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De l’être humain mâle et femelle. Lettre à P.J. Proudhon

mis en ligne le 4 avril 2012 - Joseph Déjacque

Qu’est-ce que l’homme ? rien. – Qu’est-ce que la femme ? rien. – Qu’est-ce que l’être-humain ? – TOUT.

Du fond de la Louisiane où m’a déporté le flux et le reflux de l’exil, j’ai pu lire dans un journal des Etats-Unis, la Revue de l’Ouest, un fragment de correspondance entre vous, P.J. Proudhon, et une dame d’Héricourt.

Les quelques mots de Madame d’Héricourt cités par ce journal me font craindre que l’antagoniste féminin ne soit pas de force – polémiquement parlant – à lutter avec son brutal et masculin adversaire.

Je ne connais rien de Madame d’Héricourt, ni de ses écrits, si elle écrit, ni de sa position dans le monde, ni de sa personne. Mais pour bien argumenter de la femme, comme pour bien argumenter de l’homme, l’esprit ne suffit pas : il faut avoir beaucoup vu et beaucoup médité. Il faudrait, je le crois, avoir senti ses passions personnelles se heurter à tous les angles de la société ; depuis les cavernes de la misère jusqu’aux pics de la fortune ; depuis les cimes argentées d’où s’ébranle en masse compacte l’avalanche du vice heureux, jusqu’au fond des ravins où roule la débauche souffreteuse. Alors, de ce caillou humain, ainsi frotté de choc en choc, la logique, cette étincelle de vérité, pourrait jaillir.

J’aimerais à voir traiter cette question de l’émancipation de la femme, par une femme ayant beaucoup aimé, et diversement aimé, et qui, par sa vie passée, tînt de l’aristocratie et du prolétariat, du prolétariat surtout ; car la femme de la mansarde est plus à même de pénétrer par la vue et par la pensée au sein de la vie luxueuse officielle, ou secrète, de la grande dame, que la femme de salon n’est capable d’entrevoir la vie de privation, apparente ou cachée, de la fille du peuple.

Cependant, à défaut de cette autre madeleine répandant les fécondes rosées de son coeur aux pieds de l’Humanité crucifiée et battant de l’âme vers un monde meilleur ; à défaut de cette voix de civilisée repentie, croyante de l’Harmonie, fille anarchique ; à défaut de cette femme abjurant hautement et publiquement tous les préjugés de sexe et de race, de lois et de moeurs qui nous rattachent encore au monde antérieur ; eh bien ! moi, être humain du sexe mâle, je vais essayer de traiter envers et contre vous, aliboron-Proudhon, cette question de l’émancipation de la femme qui n’est autre que la question d’émancipation de l’être humain des deux sexes.

Est-il vraiment possible, célèbre publiciste, que sous votre peau de lion se trouve tant d’ânerie ?

Vous qui avez dans les veines de si puissantes pulsations révolutionnaires pour tout ce qui dans nos sociétés touche au travail du bras et de l’estomac, vous avez des emportements non moins fougueux, mais d’une stupidité toute réactionnaire, pour tout ce qui est travail du cœur, labeur du sentiment. Votre nerveuse et peu flexible logique dans les questions de production et de consommation industrielles, n’est plus qu’un frêle roseau sans force dans les questions de production et de consommation morales. Votre intelligence, virile, entière pour tout ce qui a trait à l’homme, est comme châtrée dès qu’il s’agit de la femme. Cerveau hermaphrodite, votre pensée a la monstruosité du double sexe sous le même crâne, le sexe-lumière et le sexe-obscurité, et se roule et se tord en vain sur elle-même sans pouvoir parvenir à enfanter la vérité sociale.

Autre Jeanne d’Arc du genre masculin, qui, dit-on, avez pendant quarante ans gardé intacte votre virginité, les macérations de l’amour ont ulcéré votre cœur ; de jalouses rancunes en dégouttent ; vous criez : « guerre aux femmes ! » comme la Pucelle d’Orléans criait : " guerre aux Anglais ! " – Les Anglais l’ont brûlée vive... Les femmes ont fait de vous un mari, ô saint homme, longtemps vierge et toujours martyr !

Tenez, père Proudhon, voulez-vous que je vous le dise : quand vous parlez de femmes, vous me faites l’effet d’un collégien qui en cause bien haut et bien fort, à tort et à travers, et avec impertinence pour se donner des airs de les connaître, et qui, comme ses adolescents auditeurs, n’en sait pas le plus petit mot.

