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Pourquoi l’espoir ?

mis en ligne le 15 juin 2015 - John Zerzan

Il est assez à la mode, parmi les anarchistes aussi, de se moquer de la notion d’espoir, de disqualifier explicitement toute chance de victoire finale sur la domination et l’oppression. Desert [1] arbore cette perspective sur sa couverture : « Dans nos cœurs, nous savons tous que le monde ne sera pas "sauvé" », et répète cette déclaration deux fois encore dans les premières pages. La civilisation persistera. Il est temps de renoncer aux « batailles ingagnables ». De cette façon, la misère du choc émotionnel et la désillusion seront évités et nous serons tous beaucoup plus heureux (!). Le groupe mexicain de type Unabomber [2], Individualidades teniendo a lo salvaje (ITS), affirme aussi fermement qu’il n’y aura pas de victoire. « Nous ne croyons pas que cela soit possible », proclament-ils à plusieurs reprises.

Mais c’est possible. Notre victoire contre la maladie de la civilisation n’est nullement garantie, évidemment, mais elle est clairement possible. Je préfère ce que Kierkegaard a dit de l’espoir : « C’est la passion pour le possible ». Plus audacieux, qu’est-il advenu du « demandons l’impossible » ? Quand nous refusons la victoire, n’en sommes-nous pas au Game Over ?

Nous pourrions rappeler l’homme unidimensionnel d’Herbert Marcuse, qui a annoncé la fin apparente des possibilités radicales, le triomphe définitif de la non-liberté consumériste. Il était ravi d’avoir été démenti dans les semaines suivants la sortie de son livre en 1964, par les débuts d’un mouvement mondial qui secoua le monde. Et comme le système mondial affiche désormais lui-même son échec à tous les niveaux, révélant n’avoir aucune réponse à rien, alors toutes les chances de dépasser qualitativement le mouvement des années 60 sont présentes.

Mais pas si nous renonçons à tout espoir de vaincre, inutile de le dire. Il est bien connu que la santé et la guérison des maladies ne sont pas liées au désespoir mais à son contraire. Prenons le dernier roman du Serbe Danilo Kiš, Psaume 44, sur la volonté d’une jeune famille de survivre et de résister à Auschwitz, où la visualisation de l’espoir fut une « nécessité ». Pour nous et pour toute la vie, les choses sont graves, mais nous ne sommes pas à Auschwitz. Et pourtant, nous rejetons l’espoir ?

L’égoïsme et le nihilisme sont de toute évidence en vogue chez les anarchistes, et j’espère que ceux qui s’y identifient ne sont pas sans espoir. Illusions non, espoir oui. Je me demande ce que nous avons à offrir au sens large, en termes d’analyse et d’inspiration, par exemple - ou bien si c’est trop demander.

Il y a des égoïstes qui semblent surtout être tombés amoureux de leurs Égos sacrés, pour qui tout est jugé dans la mesure où cela sert le Soi. Pendant ce temps, le règne de la techno-culture nourrit le solipsisme, le narcissisme et l’isolement à la mesure de la techno-dépendance de ses sujets. Max Stirner voyait-il le monde naturel comme n’ayant de valeur que par rapport à son ego ? Quel intérêt possède l’égoïste pour l’entraide, les luttes sociales ou la disparition de la communauté ? Je recommande L’Unique et sa propriété de Stirner comme un correctif important aux appels du collectivisme sous ses différentes formes, mais suis plutôt d’accord avec l’anarchiste de l’Arizona Dan Todd, selon qui Diogène et les cyniques de l’Ouest et Tchouang-tseu et certains des taoïstes de l’Est ont fait un encore meilleur travail des siècles plus tôt.

Est-ce que le nihilisme signifie que pratiquement tout doit être fait pour aller dans le sens d’une vie décente ? Si c’est le cas, alors je suis un nihiliste. On peut affirmer que le nihil-isme n’est pas littéralement le rien-isme [nothing-ism], ou alors on ne pourrait pas être à la fois nihiliste et anarchiste. Mais si cela signifie la politisation du désespoir, alors non merci. Le philosophe français Jean-François Lyotard a mis le mot sous une lumière différente : « Avec la mégalopole, ce que l’Occident réalise et diffuse est son nihilisme. C’est ce qu’on appelle le développement ». Y a t-il des nihilistes qui prennent ces affirmations pour ce qui les motive ?

Il y a en tout cas plus que de l’anti-espoir à offrir. Deux nouveaux livres nous le rappellent. Liberi dalla civiltà [Libre de la civilisation] d’Enrico Manicardi est le premier abécédaire anti-civilisation toute langue confondue, et The Anarchist Revelation : Being What we’re Meant to Be [La révélation anarchiste : être ce que nous sommes censés être] de Paul Cudenec, le livre le moins pessimiste qu’il m’ait été donné de lire. Il se réfère à l’anarchiste allemand Gustav Landauer, par exemple, à l’idée que « nous n’avons pas besoin de nous inquiéter de la trop faible quantité de ceux qui ont répondu à l’appel, lorsque la qualité de son contenu [anti-civilisation] est hors de question ». Cela réconcilie l’esprit et la résistance anarchiste ensemble dans une contribution très large et puissante.

Ce sont des temps difficiles, mais, comme le disait Oscar Wilde, « nous sommes tous dans le caniveau, mais certains d’entre nous regardent les étoiles ».

John Zerzan.

Traduit de l’anglais par Non Fides de Why Hope ? (Critique of the Nihilist tendency in Anarchism), anarchistnews, 21/08/2013.

Traduction revue et corrigée.
Apache-éditions, mars 2015.

[1Livre/brochure paru en anglais aux USA en 2011, sorte de mélange entre anarchisme vert, appelisme et ce nihilisme en vogue depuis quelques années dans le mouvement. (Note de Non-Fides)

[2voir Théodore Kaczynski, La société industrielle et son avenir. (Note d’Apache-éditions)




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