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L’extrême-droite, ça fait mâle !
mis en ligne le 10 mars 2004 - Claudie Lesselier
Cette brochure n’est qu’une partie d’un travail global réalisé sous la direction d’Alain Vertadier,
comme il est dit dans l’introduction. Pour se procurer les autres travaux, écrivez à Euro WRC c/o
City & Shelter - 40 rue d’Espagne - B-1060 Brussels. Ce collectif a édité un excellent CDrom gratuit
sur les violences faites aux femmes, dont est issu ce texte. Ou contactez moi, une liste
de distribution de brochures, fanzines... est disponible chez :
– Inertie communication
c/o Jibé Lehmann / 18 avenue du chevreuil / 50120 Equeurdreville, Fr.
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Introduction
Octobre 1988 : le Professeur Claude Got rend à Claude Évin, alors ministre français de la Santé, son Rapport sur le sida.
Janvier 1989 : un dispositif tripartite se met en place. Aux côtés d’une Agence Française de Lutte contre le Sida et d’un Conseil
national du Sida, une Agence Nationale de Recherche sur le Sida (ANRS) voit le jour, chargée de coordonner les études et
recherches, tant en matière de "sciences dures" que dans le domaine des sciences humaines.
Septembre 1992 : notre équipe propose à l’ANRS une recherche sur l’homophobie, jugeant que dans l’étude de la perception sociale du Sida et son influence
sur le comportement sexuel de la population générale, l’homophobie doit occuper une position focale, indispensable à la
compréhension des phénomènes de discrimination et stigmatisation qui risquent de faire du sida une pathologie sociale.
Parallèlement à cette enquête qui nous amènera à analyser plusieurs dizaines d’entretiens semi-directifs, nous constatons avec
étonnement que ce thème de l’homophobie, pourtant si actuel, n’a jamais été développé dans la littérature de langue française.
Ceci confirme l’impression que nous avions eue en pilotant des recherches et formations sur des domaines associés à
l’homosexualité. Et pourtant, les mouvements gais en France et à l’étranger, l’épidémie du sida et sa cohorte d’hésitations sur
les mesures législatives que voudraient prendre certains gouvernants, comme feu le projet de Contrat d’union civile en France
ou les attentats contre les établissements gais en Amérique du Nord, sont quelques-uns des éléments récents qui viennent
souligner l’urgence de réfléchir aux discriminations dont sont victimes les personnes qui ont des pratiques homosexuelles, ou
qualifiées de telles.
Loin de vouloir seulement décliner l’ensemble des atteintes aux droits des personnes, dont sont victimes gais et lesbiennes,
nous avons voulu interroger et approfondir cette notion même d’homophobie. Quel est son sens ? L’homophobie est-elle une
question limitée à l’homosexualité et son acceptation, ou beaucoup plus largement la haine et la stigmatisation des qualités
considérées féminines chez les hommes, et dans une autre mesure, des qualités dites masculines chez les femmes ? Et ce
la violence auxquelles elle conduit.
Les chapitres de cet ouvrage proviennent d’auteurs de formations et de champs disciplinaires différents, d’Europe et
d’Amérique. Daniel Welzer-Lang nous invite à considérer les rapports entre homophobie et masculinité. Il lie les questions de
l’homophobie particulière, celle qui s’exerce à l’encontre des gais et lesbiennes, à l’homophobie collective qui prend sens dans
les constructions hiérarchisées des genres masculin et féminin. Pierre Dutey, dans une quête longue et passionnante, traque à
travers la littérature et les arcanes lexicographiques les différents sens de cette homo-phobie . Brigitte Lhomond, par l’étude des
discours scientifiques ou prétendus tels, montre combien la catégorie homosexualité occupe une position centrale dans la
construction des rapports sociaux de sexe. Françoise Guillemaut explore cette extrême disparité dans les surfaces
d’émergence des homosexualités, selon qu’elles sont masculines ou féminines, et l’invisibilisation des lesbiennes qui en résulte.