Après avoir pendant quarante ans profané votre chair dans la solitude, vous en êtes arrivé, de pollution en pollution, à profaner publiquement votre intelligence, à en élucubrer les impuretés, et à en éclabousser la femme.

Est-ce donc là, Narcisse-Proudhon, ce que vous appelez la civilité virile et honnête ?

Je cite vos paroles :
Non, Madame, vous ne connaissez rien à votre sexe ; vous ne savez pas le premier mot de la question que vous et vos honorables ligueuses agitez avec tant de bruit et si peu de succès. Et si vous ne la comprenez point, cette question ; si, dans les huit pages de réponses que vous avez faites à ma lettre, il y a quarante paralogismes, cela tient précisément, comme je vous l’ai dit, à votre infirmité sexuelle. J’entends par ce mot, dont l’exactitude n’est peut-être pas irréprochable, la qualité de votre entendement, qui ne vous permet de saisir le rapport des choses qu’autant que nous hommes vous le faisons toucher du doigt. Il y a chez vous, au cerveau comme dans le ventre, certain organe incapable par lui-même de vaincre son inertie native, et que l’esprit mâle est seul capable de faire fonctionner, ce à quoi il ne réussit même pas toujours. Tel est, madame, le résultat de mes observations directes et positives : je le livre à votre sagacité obstétricale et vous laisse à en calculer, pour votre thèse, les conséquences incalculables.

Mais – vieux sanglier qui n’êtes qu’un porc –, s’il est vrai, comme vous le dites, que la femme ne peut enfanter du cerveaux comme du ventre sans le secours de l’homme – et cela est vrai –, il est également vrai – la chose est réciproque – que l’homme ne peut produire par la chair comme par l’intelligence sans le secours de la femme. C’est de la logique et de la bonne logique, maître-Madelon-Proudhon, qu’un élève, qui a toujours été, lui aussi, un sujet désobéissant, peut bien vous arracher des mains et vous jeter à la figure.

L’émancipation ou la non-émancipation de la femme, l’émancipation ou la non-émancipation de l’homme : qu’est-ce à dire ? Est-ce que – naturellement – il peut y avoir des droits pour l’un qui ne soient pas des droits pour l’autre ? Est-ce que l’être-humain n’est pas l’être-humain au pluriel comme au singulier, au féminin comme au masculin ? Est-ce que c’est en changer la nature que d’en scinder les sexes ? Et les gouttes de pluie qui tombent du nuage en sont-elles moins des gouttes de pluie, que ces gouttes traversent l’air en petit nombre ou en grand nombre, que leur forme ait telle dimension ou telle autre, telle configuration mâle ou telle configuration femelle ?

Mettre la question de l’émancipation de la femme en ligne avec la question de l’émancipation du prolétaire, cet homme-femme, ou, pour dire la même chose différemment, cet homme-esclave – chair à sérail ou chair à atelier –, cela se comprend, et c’est révolutionnaire ; mais la mettre en regard et au bas du privilège-homme, oh ! alors, au point de vue du progrès social, c’est dépourvu de sens, c’est réactionnaire. Pour éviter tout équivoque, c’est l’émancipation de l’être-humain qu’il faudrait dire. Dans ces termes, la question est complète ; la poser ainsi c’est la résoudre : l’être-humain, dans ses rotations de chaque jour, gravite de révolution en révolution vers son idéal de perfectibilité, la Liberté.

Mais l’homme et la femme marchant ainsi du même pas et du même cœur, unis et fortifiés par l’amour, vers leurs destinées naturelles, la communauté-anarchique ; mais tous les despotismes anéantis, toutes les inégalités sociales nivelées ; mais l’homme et la femme entrant ainsi –le bras appuyé sur le bras et le front l’un vers l’autre penché, dans ce jardin social de l’Harmonie ; mais ce groupe de l’être-humain, rêve réalisé du bonheur, tableau animé de l’avenir ; mais tous ces bruissements et tous ces rayonnements égalitaires sonnent mal à vos oreilles et vous font cligner des yeux. Votre entendement bourrelé de petites vanités vous fait voir dans la postérité l’homme-statue, érigé sur le piédestal-femme comme dans l’antérité l’homme-patriarche, debout auprès de la femme-servante.

