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Chroniques du bord de l’amer…
mis en ligne le 29 novembre 2014 - Hoder
1 – Déconstruction mon amour !
On est tous et toutes tellement déconstruit-es. On a tous et toutes tellement réfléchi, analysé, décortiqué, traqué les failles de nos pensées et sentiments construits que toute trace de spontanéité n’est plus possible aujourd’hui. C’est très net, on s’élève contre l’universalisme, tare dont tout soc’dem’ basique se réclame, en revanche on est tous et toutes polyamoureux-ses, non jaloux-ses, non possessif-ves, pro-sexe, anarchistes ou assimilé-es, végétarien-es a minima, végétalien-nes pour les meilleur-es d’entre nous et pratiquant-es BDSM ou au moins ouvert-es à l’idée. L’universalité des militant-es de base de nos milieux ne dérange absolument personne.
Pour ceux et celles qui ont le malheur de ne pas entrer dans ce moule, attention les dégâts. Du regard méprisant de base au bitchage généralisé, tous les coups sont permis. Que la norme de la sacro-sainte déconstruction soit si étriquée et ne laisse place qu’aux plus fort-es ou opportunistes (au choix) d’entre nous ne questionne pas grand monde. Entre déconstruction et destruction il y a un truc très con qui se produit hélas bien souvent : la tendance au dédain et au trashage gratuit de toutes les personnes qui s’échappent un peu de nos nouvelles normes, malgré le soin qu’on apporte au déni d’existence de toute forme de norme dans nos communautés.
Dans d’autres sphères, c’est ce qu’on appelle l’élitisme mais chez nous c’est un gros mot bien sûr. Ainsi, il faudrait que chaque personne qui s’intéresse un minimum aux causes pour lesquelles nous sommes supposé-es lutter soit, en début de parcours, aussi déconstruite que ce qu’on attend d’elle sous peine d’être détruite. De fait, le cadre de confiance n’existe jamais vraiment et donne la sensation malaisée de ne pas savoir ce qu’il faut penser, dire ou faire au risque d’être tricard en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Une simple blague peut donner lieu à un fanzine, un simple aveu de manque de culture militante à une AG. Ça donne envie de militer y a pas à dire…
Tant qu’on n’a pas pigé la prépondérance de « la loi de la contradiction » on est foutu-e. Parce que ce truc là est très subtil et on ne le découvre que très tardivement, quand on commence à bien connaître les rouages du milieu. Il y a des contradictions autorisées et d’autres indéfendables. On a le droit par exemple d’être fan de rap ou punk misogyne, du moment que c’est « powerful » mais on n’a pas le droit d’être artiste parce que ça c’est « laï laï » ! On peut clamer à tout va qu’on est polyamoureux-se et, quand l’autre rencontre quelqu’un, se répandre en éclaboussant tout le monde de merde parce qu’on s’aperçoit qu’en fait on en est incapable. Et on peut tout à fait refuser de l’admettre pour garder la face, c’est même recommandé. On a le droit de foutre des grosses claques à un pauvre type qui traverse, sans s’en apercevoir, une manif de nuit non mixte, mais on n’a pas le droit d’être hippie. En fonction des situations on a le droit d’utiliser des procédés dignes des grandes heures de l’URSS en terme de chasse aux traitre-sses et on a aussi le droit de les dénoncer quand ils viennent d’un autre collectif. On peut dégueuler tout ce qu’on sait sur les couples tant qu’on est célibataire et tout lâcher d’un coup pour s’installer avec son-sa dulciné-e dès qu’on se sent touché-e par la grâce. On peut hurler à qui veut l’entendre que le personnel est politique et refuser d’être exposé-e publiquement pour des raisons de droit à l’image sur des photos et des vidéos d’archives d’événements militants auxquels on a participé sans contrainte et ce, particulièrement, si on ne court pas le moindre danger à y apparaître. Pour se sortir de toute situation délicate, on invoquera sans coup férir le droit d’avoir des contradictions et de les assumer ! C’est d’une simplicité enfantine, il fallait y penser !
