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Grève versus blocage

mis en ligne le 7 octobre 2011 - Léon de Mattis

Qu’il puisse y avoir une distinction, dans le langage courant, entre « la grève » et « le blocage » est quelque chose de tout à fait nouveau. La grève, en effet, est par elle-même un blocage. Le but premier de la grève est de bloquer la production d’une entreprise en refusant de travailler. Les piquets de grève et l’occupation du site de production sont des modalités propres à la grève, destinées à en renforcer l’efficacité en faisant échec à l’entrée des travailleurs non grévistes sur leur lieu de travail ou à l’éventuel recours à des intérimaires. Il s’agit aussi d’éviter que les dirigeants ne pallient la paralysie de la production provoquée par la grève en écoulant les stocks. Piquets de grève et occupation ne sont donc que des prolongements de la grève. Il n’y a pas de nécessité apparente à les considérer pour eux-mêmes, en tant que tels, mais toujours dans leur rapport avec le mouvement même de la grève.

Comment se fait-il dès lors qu’on semble à présent distinguer et même parfois opposer « le blocage » et « la grève » ? Quelques exemples pris dans le mouvement récent permettent d’en saisir la raison.

Au cours du mouvement contre la réforme des retraites, deux incinérateurs de déchets ont été bloqués dans la région parisienne : celui situé à Ivry, entre le 20 octobre et le 8 novembre, et celui de Saint-Ouen entre le 2 et le 15 novembre. Une première remarque doit être faite à propos de ces actions. Elles ont été menées dans le cadre d’une grève des éboueurs de la Ville de Paris qui avaient, outre la question des retraites, des revendications catégorielles à adresser à leur employeur. Il faut noter ici que les secteurs qui ont été en pointe de la grève contre la réforme des retraites avaient pratiquement tous, à l’exception notable des lycéens, des étudiants et des cheminots, des revendications spécifiques : cela était le cas des éboueurs parisiens, donc, mais aussi des cantinières de Marseille ou des travailleurs du port de cette ville, des infirmières de l’hôpital Tenon à Paris et surtout des raffineurs engagés depuis plusieurs mois déjà dans des conflits les opposant aux compagnies pétrolières. Il n’y avait pas, dans l’esprit des personnes engagées dans ces grèves, de contradiction entre leurs luttes particulières et la lutte plus générale contre la réforme de retraites : il était souvent affirmé de manière explicite qu’il s’agissait à chaque fois de lutter contre une même réalité, celle d’une situation sociale globale qui va toujours en empirant. Tout se passe comme si la mobilisation concernant la réforme des retraites avait joué un rôle de catalyseur dans de nombreux secteurs, permettant à des tensions persistantes d’éclater en conflit ou à des conflits préexistants de gagner en puissance et en visibilité.

Pour en revenir aux incinérateurs, le premier d’entre eux à avoir été bloqué, celui d’Ivry, l’était certes par des travailleurs en grève, les éboueurs municipaux, mais pas par les employés de l’incinérateur lui-même. En bloquant les grilles du site d’Ivry, en effet, les éboueurs de la Ville de Paris paralysaient à la fois le garage des camions-bennes et l’entrée de l’usine de retraitement et d’incinération des déchets. Les ouvriers de l’incinérateur ne faisaient pas grève mais se sont retrouvés, de fait, au chômage technique.
Dans le second incinérateur, le blocage a été le fait de membres de l’AG interpro locale, de travailleurs municipaux de Saint-Ouen et de renforts venus des différentes assemblées de Paris et sa région. Les travailleurs de cet incinérateur n’étaient pas non plus en grève et ne participaient pas au blocage.

Dans ces deux exemples, la dissociation entre grève et blocage se percevait dans l’espace même du blocage : le blocage se faisait à la porte des incinérateurs, non dans l’entreprise elle-même, à laquelle les bloqueurs n’accédaient quasiment pas (à Saint-Ouen) ou très peu (à Ivry). Le blocage bénéficiait sans doute d’un certain soutien des travailleurs de l’incinérateur mais cela n’allait pas jusqu’à ce que ceux-ci se mettent eux-mêmes en grève. S’ils ne travaillaient plus, c’est que le blocage des camions qui ramenaient les ordures rendait leurs tâches (trier, incinérer) impossibles faute de matière première. Pour les éboueurs parisiens en grève, l’objectif du blocage était d’asphyxier la filière du retraitement des déchets à défaut de pouvoir réellement bloquer leur ramassage, faute d’un nombre suffisant de grévistes et surtout compte tenu du recours, par la mairie, à des prestataires privés comme Veolia ou Derichebourg.

