totalitaire des conditions d’existence” [97]. La critique du spectacle comme idéologie dominante est ainsi la condition première de toute critique.
Le spectacle est d’autant plus pernicieux que son pouvoir abstrait correspond à une fabrication concrète de l’aliénation, c’est là sa force et le propre de l’image de la démocratie et de la liberté.
L’I.S. différencie deux formes d’expression du spectacle : le spectaculaire diffus et le spectaculaire concentré. Ce dernier appartient essentiellement au capitalisme bureaucratique qui sévit dans les régimes dits communistes et dans les régimes totalitaires de manière générale (du nazisme au fascisme sud-américain). Il rassemble autour d’une personnalité dictatoriale toute l’idéologie qu’il s’agit d’applaudir et de consommer passivement, surtout que là où domine le spectaculaire concentré, plane la menace policière.
Le spectaculaire diffus est propre aux sociétés américanisées, il accompagne l’abondance des marchandises et le développement non-perturbé du capitalisme moderne. Il incite les salariés à opérer librement leur choix entre une grande variété de marchandises nouvelles qui sont en concurrence par publicité interposée. Le spectaculaire diffus est le plus étudié par l’I.S., les situationnistes étant implantés essentiellement dans les pays occidentaux.
Dans son ouvrage La Société du spectacle (une référence pour la théorie situationniste, surtout en ce qui concerne la critique de la civilisation moderne), Debord montre comment le spectacle moderne se développe par le biais du règne autocratique de l’économie marchande et par l’ensemble des nouvelles techniques de gouvernement qui accompagnent ce règne. Condensé d’idéologies, de culture, d’art, de rôles, d’images, de représentations de mots-marchandises et de fausses nouveautés pseudo-émancipatrices, le spectacle est l’ensemble des conduites sociales par lesquelles la population participe passivement au système marchand. Elle y participe pour le bien-être du système, obnubilée par les marchandises, en renonçant au plaisir de vivre réellement, un choix qui de toute façon ne lui est pas laissé, malgré l’apparente liberté.
Jamais le fétichisme de la marchandise, tant décrié par Marx, n’a été aussi accompli que dans la société du spectacle. “La marchandise apparaît, effectivement, comme une puissance qui vient réellement occuper la vie sociale” [98]. Pour que l’occupation de la vie sociale par la marchandise soit totale, art et culture sont transformés intégralement en marchandises (cf. chapitre I), ils deviennent même les marchandises-vedettes de la société du spectacle (la "starification" est un de ses produits principaux).
Cet attachement à la vie des "autres", des célébrités, ou même l’intérêt pour l’art et la culture en surface seulement, en tant que spectateur, est un signe flagrant qu’au cœur des plaisirs marchands se situe le désarroi profond d’une vie insatisfaisante. C’est aussi une déclaration de soumission à la marchandise, déclaration portée par l’autre élément de la non-vie qui domine le monde : le travail.
Khayati écrit que “là où il y a marchandise, il n’y a que des esclaves” [99], les situationnistes savent que le lieu de naissance de la marchandise est le travail, c’est une des bases du système capitaliste. Le travail comme marchandise donne au rapport de l’individu à son activité l’antithèse de l’émancipation. Vaneigem écrit dans le superbe chapitre sur la déchéance du travail de son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations que “l’obligation de produire aliène la passion de créer. Le travail productif relève des procédés de maintien de l’ordre” [100]. Vaneigem y rappelle également l’étymologie du mot travail : tripalium est un instrument de torture. En effet, il faut un certain mépris envers l’humanité pour laisser croire que le travail rend libre (l’Arbeit macht frei des camps d’extermination nazis en est la plus tragique expression). Il y a deux siècles encore, personne ne se faisait d’illusions sur le rôle du travail forcé, puisque c’est bien de cela dont il s’agit aujourd’hui : “le travail est l’inversion de la créativité” [101].
Si le travail prend une large partie du temps des travailleurs, le spectacle leur vole le reste du temps en les transformant en consommateurs "libres" du temps-marchandise.
Tout est transformé en marchandise, la réification totale dans le fétichisme de la marchandise touche même l’imagination. Comme l’explique Marcuse dans la conclusion du livre L’homme unidimensionnel, nous sommes possédés par nos images et nous souffrons par nos images. La réification impose la passivité généralisée. Le mot "aliénation", dès lors, n’est pas trop fort pour évoquer la réussite du conditionnement imposé à la population par l’Idéologie.
B - Idéologie et aliénation
L’idéologie, Marx la voyait essentiellement dans la falsification de l’histoire, et globalement elle peut être considérée comme la pensée du pouvoir. Il y a plusieurs idéologies, certes, mais toutes sont tournées vers le pouvoir et y sont consacrées avant même qu’elles n’y accèdent. La politique parlementaire pseudo-démocratique, représentée par l’urne remplie de noms de prétendants au pouvoir allant du gris clair au gris foncé, marque la variété des idéologies. Quand on parle de politique aujourd’hui, on parle de "raison d’Etat", on parle d’idéologie. Le spectacle est l’idéologie par excellence, parce qu’il expose et manifeste dans sa plénitude l’essence de tout système idéologique : l’appauvrissement, l’asservissement et la négation de la vie réelle. On l’a vu dans le premier chapitre, l’idéologie a la faculté de falsifier, de récupérer, elle organise la banalisation des découvertes novatrices et/ou subversives pour mieux les diffuser après stérilisation. Cela se vérifie dans tous les domaines : culture, art, histoire, sciences, etc.
La science est de plus en plus soumise à des impératifs de rentabilité économique, elle se rend donc irrémédiablement au service de la domination spectaculaire. Le physicien et philosophe des sciences Paul Feyerabend affirme la nécessité de rejeter les idéologies. Selon lui, la science est devenue la plus agressive et la plus dogmatique des institutions religieuses. Le pouvoir de la société du spectacle est sa capacité à vulgariser et déformer ce qu’elle touche tout en conservant des spécialistes dans chaque domaine qu’elle estime "intéressant". C’est en cela que la science, propriété de l’Etat, devient un véritable danger pour l’humanité.
L’idéologie, c’est aussi la toute-puissance de l’iconolâtrie de Mao en Chine et ailleurs, des idoles Marx-Engels-Lénine-Staline (aussi absurde que cela puisse paraître), de "Che" Guevara dès le lendemain de sa mort, une forme d’idolâtrie bien connue dans les régimes fascistes avec laquelle les idéologies de "gauche" ont du mal à se différencier.
Les situationnistes ne proclament pas de principes idéologiques sur lesquels ils voudraient modeler le prolétariat révolutionnaire, donc le diriger. Ils considèrent que l’idéologie révolutionnaire n’a fait que changer de main, pour eux, il s’agit de la dissoudre en lui opposant la théorie révolutionnaire.
Vaneigem rappelle, par exemple, que “le léninisme, c’est aussi la révolution expliquée à coups de fusils aux marins de Cronstadt et aux partisans de Makhno. Une idéologie. Quand les dirigeants s’emparent de la théorie, elle se change entre leurs mains en idéologie, en une argumentation ad hominem contre l’homme lui-même. La théorie radicale émane de l’individu, de l’être en tant que sujet ; elle pénètre les masses par ce qu’il y a de plus créatif dans chacun, par la subjectivité, par la volonté de réalisation. Au contraire, le conditionnement idéologique est le maniement technique de l’inhumain, du poids des choses. Il change les hommes en objets qui n’ont d’autre sens que l’ordre où ils se rangent. Il les rassemble pour les isoler, fait de la foule une multiplication de solitaires. L’idéologie est le mensonge du langage ; la théorie radicale, la vérité du langage” [102].
L’idéologie, mensonge du langage, s’exprime à merveille dans la politique, dans le cadre du pouvoir étatique. Elle s’exprime également talentueusement dans le cadre du pouvoir économique, par exemple par le biais de la publicité, qui est le mensonge le plus réussi de la société spectaculaire-marchande. Sur la base "informer - décrire - exciter le désir", la publicité trompe pour le "bien" des consommateurs, puisqu’elle les stimule. Elle s’arroge des mythes bien particuliers tels celui du sourire (le bonheur de consommer identifié) ou celui de la beauté (norme sociale à laquelle se conformer), la publicité veut plaire au spectateur et ce dernier veut plaire "comme dans la publicité". La publicité est la poésie de la société du spectacle, elle représente à la fois la réussite sociale et culturelle ; et bien sûr, elle mêle valeur d’usage et valeur d’échange, elle est l’idéologie même de la marchandise.
Le royaume de la consommation ne craint pas d’assimiler à son compte, à l’image du pouvoir étatique, la devise de la révolution française : "Liberté, Egalité, Fraternité", dont les thèmes sont abondamment repris dans le but de la consommation (par des slogans tout à fait illusoires et idéologiques). Le message de la publicité est toujours "positif", il vante toujours un produit "passionnant", quoi de plus "logique" que le plus récent opium du peuple (et le plus efficace) soit la marchandise-liberté annoncée.
Autres aspects de l’idéologie du spectacle, la séparation de la vie quotidienne en fragments et celle de la société en spécialistes vus par des spectateurs admiratifs, se veulent les ordonnatrices de l’organisation sociale. Le travailleur est séparé de son produit, son temps de travail de celui des loisirs, celui du public l’est du privé, toute sa vie est faite de fragments régulés sur mesure. Chaque individu a un rôle social préétabli à assumer, au travail, en famille, en vacances, dans la rue, etc. L’I.S. se place en séparation radicale avec ce monde de la séparation.
“Le nouveau prolétariat vend sa force de travail pour consommer. Quand il ne cherche pas dans le travail forcé une promotion hiérarchique, le travailleur est invité à s’acheter des objets (voiture, cravate, culture,...) qui l’indexeront sur l’échelle sociale. Voici le temps où l’idéologie de la consommation devient consommation de l’idéologie” [103]. La population tombe de la sorte dans le cercle vicieux de l’aliénation. Dans le Discours de la servitude volontaire, La Boétie dénonce déjà l’abêtissement des peuples par le "spectacle" du XVIème siècle qui fait partie des outils du pouvoir établi : “N’est-il pas clair que les tyrans, pour s’affermir, se sont efforcés d’habituer le peuple, non seulement à l’obéissance et à la servitude mais encore à leur dévotion ?” [104]. Ces trois particularités marquent l’état d’esprit dans lequel se trouve la population encore aujourd’hui. Les situationnistes dénoncent cet état d’esprit en dénonçant l’autoconsommation de l’individu, sa résignation à exécuter son potentiel d’activités passionnantes dans l’isolement de la préoccupation des biens de consommation, et en déplorant les solutions apportées par le système à ses problèmes (dans Internationale situationniste #7, on peut lire la reproduction d’un conseil du "Haut Comité d’étude et d’information sur l’alcoolisme" qui explique qu’en économisant deux cents bouteilles de vin par an, on peut s’acheter l’aspirateur le plus moderne ; plusieurs variantes sont indiquées pour montrer que hors de l’alcool, se trouve le paradis des marchandises rêvées... L’I.S. voit dans le problème de l’alcool, une absence manifeste de moyens de réalisation de désirs authentiques, désirs qui sont à mille lieues de l’opulence des marchandises). Pour Vaneigem, c’est l’inertie de ceux qui sont "délicatement" poussés à "choisir" le gâtisme dès dix-huit ans (en se plongeant huit heures par jour dans un travail abrutissant, en se nourrissant d’idéologies,...) qui révèle la "survie" exigée par une société de non-vie. Marcuse ajoute que choisir "librement" parmi une grande variété de marchandises et de services, ce n’est pas être libre si pour cela l’individu doit être aliéné (par des contrôles sociaux et une vie de labeur et d’angoisse). En conséquence, si l’individu renouvelle "spontanément" des besoins imposés, cela ne signifie pas qu’il soit autonome mais plutôt que son conditionnement, par les divers moyens d’aliénation, est réussi. La "survie" du spectateur est une vie au ralenti, sans passions, une maladie difficile à "soigner" car “ceux qui organisent le monde organisent la souffrance et son anesthésie” [105]. Les valeurs de ce monde organisé inhérentes à la société du spectacle, sont toujours ancrées dans des traditions plus anciennes, l’aliénation du travail et du spectacle n’est pas séparable de que Marx, Nietzsche et Bakounine haïssaient déjà à leur manière : la patrie et la religion. Aucun doute pour l’I.S., rien de ce qui constitue les valeurs de ce monde n’est à conserver, ni même à réformer ou transformer : le monde moderne et ses idéologies sont à détruire dans leur totalité.
C - La question de la révolution et de la conscience historique
La révolution, face à une société inhumaine à ce point, se présente comme l’unique possibilité de réalisation de la pensée situationniste. Si l’I.S. prend contact avec plusieurs groupes révolutionnaires (Socialisme ou Barbarie, Information-Correspondance ouvrière, ou encore la Zengakuren du Japon), elle se désintéresse volontairement des groupes prétendument révolutionnaires qui ne font que suivre la doctrine d’une idéologie bien précise (toutes sortes de marxisme, et léninisme, trotskisme, maoïsme, etc.).
Dans le numéro unique de la revue situationniste de la section italienne, un long texte analyse l’attachement purement formel des bureaucraties dites communistes et des groupuscules qui s’y rapportent, à la classe ouvrière : “L’ouvriérisme est d’abord un pseudo-marxisme sans justifications, une vulgarisation économiste équivalente à la fétichisation bourgeoise de la Science de l’économie. Mais l’ouvriérisme est aussi une pratique mystificatrice” [106]. En Italie, particulièrement, l’ouvriérisme est lié à la fois au christianisme (le sacrifice de la tâche du militant est présente ailleurs mais les ramifications italiennes sont plus profondes) et au Parti communiste (lui-même aux ordres de la bureaucratie soviétique).
La critique de la grande majorité des groupes communistes révolutionnaires n’est dirigée qu’envers l’impérialisme américain, tandis que l’I.S. et quelques rares autres groupes attaquent de front le capitalisme américain et la bureaucratie soviétique (et plus encore...). La société bureaucratique a d’ailleurs cette particularité ambiguë de représenter les éventuels espoirs révolutionnaires de la classe ouvrière occidentale. Elle est, pourtant, le monde renversé, la négation de la communauté prolétarienne : l’idéologie du communisme (le capitalisme d’Etat). Le mensonge principal de la bureaucratie est d’affirmer la non-existence de lutte de classes en son territoire : en effet, la bureaucratie est la classe invisible pour la conscience, puisqu’elle représente les "héros de la révolution".