Michel Dorais pose lumineusement la différence qui opposera, en matière de recherche des "causes" de l’homosexualité, des
discours essentialistes très déterminés idéologiquement, à la critique constructiviste qui peut leur être opposée et met en cause
leur objectivité et leur scientificité. On lira avec quelque effroi les résultats de l’enquête menée par Michael Bochow en
Allemagne, laquelle montre que si des évolutions se font jour quant à la "tolérance sociale" de l’homosexualité, elles ne sont ni
aussi rapides ni aussi radicales qu’on pourrait l’espérer. Claudie Lesselier souligne quant à elle l’adhérence qui existe entre
homophobie et discours d’extrême droite, sous-tendue par des stéréotypes virils qu’on voudrait disparus. Patrick Pelège de
Bourges nous livre l’analyse que permettent certains des entretiens réalisés à Lyon, suivi en cela par Christophe Gentaz qui,
dans le sillage de Daniel Welzer-Lang, se demande si nous ne devrions pas considérer l’homophobie comme le préservatif
psychique de la virilité.
La part de mystère donc de menace que recèle l’autre -l’homosexuel pour l’hétérosexuel, la femme pour l’homme, l’homme
pour la femme, l’étranger pour l’autochtone, l’autochtone pour l’étranger, etc.- nous l’avons tous crainte, un jour ou l’autre, en
notre for intérieur. Interroger nos connaissances, nos attitudes et nos valeurs face à l’homosexualité et l’homophobie est une
façon salutaire de traquer l’ignorance, qui fait le lit de l’intolérance. C’est pourquoi nous vous convions dans les pages qui
suivent, à débusquer et apprivoiser cette peur de l’autre en soi qui se cache en chacun de nous.
L’extrême droite, ça fait mâle !
Claudie Lesselier
L’extrême droite - ou même les extrêmes droites -, termes commodes mais dont l’usage tend à séparer les théories, pratiques,
discours, valeurs de ces groupes d’avec l’ensemble de la société où ils prennent place. En fait, dans les politiques d’extrême
droite, on voit comme dans un miroir grossissant l’interaction du sexisme et des racismes, des pensées biologisantes et du
nationalisme, de la domination de classe, de la violence, tant de l’Etat que d’instances "privées" - on voit la radicalisation de
notions, d’images, de mythes, qui sont répandus dans toutes les structures de domination et peuvent être même reproduits
dans les mouvements de libération. C’est sans doute un peu dans cette perspective que le mouvement des femmes a souvent
tendu à montrer le fascisme comme "quotidien" : fascisme dans le viol et dans la pornographie, fascisme dans le culte de la
virilité et de la force que mettent en oeuvre les groupes d’hommes - armée, police, supporters de club de foot, etc., fascisme
des institutions autoritaires des politiques et des pratiques d’appropriation et de contrôle du corps de l’autre, fascisme aussi, est-il
dit plus récemment dans les technologies génétiques qui raniment les projets de l’eugénisme... Cette extension du terme
risque t-elle de banaliser la spécificité du fascisme, mouvement ou état, et l’ampleur de leurs crimes ? Ou permet-elle de
montrer que ses violences extrêmes et organisées ont des racines dans le quotidien des modes de vie, de rendre visible (sous une forme peut-être discutable) la violence si souvent cachée qui règne dans les sociétés dites consensuelles et les Etats
démocratiques ? Il faudra sans doute en reparler. L’extrême droite renvoie donc à l’ensemble du quotidien de nos sociétés et
des idéologies : elle renvoie aussi à l’histoire - à un passé, guère lointain, dont l’analyse, et la mémoire même est toujours un
enjeu, dont les références sont toujours présentes dans les conflits d’aujourd’hui : pour ne parler ici que de la France, pensons
au poids des traditions nationalistes, xénophobes, antisémites, catholiques ou populistes qui construisent ce qui a pu être
appelé "le fascisme aux couleurs de la France". Pensons au régime de Vichy (l’ordre moral, l’exécution des femmes,
l’embrigadement des jeunes, les lois racistes et les déportations) ; et enfin au colonialisme (les guerres coloniales, la torture, le
racisme, Ecole de la Génération qui aujourd’hui anime le Front National et la mouvance néo-nazie). Un passé, vraiment ???