On voit dans cet exemple qu’il y a une claire dissociation entre la grève, d’un côté et le blocage, de l’autre : on fait grève en cessant son travail, et non le travail d’autrui, et sa propre grève ne peut bloquer que la production de sa propre entreprise. En revanche, on peut parfaitement bloquer une administration, une usine, un site ou une voie de circulation sans que son emploi ait le moindre rapport avec ceux-ci. Et si un chômeur ne peut être gréviste, il peut être bloqueur.

Dans des exemples antérieurs à la grève de 2010, le blocage avait déjà cette caractéristique majeure que son objectif n’est pas limité à l’entreprise ou au lieu de travail dont sont originaires les grévistes. On a vu, dès 2003, des professeurs luttant contre la réforme de leur régime de retraite bloquer des TGV, à Avignon et ailleurs, tout comme on a vu en 2006 des lycéens et des étudiants bloquer carrefours, routes et trains. Avant ces exemples, il y avait eu des blocages de voies de circulation durant le mouvement des chômeurs en 1998 (essentiellement des trains). On n’oubliera pas non plus, hors de France, les fameux piqueteros qui ont fait du piquet pour couper les routes leur mode d’action éponyme.

Cependant, dire que le blocage ne se limite pas à bloquer le lieu d’activité habituel des grévistes ne signifie pas pour autant que le blocage est complètement détaché de la grève. Les lycéens et les étudiants bloquent avant tout leurs propres établissements, avant d’aller bloquer des routes, des trains ou plus récemment des déchetteries. Les éboueurs de Paris ont bloqué en même temps le garage de leurs camions et l’incinérateur de déchets, les deux étant sur le même site. Et surtout les raffineurs, symboles mêmes du blocage pendant le mouvement contre la réforme des retraites, ont bloqué leurs propres raffineries. De plus, on n’oubliera pas cette évidence qu’à part dans la situation spécifique des chômeurs le blocage suppose quand même la plupart du temps la grève : pour bloquer, encore faut-il avoir du temps pour le faire, encore faut-il être en grève.

Le blocage d’un site étranger à sa propre entreprise ne doit donc pas s’analyser comme un critère de la distinction entre blocage et grève, mais plutôt comme une conséquence de cette distinction. Quand il y a blocage, c’est qu’il y a grève mais que dans le cadre de celle-ci peuvent être bloqués aussi bien l’entreprise des grévistes que d’autres lieux de production.

Si on a parlé de « blocage » des raffineries au lieu de parler uniquement de « grève avec occupation », c’est bien qu’au-delà de la grève il y avait quelque chose en plus qui prétendait se jouer. En effet, si l’interruption du raffinage par la grève menaçait l’alimentation de l’économie française en produits pétroliers, un blocage de leur distribution permettait d’obtenir le même résultat de manière encore plus rapide, et surtout de pallier l’inconvénient de l’utilisation de stocks et d’importation des produits manquants. Or les raffineries se sont révélées être à la fois des lieux de production et des lieux de centralisation de la distribution. Bloquer l’accès à la raffinerie, c’était donc, au-delà de la cessation de la production par la grève, se proposer comme objectif affiché (mais, nous y reviendrons, dans ce cas précis affiché seulement) d’aller jusqu’à l’interruption du ravitaillement pour l’ensemble de l’économie. Alors que l’objectif de la grève est de faire plier le patron en lui faisant perdre l’argent de sa production, l’objectif du blocage est d’aller au-delà en termes de nuisance et de porter des coups en dehors du strict périmètre de l’entreprise employeuse.

C’est cette généralisation de l’objectif poursuivi qui a permis de lancer le mot d’ordre du « blocage de l’économie » par le blocage des flux. Certes, cet objectif est encore très ambitieux et en total décalage avec la réalité de la pratique actuelle du blocage . Il n’empêche qu’il n’est pas totalement hors sujet. La grève est d’abord blocage d’une filière et doit se supposer « générale » pour prétendre à une paralysie d’ensemble : le blocage est d’emblée, au moins au stade des intentions, dans la généralité, puisqu’il ne saurait être distingué de la grève elle-même que si ses effets ne se limitent pas à l’entreprise des grévistes.

la grève des transports

Dans quelques cas seulement cette distinction n’a pas lieu d’être, parce que par nature la grève y est en même temps blocage dans le sens nouveau que nous avons trouvé à ce terme : tel est le cas des grèves dans les transports avant l’instauration du service minimum. Dans ce cas, c’est la grève en elle-même qui provoque directement une paralysie générale. Cette « grève bloquante » a un effet immédiat tandis que les autres grèves, même si elles ont sans doute toutes à des degrés divers une capacité paralysante, mettraient beaucoup plus longtemps à atteindre le même type de résultat.