La déformation de l’histoire est un atout de propagande essentiel dans la constitution d’un ordre établi. Novalis en est parfaitement conscient lorsqu’il dit que les écrits sont les pensées de l’Etat, et les archives, sa mémoire. La mémoire administrative de la société n’est pas encore assimilable au Big Brother orwellien, mais on sait qui est propriétaire de l’histoire. Le questionnement de l’histoire est inévitablement le questionnement du pouvoir. Pour l’histoire comme pour bien d’autres domaines, les spécialistes doivent servir la norme de pensée, celle du pouvoir. Tout expert est médiatico-étatique sinon il n’est pas expert. “Jamais censure n’a été aussi parfaite” [107]. Debord pense même que l’une des premières intentions de la domination spectaculaire est de camoufler la connaissance historique en général, et de passer sous silence les informations non-institutionnelles (ou non-officielles) et les commentaires raisonnables sur le passé récent. Quoi qu’il en soit, l’attitude générale de la population n’est pas d’essayer de comprendre le fonctionnement du monde mais plutôt de recevoir passivement ce qu’il croit avoir choisi de savoir. Le "spectateur", le citoyen de la société du spectacle, a des préoccupations placées bien en-deça de sa conscience historique, et il feint de s’en satisfaire.
La brochure De la misère en milieu étudiant... annonce que du côté de l’I.S., la volonté que la situation change est bien réelle : “la critique radicale du monde moderne doit avoir maintenant pour objet et pour objectif, la totalité. Elle doit porter indissolublement sur son passé réel, sur ce qu’il est effectivement et sur les perspectives de sa transformation. C’est que, pour pouvoir dire toute la vérité du monde actuel et, a fortiori, pour formuler le projet de sa subversion totale, il faut être capable de révéler toute son histoire cachée, c’est-à-dire regarder d’une façon totalement démystifiée et fondamentalement critique, l’histoire de tout le mouvement révolutionnaire international, inaugurée voilà plus d’un siècle par le prolétariat des pays d’occident, ses "échecs" et ses "victoires"” [108]. Cette question des échecs et des victoires de la révolution est une des clés du renouvellement du mouvement révolutionnaire : la "victoire" de la révolution bolchevique est en réalité la plus grande défaite de la révolution russe de 1917 puisqu’elle tombe le nez dans l’ordre étatique du pouvoir bolchevik ; inversement, la première grande "défaite" de la révolution prolétarienne qu’est la Commune de Paris en 1871 est du point de vue de la praxis révolutionnaire, sa première grande "victoire" car pour la première fois les classes opprimées ont prouvé qu’elles pouvaient renverser le pouvoir établi et vivre librement, sans dirigeants, sans gouvernement. Expérience rééditée dans une période bien plus longue lors de la guerre d’Espagne, quand de juillet 1936 à mai 1937, la Catalogne libertaire et autogestionnaire lutte contre le pronunciamento franquiste, pour finir malheureusement dans la débâcle et la "victoire" de Franco en mars 1939.
Le spartakiste Karl Liebknecht ne disait-il pas, à la veille de son assassinat, qu’il y a des défaites qui sont des victoires et surtout qu’il y a des victoires bien plus honteuses que des défaites ? La révolution spartakiste, vaincue dans le sang par la "social-démocratie" allemande, représente bien plus une victoire pour la conscience historique du prolétariat que la "victoire social-démocrate" qui finira par céder son pouvoir à Hitler... Mais qui ose se souvenir aujourd’hui de l’anéantissement du mouvement révolutionnaire européen entre 1918 et 1939 par l’action conjuguée de la bureaucratie stalinienne, du totalitarisme fasciste et du capitalisme bien-pensant ? Quelle idéologie de la liberté a mené réellement à la liberté ? Toute révolution authentique, antiautoritaire, annonciatrice d’une poésie de la vie quotidienne, a été écrasée dans le sang : les révoltes d’esclaves, les iconoclastes, les Jacqueries, la Commune de Paris, au XXème siècle ce sont les paysans d’Ukraine dès 1917 et Kiel 18, Turin 20, Cronstadt 21, Canton 27, Asturies 34, Barcelone 36, Varsovie 44, Budapest 56, les tentatives sont innombrables, elles constituent la conscience historique de l’I.S. au même titre que les noms de Lautréamont, Rimbaud, Sade, Stirner, Marx, Bakounine, Nietzsche, Fourier, Ravachol, Cravan, Durruti, etc., aucune idole mais une reconnaissance sans limite de la poésie vivante. Pour les situationnistes, ces poètes de la révolution et ces révolutionnaires de la poésie, ces révoltes passées et à venir, expriment la conscience du désir et de la liberté. Le projet commun de ces références, dans lesquelles se retrouve l’I.S., c’est le dépassement de l’art dans l’abolition de la société de classes. Pour Debord, “la pensée de l’histoire ne peut être sauvée qu’en devenant pensée pratique ; et la pratique du prolétariat comme classe révolutionnaire ne peut être moins que la conscience historique opérant sur la totalité de son monde” [109].
D - Vers une poésie de la praxis révolutionnaire
Dans une société où l’individu n’a quasiment plus aucun contrôle sur sa propre vie et où l’art ne présente plus aucun intérêt puisqu’il participe pleinement au processus d’aliénation de l’idéologie dominante, les situationnistes arrivent au bout de leur critique théorique : tout est à anéantir. Le spectacle tisse sa toile, rien (ou presque rien) ne lui échappe, tout doit donc disparaître. Confrontés à de telles conclusions, nombreux sont ceux qui posent la question : l’I.S. est contre tout, est-elle nihiliste ?
Raoul Vaneigem répond partiellement à cette interrogation dans le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, en différenciant nettement le nihilisme passif et le nihilisme actif. Il voit dans le nihilisme passif les provocations gratuites et bien souvent conservatrices, d’artistes au style travaillé mais à la réflexion si profonde qu’elle en est totalement creuse : dans la lignée de Barrès (dont les dadaïstes avaient fait le "procès politique" avec un sévère humour noir), le refus de la mollesse parlementariste par Maurras, Céline, Bernanos et d’autres "anarchistes" de droite ne cache ni leur aristocratisme confortable ni leur xénophobie teintée de racisme et/ou de patriotisme. Esthètes de l’acte gratuit et nostalgiques des traditions perdues, ces éternels rétrogrades ne sont d’aucun danger pour la société. Vaneigem voit également dans le nihilisme passif des anecdotes "pour l’Art" comme la pataphysique ou le pop-art. Des expressions à la façon credo quia absurdum : peu convaincus eux-mêmes par leur activité, il s’agit quand même d’Art alors ces "artistes" y prennent goût. Le nihilisme passif penche plus vers le conformisme que vers la subversion et la destruction... La société a besoin de ces trouble-fête amusants, dont le style "si différent" est la marque, finalement, de la liberté d’expression et de la démocratie. Par contre, le nihilisme actif ne se contente pas de ce rôle d’opposition apolitique, il exprime le désir de dénoncer clairement les causes du désagrègement social et de précipiter la chute d’un système qui reste toutefois plus autoritaire que bancal.
Ce terme de "nihilisme actif" nous vient directement de Nietzsche, qui le décrit dans La volonté de puissance comme un dépassement du pessimisme, dépassement dont la passion essentielle serait celle de la destruction. Le nihilisme actif pousse les contradictions du système à s’aggraver, dans le but de se libérer de ses contraintes. Il peut s’apparenter historiquement au nihilisme russe de la seconde partie du XIXème siècle, dont Serge Kravtchinski, dit Stepniak, fut un des animateurs : “Le vrai nihilisme, tel que nous le connûmes en Russie, fut une lutte pour délivrer la pensée de toute espèce de tradition, lutte qui marchait ainsi main dans la main, avec la lutte pour libérer les classes laborieuses de l’esclavage économique. A la base de ce mouvement, il y avait un individualisme radical. C’était une négation exercée au nom de la liberté personnelle, de toutes les répressions imposées à l’homme par la société, la famille et la religion. Le nihilisme fut une réaction passionnée et saine contre le despotisme, non pas politique, mais moral, opprimant la personnalité dans sa vie intime et privée” [110]. Cette radicalité se retrouve bien sûr dans l’I.S. comme elle a pu se retrouver auparavant dans le dadaïsme. Pour Vaneigem, le nihilisme passif est assurément contre-révolutionnaire, tandis que le nihilisme actif est pré-révolutionnaire. Pré-révolutionnaire parce qu’il lui manque la conscience du dépassement possible, même sincère, sa lutte semble désespérée.
Se dirigeant vers un présent à construire, l’I.S. dépasse la notion de nihilisme : “Le mouvement révolutionnaire connaît désormais ses ennemis véritables, et aucune des aliénations produites par les deux capitalismes, bourgeois privé et bureaucratique d’Etat, ne peut plus échapper à sa critique” [111]. Dans le cadre du spectacle tout acte est nié et transformé en contemplation, “l’art, cette économie des moments vécus, a été absorbé par le marché des affaires. Les désirs et les rêves travaillent pour le marketing. La vie quotidienne s’émiette en une suite d’instants interchangeables comme les gadgets qui y correspondent” [112], comme les marchandises que l’on consomme par habitude et que l’on oublie car elles n’ont rien de mémorable. Un monde de réification et d ’aliénation, un monde dont on ne regrettera rien, c’est le “point zéro où tout peut vraiment commencer” [113]. L’espoir de reprendre tout depuis le début existe bel et bien, le besoin unitaire d’une vie nouvelle dans le jeu et la poésie (l’art intégral) peut se réaliser dans le renversement total du système.
Le dépassement de l’art, considéré comme révolution permanente généralisée, “va consister à reprendre les noyaux de radicalités abandonnés et à les valoriser avec la violence inouïe du ressentiment. L’explosion en chaîne de la créativité clandestine doit renverser la perspective du pouvoir” [114], pour ne plus jamais finir de jouer le grand jeu de la liberté. Ce jeu, qui englobe toute l’histoire de la révolution et de la poésie dans leur authenticité la plus totale, c’est la pratique de la théorie radicale, la pratique simultanée de la poésie et du renversement de tous les pouvoirs. La poésie dont il s’agit ici est tout autant l’héritière de Rimbaud que de Makhno, elle est l’organisation de la spontanéité créative, la théorie concrétisée par les actes et la réalisation de l’esthétique ludique (celle qui n’a pas de règles, pas de normes). Ainsi, on parle de poésie de la praxis révolutionnaire comme solution à la question du dépassement de l’art. Et l’œuvre d’art à venir est plus que jamais la construction d’une vie passionnante, l’acte de créer.
Reste à l’I.S. la mise en pratique du dépassement de l’art, ce que l’explosion de mai 1968 permettra, temporairement seulement, sur une période assez courte mais d’une intensité loin d’être négligeable.
CHAPITRE IV : LE DEPASSEMENT DE L’ART DANS LA REVOLUTION
“Cette explosion a été provoquée par quelques groupes qui se révoltent contre la société moderne, contre la société de consommation, contre la société mécanique, qu’elle soit communiste à l’Est, ou qu’elle soit capitaliste à l’Ouest. Des groupes qui ne savent pas du tout d’ailleurs, par quoi ils la remplaceraient, mais qui se délectent de négation, de destruction, de violence, d’anarchie, qui arborent le drapeau noir”.
Charles DE GAULLE,
Entretien télévisé du 7 juin 1968.
A 1 - Vers la "crise" de 1968
Les années passent et la critique situationniste se fait connaître, la contestation s’élargit et l’agitation dans le milieu étudiant se fait de plus en plus pressante. Dès 1966, les idées de l’I.S. sont reprises dans plusieurs Universités françaises, la tension monte et quand en mai 1968 la France est paralysée par une grève générale comme jamais le pays n’en avait connu, les "spécialistes" du monde politico-social sont pris de court tandis que les participants les plus radicaux du vaste mouvement de mécontentement espèrent un bouleversement complet du système. Directement responsables de la décomposition de la société et de la révolte de la population, les autorités politiques n’avaient pas prévu de telles mésaventures ; les critiques révolutionnaires les plus marginales, les plus déviantes (celles de l’I.S., de Socialisme ou Barbarie, des groupes anarchistes et d’autres groupes oppositionnels) s’avèrent être des analyses bien meilleures que celles des analystes patentés. On peut même affirmer que l’I.S., dans ses théories de la décomposition de la société et du renversement de perspective, a prévu l’explosion sociale de 1968, sans toutefois la prophétiser puisqu’elle a activement participé à ses différentes étapes les années précédant la mise à nu du malaise. “L’I.S. n’a pas seulement vu venir la subversion prolétarienne moderne ; elle est venue avec elle” [115]. De la contestation de la société dans sa totalité à l’autogestion généralisée comme moyen nécessaire à la mise en œuvre du projet révolutionnaire, les situationnistes développent leur idée du dépassement de l’art. L’atmosphère y est propice et l’évolution de l’I.S. s’y prête parfaitement.
A 2 - De la théorie à la pratique, le développement d’une praxis révolutionnaire
Les situationnistes n’ont jamais pu tolérer parmi eux des spécialistes de l’analyse artistique ou politique, ni de quelque autre domaine que ce soit. Il s’agit pour l’I.S. de n’être un vivier, ni de penseurs inactifs, ni de militants écervelés. Produire des théories en dehors de la vie pratique ou militer sur le terrain sans avoir rien à dire sont les deux inadéquations qui mènent à l’exigence d’une réelle praxis révolutionnaire : lier dans la mesure du possible théorie et pratique, approfondir l’une et l’autre avec la même insistance. “Seule l’incessante relation de la théorie et de la praxis vécue permet d’espérer la fin de toutes les dualités, le règne de la totalité, la fin du pouvoir de l’homme sur l’homme” [116]. C’est également le meilleur moyen de ne pas laisser transformer la théorie en idéologie. Si l’on ne peut concevoir de théorie authentique sans penser à sa mise en pratique, la théorie situationniste de la construction de la vie quotidienne ne peut se réaliser sans la destruction totale du pouvoir. En effet, la praxis ludique de l’I.S. implique le refus des chefs, du sacrifice (au travail, à la famille, à la patrie, à la société, etc.) et du rôle (imposé par l’aliénation idéologique), la liberté de réalisation individuelle, la transparence des rapports sociaux, des paramètres incompatibles à la conservation de système social.
La réinvention de la révolution est à l’ordre du jour, la question des moyens à employer pour renverser l’ordre établi est loin d’être incongrue en ces temps de fausse communication et de passivité accrue. Reprenant les bases de la conscience historique de la révolution, l’I.S. se retrouve dans les traits les plus radicaux de Bakounine et de Marx : “Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel” [117]. Inspirés par Stirner, les situationnistes mettent l’accent sur l’esprit d’insoumission inhérent à l’individu : “il n’y a pas d’autorité en dehors de ma propre expérience vécue ; c’est ce que chacun doit prouver à tous” [118]. L’objectif de la révolution n’est définitivement pas de prendre le pouvoir mais de l’anéantir.