Ecrivain fouetteur de femmes, serf de l’homme absolu, Proudhon-Haynau qui avez pour knout la parole, comme le bourreau croate, vous semblez jouir de toutes les lubricités de la convoitise à déshabiller vos belles victimes sur le papier du supplice et à les flageller de vos invectives. Anarchiste juste-milieu, libéral et non LIBERTAIRE, vous voulez le libre échange pour le coton et la chandelle, et vous préconisez des systèmes protecteurs de l’homme contre la femme, dans la circulation des passions humaines ; vous criez contre les hauts barons du capital, et vous voulez réédifier la haute baronie du mâle sur la vassale femelle ; logicien à bésicles, vous voyez l’homme par la lunette qui grossit les objets, et la femme par le verre qui les diminue ; penseur affligé de myopie, vous ne savez distinguer que ce qui vous éborgne dans le présent ou dans le passé, et vous ne pouvez rien découvrir de ce qui est à hauteur et à distance, ce qui perspective de l’avenir : vous êtes un infirme !

La femme, sachez-le, est le mobile de l’homme comme l’homme est le mobile de la femme. Il n’est pas une idée dans votre difforme cervelle comme dans la cervelle des autres hommes qui n’ait été fécondée par la femme ; pas une action de votre bras ou de votre intelligence qui n’ait eu en vue de vous faire remarquer de la femme, de lui plaire, même ce qui en paraît le plus éloigné, même vos insultes. Tout ce que l’homme a fait de beau, tout ce que l’homme a produit de grand, tout les chefs-d’œuvre de l’art et de l’industrie, les découvertes de la science, les titanesques escalades de l’homme vers l’inconnu, toutes les conquêtes comme toutes les aspirations du génie mâle sont dues à la femme qui les lui a imposées, à lui, chevalier, comme reine du tournoi, en échange d’un bout de faveur ou d’un doux sourire. Tout l’héroïsme du mâle, toute sa valeur physique et morale lui vient de cet amour. Sans la femme, il ramperait encore à plat ventre ou à quatre pattes, il brouterait encore l’herbe ou les racines ; il serait pareil en intelligence au bœuf, à la brute ; il n’est quelque chose de supérieur que parce que la femme lui a dit : soit ! c’est sa volonté à elle qui l’a créé, lui, ce qu’il est aujourd’hui, et c’est pour satisfaire aux sublimes exigences de l’âme féminine qu’il a tenté d’accomplir les plus sublimes choses !

Voilà ce que la femme a fait de l’homme ; voyons maintenant ce que l’homme a fait de la femme.

Hélas ! pour plaire à son seigneur et maître, elle n’a pas eu besoin d’une grande dépense de force intellectuelle et morale. Pourvu qu’elle singeât la guenon dans ses grimaces et ses minauderies ; qu’elle s’attachât de la verroterie ou de la bimbeloterie au cou et aux oreilles ; qu’elle s’accoutrât de chiffons ridicules, et se fit des hanches de mère Gigogne ou de Vénus hottentote à l’aide de la crinoline ou de l’osier ; pourvu encore qu’elle sût tenir un éventail ou manier l’écumoire ; qu’elle se dévouât à tapoter sur un piano ou à faire bouillir la marmite ; c’était tout ce que son sultan demandait d’elle, tout ce qu’il en fallait pour mettre l’âme masculine en jubilation, l’alpha et l’oméga des désirs et des aspirations de l’homme. Cela fait, la femme avait conquis le mouchoir.

Celle qui, trouvant honteux un pareil rôle et de pareils succès, voulut faire preuve de bon goût et de grâce, joindre le mérite à la beauté, témoigner de son cœur et de son intelligence, celle-là fut impitoyablement lapidée par la multitude des Proudhons passés et présents, poursuivie du nom de bas-bleu ou de quelqu’autre imbécile sarcasme, et forcée à se replier sur elle-même. Pour cette foule d’hommes sans cœur et sans intelligence, elle avait péché par trop de cœur et trop d’intelligence : on lui jeta la pierre ; et bien rarement il lui fut donné de rencontrer l’homme-type qui, la prenant par la main, lui dit : femme relevez-vous, vous êtes dignes [sic] d’amour et digne de la Liberté.