Cette intervention ne vise pas à aborder tous ces problèmes, sur lesquels d’ailleurs nombre d’études sont disponibles. Plus
précisément, je vais d’abord faire un bref rappel des points de vue des extrêmes droites aujourd’hui en France à propos des
femmes et de l’homosexualité. Ce qui me conduit à une deuxième partie qui présente l’existence et les thèses d’un groupe
d’homosexuels néo-nazi, actif aujourd’hui en France et en Allemagne Fédérale ; un tel groupe rappelle la dimension de
l’électorat du FN qui est majoritairement, et de plus en plus, masculin : aux élections européennes de 1984, 14% des hommes et
8% des femmes, au premier tour des présidentielles de 1988, 18 % des hommes et 10 % des femmes ont voté pour le FN.
Quel que soit le silence ou l’invisibilisation des femmes, la défense de l’ordre patriarcal est un élément structurel des
programmes et des systèmes de pensée d’extrême droite. Le cas du Front National est bien connu, par son apologie de la
famille, et des "valeurs traditionnelles", son hostilité au droit à l’avortement et à l’homosexualité. La famille apparaît dans les
propos de Le Pen et des autres membres du Front comme la cellule de base de la société, le lieu où se créent les disciplines et
la morale emblématiques des structures plus larges, l’entreprise (organisée sur le même modèle chez le corporatisme) et la
nation. A travers de multiples métaphores, Le Pen oppose systématiquement le "chez nous", traditionnel, naturel, identitaire, à
l"étranger", aux changements, aux mélanges. Enfin la "virilité", ne serait-ce qu’à travers les images ou les plaisanteries, la mise
en scène des mythiques et du personnage de Le Pen est la "valeur" à opposer à la "décadence", à "l’invasion étrangère", au
"désordre" : on reconnaît un thème banal qui fut celui de la Révolution Nationale de Vichy : face à une France affaiblie, "vautrée" dans la facilité, "féminisée", le sauveur appelle à un sursaut "viril", à la "jeunesse ", à la "lutte".
Les femmes donc n’existent que dans leur place traditionnelle, leur fonction de reproduction et d’éducation, et cela dans le
cadre de la dichotomie fondamentale du discours du Front national, celle entre "français" et "immigrés" : les femmes françaises
sont incitées à faire des enfants et à se consacrer au foyer ; par contre différentes mesures visent à dissuader les femmes
étangères (programme visant à supprimer les allocations familiales, à limiter les places dans les crèches et les écoles) d’avoir
des enfants. Le directeur de campagne électorale de Le Pen, Bruno Mégret, disait très clairement : "les deux plus graves
problèmes que connaît la France sont l’immigration et la dénatalité". Autre tentative de liaison du sexisme et du racisme : l’idée
prétendue que la violence contre les femmes viendrait principalement des hommes étrangers, façon donc de nier le sexisme,
subtil ou violent, des hommes français, et de tenter de manipuler les femmes dans cette idéologie sécuritaire. Cependant ce
thème n’a pas été très développé : manque d’efficacité sans doute ... Autre mouvance de l’extrême droite : la dite "nouvelle droite" qui en fait véhicule de bien vieilles valeurs sous des références culturelles qui se veulent à la mode : celles de la
"différence" (biologique, psychologique, etc.) entre hommes et femmes (comme d’ailleurs entre ce que les rédacteurs
d’Eléments ou Nouvelle Ecole nomment "ethnies" - le mot "race" devenant un peu trop lourd à assumer !) et de la
complémentarité nécessaire des rôles et des fonctions, facteurs de la civilisation "indo-européenne". Je renvoie à d’autres
textes sur cette question.