L’I.S. défend par-dessus tout la "la subjectivité radicale" de l’individu, indispensable à la construction d’une vie authentique. Dans cette voie, le combat est total et unitaire, les situationnistes se lancent dans un harcèlement des autorités sur tous les fronts (culturel, politique, économique, social), ce qui leur permet d’approcher une certaine cohérence révolutionnaire, recherchée. L’I.S. se veut aussi porteuse de poésie, expérimentant dans une certaine mesure une nouvelle organisation sociale, ce qui nécessite une participation égalitaire (sans être calculée ni rigide) de ses membres aux activités du groupe. Cette "nécessité" se veut éviter tout autoritarisme et toute passivité au sein de l’I.S., le but n’est évidemment pas d’imposer une attitude et une activité uniformes (ce sera d’ailleurs loin d’être le cas, les discussions étant relativement fréquentes). Pour cette même raison, “l’I.S. ne peut pas être organisation massive, et ne saurait même accepter, comme les groupes d’avant-garde artistiques conventionnels, des disciples” [119], elle ne veut être qu’“une Conspiration des Egaux, un état-major qui ne veut pas de troupes” [120]. La fonction de l’I.S. est axiale, elle veut être partout comme un axe que l’agitation populaire fait tourner, et développer l’agitation sur tous les fronts. Si à la veille des années 1960, Constant se demandait si la révolution dans l’art ne devait pas être précédée d’une révolution dans la vie quotidienne, c’est en 1968 Henri Lefebvre (le professeur nanterrois, mal-aimé des situationnistes) qui affirme à l’instar de l’I.S. : “la révolution ne peut se concevoir que totale” [121].
Conscients que la révolution a toujours pris naissance dans la poésie, l’I.S. rappelle à qui veut l’entendre que la spontanéité, mode d’être de la créativité individuelle, se manifeste de façon inimaginable dans les moments révolutionnaires, et cela chez la plupart des individus. Vaneigem affirme magistralement que “ceux qui parlent de révolution et de luttes de classes sans se référer explicitement à la vie quotidienne, sans comprendre ce qu’il y a de subversif dans l’amour et de positif dans le refus des contraintes, ceux-là ont dans la bouche un cadavre” [122]. Ce à quoi on peut ajouter, à la façon de Saint-Just, que faire la révolution à moitié, c’est creuser son propre tombeau.
On ne manquera pas de noter la poésie du renversement de perspective, propre à la révolution imaginée par l’I.S. ; un renversement de perspective qui remplace la connaissance par la praxis, l’espérance par la liberté, le différé par l’immédiat, la passivité par l’activité. Un renversement de perspective dont la poésie élargit l’esthétique ludique de l’I.S. à une esthétique de la subversion sans fin : tracts, émeutes, films, agitation, livres, etc., tous les moyens de regroupement des forces subversives par une praxis poétique sont envisagés dès avant 1968 par les situationnistes. Pour ces derniers, la poésie est plus que jamais l’acte qui engendre des réalités nouvelles, l’accomplissement de la théorie radicale, le geste révolutionnaire par excellence. L’éréthisme poétique doit être activé par un retour à la création en arrachant celle-ci à la société spectaculaire-marchande qui s’en est emparée pour la fondre dans l’aliénation du monde de l’art.
C’est en 1966 que les situationnistes vont commencer à faire parler d’eux comme d’une sérieuse menace pour le pouvoir, hors des milieux artistiques d’avant-garde. Avec le scandale de Strasbourg, toute la presse française parle des agitateurs situationnistes, en termes inquiets et peu élogieux.
Tout commence en mai 1966, avec l’élection au bureau de l’A.F.G.E.S. - Association Fédérative Générale des Etudiants de Strasbourg - (affiliée à l’UNEF - Union Nationale des Etudiants de France) de six étudiants connus pour leurs idées extrémistes, qui ont manifestement profité du désintéressement quasi total des étudiants pour leurs syndicats, dans le but de démontrer l’impuissance de ce syndicalisme étudiant tout en se servant de ses moyens logistiques. Pendant l’été de la même année, ces quelques étudiants prennent contact avec l’I.S., espérant recevoir quelques conseils dans l’objectif de subvertir un maximum le milieu universitaire strasbourgeois. Une brochure est ainsi rédigée avant la rentrée de 1966-67, essentiellement par le situationniste Mustapha Khayati, avec la participation des étudiants de Strasbourg et de quelques autres situationnistes : De la misère en milieu étudiant considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel, et de quelques moyens pour y remédier expose les positions théoriques situationnistes, adoptées par le très institutionnel bureau de l’A.F.G.E.S. Elle s’attaque au milieu universitaire, à ses professeurs et à l’autosatisfaction des étudiants ; le ton acerbe de la brochure exprime un profond mépris envers le monde universitaire de cette période, qui est décortiqué dans toutes ses particularités (l’idéologie dominante, l’étudiant passif, la fausse contestation au sein de l’Université, la pauvreté matérielle des étudiants, le contrôle social, la marchandise culturelle - opium de l’étudiant -, etc.). L’étudiant est raillé comme se croyant autonome alors qu’il n’est que l’esclave de l’autorité sociale représentée par la famille et l’Etat, il est décrit comme un pur produit de la société moderne, et très vite, il est dit que son extrême aliénation ne peut être contestée que par la contestation de la société tout entière. Du dévoilement d’une situation étudiante misérable à la destruction des mythes étudiants, la brochure va plus loin et évoque les révoltes des blousons noirs, des Provos en Hollande, des étudiants américains de Berkeley, des jeunes dans l’Europe de l’Est bureaucratique, de la jeunesse prolétarienne anglaise et japonaise, etc. Enfin, la théorie radicale propre à l’I.S. est développée, dans le rappel de la Commune de Paris et d’autres tentatives révolutionnaires du passé. L’accent sur l’importance du prolétariat est présent, l’aliénation sociale poussant l’étudiant lui-même à s’y identifier : “est prolétaire celui qui n’a aucun pouvoir sur l’emploi de sa vie, et qui le sait” [123].
La rentrée universitaire strasbourgeoise se déroule dans une atmosphère inhabituelle, qui laisse présager le scandale à venir. Un climat de contestation dont les origines se trouvent dans la polémique engagée entre Abraham Moles (illustre technocrate cybernéticien, accessoirement professeur à l’Université de Strasbourg) et l’I.S. depuis 1963. En mars 1965, quelques situationnistes interrompent à Strasbourg une conférence tenue par Moles et le sculpteur Schöffer, appuyant leur intervention par un tract incendiaire ; enfin, le 26 octobre 1966, Moles inaugure sa chaire de psychosociologie sous les tomates lancées par les agitateurs strasbourgeois, plus motivés que jamais. Ces derniers perturbent de nombreux cours et diffusent des textes particulièrement offensants et provocateurs. Dès le début du mois de novembre, le désormais célèbre tract Le retour de la colonne Durruti est affiché, sous sa forme de comics par détournement, il marque l’arrivée d’un moyen d’expression novateur et subversif, et annonce la parution prochaine de la fameuse brochure De la misère en milieu étudiant....
Le périodique de l’A.F.G.E.S. sort avec une couverture reprenant un communiqué du groupe révolutionnaire américain Black Mask qui évoque les émeutes de 1965 à Los Angeles. Les articles du journal sont volontairement orientés vers des sujets inhabituels : les Provos, les dix ans de l’insurrection de Budapest, la Zengakuren au Japon, et une critique de l’UNEF...
Le 22 novembre 1966, les étudiants du bureau de l’A.F.G.E.S. profitent de l’invitation très officielle à la cérémonie d’ouverture du Palais Universitaire, pour distribuer la brochure De la misère en milieu étudiant... aux nombreux représentants des autorités strasbourgeoises présents sur les lieux. La brochure est, dès le lendemain, massivement distribuée aux étudiants strasbourgeois. Le bureau de l’A.F.G.E.S. fait alors savoir que son seul programme "étudiant" est la dissolution immédiate de l’association. Le scandale s’étend très vite hors de l’Université, la totalité de la presse régionale se déchaîne contre les agitateurs étudiants de Strasbourg, puis la presse nationale prend le relais de la désinformation contre-révolutionnaire. Le tout se produit dans une ambiance chaotique, la répression judiciaire contre les étudiants membres du bureau de l’A.F.G.E.S. étant accompagnée d’une agitation grandissante au sein de l’Université de Strasbourg ainsi qu’à Nantes, puis à Lyon et Nanterre. Toutes les raisons sont bonnes pour remettre en cause l’Université. La contestation étudiante s’oriente vers des revendications influencées à la fois par Reich et par Fourier, proclamant une vie libérée des contraintes sociales et morales, ce qui dénote évidemment l’actualité des idées de l’I.S. dont le slogan "Vivre sans temps mort, jouir sans entraves" est dans l’air du temps...
A la veille de 1968, c’est donc dans les Universités que la praxis révolutionnaire commence à se réaliser. Rompant avec le syndicalisme sclérosé et le réformisme corporatiste, la jeunesse révolutionnaire étudiante entreprend même une jonction partielle avec le prolétariat en lutte au début de l’année 1968, à Caen, Nantes, Redon, etc. (où les grèves donnent lieu à des manifestations qui, elles-mêmes, mènent parfois à l’émeute).
B - L’expression situationniste dans l’explosion de mai 1968
A Nanterre, les agitateurs les plus radicaux trouvent leur accord théorique dans la lecture des textes situationnistes, ils fondent en janvier 1968 le groupe des "Enragés" et étayent avec succès leur mouvement de sabotage de cours et de locaux (qui rappelle celui des étudiants de Strasbourg). Leurs premiers graffiti sur les murs de la faculté annoncent le style de ceux de mai 1968, leurs tracts prennent des formes originales et se différencient très nettement des tracts froids des organisations politiques. Leurs actions sont relayées par celles des anarchistes, la lutte contre le système universitaire s’accroît et le fossé qui sépare étudiants et administration semble plus profond que jamais auparavant. En février, les Enragés diffusent des tracts et des affiches d’inspiration situationniste qui fustigent à peu près tout ce qui n’est pas authentiquement révolutionnaire à Nanterre. Le 22 mars, ils participent à l’occupation du bâtiment administratif de la faculté de Nanterre et couvrent cette dernière de graffiti. Les sanctions universitaires à l’encontre de plusieurs étudiants nanterrois lancent même, indirectement, un mouvement de soutien aux étudiants... Quand l’Université de Nanterre est fermée, l’élargissement de la protestation déborde dans une émeute spontanée au cœur de Paris, dans le Quartier Latin. La grève générale paralyse alors plusieurs Universités, il s’ensuit une semaine de lutte dans la rue où accourent de nombreux ouvriers, des lycéens et des "blousons noirs". Tandis que les grosses organisations staliniennes (du Parti Communiste Français -P.C.F.- à la Confédération Générale du Travail -C.G.T.-) font de leur mieux pour casser le mouvement par d’incroyables calomnies dans le but préserver leur contrôle sur l’ensemble des ouvriers, l’I.S. voit ses thèses commencer à se réaliser : “la jeunesse révolutionnaire n’a pas d’autre voie que la fusion avec la masse des travailleurs qui, à partir de l’expérience des nouvelles conditions d’exploitation, vont reprendre la lutte pour la domination de leur monde, pour la suppression du travail” [124].
La première grande "Nuit des barricades" se déroule du 10 au 11 mai, une soixantaine de barricades résiste pendant plus de huit heures aux assauts de la police et transforme le Quartier Latin en véritable champ de bataille (notamment autour de la rue Gay-Lussac, où situationnistes et Enragés participent à l’édification et à la défense des barricades). Ce soulèvement reçoit le soutien inattendu de la population, qui sort de sa torpeur, ce qui force le gouvernement à retirer la police de la Sorbonne, qui dès lors est occupée et ouverte aux travailleurs. Le 13 mai, un million de personnes manifestent à Paris et la grève générale s’étend jusqu’à la fin du mois de mai (plus de dix millions de grévistes). Plusieurs occupations d’usines se transforment en barricadages. A la Sorbonne, les situationnistes fusionnent avec les Enragés de Nanterre et forment le Comité d’Occupation de la Sorbonne. Ils appellent à l’occupation immédiate de toutes les usines en France, et à la formation de Conseils Ouvriers. Les assemblées générales à la Sorbonne se déroulent dans une atmosphère chaotique mais dans l’exigence de la démocratie directe, jusqu’à ce que, le 17 mai, le Comité d’Occupation passe sous le contrôle d’organisations dites communistes (bureaucratiques). Les situationnistes, les Enragés, et ceux qui les avaient rejoints dans le premier Comité d’Occupation de la Sorbonne décident de continuer ensemble leurs activités et forment le Conseil pour le Maintien des Occupations (C.M.D.O.) qui se définit comme une organisation conseilliste. Le but est de défendre un programme de démocratie directe totale, et d’étendre quantitativement et qualitativement le mouvement des occupations et la constitution des Conseils Ouvriers. Le C.M.D.O. occupe un bâtiment rue d’Ulm dans le Quartier Latin, puis à la fin mai, les caves de l’Ecole des Arts Décoratifs où l’on tire par centaines des affiches pour le mouvement. Il dénonce les tractations (et les accords de Grenelle) entre les gaullistes et le bloc P.C.F.-C.G.T. qui veulent démobiliser les ouvriers. Le 30 mai, le C.M.D.O. lance un appel au renversement de l’Etat avant qu’il ne passe à la répression armée. De Gaulle dissout l’Assemblée et appelle à "l’action civique", le même jour une foule de réactionnaires et de drapeaux français envahit les Champs-Élysées en soutien au Général. Le 31 mai, on apprend par la presse que des chars et des unités en armes convergent vers Paris. Début juin, la police et l’armée sont utilisées pour reprendre possession de certains lieux occupés (notamment l’Office de Radiodiffusion Télévision Française -O.R.T.F., élément essentiel pour le rétablissement de la paix sociale). La répression se fait de plus en plus effective, sournoisement (tuant au moins trois individus), en interdisant toute manifestation, en expulsant des dizaines d’étrangers (dont une vingtaine de révolutionnaires allemands), en appelant à l’aide des syndicats, à la reprise du travail, en faisant évacuer par la police l’Odéon et la Sorbonne occupés. Les situationnistes échappent aux vagues d’arrestation et de dissolution des groupes d’extrême-gauche mais le C.M.D.O. décide de se dissoudre le 15 juin (confronté aussi au recul manifeste du mouvement) et les situationnistes les plus compromis s’exilent à Bruxelles.
En un peu plus d’un mois, l’I.S. aura mis en pratique ses idées, son expression semant le trouble par l’anonymat des graffiti et des mouvements de masse, par des tracts explicites et une agitation continue et passionnée. Les situationnistes sont clairement assimilés comme faisant partie intégrante de la frange la plus extrémiste du mouvement.