2 – Le privé est politique…
… Ou le personnel est politique, selon les variantes. Incontournable concept hérité du MLF et des grandes heures de la naissance du féminisme. Creusons l’idée. A quoi tiennent ces phrases ? A quoi sont-elles reliées ? Au travail invisible, non rémunéré et non reconnu dévolu de manière systémique aux femmes dans la sphère privée. A l’idée que si l’enfant n’est pas torché, tout le monde s’en apercevra. Alors que personne ne remarque jamais que si d’habitude il l’est, il faut bien que quelqu’un ait mis ses mains dans la merde pour faire ce travail qui passe inaperçu. Au « devoir conjugal » si souvent proche du viol conjugal, pour lequel le consentement de madame n’a pas la moindre valeur, ni voix au chapitre, puisque monsieur a des besoins, qu’il faut évidemment qu’il les assouvisse et que sa femme est là pour ça, crénom ! A la liberté des femmes à disposer de leur corps et à choisir, par la contraception et l’avortement, de ne pas être confondues avec des poules pondeuses. A la remise en cause générale du schéma marital qui renvoie les femmes au rang d’objet utile comme peut l’être une belle voiture ou un rasoir électrique, sans désirs, sans réflexion, sans voix. Ces phrases ont été formulées pour dire que ce qui a lieu dans les foyers est structurellement imposé, questionnable et que l’aspect politique des choses y est prédominant.
Ces phrases sont aisément adaptables à des revendications LGBT ou TPG ou Queer ou ce que vous voulez. Elles permettent de contrer les injonctions à la discrétion qui pèsent sur chacun-e de nous. « Ils et elles font bien ce qu’ils et elles veulent, du moment que c’est pas devant nous ! », « Ils et elles pourraient être discret-es quand même, il y a des enfants ! » et autres réflexions inutiles et insultantes sur nos identités et orientations du type : « C’est quand même pas normal, c’est contre-nature » ou « La nature a fait des hommes et des femmes, c’est pas pour rien, ils et elles sont tout simplement malades ».
D’affirmer que le privé est politique c’est refuser que nos vies soient ravalées au rang d’anomalies et n’aient droit de cité que derrières les portes closes de nos appartements. C’est apparaître au monde sans le moindre complexe car les raisons qui voudraient nous pousser à en avoir sont archaïques, dénuées de sens et liberticides.
Contre toute attente, les deux phrases sus-citées ne devraient pas pouvoir servir à trasher un-e ex contre qui on a de la rancœur. Ni à couvrir de merde, par la divulgation publique d’actes ou de paroles survenus en privé, une personne dont on a été l’ami-e un temps et dont on connaît éventuellement quelques secrets, à partir du moment où un désaccord pointe le bout de son nez. D’une manière générale, utiliser un argument politique pour se sortir d’une situation interpersonnelle merdique est non seulement d’une lâcheté indécente qui frise la manipulation, mais surtout un danger indéniable pour les combats politiques que nous menons.
L’usage de ce concept à des fins de vengeance et de prise de pouvoir qui taisent leur nom est ce qu’on appelle communément une dérive. Je suis sûre que tout le monde connaît la définition de ce mot et reconnaît le genre de situation évoqué pour l’avoir vécu au moins une fois. Le risque majeur de ce genre de dérive n’est jamais que la désactivation du propos politique que le concept est supposé servir, ce qui, convenons- en, est un vrai problème lorsqu’on est militant-e.
3 – De mesures en démesure
La mesure a disparu. Ceci est un appel général : on recherche activement depuis quelques années le sens de la mesure dans le milieu TPG féministe et militant en France. Il est porté disparu depuis si longtemps maintenant, qu’on commence à craindre qu’il ne soit mort et enterré ou parti tellement loin qu’on ne le reverra jamais.
Vous rendez-vous compte que l’ennemi juré dans le milieu aujourd’hui, celui qui est en haut de la pile des dominant-es types, est le-la prof ? Mention spéciale pour les universitaires qui sont bien sûr les pires de tous-tes. Ces saloperies de nanti-es, riches comme pas possible, privilégié-es en diable avec leurs fiches de paie mirobolantes et leur boulot méprisable.