Enfin quand les extrêmes droites parlent de l’homosexualité, c’est le plus souvent de l’homosexualité masculine qu’il s’agit :
"pratiques contre-nature", propagatrices du SIDA, danger social, désordre, facteur de décadence... Comme dans les extrêmes
droites historiques, le lesbianisme est invisibilisé, pas pris au sérieux en tant que contestation de l’ordre social-sexuel.
L’homosexualité masculine est considérée comme une transgression des normes de la virilité et du rôle sexuel masculin : les
hommes de l’extrême droite reprennent l’image de l’homosexuel comme "efféminé" alors que cependant la culture gaie
contemporaine s’identifie très souvent des valeurs et des apparences "viriles", sinon "machistes". Et s’il y a là des gais proches
des groupes d’extrême droite, c’est précisément autour de ces valeurs-là. L’hostilité déclarée à l’homosexualité masculine est
un des modes de fonctionnement du monde homosocial masculin (armée, église, pouvoirs - et ces groupes fascistes)
d’appropriation des femmes, mais surtout, parce que cette homosocialité doit fantasmer le sexuel et non pas l’exprimer et s’unit
autour du rejet du personnage de l’homosexuel. Ce qui n’empêche des homosexuels hier comme aujourd’hui de trouver une
cohérence entre extrême droite et homosexualité et d’argumenter en ce sens. On va s’y attarder un peu.
Chemises brunes ou triangles roses ?
En France, on a commencé par entendre parler du journal Gaie France qui paraît en janvier 1986, sous la forme d’une petite
brochure : c’est maintenant un magazine en quadrichromie, donnant dans le culturel et l’histoire (Grèce antique et mouvements
de jeunesse allemands sont à l’honneur) autant que dans la polémique contre les "stalino-gauchistes". Ce journal est dirigé par
Michel Caignet, un des anciens dirigeants de la FANE, organisation fondée en 1966 et interdite en 1980 ; M. Caignet est
également traducteur de divers textes néo-nazis allemands. Les militants de Gaie France ont tenté de prendre place au nom
d’une "défense de l’identité homosexuelle" dans des initiatives du mouvement gai. Le coup d’arrêt fut porté lors de l’université
d’été homosexuelle de Marseille l’été 1987 où fut obtenue, après de violents débats, leur exclusion de cet espace né, semble til,
des luttes de libération homosexuelles. Le CHLAF, Comité Homosexuel et Lesbien Anti-Fasciste, créé à cette occasion, a publié en novembre une brochure intitulée "Fascistes et Homosexuels - Idéologie et Stratégie" à laquelle je renvoie pour ce qui est de l’analyse de ce journal.
Rapidement, relevons des thèmes communs avec la Nouvelle Droite en général : face à la société médiocre, décadente,
cosmopolite, au moralisme égalitaire judéo-chrétien, Gaie France oppose un idéal élitiste, une culture païenne et des racines.
Approfondir l’histoire de Gaie France et de ses compagnonnages donne accès à des éléments d’information et des documents
sans ambiguité : M. Caignet est en effet le traducteur d’une brochure écrite par Michal Kühnen, leader néo-nazi très connu en RFA (il a passé un temps en prison pour reconstitution de groupe interdit) intitulée "Homosexualité et national-socialisme".
Kühnen dans cette brochure ainsi que dans divers textes et lettres affirme que "le véritable national-socialisme est le
nationalsocialisme homosexuel" et justifie cette analyse par les théories biologisantes de la suprématie de sexe, du darwinisme
social, et du "Männerbund" ciment de l’Etat et de la civilisation.