Déjà à Strasbourg, fin 1966, le professeur Lhuillier se méfiait : “Je suis pour la liberté de penser. Mais s’il y a des situationnistes dans la salle, qu’ils sortent” [125]. Quelques semaines avant mai 1968, c’est Alain Touraine, à Nanterre, qui lance, excédé par l’agitation qui paralyse "le bon fonctionnement" de l’Université : “J’en ai assez des anarchistes, et encore plus des situationnistes. C’est moi qui commande ici, et si un jour c’était vous, je partirais dans des endroits où l’on sait ce qu’est le travail” [126]. Et en mai, c’est le concert de calomnies et de "préventions" contre les Enragés, "l’anarchiste allemand" Cohn-Bendit, les situationnistes et les anarchistes sont les cibles des médias, de la gauche réformiste et du gouvernement. Le 16 mai, Pompidou, alors premier ministre, annonce simultanément à la radio et à la télévision : “Des groupes d’enragés, nous en avons montré quelques-uns, se proposent de généraliser le désordre avec le but avoué de détruire la nation et les bases mêmes de notre société libre (...) Français, Françaises, il vous appartient de montrer (...), quelles que soient vos préférences politiques, quelles que soient vos revendications sociales, que vous refusez l’anarchie. Le gouvernement fera son devoir” [127]. L’antagonisme, d’un côté comme de l’autre, est marqué sans équivoque : les poètes de l’anarchie face aux adeptes de l’ordre.
Pour l’I.S., ce mouvement de révolte de mai 1968 n’est pas un simple mouvement d’étudiants, en ce sens que s’il a pris son ampleur médiatique dans les Universités, il a été poussé par dix millions de travailleurs grévistes, par une grande partie du lumpenprolétariat actif dans les manifestations et les émeutes qui s’ensuivent. “Ce fut un mouvement révolutionnaire prolétarien, resurgissant d’un demi-siècle d’écrasement” [128], la vaste classe sociale des individus exploités et dominés par le pouvoir refusant subitement de se laisser faire et lançant “la plus grande grève générale qui ait jamais arrêté l’économie d’un pays industriel avancé, et la première grève générale sauvage de l’histoire” [129]. L’I.S. retient également l’importance que revêt ce mouvement pour le devenir de l’étudiant ; en effet, l’origine sociale des participants à la révolte de 1968 (notamment celle des étudiants) a souvent été stigmatisée - très arbitrairement d’ailleurs -, par les partis et les groupuscules bureaucrates, alors que le devenir de l’individu est essentiel en ce qui concerne sa réflexion politique. Avec le mouvement de 1968, l’espoir que l’étudiant soit destiné à devenir autre chose qu’un cadre soumis à l’Etat est bel et bien réel.
Mais, c’est dans l’art et la poésie mêlés aux drapeaux rouges et noirs de la révolution, symboles d’une démocratie directe ouvrière et d’une présence anarchiste autonome, que l’I.S. trouve le moyen d’apporter un esprit nouveau, tant à un niveau théorique qu’à un niveau pratique, au mouvement révolutionnaire. Le projet situationniste reste marqué par ce que les situationnistes appellent la construction libre des événements de la vie, l’objectif d’une société de l’art réalisé, la société de maîtres sans esclaves. La réalisation de cette société est directement liée au renversement de la société de classes, renversement identifié dans l’explosion de mai 1968.
Pour Vaneigem, “le primat de la vie sur la survie est le mouvement historique qui défera l’histoire. Construire la vie quotidienne, réaliser l’histoire, ces deux mots d’ordre, désormais, n’en font qu’un. Que sera la construction conjuguée de la vie et de la société nouvelle, que sera la révolution de la vie quotidienne ? Rien d’autre que le dépassement remplaçant le dépérissement, à mesure que la conscience du dépérissement effectif nourrit la conscience du dépassement nécessaire. Si loin qu’ils remontent dans l’histoire, les essais du dépassement entrent dans l’actuelle poésie du renversement de perspective” [130]. En 1954, l’Internationale lettriste évaluait la poésie dans “l’élaboration de conduites absolument neuves, et les moyens de s’y passionner” [131], c’est exactement dans cet état d’esprit que les situationnistes vivent les événements de mai 1968, dans la spontanéité créatrice comme manifestation essentielle du renversement de perspective.
La poésie, définie par l’I.S. comme moment révolutionnaire du langage, s’exprime à volonté par les graffiti qui envahissent les murs de Paris et de ses facultés. Généralement exécutés à la bombe de peinture ou au marqueur, certaines Universités sont également victimes d’affichettes manuscrites au crayon feutre (sur le modèle des dazibaos de la "révolution culturelle" chinoise). Spontanéité et style propres aux situationnistes sont la marque de ces graffiti qui restent gravés dans l’histoire de mai 1968, leur lyrisme poétique s’oppose radicalement à la monotonie des traditionnels slogans politiques. Dans cet exercice, les situationnistes jouent de toute évidence un rôle de premier plan, en particulier Christian Sébastiani, surnommé plus tard le "poète des murailles". Reprenant, pour la quasi-totalité d’entre tous les graffiti, le contenu de la théorie radicale de l’I.S., on distingue toutefois trois sortes de graffiti : 1°) ceux qui s’attaquent directement à la société, au système politico-social, 2°) ceux qui s’attaquent aux pseudo-acteurs du mouvement que sont les organisations réformistes, ou encore les professeurs "de gauche", et enfin, 3°) ceux qui déclarent la mise en pratique du renversement de perspective, l’accession aux plaisirs de la vie contre la "survie" imposée. Ces trois catégories se trouvent, sans distinction particulière, massivement offertes aux murs de la capitale comme à ceux des facultés, avec très vite, une quantité majoritaire des graffiti de la troisième catégorie. Mais ces graffiti, quels sont-ils exactement ? Parmi les centaines de phrases et slogans recensés, les plus "situationnistes" sont les suivants :
-1°) - Le vieux slogan lettriste de 1952, "Ne travaillez jamais !" est inscrit très tôt à Nanterre, puis prolifère en mai dans le Quartier Latin. Le travail, instrument essentiel d’aliénation, est fustigé sous différentes formes, notamment : "Les gens qui travaillent s’ennuient quand ils ne travaillent pas, les gens qui ne travaillent pas ne s’ennuient jamais", "A travail aliéné, loisir aliéné", "Regarde ton travail, le néant et la torture y participent". L’ennui, conséquence de l’aliénation, et la consommation, passivité active proposée par la société, sont sujets à controverse également : "La perspective de jouir demain ne me consolera jamais de l’ennui d’aujourd’hui", "L’ennui est contre-révolutionnaire", "L’isolement nourrit la tristesse", "Production et consommation sont les deux mamelles de notre société", "Consommez plus, vous vivrez moins", ce dernier sonnant tel un slogan publicitaire ; la culture est attaquée en bloc, "La culture est en miettes", "La culture est l’inversion de la vie", "Ne consommons pas Marx". Avec Marx transformé en marchandise, des graffiti rappellent que, religieuses ou pseudo marxistes, les idéologies se valent : "Comment penser librement à l’ombre d’une chapelle ?", "Assez d’églises ! ". Devant une école élémentaire, on peut lire "Ici commence l’aliénation", les lieux de bourrage de crâne ne manquent pas et les occasions de le faire savoir non plus. Les graffiti contre l’Etat et la religion, fédérateurs et grandement anarchistes recouvrent abondamment les murs ("A bas l’Etat", "Ni Dieu ni maître", etc.).
-2°) - "La révolution cesse dès l’instant qu’il faut se sacrifier pour elle" est une citation directe du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem, elle accuse la mentalité emprunte de christianisme et de dévotion caractéristique des guévaristes, maoïstes, etc. et de leur notion de révolution. A la Sorbonne, on lit que "Tout réformisme se caractérise par l’utopisme de sa stratégie et l’opportunisme de sa tactique", les slogans anti-staliniens sont très populaires : "A bas les groupuscules récupérateurs", les insultes tournant parfois au sexisme caractérisé (qui n’a pas grand chose à envier, toutefois, aux surréalistes, ni au dadaïstes...), "Les syndicats sont des bordels, l’UNEF est une putain". Enfin, les "Professeurs, vous nous faites vieillir" s’élargissent et reprennent la critique globale : "Cours vite, camarade, le vieux-monde est derrière toi !".
-3°) - Les messages libérateurs s’expriment par des références à l’histoire de la révolution, telles "Vive la Commune", ou encore par des appels à la constitution de Conseils Ouvriers. Mais c’est essentiellement par l’expression d’une vie nouvelle et de désirs authentiques que se propage la théorie situationniste : de "Vivre sans temps mors, jouir sans entraves" aux variantes de "Prenez vos désirs pour des réalités", la poésie révolutionnaire s’offre par le biais des murs parisiens. “Faire de nos désirs la réalité est un travail historique précis” [132] affirme l’I.S., et l’attribution de "L’imagination au pouvoir" qui leur est faite est reniée clairement par les situationnistes. Vu à différents endroits, ce slogan exprime peut-être maladroitement une volonté de libération créatrice mais fait en réalité le jeu du pouvoir établi : en effet, Marcuse a écrit lui-même qu’“à travers le style de la politique [institutionnelle], le pouvoir de l’imagination va beaucoup plus loin qu’Alice au pays des merveilles, quand il manipule les mots, quand il fait du sens un non-sens et du non-sens un sens” [133], l’imagination touchée par le processus de réification, voilà ce qu’est l’imagination au pouvoir, “une praxis condamnée à l’inaction” [134] dit Vaneigem. Le problème est de dépasser l’imaginaire.
On lit Nietzsche sur les murs de Paris : “Rien n’est vrai, tout est permis” [135]. “Tout est permis car rien n’est vrai des vérités marchandes” [136], précise Vaneigem dans son Livre des plaisirs, mais c’est une phrase, écrite de nombreuses fois par René Riesel (de Nanterre à la Sorbonne) qui relaie le mieux la phrase de Zarathoustra : “La liberté, c’est le crime qui contient tous les crimes, c’est notre arme absolue”. Cette volonté de vivre totalement, sans contraintes autres que celles qu’on se donne à soi (et encore...) se retrouve dans l’assemblage de la vie, la créativité et la fête : "Plutôt la vie", "Prends la vie", "Nous voulons vivre", "Je décrète l’état de bonheur permanent", "Créativité - Spontanéité - Vie", le désir d’une liberté vécue dans le présent est constant, "On ne revendiquera rien, on ne demandera rien, on prendra, on occupera", "La révolution est une fête". L’allusion à l’arme principale contre les forces de l’ordre (en particulier contre la grande invention gaulliste que sont les Compagnies Républicaines de Sécurité -C.R.S.-) mène la poésie des graffiti au paroxysme de l’harmonie "lutte-plaisir" avec le fameux slogan "Sous les pavés, la plage", ou encore "Je jouis dans les pavés" que l’on retrouve sur les murs de la rue Gay-Lussac au lendemain de la première nuit des barricades. Paris ne sera pas la seule ville touchée par l’épidémie de graffiti d’inspiration situationniste, à Nantes par exemple, leur expression est similaire : "Non au règne capitaliste, oui à la révolution complète de la société", "Service d’ordre UNEF = CRS", "Et les réserves imposées au plaisir incitent au plaisir sans réserve", "Créez", "Mieux vaut voler que de se vendre", ou encore "Si l’on juge de la révolution de par la situation pré-révolutionnaire, la révolution sera effectivement une fête", certains graffiti reprenant les mêmes termes qu’à Paris. La propagande situationniste anonyme fait son effet au niveau national (Nantes, Strasbourg, Bordeaux, Lyon, Toulouse, ...).
Les tracts situationnistes, des Enragés, du Comité I.S.-Enragés, puis du C.M.D.O., font preuve d’une originalité étonnante et ne cachent pas leur radicalité poétique et révolutionnaire. La première affiche publicitaire détournée par les situationnistes à être apposée sur les murs de la Sorbonne occupée reprend une phrase de La philosophie dans le boudoir de Sade : "Les jouissances permises peuvent-elles se comparer aux jouissances qui réunissent à des attraits bien plus piquants ceux, inappréciables, de la rupture des freins sociaux et du renversement de toutes les lois ?". Un peu plus tard, une affichette contre les "récupérateurs" du mouvement détourne une autre phrase de Sade : "Anéantissez donc à jamais tout ce qui peut détruire un jour votre ouvrage". Une autre affichette annonce que la révolution vient de commencer par sa première insurrection et détourne une phrase de Marx, pas Karl mais Harpo Marx : "Or, les vraies vacances, c’était le jour où nous pouvions regarder une parade gratuitement, où nous pouvions allumer un feu géant au milieu de la rue sans que les flics nous en empêchent". Le détournement reste la pratique privilégiée des situationnistes, les tracts et affiches sous forme de comics détournés font partie de leur identité et se multiplient tout au long du mouvement. Leurs textes reprennent des extraits de la revue Internationale situationniste, des livres de Debord et de Vaneigem, ou s’adaptent à l’actualité de la lutte, comme cette affiche de Nanterre où les protagonistes de la bande dessinée discourent sur les bonnes relations entre l’UNEF et la hiérarchie universitaire...
Les affichettes situationnistes de la Sorbonne sont à l’image de l’I.S., leur contenu s’attaque à tout ce qui doit changer. Celle qui s’indigne de la tolérance manifestée par les occupants à propos de la chapelle qui était encore préservée est la première à être subrepticement lacérée par des personnes probablement encore sous l’emprise du pouvoir de la religion : "Camarades, déchristianisons immédiatement la Sorbonne. On ne peut plus y tolérer une chapelle ! Déterrons et renvoyons à l’Elysée et au Vatican les restes de l’immonde Richelieu, homme d’Etat et cardinal". Une affiche résume ouvertement les positions de l’I.S. vis-à-vis de l’art : "Après Dieu, l’art est mort. Que ses curés ne la ramènent plus ! CONTRE toute survie de l’art, contre le règne de la séparation, DIALOGUE DIRECT, ACTION DIRECTE, AUTOGESTION DE LA VIE QUOTIDIENNE". A partir du 17 mai, six affiches de format 37 x 50, sur papier offset, sont réalisées et tirées à de nombreux exemplaires, s’y inscrivent en lettres blanches capitales sur fond noir de courts slogans situationnistes : "Abolition de la société de classes", "Fin de l’Université", "Le pouvoir aux Conseils de travailleurs", "Occupation des usines", "A bas la société spectaculaire-marchande", "Que peut le mouvement révolutionnaire maintenant ? Tout. Que devient-il entre les mains des partis et des syndicats ? Rien. Que veut-il ? La réalisation de la société sans classes par le pouvoir des Conseils Ouvriers". Toutes sont signées par le Conseil pour le Maintien des Occupations. Imprimées d’abord dans les locaux de l’Ecole des Arts Décoratifs, elles sont par la suite massivement réalisées avec le concours de certains imprimeurs en grève “qui constituent une des rares catégories sociales à avoir dépassé le stade de l’occupation passive et offert sa force de travail pour la continuation du mouvement” [137].