Non, ce qu’il faut à l’homme, c’est-à-dire à celui qui usurpe ce nom, ce n’est pas la femme dans toute sa beauté physique et morale, la femme aux formes élégantes et artistiques, au front auréolisé de grâce et d’amour, au cœur actif et tendre, à la pensée enthousiaste, à l’âme éprise d’un poétique et humanitaire idéal ; non, à ce niais badaud coureur de foires, ce qu’il faut c’est une figure de cire enluminée et empanachée ; à ce gastronome de bestialité, en extase devant les étals de boucheries, ce qu’il faut, vous dis-je, c’est un quartier de veau orné de guipures ! Si bien que, rassasiée de l’homme qu’elle trouvait si crétin, blasée de celui en qui elle cherchait en vain l’organe du sentiment, la femme – c’est l’histoire qui le dit, je veux croire que c’est une fable, un conte, une bible – la femme – oh ! voilez-vous, chastes yeux et chastes pensées – la femme aurait passé du bipède au quadrupède... Ane pour âne, il était naturel, après tout, qu’elle se laissât séduire par la bête de plus gros calibre. Puis enfin, comme la nature l’avait douée de facultés morales trop robustes pour être anéanties par le jeûne, elle s’est détournée de l’Humanité et est allée chercher dans les temples de la superstition, dans les religieuses aberrations de l’esprit et du cœur, l’aliment aux aspirations passionnelles de son âme. A défaut de l’homme rêvé par elle, elle a donné ses sentiments d’amour à un dieu imaginaire, et, pour les sensations, le prêtre a remplacé l’âne !

Ah ! s’il est de par le monde tant d’abjectes créatures femelles et si peu de femmes, hommes, à qui faut-il s’en prendre ? Dandin-Proudhon, de quoi vous plaignez-vous ? Vous l’avez voulu...

Et cependant vous avez, vous, personnellement, je le reconnais, fourni de formidables coups de boutoir au service de la Révolution. Vous avez entaillé jusqu’à la moëlle le tronc séculaire de la propriété, et vous en avez fait voler au loin les éclats ; vous avez dépouillé la chose de son écorce, et vous l’avez exposée dans sa nudité aux regards des prolétaires ; vous avez fait craquer et tomber sur votre passage, ainsi que des branches sèches ou des feuilles mortes, les impuissantes repousses autoritaires, les théories renouvelées des Grecs des socialistes-constitutionnels, la vôtre comprise ; vous avez entraîné avec vous, dans une course à fond de train à travers les sinuosités de l’avenir, toute la meute des appétits physiques et moraux. Vous avez fait du chemin, vous en avez fait faire aux autres ; vous êtes las, vous voudriez vous reposer ; mais les voix de la logique sont là qui vous obligent à poursuivre vos déductions révolutionnaires, à marcher en avant, toujours en avant, sous peine, en dédaignant l’avertissement fatal, de sentir les crocs de ceux qui ont des jambes vous déchirer.

Soyez donc franchement, entièrement anarchiste, et non pas quart d’anarchiste, huitième d’anarchiste, seizième d’anarchiste, comme on est quart, huitième, seizième d’agent de change. Poussez jusqu’à l’abolition du contrat, l’abolition non seulement du glaive et du capital, mais de la propriété et de l’autorité sous toutes formes. Arrivez-en à la communauté-anarchique, c’est-à-dire l’état social où chacun serait libre de produire et de consommer à volonté et selon sa fantaisie, sans avoir de contrôle à exercer ou à subir de qui que ce soit ou sur qui que ce soit ; où la balance entre la production et la consommation s’établirait naturellement, non plus par la détention préventive et arbitraire aux mains des uns ou des autres, mais par la libre circulation des forces et des besoins de chacun. Les flots humains n’ont que faire de vos digues ; laissez passer les libres marées : chaque jour ne les ramènent-elles pas à leur niveau ? Est-ce que j’ai besoin, par exemple, d’avoir en propre un soleil à moi, une atmosphère à moi, un fleuve à moi, une forêt à moi, toutes les maisons et toutes les rues d’une ville à moi ? Est-ce que j’ai le droit de m’en faire le détenteur exclusif, le propriétaire, et d’en priver les autres, sans profit même pour mes besoins ? Et si je n’ai pas ce droit, ai-je donc plus raison de vouloir, comme avec le système des contrats, mesurer à chacun – selon ses forces accidentelles de production – ce qui doit lui revenir de toutes ces choses ? Combien il devra consommer de rayons de soleil, de cubes d’air ou d’eau, ou de carrés de promenade dans la forêt ? Quel sera le nombre de maisons ou la portion de maison qu’il aura le droit d’occuper ; le nombre de rues ou de pavés dans la rue où il lui sera permis de mettre le pied et le nombre de rues ou de pavés où il lui sera interdit de marcher ? – Est-ce que, avec ou sans contrat, je consommerai plus de ces choses que ma nature ou mon tempérament le comporte ? Est-ce que je puis absorber individuellement tous les rayons du soleil, tout l’air de l’atmosphère, tout l’eau du fleuve ? Est-ce que je puis envahir et encombrer de ma personne tous les ombrages de la forêt, toutes les rues de la ville et tous les pavés de la rue, toutes les maisons de la ville et toutes les chambres de la maison ? Et n’en est-il pas de même pour tout ce qui est de consommation humaine, que ce soit un produit brut, comme l’air ou le soleil, ou un produit façonné, comme la rue ou la maison ? A quoi bon alors un contrat qui ne peut rien ajouter à ma liberté, et qui peut y attenter, et qui bien certainement y attenterait ?