L’homosexualité masculine au service d’un "ordre nouveau fondé sur l’ordre naturel"
Cette pensée homosexuelle national-socialiste (le traducteur euphémisme ce dernier mot en "nationaliste") se veut cohérente,
scientifique, globale, explicative de l’histoire et fondatrice d’un avenir d’ailleurs nécessaire et déterminé, "d’un ordre nouveau
fondé sur l’ordre naturel". Elle fait appel à des références traditionnelles (le darwinisme social, la dichotomie weiningerrienne du
masculin et du féminin, l’anthropologie inégalitaire et "raciale" du XIX° siècle ou de Rosenberg) et contemporaine (la sociobiologie). Elle se nomme elle-même "la pensée biologique". Résumons : il existe des lois naturelles dont le but est la survie de l’espèce et la victoire des plus aptes ; la culture s’enracine dans la nature ; l’ordre culturel ne peut que se conformer à cet ordre naturel et le relayer par une législation sociale et politique adéquate. Les intérêts de la "communauté", "entité biologique composée d’hommes d’un même sang, parlant la même langue et partageant une même culture et une même
histoire" dépassent ceux des individus qui y appartiennent et lui doivent fidélité et loyauté. Le "naturel" est le critère de jugement
d’un phénomène humain : s’il l’est, c’est qu’il a une fonction utile à la survie de l’espèce ou de la communauté (et tel est
l’argument appliqué à l’homosexualité masculine) ; s’il est culturel, il faut se demander s’il y contribue aussi, ou s’il lui nuit ; et dans ce cas le supprimer, par l’éducation ou la répression.
Dans cette pensée biologique, la "différence des sexes" est absolue : la femme est fondamentalement un être de nature ; sa
fonction reproductrice occupe toute sa vie, marque sa sensibilité et son psychisme, détermine ses devoirs sociaux. L’homme au
contraire est peu astreint par sa fonction reproductrice et peut utiliser son "surplus de sexualité" en énergie guerrière et service
de la communauté. Il est producteur de culture alors que la femme est exclusivment tournée vers la perpétuation de l’espèce et
n’est pas actrice de l’histoire. Elle n’a pas de sens en elle-même, le sens lui est apporté de l’extérieur, par l’homme et par
l’enfant. L’homosexualité féminine dans ce cadre-là n’a pas d’existence propre ni de sens, elle n’est qu’un artefact culturel,
inutile et même dangereux si elle s’oppose aux devoirs que la femme doit à la communauté.
L’homosexualité masculine par contre, et c’est là le thème central de la brochure, est un fait de nature, un "fait biologique" : "elle
est incluse dans la nature biologique de l’homme (...) elle existe toujours, inchangée et inchangeable dans son essence". Et si
elle existe et perdure ainsi, c’est qu’elle a un rôle bénéfique dans le fonctionnement des lois de la lutte pour la vie... Kühnen
démontre cela par une longue argumentation historique. Aux époques primitives, l’homosexuel (minoritaire et inutile à la
reproduction) est menacé ; pour survivre, il s’allie au chef de la horde et favorise son pouvoir. Il organise des "confréries" de
jeunes hommes, organisations militaires ou religieuses, qui créent les structures de la civilisation, de l’Etat monarchique, et des
religions patriarcales, détronnant les cultes féminins. Ainsi permet il aux communautés qui ont suivi cette évolution de vaincre
leurs rivales.
Le parti national-socialiste a été créé au départ comme une confrérie, excluant le féminin. Mais le moralisme bourgeois de ses
dirigeants, l’influence chrétienne, et surtout l’ambivalence à l’égard de l’homosexualité ont conduit à la répression des SA lors de
la nuit des longs couteaux et à l’interdiction des relations homosexuelles dans ces groupes. Dans cette politique se trouve une
des causes de l’effondrement du IIIe Reich. Maintenant à nouveau il faut mettre l’homosexualité au service de la communauté
et du parti, l’inscrire et la sacraliser dans un nouvel "ordre de chevalerie".
Kühnen a tenté, en légitimant l’homosexualité sur la base des théories biologisantes nationalistes, de mener un combat interne
à l’extrême droite - le conflit semble avoir divisé profondément la scène néo-nazie mais il ne semble pas que les partisans de
Kühnen en soient sortis vainqueurs. D’autre part, second axe de sa stratégie, il tente de rallier les homosexuels à l’extrême
droite sur la base d’une "concordance", écrit-il, entre les valeurs du nationalisme et les "spécifismes et les valeurs" de la "culture
gaie" : les homosexuels, par leur sens de la "communauté", leur courage face à l’oppression, leur disponibilité, le "culte du
beau" de la virilité, de la force qui les anime, forment une "élite" que les national-socialistes doivent intégrer à leurs rangs. Et par
ailleurs, en combattant pour "la nation, le peuple et la race", les homosexuels consolideront leur appartenance à l’élite de la
communauté...