Dans le mouvement de mai 1968, que ce soit dans sa forme ou dans son contenu, le langage des situationnistes est de loin le plus original. Une étude très officielle a d’ailleurs montré en 1975 comment, sur des dizaines et des dizaines de tracts recensés en mai 1968, ceux des situationnistes se démarquent du reste des organisations politiques (y compris des anarchistes du "Mouvement du 22 mars", de la Fédération Anarchiste ou de l’Organisation Révolutionnaire Anarchiste). Entreprise par six chercheurs (de l’Université de Lyon II, de l’Ecole Normale Supérieure et du Centre National de la Recherche Scientifique), travaillée sur ordinateurs par des classifications précises (de mots, de phrases, etc.) cette étude, Des tracts en mai 68, est éditée en 1975 par la Fondation Nationale des Sciences Politiques. Il en ressort que la qualité d’expression est bien plus originale et variée chez les situationnistes que dans les autres groupes politiques étudiés (huit autres, du P.C.F. à la Fédération Anarchiste, en passant par les Jeunesses Communistes Révolutionnaires ou Voix Ouvrière). La diversification lexicale comme l’extension et la richesse du vocabulaire des tracts situationnistes sont très nettement supérieures à celles des autres organisations (en particulier par rapport aux bureaucrates du P.C.F. et aux marxistes-léninistes, dont l’esprit dogmatique ne fait qu’agrandir les lacunes de vocabulaire), de plus, les situationnistes assument totalement leur position relativement marginale au niveau des organisations en répondant aux calomnies des groupes qui veulent évincer les "enragés" du mouvement pour que celui-ci se termine dans des élections entre "gens sérieux". Ils conjuguent l’apologie du mouvement, de sa violence révolutionnaire, avec une critique acerbe des groupes gauchistes : “car il n’y a pas que les flics : il y a aussi les mensonges des divers groupuscules trotskistes (J.C.R., F.E.R., V.O.), prochinois (U.J.C.M.L., C.V. base), anarchistes-à-la-Cohn-Bendit. Réglons nos affaires nous-mêmes” [138]. Les bureaucrates des partis de gauche et les organisations syndicales sont des cibles pour les situationnistes comme pour les anarchistes. Même les tracts situationnistes qui ne manquent pas de glorifier l’esprit festif et passionné de la révolte de mai 1968 ne sont pas totalement isolés, plusieurs groupuscules anarchistes parmi les plus radicaux (notamment Front Noir) tiennent un discours sensiblement identique : “Nous voulons que la révolte soit une fête perpétuelle et la vie de chacun une œuvre d’art à réaliser” [139]. Enfin, si les tracts n’ont pas généralement la dimension poétique que peuvent avoir les graffiti (par leur contenu furtif, par leur forme illégale, anonyme et mystérieuse, impossible à posséder et totalement gratuite, les graffiti agissent en guise de contre-pouvoir visible mais difficilement identifiable), les tracts sont toutefois gratuits et cette absence de rapports marchands est loin d’être négligeable. L’expression situationniste se veut totalement gratuite (d’un point de vue économique), irrécupérable et de toute façon invendable.
René Viénet trouve d’ailleurs le moyen d’exécuter des peintures détournées par des actes de vandalisme forcément sans aucune valeur d’échange : à la Sorbonne, le premier soir de l’occupation, il inaugure la pratique de l’inscription murale en inscrivant, sous forme de phylactère, sur une des fresques de l’Université, une formule devenue célèbre : “Camarades ! L’humanité ne sera heureuse que le jour où le dernier bureaucrate aura été pendu avec les tripes du dernier capitaliste” [140]. Cette phrase, détournée de Voltaire citant le curé Meslier ("L’humanité ne sera heureuse que le jour où le dernier des tyrans aura été pendu avec les tripes du dernier prêtre"), sera lisible à différents endroits de la Sorbonne tout au long du mouvement. L’appropriation de ces fresques académiques, la transformation de leur rôle par des messages subversifs, ne sont rien d’autre que le retour de l’art à la conscience historique de la révolution. Ce retour s’accomplit dans la désobéissance du langage, dans la transgression des codes esthétiques, par la propagande murale comme activité de masse, comme moyen d’expression spontanée des foules rebelles. Le détournement est aussi utilisé par les situationnistes dans la fête et la chanson populaire. Il en est ainsi du Chant de Guerre des Polonais de Nanterre sur l’air de La Carmagnole et du Ça ira, et à la Sorbonne, La Commune n’est pas morte d’Eugène Pottier est réactualisée façon "barricades de 1968", et sur l’air de Nos soldats à la Rochelle, on chante les émeutes de la rue Gay-Lussac et le jeu de la révolution...
Mais les situationnistes ne se contentent pas de cette agitation contre-culturelle, aussi effective soit-elle, ils prennent pleinement part aux débats des assemblées générales et à l’ébauche de démocratie directe qui tente de s’installer à la Sorbonne. La fête révolutionnaire doit être totale, il s’agit d’être présent sur tous les plans. Dans le mouvement des occupations, les situationnistes cherchent la clé du passage de la grève sauvage générale vers la démocratie directe et l’autogestion, et dans la fête de rue, dans les émeutes, la poésie sans poèmes s’exprime comme jamais en France depuis la Commune de 1871.
C - Le jeu de l’émeute et la passion de destruction
Pour l’I.S., la Commune de Paris est la plus grande fête du XIXème siècle. Une fête, au sens le plus subversif du terme, qui bouleverse totalement les normes sociales, qui libère la communication et engendre une nouvelle sociabilité. La fête situationniste, c’est la révolution authentique, une manifestation de joie autonome et créatrice, libérée des formes consacrées des fêtes autorisées, séparées de la vie quotidienne. La révolution a en elle le dépassement de l’art, sa suppression et sa réalisation dans le présent, en une situation émancipatrice. Si c’est dans cet objectif ultime d’accéder à une fête totale qui renverserait définitivement l’ordre des choses (et sa réification...) que les situationnistes se lancent dans la révolte passionnée de 1968, c’est aussi avec la conscience d’une légitimité évidente, qu’André Breton exprimait parfaitement : “Il n’est pas, en effet, de plus éhonté mensonge que celui qui consiste à soutenir, même et surtout en présence de l’irréparable, que la rébellion ne sert à rien. La rébellion porte sa justification en elle-même, tout à fait indépendamment des chances qu’elle a de modifier ou non l’état de fait qui la détermine. Elle est l’étincelle dans le vent, mais l’étincelle qui cherche la poudrière” [141].
Le mouvement de 1968 doit beaucoup aux situationnistes, on l’a vu, il leur doit aussi beaucoup de manière plus indirecte. Les situationnistes ont participé activement au mouvement et ont vécu des événements qu’ils auront amenés à se réaliser depuis une dizaine d’années auparavant. Debord écrira plus tard : “C’est un beau moment, que celui où se met en mouvement un assaut contre l’ordre du monde. Dans son commencement presque imperceptible, on sait déjà que, très bientôt, et quoiqu’il arrive, rien ne sera plus pareil à ce qui a été” [142].
De manière indirecte, le mouvement de 1968 aura été profondément situationniste, rendant hommage à l’I.S. par des détournements qui n’ont pas toujours été remarqués comme tels ; d’abord, les pavés comme armes efficaces contre le pouvoir, ensuite, les arbres, les voitures, les tables de terrasses de café, etc., qui servent de barricades au milieu des rues. L’utilisation des couvercles de poubelles comme boucliers fut dans un premier temps ironique, pour parodier les C.R.S., avant de devenir sérieusement pratique pour se protéger des grenades lacrymogènes, des pavés et autres engins envoyés ou retournés par les forces de l’ordre. Les casques de chantier ou de moto servent de protection également, tout se détourne à l’avantage de la révolution. Et bien sûr, ce mois d’affrontement dans le Quartier Latin que les situationnistes connaissent bien, donne lieu à une longue dérive continue, inspirée par la connaissance psychogéographique de quelques-uns pour qui les ruelles du Vème arrondissement n’ont pas de secret. Le jeu situationniste se réalise dans l’insurrection, “le jeu total et la révolution de la vie quotidienne se confondent désormais” [143] en une gigantesque construction de situations.
Les situationnistes en étaient arrivés quelques années avant à ne plus concevoir de poésie ou de révolution hors de ces fêtes prolétariennes qui annoncent elles-mêmes une vie sous le signe du plaisir et de la passion. Vaneigem écrit que “seule la passion du jeu est de nature à fonder une communauté dont les intérêts s’identifient à ceux de l’individu” [144] ; une sorte de communisme dont l’intérêt est l’émancipation de l’individu. “Le jeu insurrectionnel est inséparable de la communication” [145], aucun chef ni aucune autorité ne peuvent être tolérés.
Autant de manifestations qui rejoignent l’idée de Novalis qui déplorait que la poésie porte un nom distinctif et que les poètes forment une corporation à part. C’est Tristan Tzara qui affirmait que la poésie pouvait exister en dehors du poème, ce sont les situationnistes et les milliers de révoltés de 1968 qui mettent en pratique cette théorie : la poésie dans la fête révolutionnaire, présente dans chaque pavé qui vole en direction de l’oppresseur et intrinsèquement en chaque participant sincère au mouvement.
"Plaisirs" et "passions" deux mots essentiels dans le langage situationniste, ils sont également très utilisés par le pouvoir capitaliste pour glorifier son monde marchand (essentiellement par la publicité). Mais entre les plaisirs du renversement de perspective et les plaisirs de la consommation, entre la passion de la poésie et la passion de la marchandise, l’amalgame est impossible ; pour reprendre les termes de la révolutionnaire allemande Ulrike Meinhof, on fait partie du problème ou de la solution, entre les deux, il n’y a rien. Pour les situationnistes, le plaisir, c’est l’éloignement optimal de toute règle et de toute loi. Pour eux, “l’esprit ludique est la meilleure garantie contre la sclérose autoritaire. Rien ne résiste à la créativité armée” [146]. Pas de salut pour les classes prolétarisées sans émancipation réelle des plaisirs, celle-ci est inhérente à la révolution en permanence dans la vie quotidienne, pivot rationnel de toutes les passions (unité du rationnel et du passionnel). Ce qui réprime le plaisir sera détruit par le plaisir, par le déchaînement de l’activité ludique. Fourier remarquait qu’il faudrait plusieurs heures de travail à des ouvriers pour construire une barricade alors que ces mêmes ouvriers, transformés en émeutiers, la dressent en quelques minutes. La comparaison est valable en mai 1968, notamment quand on considère la vitesse avec laquelle les émeutiers dépavent les rues, la disparition du travail forcé coïncide avec l’exaltation de l’activité insurrectionnelle.
Dans Internationale situationniste #9, la nécessité de faire s’effondrer totalement la société est affirmée sans ambiguïté, “nous ne pouvons construire que sur les ruines du spectacle” [147], d’où le renversement, la destruction de ce qui détruit l’individu, la violence institutionnelle de l’Etat retournée contre lui-même.
Bakounine disait que la passion de destruction pouvait être une passion créatrice, en évoquant les émeutes du 10 au 11 mai René Viénet affirme que “jamais la passion de la destruction ne s’était montrée plus créatrice” [148], chacun reconnaissant dans l’élévation des barricades la réalité de ses désirs. “Du plaisir de créer au plaisir de détruire, il n’y a qu’une oscillation qui détruit le pouvoir” [149].
En 1871, pendant plus de deux mois, Paris est assiégé par les classes opprimées. La fête révolutionnaire s’étend dans le vandalisme quotidien des représentations architecturales du pouvoir. Les Tuileries, la Cour des Comptes, le Palais Royal, le Ministère des Finances, l’Hôtel de Ville et de nombreux autres bâtiments sont incendiés partiellement ou totalement, surtout pendant la "semaine sanglante" durant laquelle les Versaillais reprennent Paris d’assaut. Pour l’I.S., la Commune est la plus belle réalisation d’un urbanisme révolutionnaire, “s’attaquant sur le terrain aux signes pétrifiés de l’organisation dominante de la vie, reconnaissant l’espace social en terme politique, ne croyant pas qu’un monument puisse être innocent” [150]. Il lui aura manqué l’audace de s’emparer de la Banque de France (probablement à cause du mythe, encore bien présent dans la population, de la propriété et du vol), et l’esprit, encore marginalisé, de la désacralisation de l’art et des monuments "historiques". L’anecdote des incendiaires venus, aux derniers jours de la Commune, pour détruire la cathédrale Notre Dame, et qui se heurtent au bataillon armé des artistes de la Commune, est instructive à plusieurs niveaux : d’abord à un niveau stratégique (réduit à un acte désespéré de dernière minute), et au niveau de l’organisation de la Commune (par corporations...), mais surtout au niveau de l’acte en lui-même. Ces artistes communards avaient-ils raison de défendre un lieu de culte religieux au nom de valeurs esthétiques permanentes (officielles et rétrogrades), suivant l’esprit conservateur des musées, alors que les pétroleurs traduisaient par cet acte de démolition leur défi complet à une société qui, dans la défaite imminente des révolutionnaires, rejetait toute leur vie au néant et au silence ? Pour les situationnistes, ces artistes ont agi en spécialistes, en conservateurs de l’aliénation déjà existante. Mai 1968 n’ira pas aussi loin que la Commune de Paris (en ce qui concerne le vandalisme et la destruction du pouvoir urbain de la ville), mais nul doute que les situationnistes seront loin de désapprouver les saccages de commissariats de police ou de la Bourse de Paris...
Pour les situationnistes, le tabou de la violence n’a pas lieu d’être. Dans une période où l’on commence à parler de "peace and love" et de hippies, la jeunesse contestataire se révolte violemment sur plusieurs parties du globe. A la barbarie policière et militaire est opposée la violence révolutionnaire. Suivant le principe du détournement, les techniques et les armes employées par l’Etat sont retournées contre lui-même, les révolutionnaires sabotent la machine et leur jeu subversif est irrécupérable. “Où commence la violence révolutionnaire finit le réformisme” [151]. Wilhelm Reich estimait qu’il était bon de favoriser les explosions de colère chez les individus névrosés affectivement bloqués et musculairement hypertoniques. Les situationnistes pensent que ce type de névrose est extrêmement répandu, du fait du "mal de survie" imposé par l’aliénation sociale. Pour eux, l’explosion de colère la plus cohérente doit s’exprimer dans l’insurrection généralisée, la meilleure façon d’aboutir à une psychanalyse efficace... La violence insurrectionnelle des masses est vue par l’I.S. comme un aspect de la créativité du prolétariat, un éréthisme libérateur.
Dans Internationale situationniste #10, une longue analyse des émeutes d’août 1965 à Watts, quartier noir de Los Angeles, expose les théories situationnistes sur les révoltes populaires, le vandalisme et le pillage. Provoquées par de nombreuses années d’oppression et de mépris de la population noire, ces quelques journées d’émeutes spontanées poussent la police et l’armée américaines à cerner la révolte dans des combats de rue sanglants qui font plus de 30 morts, 800 blessés et 3000 emprisonnés.