On a recréé un monde quasiment similaire à celui d’à côté, plus rigide et intransigeant sur certains points, excessivement normé et bénéficiant d’une échelle de valeurs conforme à la taille du microcosme dans lequel nous évoluons. Un patron du CAC-40 chez eux est l’équivalent d’un-e universitaire chez nous. Un trader ou un banquier est l’équivalent d’un-e prof de lycée, de collège ou d’élémentaire. Un patron de PME est l’équivalent d’un-e salarié-e lambda. Et ainsi de suite. Ce décalage assez impressionnant donne des situations surréalistes où un-e simple salarié-e d’une boîte quelconque sera traité-e en privilégié-e comme si, actionnaire majoritaire de Total Fina, il ou elle s’en foutait plein les poches chaque jour en affamant sans scrupules d’autres gens.
Quand on y pense les pédés sont assez bien placés dans la pyramide des dominants. Eux qui ne subissent absolument aucune stigmatisation liée à un statut d’opprimés et dont la vie est un long fleuve tranquille de l’enfance à la mort (du SIDA, non j’déconne…).
4 – Tu fais de la merde, mais ne le prends pas personnellement…
Bah oui, c’est tellement simple après tout ! Finalement personne n’est doué-e de sensibilité ou éventuellement ébranlé-e par ce genre de déclaration compassée et tout le monde peut encaisser sans broncher les remarques blessantes à peine voilées sous leur vernis de courtoisie. Les actes sont fait par des gens, il paraît ; et les gens sont humains. Malgré leurs défauts, leurs failles et leurs lacunes sur certains sujets, ils ressentent des trucs et se sentent la plupart du temps associés personnellement à leurs actes. Alors c’est bien beau de laisser couler sa rage en la camouflant sous une fausse sympathie et d’agrémenter ses remontrances du désormais célèbre « ne le prends pas personnellement », mais un minimum d’honnêteté permettrait de reconnaître qu’on sait d’avance que toute remarque est prise personnellement. Ah l’honnêteté intellectuelle… Denrée rare s’il en est dans ce milieu pathogène, inversement proportionnelle en général aux années écoulées en son sein. Celle qui permet d’admettre que parfois on a juste envie de démolir quelqu’un parce que c’est facile, ou parce qu’on est en colère contre d’autres trucs ; ou qu’il semble plus accessible de dégommer telle personne que telle autre et qu’on en attend simplement un soulagement et en aucun cas une portée politique quelconque.
Combien sont-ils et elles qui ont envoyé des mails fielleux aux membres actifs d’une association ou d’un collectif juste parce que ça les démangeait et qui sont ensuite retourné-es, libéré-es, à leurs petites activités pendant que leur bombe à fragmentation faisait ses petits dégâts sur ses destinataires ?
Combien sont-ils et elles qui ont brandi l’arme de destruction massive des milieux féministes, l’accusation à tort (de sexisme, de racisme, de viol, de transphobie, de lesbophobie, et autres agressions ou oppressions variées), et qui allégé-es de leurs excès de bile, comme on l’est après avoir chié, ont continué gentiment leurs petites vies pendant qu’une personne broyée subissait l’opprobre injustifiée ?
Combien ont utilisé l’expression « ne le prends pas personnellement » après avoir pilonné quelqu’un en n’espérant même pas atténuer la violence des propos tenus mais simplement s’en donner l’impression ?
Jusqu’où est-on supposé-e aller comme ça ? Avec combien de gens ? Qui n’a pas encore pris sa baffe « à ne pas prendre personnellement » et se sent de l’encaisser ? Après combien de baffes est-on censé-e être immunisé-e ? Est-ce que quelqu’un croit encore sincèrement être convaincant-e quand il ou elle emploie ces termes après avoir agoni quelqu’un d’insultes, d’accusations et de reproches infondés et gratuits ?
5 – L’entre-moi rêvé
Quand la non-mixité prend le chemin de l’individualisme forcené… La non-mixité est un outil politique nécessaire, tellement important en terme de réappropriation de nos vies, de reprise de confiance en nous, en nos actions, en la légitimité de nos luttes, qu’il est tout simplement scandaleux que son usage soit détourné à des fins individualistes. L’intérêt même de la notion est collectif. Elle doit nous permettre l’accès à des espaces temps soupapes dans lesquels se ressourcer, réfléchir et élaborer, entre personnes vivant des choses globalement similaires, des moyens de lutte opérants pour briser les structures qui nous enferment.