Et maintenant, pour ce qui est de la production, est-ce que le principe actif qui est en moi en sera plus développé parce qu’on l’aura opprimé, qu’on lui aura imposé des entraves ? Ce serait absurde de soutenir une pareille thèse. L’homme appelé libre, dans les sociétés actuelles, le prolétaire, produit beaucoup mieux et beaucoup plus que l’homme appelé nègre, l’esclave. Que serait-ce s’il était réellement et universellement libre : la production en serait centuplée. – Et les paresseux, direz-vous ? Les paresseux sont un incident de nos sociétés anormales, c’est-à-dire que l’oisiveté ayant les honneurs et le travail les mépris il n’est pas surprenant que les hommes se lassent d’un labeur qui ne leur rapporte que des fruits amers. Mais à l’état de communauté-anarchique et avec les sciences telles qu’elles sont développées de nos jours, il ne pourrait rien y avoir de semblable. Il y aurait bien, comme aujourd’hui, des êtres plus lents à produire que d’autres, mais par conséquent, plus lents à consommer, des êtres plus vifs que d’autres à produire, par conséquent, plus vifs à consommer : l’équation existe naturellement. Vous en faut-il une preuve ? Prenez au hasard cent travailleurs parmi les travailleurs, et vous verrez que les plus consommateurs sont aussi les plus producteurs. – Comment se figurer que l’être-humain, dont l’organisme est composé de tant d’outils précieux et de l’emploi desquels il résulte pour lui une foule de jouissances, outil du bras, outil du cœur, outil de l’intelligence, comment se figurer qu’il les laisserait volontairement ronger par la rouille ? Eh quoi ! à l’état de libre nature et de merveilles industrielles et scientifiques, à l’état d’exubérance anarchique où tout lui rappellerait le mouvement et tout mouvement la vie. Eh quoi ! l’être-humain ne saurait chercher le bonheur que dans une imbécile immobilité ? Allons donc ! Le contraire seul est possible.

Sur ce terrain de la vraie anarchie, de la liberté absolue, il existerait sans contredit autant de diversité entre les êtres qu’il y aurait de personnes dans la société, diversité d’âge, de sexe, d’aptitudes : l’égalité n’est pas l’uniformité. Et cette diversité de tous les êtres et de tous les instants est justement ce qui rend tout gouvernement, constitution ou contration, impossible. Comment s’engager pour un an, pour un jour, pour une heure, quand dans une heure, un jour, un an on peut penser tout différemment qu’à l’instant où l’on s’est engagé ? – Avec l’anarchie radicale, il y aurait donc des femmes comme il y aurait des hommes de plus ou moins de valeur relative ; il y aurait des enfants comme il y aurait des vieillards ; mais tous indistinctement n’en seraient pas moins l’être-humain, et seraient également et absolument libres de se mouvoir dans le cercle naturel de leurs attractions, libres de consommer et de produire comme il leur conviendrait sans qu’aucune autorité paternelle, maritale ou gouvernementale, sans qu’aucune réglementation légale ou contrative put y porter atteinte.

La Société ainsi comprise – et vous devez la comprendre ainsi, vous, anarchiste, qui vous targuez d’être logique – qu’avez-vous encore à dire de l’infirmité sexuelle de la femelle ou du mâle chez l’être-humain ?

Ecoutez, maître Proudhon, ne parlez pas de la femme, ou, avant d’en parler, étudiez-la ; allez à l’école. Ne vous dites pas anarchiste, ou soyez anarchiste jusqu’au bout. Parlez-nous, si vous voulez, de l’inconnu et du connu, de Dieu qui est le mal, de la Propriété qui est le vol. Mais quand vous nous parlerez de l’homme, n’en faites pas une divinité autocratique, car je vous répondrai : l’homme, c’est le mal ! – Ne lui attribuez pas un capital d’intelligence qui ne lui appartient que par droit de conquête, par commerce d’amour, richesse usuraire qui lui vient toute entière de la femme, qui est le produit de son âme à elle, ne le parez pas des dépouilles d’autrui, car, alors, je vous répondrai : la propriété, c’est le vol !