Les magasins sont pillés et incendiés, la révolte est totale ; à l’époque, l’I.S. est la seule organisation révolutionnaire, en France, qui donne raison aux insurgés. Cette révolte a une portée universelle, elle est une “révolte contre la marchandise, contre le monde de la marchandise et du travailleur-consommateur hiérarchiquement soumis aux mesures de la marchandise” [152], une révolte du lumpenprolétariat local prenant au mot la propagande du capitalisme moderne, sa publicité de l’abondance. Les marchandises, objets exposés, abstraitement disponibles, sont appropriées massivement, par des individus qui veulent tout, tout de suite. Les Noirs américains pillent et récusent la valeur d’échange des produits marchands. Par le vol et le cadeau, les objets retrouvent leur valeur d’usage, le pillage exprime de manière désordonnée le principe anarchiste "à chacun selon ses besoins". Considéré comme “une réaction normale à la provocation marchande (voyez les inscriptions "offre gratuite", "libre-service", etc.)” [153], le pillage rejette le système économique et les besoins prédéterminés que celui-ci impose, et se déroule dans une panique festive, une sorte d’affirmation ludique de la destruction du monde du spectacle.
Les supermarchés qui brûlent et toute sorte de vandalisme à l’encontre du monde marchand sont autant de manifestations contre la dictature de la consommation passive et l’urbanisme de la non-vie. Ainsi, déclenchée par des brutalités policières quotidiennes, la révolte noire américaine s’est étendue dans le quartier de Watts d’une colère antiraciste à un refus global du mode de vie aliéné de toute la société moderne.
Cette analyse situationniste, unique en son genre en 1966, se retrouvera dans les quelques pillages et vitrines cassées de 1968, et surtout, de différentes façons, dans les pillages ouvertement politiques de la frange la plus extrémiste de l’après-68 ou dans le mouvement des auto-réductions en France et en Italie.
En 1968, divers sursauts révolutionnaires ont lieu à travers le monde (en Italie, Allemagne, Espagne, Angleterre, Tchécoslovaquie, Japon, Mexique, Etats-Unis, Amérique latine, Afrique, etc.). Les situationnistes, par le biais du Comité d’Occupation de la Sorbonne, ne se privent d’ailleurs pas d’envoyer des télégrammes dans différents pays d’Europe, en Chine et au Japon.
De début mai à début juin, les affrontements entre révolutionnaires et C.R.S. sont quasi quotidiens. Au-delà du symbole des révolutions parisiennes, les barricades auront permis aux insurgés de tous bords de se protéger efficacement de la police, et de se sentir en confiance entre barricadiers (ce qui n’est pas un simple détail dans une société de concurrence et de suspicion).
Hors de toute revendication, les émeutes des premiers jours de mai étaient tellement spontanées qu’on y entendait des jeunes chômeurs, des "blousons noirs" crier "La Sorbonne aux étudiants !". La poésie ne tarderait pas à dépasser la platitude des slogans des syndicats étudiants, et les "blousons noirs" politisés après quelques jours d’émeutes, investissaient la Sorbonne (les fameux "Katangais"). Dans son chapitre sur "la lutte dans la rue", René Viénet écrit dans Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, en évoquant la nuit du 10 au 11 mai : “Etaient présents un grand nombre de lycéens et de blousons noirs, et quelques centaines d’ouvriers. C’était l’élite : c’était la pègre. Beaucoup d’étrangers, et beaucoup de filles, participèrent à la lutte. Les éléments révolutionnaires de presque tous les groupes gauchistes s’y retrouvèrent ; notamment une forte proportion d’anarchistes (...), portant les drapeaux noirs qui avaient commencé à paraître dans la rue le 6 mai” [154]. Cette façon de se délecter de ce cosmopolitisme général et d’ironiser sur les termes "d’élite" et de "pègre" est révélateur du rôle totalement assumé qu’on donne aux émeutiers, ces poètes de la rue pour qui la population prend soudainement parti : “La population du quartier montra sa sympathie pour les émeutiers même qui brûlaient ses voitures : en leur offrant des vivres, en lançant de l’eau pour combattre l’effet des gaz, enfin en leur donnant asile” [155].
A considérer la totalité de l’Hexagone, la nuit la plus violente du mouvement est celle du 24 au 25 mai. La Bourse de Paris est partiellement incendiée, ainsi que trois des commissariats de la capitale. Les slogans criés sont ceux qu’on lit sur les murs, ceux de la poésie insurrectionnelle. “Pour la première fois depuis la Commune de 1871, et avec un plus bel avenir, l’homme individuel réel absorbait le citoyen abstrait” [156]. A Lyon, pendant les émeutes, un commissaire de police est écrasé par un camion lâché par les manifestants sur le pont Lafayette, à Toulouse des centaines de manifestants envahissent l’Hôtel de Ville, tandis que des barricades sont dressées dans la ville. A Nantes, paysans, ouvriers et étudiants s’affrontent à la police pendant une partie de la nuit.
Le jeu révolutionnaire réalisé dans l’émeute est la critique en actes attendue par l’I.S., une pratique unitaire, fondamentalement antiautoritaire et libératrice des angoisses quotidiennes. Elle est une fin en soi du point de vue de la poésie mais son objectif est bien sûr la concrétisation de la révolution. Pour cela, les situationnistes ont misé sur un moyen qui est également une fin, indispensable pour l’expression sereine de la poésie révolutionnaire : l’autogestion généralisée.
D 1 - L’autogestion généralisée, moyen et fin du dépassement de l’art
Si la destruction totale du système en présence est un passage obligatoire pour les situationnistes vers le dépassement de l’art et la révolution, la perspective s’ouvre ensuite à l’ambition de construire la vie qui remplacera la survie et de bâtir un monde différent. En mai 1968, que ce soit pendant les manifestations et les émeutes ou pendant les occupations des locaux (notamment de la Sorbonne), les situationnistes ont toujours insisté sur les notions de démocratie directe et d’autogestion. Indispensable à la lutte, l’autogestion l’est également à la mise en place et au bon fonctionnement de la société future. Elle permet l’émancipation de l’individu vers l’autonomie, autrement dit si elle ne mène pas systématiquement à la création et à l’activité, elle ouvre bien la voie dans cette direction. Ainsi l’autogestion totale et généralisée est pour l’I.S. un moyen et une fin, une expérience continue qui doit devenir dans sa forme organisée et révolutionnaire, l’unique pouvoir : le pouvoir de l’individu sur sa propre personne qui est le pouvoir de tous dans la collectivité. “L’autogestion généralisée est l’organisation sociale du pouvoir reconnu à chacun sur sa vie quotidienne” [157].
Mettant la collectivité au service de l’individu, le principe de l’autogestion généralisée exige un changement qualitatif de la vie quotidienne, changement qui introduit complètement la question du dépassement de l’art, de la création de nouveau authentique. Un changement qui permet un éventail sans fin de possibilités d’évolution, sans autorité ni aliénation : une liberté à assumer, à vivre pleinement. Vaneigem pense que “la créativité individuelle accomplira ce que l’impératif n’a jamais pu réaliser collectivement. Telle est la base des assemblées d’autogestion généralisée” [158].
Si les émeutes de 1968 se sont bien évidemment déroulées dans l’absence totale de hiérarchie et d’autorité, le mouvement des occupations (de facultés et d’usines) n’a pas été exempt de diverses manipulations politiques. A la Sorbonne, la démocratie directe a été à peu près respectée jusqu’au 17 mai, au-delà, les organisations dites communistes révolutionnaires se sont emparées du Comité d’Occupation sans que celui-ci ne soit plus voté ni remis en question jusqu’au réinvestissement de la Sorbonne par la police le 16 juin... mais le Conseil pour le Maintien des Occupations, qui se met en place sur l’initiative des situationnistes dès le retrait de ceux-ci du comité d’occupation de la Sorbonne, réussit à entreprendre un programme autogestionnaire proche de celui des Conseils Ouvriers théorisé par Pannekoek et pratiqué en Allemagne pendant la révolution spartakiste. Le C.M.D.O. tient un discours d’extension de la lutte, il assure un nombre important de liaisons avec les usines occupées et les Comités d’action de province, et fait imprimer à près de 200 000 exemplaires des documents sur l’occupation de la Sorbonne et sur les Conseils Ouvriers (en plus de leurs affiches, comics, etc.), réelle expérience de démocratie directe, le C.M.D.O. est considéré rétrospectivement comme “ébauche d’une révolution "situationniste"” [159], l’organisation conseilliste effective se situant nécessairement au départ de la révolution.
L’autogestion, généralisée dans tous les domaines de la vie (pas seulement de l’économie), reste pour l’I.S. une condition essentielle à l’émancipation du prolétariat liée au dépassement de l’art. Dépassement qui ne s’accomplira que dans la construction libérée d’une nouvelle vie dans une nouvelle société. Après l’écroulement du mouvement à la fin juin 1968, l’I.S. ne tarde pas à affirmer que ce n’est que le commencement d’une époque : le pouvoir ayant pris un sacré coup, sa décrédibilisation affaisse l’aliénation et l’autorité qu’il impose à la population (ce qui est aussi valable pour le "pouvoir" de la bureaucratie communiste). C’est le moment pour des millions de grévistes de mai, pour les émeutiers de tous bords, de continuer la lutte engagée pour être les maîtres de leurs propres vies. L’émancipation ne viendra que d’eux-mêmes.
D 2 - La fin de mai 1968, vers le dépassement de l’Internationale situationniste
Dans le dernier numéro de sa revue, l’I.S. semble persuadée de l’amplification à venir des révoltes populaires. Dans la lignée du mouvement de mai 1968, mouvement insurrectionnel fortement imprégné des thèses situationnistes, le prolétariat désormais conscient de la révolution à faire va intensifier sa lutte dans une praxis révolutionnaire authentique. “Les ouvriers doivent devenir dialecticiens, et les travailleurs devront régler eux-mêmes tous leurs problèmes théoriques et pratiques” [160].
Certes, mai 1968 a marqué une extension frappante de l’intérêt suscité par l’I.S., mais celle-ci prévient le danger que représente la possibilité d’identification passive et spectaculaire à laquelle peut mener indirectement un tel mouvement. Les situationnistes se délectent de savoir que leurs livres sont les plus volés en librairie de l’année 1968 (il en est de même les années suivantes...), qu’on appelle "les situs" ceux qui sont assimilés aux révolutionnaires extrémistes adeptes du vandalisme, et dans le même temps ils demandent à ces "situs" de garder pour eux-mêmes (autrement dit pour le mouvement poético-prolétarien qui monte) ce qu’ils ont pu approuver de la critique situationniste (en tant que perspective et en tant que méthode) de ne pas y faire référence directement, de ne pas faire des membres de l’I.S. les leaders d’un mouvement qui doit être celui de tous.
Le terme "situationniste", employé par l’I.S. dans un moment historique précis à des fins relativement précises également (que l’on peut déterminer aux dix années précédant mai 1968, sachant que lors de ce qui constitua un aboutissement des brèches du dépassement de l’art dans la révolution quotidienne de mai, le mot "situationniste" n’a pas été employé par l’I.S...), est depuis l’explosion sociale de mai abusivement approprié par certains "admirateurs" de l’I.S., qualifiés de "pro-situs" et de "contemplatifs", qui se trouvent au début des années 1970 jusqu’au sein même de l’I.S. Le contentement admiratif extérieur à l’I.S. a gangrené l’intérieur du groupe, dont la tendance à l’attitude auto-élogieuse inquiète certains d’entre eux. Une série de débats s’entame, mais si mai 1968 annonçait le dépassement de l’I.S. de manière positive, les problèmes internes de l’organisation situationniste l’approfondissent involontairement de manière très négative : une sorte de mauvaise blague du dépassement de l’I.S. par sa réalisation dans la révolte de mai 1968 et sa suppression dans l’accroissement de problèmes internes.
L’I.S., en refusant les pratiques et les expressions traditionnelles de la politique et de l’art, a fasciné par le style particulier de contestation totale qu’elle a su créer : un vocabulaire spécifique et évolutif, une revue hors du commun, une utilisation fréquente du détournement (dans tous les domaines), une remise en question séduisante de la vie quotidienne (palpable lors du mouvement de mai 1968) dans le dépassement de l’art, etc. Elle a beaucoup apporté aux questionnements théoriques et pratiques sur l’art et sur la révolution, mais elle a manifestement été victime de la fascination postérieure à 1968 qu’elle a suscitée. Dès lors, pour les plus lucides des membres de l’I.S., la meilleure solution pour eux-mêmes comme pour le devenir du mouvement révolutionnaire issu de la tempête de mai, est l’auto-dissolution de l’I.S., son évaporation dans l’air du temps. Une façon exemplaire de se fondre dans la masse, de “devenir encore plus inaccessibles, encore plus clandestins” [161], le meilleur moyen pour eux est bel et bien de rendre leurs thèses plus fameuses et se rendant eux-mêmes plus obscurs (moins "médiatiques") de 1969 à la fin de l’I.S. en 1972, et plus encore après. C’est ainsi que la dissolution même de l’I.S. peut être vue comme une de ses plus importantes contributions au mouvement révolutionnaire et à la perspective du dépassement de l’art dans l’autonomie de l’individu. Dans l’acte de suicide de l’I.S., Debord et Sanguinetti renvoient les contemplatifs "pro-situs" à la réalité et souhaitent que “ l’époque se terrifie elle-même en s’admirant pour ce qu’elle est” [162]. Mai 1968 et le dépassement de l’I.S. sont deux éléments constitutifs du commencement d’une époque : le renouvellement du mouvement révolutionnaire. Dans le même temps, la fin d’une autre époque, celle du pouvoir, n’est pas encore achevée.
CONCLUSION : LA CRITIQUE SITUATIONNISTE, UN DANGER INSAISISSABLE
“Quelques critiques que puissent être la situation et les circonstances où vous vous trouvez, ne désespérez de rien ; c’est dans les occasions où tout est à craindre qu’il ne faut rien craindre ; c’est lorsqu’on est environné de tous les dangers qu’il n’en faut redouter aucun ; c’est lorsqu’on est sans aucune ressource qu’il faut compter sur toutes ; c’est lorsqu’on est surpris qu’il fautsurprendre l’ennemi lui-même ”.
SUN TZU, L’Art de la Guerre, Vème siècle avant J.C. (Paris, éd. Mille et une nuits, 1996 ; p.121).
L’I.S., partie en 1957 à l’assaut de l’art pour se fondre en 1972 dans la subversion révolutionnaire, constitue vraisemblablement l’une des expériences les plusriches et les pluscomplètesdansledomainede l’esthétique liée au contre-pouvoir. Inspirée des pensées hégélienne et marxiste, la dialectique situationniste conjugue critique et pratique de l’art dans un moment de l’histoire pendant lequel l’I.S. s’impose comme la pensée de l’effondrement d’un monde.