L’individualisme rampant et les réflexes identitaires sont en train de vider tranquillement la non-mixité de son sens et de son efficacité dans la lutte. A ce rythme-là, on va se retrouver assez vite avec plein de micro non-mixités composées d’une personne et qui évolueront côte à côte. Ce qui risque d’avoir un effet politique relativement dérisoire au regard des coups qu’il nous faudrait pouvoir porter à nos ennemis extérieurs.
Je suis une femme, gouine, blanche, cisgenre, salariée et valide. Bon, je n’ai qu’à créer un espace non-mixte femmes-gouines-blanches-cisgenres-salariées et valides et on sera plusieurs à discuter de ce qui nous rassemble. Oui mais voilà je suis grosse… Donc, je ne vis pas la même chose qu’une femme-gouine-blanche-cisgenre-salariée et valide MAIS mince ! Bon… Je me casse ailleurs ou alors j’explique aux minces que leur légitimité dans cette non-mixité est remise en cause et elles se barrent. Oui mais voilà, je vis en Seine-Saint-Denis depuis toujours et un 93 décrié orne les plaques d’immatriculation de mon quartier, la mienne à l’occasion, et l’état civil porté sur nos CV. Du coup je ne vis pas la même chose qu’une femme-gouine-blanche-cisgenre-salariée, valide, grosse MAIS parisienne ou d’ailleurs en France ! Bon… Je me casse ailleurs ou alors j’explique aux Parisiennes ou d’ailleurs en France que leur légitimité dans cette non-mixité est remise en cause et elles se barrent. Oui mais voilà je suis butch… Donc je ne vis pas la même chose qu’une femme-gouine-blanche-cisgenre-salariée, valide, grosse, banlieusarde qui ne le serait pas. Bon… Je me casse ailleurs ou alors j’explique à celles qui ne sont pas butch que leur légitimité dans cette non-mixité est remise en cause et elles se barrent. Oui mais voilà, je suis en CDD, contrat précaire renouvelable un certain nombre de fois seulement. Donc je ne vis pas la même chose qu’une femme-gouine-blanche-cisgenre-salariée, valide, grosse, banlieusarde, butch en CDI. Bon… Je me casse ailleurs ou alors j’explique à celles en CDI que leur légitimité dans cette non-mixité est remise en cause et elles se barrent. Oui mais voilà, je ne suis pas anarchiste. Du coup je n’ai pas exactement la même vision des choses que les anarchistes ayant réussi à surnager dans la non-mixité extrêmement sélective dans laquelle je me trouve, je ne vois pas d’autre solution que celle de partir ou de leur expliquer que leur légitimité dans cette non-mixité est remise en cause et d’attendre qu’elles se barrent….
Bref, on a bien saisi l’idée et on peut la dérouler à l’infini. Si on y met vraiment du nôtre, je présume qu’on pourra, à terme, s’auto-exclure de notre propre non-mixité pour désaccord avec soi même ou déséquilibre interne créant une situation d’auto-oppression sur notre propre personne. Je pense qu’on tient un concept visionnaire les ami-es, c’est la politique de demain…
6 – The purest you are, the better you get…
A vos marques, prêt-es, partez ! La course à la pureté politique a commencé ! Nous voilà aujourd’hui dans une course effrénée à la pureté des positionnements. Il est absolument proscrit de dire une connerie et bien entendu condamnable et largement condamné d’en faire une. La teneur en connerie d’un argument étant liée à des fluctuations dont il est impossible de déterminer les origines ni la trajectoire. Une année, il sera absolument nécessaire de se positionner d’une façon précise, l’année suivante, la façon opposée sera privilégiée. A charge pour tout le monde de se démerder pour faire croire qu’il ou elle a toujours tenu le discours en vogue au moment où une polémique éclate. La réalité orwellienne de cette situation est effrayante, pas vrai ? Le but ultime étant d’être convaincant-e quand on s’exprime afin que tout le monde pense qu’on est né-e militant-e et qu’on ne se trompe jamais. Les accès de mythomanie et de réécriture des faits sont admis voire suggérés.
Ces talents ne sont pas équitablement partagés entre nous tous et toutes, ce qui occasionne régulièrement des curées qui ravissent les foules. C’est vraiment pratique, ça permet de garder le concept du bouc émissaire qui est tellement efficace depuis des siècles qu’il serait dommage de s’en priver ! Le droit à l’erreur et à l’apprentissage ne sont pas prévus par les clauses du contrat activiste. La transmission des savoirs n’existe que dans l’engueulade et tant pis pour les militant-es novices trop fragiles pour supporter une telle pression, après tout, en tant que collabos, ils et elles n’ont qu’à retourner à straightland !