On retrouve, de façon plus allusive, les mêmes thèmes dans le journal Gaie France : on comprend dans quelle cohérence
entrent les romans feuilletons sur la Hitler Jugend, les statues d’éphèbes grecs, les récits sur les Templiers et les théories
George Mosse a présenté dans une conférence le rôle, pour un groupe d’hommes français de la génération des années 30
(homos ou non) dans leur admiration pour le fascisme et l’Allemagne national-socialiste et leur choix collaborationniste, de leur
idéal de l’amitié masculine, de leur esthétique, de la virilité. Drieu ou Brasillach (qui ne sont pas homosexuels) opposent ainsi la "force disciplinée", la "camaraderie", la vigueur virile, à la mollesse, la décadence, l’individualisme, la facilité à vivre (tout cela connoté "féminin") qui règnent dans les démocraties bourgeoises. Ils trouvent dans le fascisme et l’Allemagne la réalisation de
leur désir d’engagement passionné, de leur culte de la jeunesse et de l’amitié. Citons par exemple ce texte de Brasillach, écrit
en 1945, relevé dans le livre de Paxton sur Vichy (p. 141) : "Le fascisme, il y a bien longtemps que nous avons pensé que c’était une poésie et la poésie même du XXe siècle (avec le
communisme sans doute). Je me dis que cela ne peut pas mourir. Les petits enfants qui seront les garçons de vingt ans plus
tard apprendront avec un sombre émerveillement l’existence de cette exaltation de millions d’hommes, les camps de jeunesse, la gloire du passé, les défilés, les cathédrales de lumière, les héros frappés au combat, l’amitié entre les jeunesses de toutes
les nations réconciliées. José Antonio, le fascisme immense et rouge. Je ne pourrai jamais oublier le rayonnement merveilleux du fascisme universel de ma jeunesse".
Jean Genet dans son roman Pompes Funèbres présente des personnages masculins qui vivent cette attirance érotique pour le
soldat fasciste vainqueur - ou vaincu : car il y a aussi cette fascination pour la mort, ce plaisir de la réprobation, de l’humiliation,
cette beauté de la trahison et de la solitude des maudits...
Susan Sontag dans un article précisément intitulé « Fascinating Fascism » poursuit l’analyse du fascisme comme "esthétisation de
la politique" que faisait déjà Walter Benjamin. Elle prend comme point de départ les films de Léni Riefenstahl et dégage des
traits de "dramaturgie", de "chorégraphie" fascistes : une mise en scène consciente de la relation des masses et des chefs, des
corps et de la communauté, de la violence et de la discipline... Une mise en scène donc de la relation de pouvoir. "On pense
généralement, écrit-elle, que le national-socialisme signifie la brutalité et la terreur seulement. Il signifie aussi un idéal ou des
idéaux présents aussi sous d’autres bannières et qui persistent aujourd’hui : l’idéal de la vie comme art, le culte de la beauté, le
fétichisme du courage, la dissolution de l’aliénation dans le sentiment extatique de la communauté, la répudiation de
l’intellect...". Le régime fasciste n’exalte pas la sexualité ; il la transcende en énergie, en désir guerrier, en culte du chef et joie
de l’identification à la "communauté", en production d’enfants... Pourtant, paradoxalement, on assiste, écrit-elle, à une
"érotisation du fascisme", autant à l’époque de son développement, que rétrospectivement dans l’imaginaire et le fantasme.