Exprimant une radicalité poético-insurrectionnelle rarement atteinte auparavant, l’I.S. a connu en son temps tous les dénigrements possibles. Mal comprise par une grande partie de ceux dont elle aurait pu se sentir proche, elle a surtout été calomniée et qualifiée de "danger public" par tous les pouvoirs (politique, culturel, artistique,...). Pourtant, si la postérité situationniste est considérable au niveau de la création subversive dans l’art et dans la politique, les étranges commémorations de mai 1968 (notamment en 1988) par les mêmes autorités qui ne voulaient entendre parler de l’I.S que pour prévenir la population du danger qu’elle représente marquent une récupération officielle similaire à celle dont sont victimes Dada, Rimbaud ou Marx. Le mouvement de mai 1968 est falsifié par les spécialistes, tout comme l’a été la Commune de 1871 (ou encore, la révolution de 1789). Cela donne lieu depuis juin 1968 à des centaines de livres (dont une minorité seulement a le mérite d’être intéressante), et surtout, à des expositions d’art et de souvenirs culturels, à des couvertures de journaux et de nombreuses coupures de presse, à des émissions radio ou télévisées, et même à des travaux universitaires...
Le piège de ce mémoire de maîtrise était justement le risque que représente une éventuelle institutionnalisation de l’I.S., de la reconnaître "officiellement", de faire l’impasse sur ses activités les plus subversives et les plus gênantes. Sans concession ni adoucissement volontaire, cet ouvrage n’a ni la prétention d’apporter La vérité sur l’histoire de l’I.S., ni l’intention de noyer le potentiel révolutionnaire situationniste dans la connaissance universitaire. Toutefois, entre le mystère de la période situationniste (les ex-situationnistes eux-mêmes parlent très peu de l’I.S.) et la récupération de celle-ci dans un but de réussite sociale, il est difficile de divulguer les apports situationnistes, tant artistiques que politiques, sans trahir l’esprit même de l’I.S. L’appel essentiel qui peut être ici transmis est celui qui pousse à se plonger pleinement dans les lectures situationnistes et à en tirer des enseignements d’ordre individuel, philosophique et pratique.
L’authenticité de l’I.S. a été, depuis son auto-dissolution en 1972 (et même avant) jusqu’à la fin du XXème siècle, très largement souillée. On notera entre autres l’extraordinairement contradictoire exposition à propos de l’I.S. qui a lieu au début de l’année 1989 au Musée National d’Art Moderne, à Paris (puis à l’Institute of Contemporary Arts de Londres, et dans celui de Boston aux Etats-Unis). Des œuvres plastiques sont exposées, beaucoup n’ont strictement rien à voir avec l’I.S. (des photos-souvenirs de Daniel Buren, une installation de Mario Merz ou encore une carte du mouvement Art & Language...), et les revues et livres situationnistes sont exposés sous verre (ne pas toucher, ne pas lire), totalement réifiés et sacralisés. Idem en 1998 à Vienne, en Autriche (au Museum Moderner Kunst Stiftung Ludwig Wien), où se tient une exposition semblable.
Le "situationnisme" est entré dans les mœurs, de Buren à Sollers, les artistes et les philosophes dont la "douce rébellion" est quasiment reconnue d’utilité publique par le pouvoir établi se réclament ouvertement des situationnistes... Le suicide de Guy Debord, fin 1994, a été suivi d’hommages tous plus hypocrites et falsificateurs les uns que les autres (dans tous les grands quotidiens français, dans certaines revues d’art et même dans Eléments, une revue de la Nouvelle Droite, profondément réactionnaire).
Les gouvernements, qui se suivent et se ressemblent, reprennent dans leurs ministères les thèmes abordés par les situationnistes et les révoltes de la fin des années 1960 : la "qualité de vie" ("changer la vie" des sans-abri, des délinquants, etc.), la priorité à l’urbanisme, la lutte contre la "pensée unique", autant de sujets teintés de promesses qui représentent un bel arbre pour mieux cacher la forêt.
Ces quelques exemples sont les plus flagrants d’une vaste opération de récupération, mais la contemplation de l’I.S. n’est qu’une aliénation supplémentaire de la société aliénée. La société du spectacle s’est nettement développée du début des années 1970 à la fin des années 1990, avec la chute du bloc de l’Est et son passage au capitalisme privé, on assiste à la transformation du pouvoir spectaculaire. La forme concentrée du spectacle se trouve encore dans quelques pays (notamment à Cuba) mais globalement elle s’est mêlée à la forme diffuse, qui s’est montrée la plus forte au fil des années. Cette unification du spectacle mondial se manifeste dans ce que Debord nomme en 1988 le "spectaculaire intégré" (dans ses Commentaires sur la société du spectacle), intégré dans la réalité à mesure qu’il en parle et qu’il la reconstruit, le spectacle s’étend de l’autorité policière à la séduction de marché. Il n’existe plus aucune rationalité sociale qui justifie la propriété privée et les classes, la monogamie et le patriarcat, la hiérarchie et l’autorité, la bureaucratie et l’Etat,... De même, l’art de ce monde est exempt de création et de passions.
De là, deux conclusions partielles qui renvoient aux parts "d’échec" et de "réussite" de l’I.S. D’abord, on est loin de vivre dans une société propice à l’émancipation de l’individu et à la création, l’autogestion généralisée nécessaire à la praxis situationniste semble enterrée bien profondément dans l’oubli, c’est le spectacle qui est généralisé. Ensuite, le seul fait que la falsification de l’I.S. soit possible montre la proximité posthume des mouvements situationnistes et surréalistes : ceux-ci ont "réussi" dans le cadre d’un monde qui n’a pas été complètement renversé, mais cette réussite s’est retournée contre eux qui n’attendaient rien hors du renversement de l’ordre social dominant. Pour qu’il en fût autrement, il aurait fallu que les périodes d’agitation sociale ne relancent pas l’économie capitaliste, par leurs échecs successifs, mais qu’elles y mettent un terme. Ce qui n’a pas encore été le cas.
Pourtant, si l’on considère la densité de la pensée situationniste, on ne peut s’arrêter à ce relatif constat d’échec. L’I.S. reste une référence essentielle pour l’approfondissement des relations entre art, vie et révolution. Avec une évolution surprenante de 1957 à 1972, elle s’est affirmée comme l’une des expressions les plus originales de la poésie de la seconde partie du XXème siècle. De plus, elle a vécu un moment fort du dépassement de l’art en 1968, comme les Communards avaient pu le vivre en 1871, et apporte ainsi des éléments théoriques et pratiques, historiques, tout à fait instructifs pour quiconque perçoit un potentiel créatif plus important dans le feu de l’insurrection que, par exemple, dans les peintures de Combas...
L’I.S., inscrite dans son temps (comme le qualificatif même de "situationniste"), a affirmé, dès le lendemain du mouvement de mai 1968, la nécessité pour la réapparition du mouvement révolutionnaire de dépasser l’I.S. (d’où son auto-dissolution). Reprise dans la richesse révolutionnaire promise alors à la réalisation imminente de l’autogestion généralisée de la société, de la vie et de l’activité artistique, la critique situationniste s’est écartée à temps de l’idéologie spectaculaire montante de la révolution. La suite réelle du mouvement situationniste se trouve dans la praxis clandestine de la poésie et de la révolution.
Le projet situationniste ne s’arrête pas avec la fin de l’I.S, mais il n’est pas si évident d’identifier sa filiation. Les mouvements révolutionnaires européens des années 1970 sont fortement imprégnés de la théorie situationniste, notamment dans l’autonomie naissante en Italie et en France (avec plusieurs grèves sauvages, le mouvement des occupations de maisons, les auto-réductions en tout genre et une désobéissance civile quasi généralisée dans certaines régions). Les idées et pratiques situationnistes sont présentes dans divers courants contestataires à travers le monde, dans le squat illégal revendiqué contre la propriété privée et les politiques d’urbanisme et de spéculation, dans le mouvement do it yourself et son désir de création hors des structures capitalistes et du contrôle idéologique imposé à qui vend son art, dans les luttes contre le contrôle urbain en Angleterre (manifestations festives, spontanées et non-autorisées qui bloquent les rues des métropoles), dans bien d’autres courants encore, et toujours dans les graffiti politico-poétiques que l’on retrouve au coin d’une rue, et dans les émeutes qui émaillent le pouvoir capitaliste à travers le monde (de Djakarta à Paris, de Los Angeles à Tirana).
Finalement, dans un monde où la subversion de la société par l’art est récupérée par la subvention de l’art par la société, la poésie est plus que jamais dans la révolution. L’espoir persiste, “le vieux slogan, "la révolution ou la mort", n’est plus l’expression lyrique de la conscience révoltée, c’est le dernier mot de la pensée scientifique de notre siècle” [163], en témoignent les multiples tentatives révolutionnaires de l’histoire du XXème siècle, et parallèlement, les suicides de Debord, de Maïakovski, de Deleuze, d’Arthur Cravan, de Crevel, de Valérie Solanas, de Primo Levi, etc. (et les suicidés d’Etat, ceux qu’on a tués en prison et ceux qu’on a tués libres, et ceux qui ont refusé de survivre à l’absence de poésie et/ou à la défaite de la révolution : Kotoku Shosui, Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, Durruti, Ulrike Meinhof et ses camarades de la Fraction Armée Rouge morts à Stammheim, ou encore Gustav Landauer, Antonin Artaud, Wilhelm Reich, Jacques Mesrine, etc.). L’histoire de la révolution, comme celle de la poésie, est composée d’exaltations, de bonheurs et de passions, mais aussi de drames, de doutes et de frustrations. Une vie de poète, de révolutionnaire, c’est une vie intense, une vie qui préfère la mort à des années d’ennui. Debord disait : “J’ai mérité la haine universelle de la société de mon temps et j’aurais été fâché d’avoir d’autres mérites aux yeux d’une telle société” [164]. L’œuvre de l’I.S. s’adresse aux poètes, aux révolutionnaires, aux partisans du renversement de perspective et du dépassement de l’art. Tout est possible car il n’y a plus rien à perdre.
[1] G.W.F. Hegel, Esthétique (Paris, PUF, 1953), p.23
[2] Cobra # 4, 1949, in Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste, 1948-1957 (Paris, éd. Allia, 1985), p.67
[3] Karl Marx & Friedrich Engels, L’Idéologie allemande (Paris, éditions sociales, 1968), p.142
[4] Guy Debord, Rapport sur la construction des situations... (Paris, internationale situationniste, 1957), p.21
[5] Potlatch #7, 3 août 1954, in Guy Debord présente POTLATCH 1954-1957 (Paris, Gallimard, 1996), p.51
[6] Guy Debord, Rapport sur la construction des situations..., op. cit., p.5
[7] Debord, ibid, p.18
[8] ibid, pp.18-19
[9] ibid, p.20
[10] Guy Debord, La Société du spectacle (Paris, Gallimard, 1992), p.185
[11] Guy Debord, Rapport sur la construction des situations..., op. cit., p.7
[12] André Breton, Manifestes du Surréalisme (Paris, Gallimard, 1979), p.74
[13] Potlatch #30, 15 juillet 1959, in Guy Debord présente POTLATCH 1954-1957, op. cit., p.282 .
[14] Kroniek Van Kunst en Kultur #10/11, nov. 1949, in Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste, 1948-1957, op. cit., p.16.
[15] Georges Ribemont-Dessaignes, Dada (Paris, éd. Ivrea, 1994), p.221
[16] Potlatch #22, 9 sept. 1955, in Guy Debord présente POTLATCH 1954-1957, op. cit., p.186
[17] Internationale situationniste #1, Paris, juin 1958, p.13.
[18] Internationale situationniste #4, Paris, juin 1960, p.33
[19] Internationale situationniste #7, Paris, avril 1962, p.27
[20] Max Stirner, L’Unique et sa propriété (Paris, éd. J-J. Pauvert, 1960), p.333
[21] Misère et Merveille, in Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste, 1948-1957, op. cit., p.454
[22] Internationale situationniste #8, Paris, janvier 1963, p.22
[23] Karl Marx, Le Caractère fétiche de la marchandise et son secret (Paris, éd. Allia, 1995), p.13.
[24] Internationale situationniste #4, op. cit., p.20.
[25] ibid, p.21.
[26] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (Paris, Gallimard, 1992), p.187
[27] Friedrich Nietzsche, Le Livre du philosophe (Paris, Flammarion, 1991), p.114
[28] Georges Ribemont-Dessaignes, Dada, op. cit., p.257
[29] Internationale situationniste #6, Paris, août 1961, p.28
[30] Potlatch #3, 6 juillet 1954, in Guy Debord présente POTLATCH 1954-1957, op. cit., p.25
[31] Potlatch #5, 20 juillet 1954, in ibid, p.37.