7 – Jouons avec les mots
En parlant de collabos, abordons maintenant la novlangue du milieu militant TPG-Queer-Féministe de France. Est-ce que tout le monde a bien conscience de la signification du terme collabo ? Les collabos désignaient, pendant la seconde guerre mondiale, les personnes qui dénonçaient d’autres personnes dans un but d’extermination. Les collabos prêtaient main forte à un système génocidaire basé sur la haine xénophobe d’une population donnée et d’autres marginalisées. Est-ce que ça ne pose vraiment de problème à personne que ce terme soit galvaudé régulièrement dans nos milieux ? Qu’on l’utilise sans vergogne pour qualifier quelqu’un avec qui on a un désaccord politique ? Quand on y réfléchit cinq secondes c’est pourtant assez gerbant comme métaphore.
D’ailleurs, comme le thème abordé dans ce point est la novlangue et que les hétéras ont colonisé sans effort notre langage, je me demande pourquoi on ne parle pas encore de collabas !
La lutte contre la grammaire sexiste prend une place folle dans nos milieux très prolixes en fabrication à la chaine de documents, fanzines, brochures, tracts, comptes-rendus de réunions et autres ordres du jour. De quelqu’unE en sans-papièrEs, au risque de devenir incompréhensibles à la lecture, on se vautre, comme si nos vies en dépendaient, dans une gymnastique acrobatique avec les mots et la syntaxe et surtout on détourne le sens de certains termes pour ajouter un peu de force à une argumentation faiblarde. Les collabas, heu, collabos en sont un exemple abject mais criant et on n’a toujours pas trouvé de féminin à fratricide, fraternel et oppresseur. Que fait l’académie TPG de France bordel ?
8 – Le théâtre de l’opprimé-e…
Les opprimé-es sont, comme tout un-e chacun-e, parfaitement habilité-es à être des con-nes ! Il arrive même qu’ils ou elles aient tort parfois ! Je sais ça paraît fou écrit texto noir sur blanc. Pourtant, je m’étonne que nous, féministes matérialistes pour la plupart, ayons le réflexe essentialiste d’imaginer que la posture d’opprimé-e prévient nécessairement les comportements d’agression interpersonnelle, la simple méchanceté, la connerie banale et les mensonges ordinaires. Ce bête constat n’indique pas que les opprimé-es sont tous et toutes des con-nes. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Il ne remet bien évidemment pas non plus en cause la réalité des privilèges dont bénéficient certaines classes aux dépens de certaines autres. D’un point de vue collectif et de lutte pour l’abolition de ces dits privilèges, un retour de bâton d’un groupe opprimé sur son groupe oppresseur n’a bien entendu pas la même valeur que l’inverse. Pour ce qui concerne les situations individuelles maintenant, dans un milieu fortement politisé et en réflexion constante sur les schémas de domination subie et infligée, la donne est légèrement différente il me semble.
Breaking news ! Parfois un-e opprimé-e agresse des personnes, sans que l’agression n’ait un quelconque lien avec la situation d’oppression qu’il ou elle subit, et un-e oppresseur-e en est témoin ou victime ! Il est alors impossible, dans le climat de malhonnêteté intellectuelle qui baigne nos milieux, d’accorder le moindre crédit à la parole de la victime ou témoin oppresseur-e type parce que ses déclarations seront selon toute logique …phobes ou …istes, en fonction de la nature de l’oppression systémique subie par l’agresseur-se.