Elevez la voix, au contraire, contre cette exploitation de la femme par l’homme. Dites au monde, avec cette vigueur d’argumentation qui a fait de vous un athlétique agitateur, dites lui que l’homme ne pourra désembourber la Révolution, l’arracher de sa fangeuse et sanglante ornière, qu’avec l’aide de la femme ; que seul il est impuissant ; qu’il lui faut l’épaulement du cœur et du front de la femme ; que sur le chemin du Progrès social ils doivent marcher tous deux de pair, côte à côte et la main dans la main ; que l’homme ne saurait atteindre au but, vaincre les fatigues du voyage, s’il n’a pour le soutenir et pour le fortifier les regards et les caresses de la femme. Dites à l’homme et dites à la femme que leurs destinées sont de se rapprocher et de se mieux comprendre ; qu’ils n’ont qu’un seul et même nom comme ils ne font qu’un seul et même être, l’être-humain ; qu’ils en sont, tour-à-tour et tout à la fois, l’un le bras droit et l’autre le bras gauche, et que, dans l’identité humaine, leurs cœurs ne sauraient former qu’un cœur et leurs pensées un seul faisceau de pensées. Dites-leur encore, qu’à cette condition seule ils pourront rayonner l’un sur l’autre, percer, dans leur marche phosphorescente, les ombres qui séparent le présent de l’avenir, la société civilisée de la société harmonique. Dites-leur enfin, que l’être-humain – dans ses proportions et ses manifestations relatives, l’être-humain est comme le ver luisant : il ne brille que par l’amour et pour l’amour !

Dites cela. – Soyez plus fort que vos faiblesses, plus généreux que vos rancunes ; proclamez la liberté, l’égalité, la fraternité, l’indivisibilité de l’être-humain. Dites cela : c’est de salut public. Déclarez l’Humanité en danger ; appelez en masse l’homme et la femme à rejeter hors des frontières sociales les préjugés envahisseurs ; suscitez un Deux et Trois Septembre contre cette haute noblesse masculine, cette aristocratie du sexe qui voudrait nous river à l’ancien régime. Dites cela : il le faut ! dites-le avec passion, avec génie, coulez-le en bronze, faites-le tonner... et vous aurez bien mérité et des autres et de vous.

Joseph Déjacque
Nouvelle-Orléans, mai 1857.


Joseph Déjacque (1821-1864), ouvrier, poète, militant et écrivain anarchiste né a Paris, est le créateur du néologisme « libertaire », par opposition à libéral, dans son pamphlet De l’Être-Humain mâle et femelle - Lettre à P.J.Proudhon publié en 1857 à la Nouvelle-Orléans.

Inscrit le 10 mai 1848 aux Ateliers nationaux, Joseph Déjacque prend part à l’insurrection de juin 1848. Arrêté, il est transporté à Cherbourg, ramené à Paris, libéré en mai 1849, puis emprisonné de nouveau. Condamné pour son recueil de poésie Les Lazaréennes, fables et poésies sociales à deux ans de prison, il est contraint à l’exil. Réfugié à Bruxelles puis Londres, il a de dures controverses avec les républicains exilés : pourquoi l’échec de la révolution de 1848 ? À partir de 1858 il a publié ses textes lui-même, dans Le Libertaire, journal du mouvement social dont 27 numéros paraissent à New-York jusqu’en 1861, en dépit des difficultés financières de l’auteur-éditeur.

Ouvrier décorateur, colleur de papier-peint, Déjacque en est l’unique contributeur, tenant, en des colonnes serrées et une plume farouche, la chronique de l’actualité politique et sociale de son temps : compétitions et luttes des grandes nations en europe et triomphe de l’autoritarisme de carnaval, du bonapartiste bourgeois, en France, campagne anti-esclavagistes de John Brown, prélude à la guerre de sécession, misères et illusions de la multitude d’immigrant qu’il cotoie en Amérique. Y est également omniprésent le sort des ouvriers dans les grandes villes industrielles des deux rives, les « esclaves » du capitalisme. Il y publie aussi en feuilleton divers textes théoriques et polémiques et une utopie, « L’Humanisphère : utopie anarchique » qui est resté son texte le plus lu, le seul à avoir connu plusieurs éditions au XXe siècle. Les ouvrages de Déjacque sont mal connus, malgré le succès du mot qu’il a inventé.



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