Sontag fait allusion à des oeuvres littéraires ou cinématographiques (Mishima, Genet, Cavani etc.), rappelle les discours tenus
en France sous l’occupation, par des personnages réels (comme on l’a vu plus haut) ou fictionnels (cf le Daniel des Chemins de
la liberté , t. III) et continue sur la pornographie et le sado-masochisme : "Dans la pornographie le SS est devenu le référent de l’aventure... La plus grande partie de l’imagerie sexuelle extrême s’est placée sous le signe du nazisme. Bottes, cuir, chaînes.
Croix de fer, swastikas, sont devenus les accessoires lucratifs de l’érotisme. Mais pourquoi ? Pourquoi l’Allemagne nazie, qui
était une société répressive sur le plan sexuel, est-elle devenue érotique ? Comment un régime qui a persécuté les
homosexuels est devenu part de l’érotique gaie ? Une des réponses réside peut-être dans la prédilection des chefs fascistes
eux-mêmes pour la métaphore sexuelle. Comme Nietzsche ou Wagner, Hitler considérait le pouvoir comme la maîtrise sexuelle
des masses féminines comme le viol". Bien sûr, souligne S. Sontag, l’attirance sexuelle pour ces images nazies ne signifie pas
un accord politique. "Néanmoins, il y a des courants sexuels puissants et grandissants, comme ceux que l’on appelle généralement le sadomasochisme qui rend érotique ce jeu avec le nazisme... Entre le sadomasochisme et le fascisme, il y a un
lien naturel, "le fascisme est du théâtre" comme disait Genet. Comme l’est "la sexualité sadomasochiste" qui met en scène "une dramaturgie d’autant plus existante qu’elle est interdite au commun des gens". C’est le passé personnel qui peut être revécu
dans la théâtralisation SM ; ce peut être aussi le passé collectif : "il n’est pas étonnant que le sadomasochisme se soit ces
derniers temps associé au symbolisme nazi : car jamais auparavant la relation des maîtres et des esclaves n’avait été si
consciemment esthétisée".
Dans la littérature érotique, Sade bien sûr, mais, comme le montre Anne-Marie Dardigna c’est très présent dans la littérature
érotique française depuis les années 30 et plus encore depuis la 2ème guerre mondiale, est mise en scène cette érotisation de
la relation victime/bourreau, maître/esclave. Le fascisme, l’occupation nazie, les relations de classes, dans les oeuvres de
Klossowsky, Bataille, Mandiargues, dans Histoire d’O etc. qu’elle étudie forment le cadre symbolique ou concret de ces récits :
les maîtres ont un pouvoir social, politique, militaire, autant que sexuel, dans ces chateaux "d’Eros", selon le titre du livre, ces
maisons closes, ces lieux où ils règnent sur leurs esclaves. Plus généralement, conclut A. M. Dardigna, tout se passe "comme
si dans toute violence y compris la violence politique et sociale il y avait toujours du plaisir chez la victime autant que chez le
bourreau. La fiction érotique justifie par la jouissance le maintien d’un ordre inégalitaire (...) Nous sommes aujourd’hui, avec la
fortune que connaît l’érotisme, confrontés à un mouvement qui vise avant tout à restituer de la séduction au pouvoir".
Sheila Jeffreys poursuit son analyse en montrant comment cette érotisation, qui fonctionne pour beaucoup d’entre nous puisque
notre sexualité a été construite dans ce système de suprématie masculine et sur une structure de sadomasochisme, doit être
davantage réfléchie, ne serait-ce qu’à cause des contradictions qu’elle génère dans notre lutte : si nous sommes attiré-e-s par
des images qui présentent des femmes ou d’autres êtres humains objectivés, humiliés, torturés, "nous n’avons pas de
responsabilité pour la façon dont notre sexualité a été construite, mais nous avons une responsabilité totale sur la façon dont
nous choisissons d’agir à ce propos : être affaiblies et découragées par ces images et nos réactions, ou transformer cela en
colère et en combat" .
Je ne prétends pas explorer à fond cette question. Je laisse ces éléments pour un débat qui devrait se développer.
Texte paru en 1994 dans l’ouvrage collectif La peur de l’autre en soi, du sexisme à l’homophobie.
ce texte est aussi consultable en :
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