C’est exactement à ce moment-là qu’on commence à tourner en rond. Quand on est féministe, la parole de la victime fait loi. Il est essentiel que cette donnée soit prise en compte systématiquement comme étant la seule valable. Si une personne se plaint d’une agression, on la croit sans la moindre réserve et on applique à la lettre les principes de précaution élémentaires ainsi que les mesures de soutien et d’écoute nécessaires. Si l’agresseur-se est minorisé-e, les choses se corsent. La parole de la victime ne fait finalement plus loi parce qu’un jeu malsain de bataille des oppressions entre en ligne de compte. Tu as la carte femme donc tu es opprimée ; oui mais je suis pauvre et toi non, par ta position de classe c’est toi qui m’opprimes ; ok c’est vrai je suis valide et tu ne l’es pas, mais n’oublie pas que tu es cis, ce qui n’est pas mon cas. Je t’ai agressée sans que mon acte n’ait de lien avec les divers mécanismes de domination que je subis au quotidien mais je gagne au jeu des oppressions empilées et comme les plus opprimé-es ont raison de fait, non seulement je ne t’ai pas agressée mais mieux encore, je suis ta victime ! Elle est pas belle la vie ?
Ce qui saute aux yeux, c’est le risque de ne pas prendre en compte une agression avérée par crainte d’être catalogué-e …iste ou …phobe et de laisser les victimes se démerder avec l’agression subie parce qu’un positionnement de soutien serait assimilé de fait à un positionnement politique « craignos » selon les règles en vigueur dans nos sphères. Et le pendant malsain de ce risque existe aussi, c’est sans doute ce qui est le plus beau. Il sera bien vu de se placer en soutien de celui ou celle qui a agressé pour appliquer à son image une couche faussement courageuse de vernis anti …iste ou anti …phobe qui fera merveille dans notre micro-société mondaine.
9 – Je suis moi, suivez-moi aussi !
Le discours situé, ou la merveilleuse marotte des milieux TPG-Queer-Féministes en France de ces dernières années. En théorie c’est canon, disons-le. La parole à ceux et celles qui subissent les oppressions avant toute chose. Finalement c’est le terreau de la non-mixité politique : nous sommes celles et ceux qui subissons telle oppression de la part de tel ou tel groupe dominant, nous avons le besoin de définir entre nous ce qui permettrait d’en sortir sans nous référer au groupe qui nous opprime parce que nous voulons être maîtres et maîtresses de nos propres libérations. Il est impératif que quittant leur place d’oppresseurs, les groupes qui nous ont toujours dominé-es ne deviennent pas nos sauveurs. Il ne manquerait plus qu’ont ait à les remercier de nous libérer des chaînes qu’ils nous mettent aux pieds depuis toujours. Dit comme ça, ça tombe sous le sens et personne d’un minimum sensé-e ne songerait à s’opposer à cette idée.
En pratique, ça donne lieu à des trucs plutôt invraisemblables. Prenons une situation à laquelle un grand nombre d’entre nous a déjà été exposé en tant que dominant-e (blanc-he, cis, valide ou autre). Une personne d’un groupe opprimé auquel on n’appartient pas subit une agression liée à sa classe sous nos yeux. Deux possibilités se présentent : on peut réagir, au risque d’être accusé-e de paternalisme ou, ayant pris en compte ce risque, on peut ne pas réagir et être taxé-e de …iste ou …phobe. Alors que faire ??? Si vous avez une solution qui vous permet de garder la cote dans le milieu, je vous tire mon chapeau.
Vous savez ce qui est rigolo ? C’est qu’à appliquer le discours situé comme une doctrine inflexible à laquelle il ne faut jamais, ô grand jamais, déroger, en tant que témoins d’agressions et déterminé-es à l’immobilisme pour ne pas « confisquer la parole », on ne devient ni plus ni moins que des collabos ! Les vrais ce coup-ci. Ceux qui, non-juif-ves, non-tziganes, non-handicapé-es, non-communistes, non homosexuel-les et autres, n’ont pas bougé car ils et elles n’étaient pas concerné-es par les rafles quand les autres se faisaient embarquer vers la mort. Classe, non ?
Alors je vous entends déjà m’affubler des petits noms sympas, de soc’dém’ à traître à la cause en passant par intégrationniste et déclarer sans hésiter que mes réflexes de dominante sont tenaces et que le paternalisme coule dans mes veines. Vous savez quoi ? J’en ai rien à foutre. Je préfère mille fois adopter une position décriée dans ce milieu nombriliste que de ne pas réagir en soutien à quelqu’un qui subit un truc de merde pour éviter un jugement bien pensant attendu.