[32] Internationale situationniste #6, op. cit., p.8
[33] Adolfo Sanchez-Vasquez, Socialisation de la création ou mort de l’art, in L’homme et la société #26 (Paris, éd. Anthropos, oct. 1972), p.73
[34] Raoul Vaneigem, Le Livre des Plaisirs (Bruxelles, éd. Labor, 1993), p.87
[35] Internationale situationniste #7, op. cit., p.43
[36] Internationale situationniste #8, op. cit., p.51
[37] Internationale situationniste #1, op. cit., p.3
[38] ibid, p.6
[39] Internationale situationniste #5, Paris, décembre 1960, p.34
[40] Internationale situationniste #2, Paris, décembre 1958, p.4
[41] Jean-François Martos, Histoire de l’Internationale situationniste (Paris, éd. Ivrea, 1995), p.109
[42] Guy Debord, Rapport sur la construction des situations..., op. cit., p.6
[43] Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel (Paris, éd. de Minuit, 1968), p.89
[44] Marcuse, ibid, p.90
[45] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., op. cit., p.147
[46] Internationale situationniste #4, op. cit., p.5
[47] Internationale situationniste #8, op. cit., p.50
[48] Internationale situationniste #3, Paris, décembre 1959, p.8
[49] Internationale situationniste #1, op. cit., p.14
[50] Internationale situationniste #6, op. cit., p.13
[51] Internationale situationniste #9, Paris, août 1964, p.40
[52] ibid
[53] Raoul Vaneigem, Le Livre des Plaisirs, op. cit., p.39
[54] Internationale situationniste #6, op. cit., p.27
[55] Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (Paris, U.G.E., 1958), p.258
[56] Internationale lettriste #2, in Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste, 1948-1957, op. cit., p.154
[57] Internationale situationniste #6, op. cit., p.39
[58] Guy Debord, Oeuvres cinématographiques, 1952-1978 (Paris, Gallimard, 1994), p.18
[59] Debord, ibid, p.12
[60] ibid, p.13
[61] Internationale situationniste #1, op. cit., p.13
[62] ibid, p.12
[63] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., op. cit., p.119
[64] Potlatch #20, 30 mai 1955, in Guy Debord présente POTLATCH 1954-1957, op. cit., p.155
[65] Internationale situationniste #1, op. cit., p.29
[66] Internationale situationniste #2, op. cit., p.29
[67] Internationale situationniste #1, op. cit., p.13
[68] ibid
[69] Potlatch #23, 13 octobre 1955, in Guy Debord présente POTLATCH 1954-1957, op. cit., p.205
[70] Guy Debord, La Société du spectacle, op. cit., p.172
[71] Internationale situationniste #1, op. cit., p.18
[72] Internationale situationniste #3, op. cit., p.26
[73] Internationale situationniste #6, op. cit., p.17
[74] ibid, p.18
[75] Internationale situationniste #1, op. cit., p.13
[76] Internationale situationniste #3, op. cit., p.14
[77] Internationale situationniste #2, op. cit., p.24
[78] Asger Jorn, Peinture détournée, in M.N.A.M. Sur le passage de quelques personnes... (Paris, éd. du Centre Pompidou, 1989), p.7
[79] Jorn, ibid, p.8
[80] Fin de Copenhague, in Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste, 1948-1957, op. cit., pp.553-592
[81] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., op. cit., p.345
[82] Internationale situationniste #1, op. cit., p.13
[83] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., op. cit., p.344
[84] Internationale situationniste #10, Paris, mars 1966, p.50
[85] ibid, p.55
[86] Internationale situationniste #8, op. cit., p.30
[87] ibid, p.31
[88] René Viénet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations (Paris, Gallimard, 1968), p.178
[89] Les Lèvres nues #8, mai 1956, in Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste, 1948-1957, op. cit., p.307
[90] Guy Debord, Oeuvres cinématographiques, 1952-1978, op. cit., p.35
[91] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., op. cit., p.332
[92] André Breton, Arcane 17 (Paris, éd. J-J. Pauvert, 1971), p.19
[93] Ratgeb, De la grève sauvage à l’autogestion généralisée (Paris, U.G.E., 1974), p.36
[94] Guy Debord, La Société du spectacle, op. cit., p.20
[95] Debord, ibid, p.15
[96] ibid, p.23
[97] ibid, p.26
[98] ibid, p.35
[99] Internationale situationniste #11, Paris, octobre 1967, p.40
[100] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., op. cit., p.68
[101] Raoul Vaneigem, Le Livre des Plaisirs, op. cit., p.38
[102] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., op. cit., p.130
[103] Vaneigem, ibid, p.93
[104] Etienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire (Paris, éd. Mille et une nuits, 1995), p.38
[105] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., op. cit., p.197
[106] Section italienne de l’Internationale situationniste, Ecrits complets, 1969-1972 (Paris, Contre-Moule, 1988), p.95
[107] Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle (Paris, Gallimard, 1992), p.37
[108] De la misère en milieu étudiant... (Paris, Champ Libre, 1976), p.41
[109] Guy Debord, La Société du spectacle, op. cit., p.72
[110] Serge Kravtchinski, La Russie souterraine, in W. Bannour, Les Nihilistes russes (Paris, Aubier, 1974), pp.86-87
[111] Internationale situationniste #12, Paris, septembre 1969, p.43
[112] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., op. cit., p.104
[113] Vaneigem, ibid, p.103
[114] ibid, p.235
[115] Internationale situationniste, La Véritable scission dans l’Internationale (Paris, Champ Libre, 1972), p.13
[116] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., op. cit., p.124
[117] K. Marx & F. Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p.54
[118] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., op. cit., p.253
[119] Internationale situationniste #8, op. cit., p.27
[120] ibid
[121] Henri Lefebvre, La vie quotidienne dans le monde moderne (Paris, Gallimard, 1968), p.360
[122] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., op. cit., p.32
[123] De la misère en milieu étudiant..., op. cit., p.55
[124] Internationale situationniste #11, op. cit., p.31
[125] in Eliane Brau, Le Situationnisme ou la nouvelle Internationale (Paris, éd. Debresse, 1968), p.152
[126] in Jean-Pierre Duteuil, Nanterre 1965-66-67-68, vers le Mouvement du 22 mars (Mauléon, Acratie, 1988), p.126
[127] in Marie-Claire Lavabre & Henri Rey, Les Mouvements de 1968 (Florence, Casterman-Giunti, 1998), p.103
[128] Internationale situationniste #12, op. cit., p.7
[129] ibid, p.3
[130] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., op. cit., p.285
[131] Potlatch #5, 20 juillet 1954, in Guy Debord présente POTLATCH 1954-1957, op. cit., p.42
[132] Internationale situationniste #12, op. cit., p.6
[133] Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, op. cit., p.272
[134] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., op. cit., p.348
[135] Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p.258
[136] Raoul Vaneigem, Le Livre des Plaisirs, op. cit., p.134
[137] Pascal Dumontier, Les situationnistes et mai 68, théorie et pratique de la révolution (Paris, éd. Ivrea, 1995), p.137
[138] La rage au ventre, in Des Tracts en Mai 68 (Paris, Champ Libre, 1978), p.229
[139] in Mathilde Niel, Le Mouvement étudiant ou la Révolution en marche (Paris, Le Courrier du Livre, 1968), p.71
[140] René Viénet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit., p.75
[141] André Breton, Arcane 17, op. cit., p.98
[142] Guy Debord, Oeuvres cinématographiques, 1952-1978, op. cit., p.261
[143] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., op. cit., pp.333-334
[144] Vaneigem, ibid, pp.336-337
[145] ibid, p.337
[146] ibid, p.338
[147] Internationale situationniste #9, op. cit., p.25
[148] René Viénet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit., p.57
[149] Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre..., op. cit., p.152
[150] G. Debord & A. Kotanyi & R. Vaneigem, Sur la Commune, 1962, in Internationale situationniste #12, op. cit., p.110
[151] Section italienne de l’Internationale situationniste, Ecrits complets, 1969-1972, op. cit., p.129
[152] Internationale situationniste #10, op. cit., p.4
[153] Ratgeb, De la grève sauvage à l’autogestion généralisée, op. cit., p.29
[154] René Viénet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit., p.59
[155] Viénet, ibid
[156] ibid, p.135
[157] Ratgeb, De la grève sauvage à l’autogestion généralisée, op. cit., p.91
[158] Raoul Vaneigem, Le Livre des Plaisirs, op. cit., p.53
[159] Internationale situationniste, La Véritable scission dans l’Internationale, op. cit., p.17
[160] Internationale situationniste #12, op. cit., p.94
[161] Internationale situationniste, La Véritable scission dans l’Internationale, op. cit., p.79
[162] Internationale situationniste, ibid, p.80
[163] Internationale situationniste, ibid, p.29
[164] Guy Debord, Oeuvres cinématographiques, 1952-1978, op. cit., pp.212-213
BIBLIOGRAPHIE
- Internationale situationniste #1, bulletin central édité par les sections de l’Internationale situationniste, Paris, Juin 1958 (Comité de Rédaction (C.R.) : Mohamed Dahou, Giuseppe Pinot-Gallizio, Maurice Wyckaert)
- Internationale situationniste #2, bulletin central édité par les sections de l’Internationale situationniste, Paris, décembre 1958 (C.R. : Mohamed Dahou, Asger Jorn, Maurice Wyckaert)
- Internationale situationniste #3, bulletin central édité par les sections de l’Internationale situationniste, Paris, décembre 1959 (C.R. : Constant, Asger Jorn, Helmut Sturm, Maurice Wyckaert)
- Internationale situationniste #4, bulletin central édité par les sections de l’Internationale situationniste, Paris, juin 1960 (C.R. : Constant, Asger Jorn, Helmut Sturm, Maurice Wyckaert)
- Internationale situationniste #5, bulletin central édité par les sections de l’Internationale situationniste, Paris, décembre 1960 (C.R. : Debord, Jorn, Kotanyi, Nash, Sturm, Wyckaert)
- Internationale situationniste #6, bulletin central édité par les sections de l’Internationale situationniste, Paris, août 1961 (C.R. : Debord, Kotanyi, Nash, Sturm)
- Internationale situationniste #7, bulletin central édité par les sections de l’Internationale situationniste, Paris, avril 1962 (C.R. : Debord, Kotanyi, Lausen, Vaneigem)
- Internationale situationniste #8, bulletin central édité par les sections de l’Internationale situationniste, Paris, janvier 1963 (C.R. : Bernstein, Debord, Kotanyi, Lausen, Martin, Strijbosh, Trocchi, Vaneigem)
- Internationale situationniste #9, bulletin central édité par les sections de l’Internationale situationniste, Paris, août 1964 (C.R. : Michèle Bernstein, J.V. Martin, Jan Strijbosh, Raoul Vaneigem)
- Internationale situationniste #10, bulletin central édité par les sections de l’Internationale situationniste, Paris, mars 1966 (C.R. : Michèle Bernstein, Théo Frey, Mustapha Khayati, J.V. Martin, Raoul Vaneigem)
- Internationale situationniste #11, bulletin central édité par les sections de l’Internationale situationniste, Paris, octobre 1967 (C.R. : Mustapha Khayati, J.V. Martin, Donald Nicholson-Smith, Raoul Vaneigem)
- Internationale situationniste #12, revue de la section française de l’I.S., Paris, septembre 1969 (C.R. : Mustapha Khayati, René Riesel, Christian Sébastiani, Raoul Vaneigem, René Viénet)
L’intégralité des 12 numéros d’Internationale situationniste imprimés dans leur format original est disponible en un seul volume :
- Internationale situationniste, 1958-69 (Paris, Champ libre, 1975).
LIVRES
- BRAU (Eliane) - Le Situationnisme ou la nouvelle Internationale (Paris, éd. Debresse, Coll. Révolte, 1968).
- BRETON (André) - Arcane 17 (Paris, éd. Jean-Jacques Pauvert, Le Livre de Poche, 1971).
- BRETON (André) - Manifestes du Surréalisme (Paris, Gallimard, Folio/Essais, 1979).
- DEBORD (Guy) - Commentaires sur la société du spectacle (Paris, Gallimard, Folio, 1992).
- DEBORD (Guy) - Oeuvres cinématographiques complètes, 1952-1978 (Paris, Gallimard, NRF, 1994).
- DEBORD (Guy) - Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale (Paris, Internationale situationniste, 1957).
- DEBORD (Guy) - La Société du spectacle (Paris, Gallimard, Folio, 1992).
- DUMONTIER (Pascal) - Les situationnistes et mai 68, théorie et pratique de la révolution (Paris, éd. Ivrea, 1995).
- DUTEUIL (Jean-Pierre) - Nanterre 1965-66-67-68 , vers le mouvement du 22 mars (Mauléon, Acratie, 1988).
- HEGEL (Georg W. Friedrich) - Esthétique, trad. Bénard, textes choisis par Claude Khodoss (Paris, Presses Universitaires de France, 1953).
- INTERNATIONALE SITUATIONNISTE - La Véritable scission dans l’Internationale (Paris, Champ Libre, 1972).
- LA BOETIE (Etienne de) - Discours de la servitude volontaire (Paris, éd. Mille et une nuits, 1995).
- LAVABRE (Marie-Claire) & REY (Henri) - Les Mouvements de 1968 (Florence, Casterman-Giunti, 1998).
- LEFEBVRE (Henri) - La vie quotidienne dans le monde moderne (Paris, Gallimard, NRF, Coll. Idées, 1968).
- MARCUSE (Herbert) - L’homme unidimensionnel, essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, trad. Monique Wittig et l’auteur (Paris, Les éditions de Minuit, coll. Arguments, 1968).
- MARTOS (Jean-François) - Histoire de l’Internationale situationniste (Paris, éd. Ivrea, 1995).
- MARX (Karl) - Le Caractère fétiche de la marchandise et son secret, extrait du Capital, trad. Joseph Roy (Paris, éd. Allia, 1995).
- MARX (Karl) & ENGELS (Friedrich) - L’Idéologie allemande, première partie : Feuerbach, trad. Renée Cartelle et Gilbert Badia (Paris, éditions sociales, Classiques du marxisme, 1968).
- NIEL (Mathilde) - Le Mouvement étudiant ou la Révolution en marche, signification du mouvement étudiant contemporain (Paris, Le Courrier du Livre, 1968).
- NIETZSCHE (Friedrich) - Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Marthe Robert (Paris, U.G.E., coll. 10-18, 1958).
- NIETZSCHE (Friedrich) - Le Livre du Philosophe, études théorétiques, trad. Angèle Kremer-Marietti (Paris, GF-Flammarion, 1991).
- RATGEB [attribué à Raoul Vaneigem] - De la grève sauvage à l’autogestion généralisée (Paris, U.G.E., coll.10-18, 1974).
- RIBEMONT-DESSAIGNES (Georges) - DADA, manifestes, poèmes, nouvelles, articles, projets, théâtre, cinéma, chroniques, 1915-1929 (Paris, éd. Ivrea , 1994).
- Section italienne de l’Internationale situationniste - Ecrits complets (1969-1972), trad. Joël Gayraud et Luc Mercier (Paris, Contre-Moule, 1988).
- STIRNER (Max) - L’Unique et sa propriété, trad. Reclaire (Paris, éd. Jean-Jacques Pauvert, Stock, 1960).
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- VANEIGEM (Raoul) - Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (Paris, Gallimard, Folio/Actuel, 1992).
- Collectif - Des tracts en mai 68, mesures de vocabulaire et de contenu (Paris, Champ Libre, 1978).
- Collectif - Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations (Paris, Gallimard, Coll. Témoins, 1968).
- De la misère en milieu étudiant, considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier, par des membres de l’Internationale situationniste et des étudiants de Strabourg (Paris, Champ Libre, 1976).
- Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste, 1948-1957, édition établie par Gérard Berreby (Paris, éd. Allia, 1985).
- Guy Debord présente POTLATCH 1954-1957 (Paris, Gallimard, Folio, 1996).
ARTICLES
- JORN (Asger) - “Peinture détournée”, Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (à propos de l’Internationale situationniste 1957-1972), Catalogue de l’exposition du Musée National d’Art Moderne, Galeries Contemporaines, Centre Georges Pompidou (Paris, éd. du Centre Pompidou, 1989).
- KRAVTCHINSKI dit STEPNIAK (Serge) - “La Russie souterraine” in W.Bannour, Les Nihilistes russes (Paris, Aubier, 1974).
- SANCHEZ-VASQUEZ (Adolpho) - “Socialisation de la création ou mort de l’art”, L’homme et la société # 26, trad. Simone Degrais, communication faite au VIIème congrès international d’Esthétique à Bucarest, Roumanie, août-sept. 1972 (Paris, éd. Anthropos, octobre 1972).
OUVRAGES UTILISES MAIS NON-CITES
- RASPAUD (Jean-Jacques) & VOYER (Jean-Pierre) de l’Institut de Préhistoire Contemporaine - L’Internationale situationniste, protagonistes, chronologie, bibliographie (Paris, Champ Libre, 1972).
- Destruktion af RSG-6, En Kollektiv manifestation af situationistisk International (Odense, Danemark, éd. Galerie Exi, 1963).
- Der Deutsche Gedanke #1, organ der S.I. für Mitteleuropa, Bruxelles, april 1963 (verlagsdirektor : Raoul Vaneigem).
- Situationist International #1, review of the american section of the S.I., june 1969 (Portland, Oregon, Etats-Unis, Extreme press, 1993).
- Situationistisk Revolution #1, central organ for den skandinaviske sektion af S.I., Randers, oktober 1962 (redacktor : J.V. Martin).
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