Sur des sujets moins graves qu’une agression devant témoins, je me trouverais vraiment débile de ne pas aller manifester avec les sans-papiers ou de ne pas faire l’existrans en soutien, pour empêcher la bien-pensance établie ici bas de me tacler gratuitement parce que les gens s’emmerdent et que ça leur fait une occupation. En dehors de mouvements qui annoncent une non-mixité dans laquelle je n’ai pas de légitimité à me trouver, ce que je respecte bien évidemment, soutenir des mouvements qui ne me concernent pas personnellement me semble être la moindre des choses parce que j’ai un minimum de conscience politique. L’union fait la force ou une connerie has been du genre, v’voyez ?
10 – Scoop !
Il y a un monde autour. Vous savez celui duquel on essaie tous et toutes de s’extraire parce que ses normes sont trop rigides et qu’elles nous empêchent d’être ce que l’on est sans souffrance. Pendant qu’on est occupé-es à s’entretuer et à recréer des normes plus étroites encore que celles desquelles on tente par tous les moyens de s’échapper, le reste du monde continue d’être homophobe, sexiste, transphobe, raciste, handiphobe, hétéronormé, d’une manière générale solidaire contre toute forme de marginalité. Nous n’avons plus le temps de tenter de l’empêcher de mettre tout en œuvre pour perpétuer l’exclusion systématique de nos identités, tout occupé-es que nous sommes à traquer l’oppression dans nos rangs. Quand les espaces temps d’entre soi auront disparu, laminés sous les coups des guerres fratricides et les réflexes de repli identitaire, je pense qu’on sera tous et toutes bien content-es d’être contraint-es à vivre straightland 24 heures sur 24 pour le reste de nos vies.
Il est probable que ma tentative de verbalisation de ce qui me fait dégueuler dans ce milieu ne soit pas unique. Il est possible que d’autres avant moi s’y soient essayé-es et que d’autres après moi en prendront la liberté. C’est même souhaitable, pour que ce que nous faisons le mieux en ce qui concerne l’extérieur soit enfin vrai pour ce qui nous concerne de près. Ouvrir les yeux. Réagir. Rester lucide. Combattre, lutter, réfléchir et agir.
Je ne veux plus contribuer à fabriquer un système de merde où on cherche autorisations et approbation des auto-proclamé-es et mouvant-es puissant-es du milieu avant d’oser penser. Je ne parle même pas de dire ou de faire, simplement de penser. Je n’ai pas envie de me rendre compte dans dix ou vingt ans que j’ai activement participé à l’élaboration d’un monde que je déteste, gouverné par une police de la pensée et de la parole qui prend des airs innocents et glisse comme une anguille à chaque fois qu’elle est prise en faute. Je ne veux pas connaître la sensation éprouvée par ces vieux et vieilles communistes français-es qui ont compris trop tard qu’ils et elles avaient soutenu en toute bonne foi un système totalitaire, en suivant avec une naïveté absolue la ligne du parti sans (se) poser de questions.
Je ne cesse pas d’être féministe, radicale même – dans le sens où ce qui m’occupe est de m’attaquer à la racine des problèmes – et tout simplement attachée à l’idée de résistance aux oppressions diverses. J’affirme juste que si le modèle décrit à l’acide dans les paragraphes de ce texte est le seul possible pour la plupart d’entre nous, alors je lui tourne le dos et je lui montre mon cul pour lui chier à la gueule sans la moindre hésitation ni le moindre regret.
Ce texte est adressé à toutes les personnes qui détournent pour profits personnels nos indispensables outils de lutte élaborés au fil du temps. A toutes les personnes qui instrumentalisent nos combats pour régler leurs comptes interpersonnels. A toutes les personnes qui vomissent la bienveillance en tant que positionnement et qui se glissent dans la brèche mensongère de la prétendue politisation systématique des situations, pour éviter d’assumer leur gestion merdique des relations. A toutes les personnes qui confondent radical-e et venimeux-se.
Acceptez-le sous forme de cadeau. Il vous permettra d’affirmer, preuves à l’appui, à quel point vous êtes classes et irréprochables, et à quel point ces con-nes de soc’-dém’ sont mous et molles du cul. Il vous suffira de brandir ce texte en crachant votre venin et vous brillerez dans une société de rageux-ses. Autant que vous en serez capables, prenez-le personnellement…
Les Chroniques du bord de l’amer… ont été publiées initialement le 23 juillet 2012 sur le blog Deux doigts dans la marge.
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