On peut certes supposer que le fait de se donner pour objectif de bloquer plus que la seule production de son employeur est aussi ancien que la grève elle-même. Par exemple, le blocage partiel ou total des routes – ce qu’on a appelé parfois les « opérations escargots » – fait partie de la panoplie activiste des agriculteurs ou des routiers depuis longtemps. Il est vrai que les revendications catégorielles de ces professions s’adressent en général aux pouvoirs publics, ce qui explique sans doute le choix de leurs modes d’action ; il n’empêche qu’on doit conclure de ces exemples que le blocage n’est en rien une forme de lutte inédite. La véritable question est donc : comment se fait-il que le blocage prenne depuis 2006 une telle importance qu’il finit par donner l’impression d’émerger comme une nouveauté ?

L’hypothèse la plus vraisemblable est de lier ce phénomène à une perte relative de l’efficacité de la grève. Cette perte d’efficacité a été particulièrement visible dans le cas de la grève des transports au point que celle-ci a paru perdre récemment son rôle d’entraînement et de baromètre de la lutte en général. Depuis les années 1980, la grève dans les transports et singulièrement la grève des cheminots donne le ton des mobilisations : tant que la grève des cheminots se poursuit tout reste possible, tandis que quand cette grève s’essouffle et s’achève c’est signe que la fin du mouvement est proche. C’est que la grève des trains a des conséquences économiques importantes, mais aussi et surtout des conséquences extrêmement visibles parce que susceptibles de toucher dans leur vie quotidienne une très large majorité de Français.

Ce schéma ne s’est plus reproduit depuis plusieurs années et la cause immédiate en est sans doute la loi sur le service minimum dans les transports. Cette loi, cependant, n’a évidemment rien d’accidentel et la question véritablement en jeu tient à une évolution générale des capacités de l’État à contrôler et à limiter l’impact des grèves. Il n’en reste pas moins que le principe même du blocage comme blocage des flux et de l’économie s’inspire manifestement de l’exemple de la grève bloquante telle qu’elle existait dans les transports jusqu’à très récemment. La meilleure preuve c’est que lorsque le blocage emblématique de 2010, celui des raffineries, a cessé, l’effet a été le même sur l’ensemble du mouvement que l’arrêt de la grève des cheminots dans la période précédente.

« l’efficacité » de la grève

Mais si on cherche à parler de perte d’efficacité de la grève, dans les transports comme ailleurs, encore faut-il s’entendre sur ce que cela peut signifier. Qu’est-ce que « l’efficacité » de la grève ?

Il ne faut pas oublier que la grève, comme toute pratique de lutte de classe, est ambivalente. Elle est d’un côté ce qui, par la revendication, ne cherche qu’à améliorer la condition prolétarienne en contribuant ainsi à ce que celle-ci se pérennise. Et elle est aussi ce qui, dans son mouvement même, permet que cette condition soit attaquée dans ce qui la fonde. La grève est, comme toute pratique de lutte, le produit du rapport de classe qui reconduit ce rapport tout en possédant la capacité de le remettre en cause .

Mais si la grève est ambivalente, son efficacité ne l’est pas. Ce qui la rend efficace mais aboutit finalement à reconduire le rapport de classes est la même chose que ce qui peut la rendre efficace pour détruire ce rapport. C’est toujours dans ce qui peut lui permettre d’aller au-delà de ses énoncés initiaux – la grève contre telle réforme, la grève pour telle revendication – que la grève trouve la puissance qui oblige les capitalistes à céder. C’est dans ce qu’elle recèle de potentiellement explosif pour la domination capitaliste qu’elle inspire la peur qui fait pencher le rapport de force en faveur des grévistes.

Que ce soit en 1936 ou en 1968, les concessions les plus importantes ont été arrachées dans des circonstances où la grève était si puissante qu’elle paraissait menacer le pouvoir du capital. Bien entendu, il faut aussi comprendre que ce qui était concédé n’était pas incompatible avec les exigences de la circulation de valeur dans l’état particulier dans lequel se trouvait alors le capitalisme.

Les cas où la grève est inefficace sont ceux où le contrôle de ce que la grève peut potentiellement produire de remise en cause du capitalisme se fait non par la concession mais par d’autres moyens. Traditionnellement, ce résultat était obtenu par le pur rapport de force armé, avec le recours aux soldats, aux nervis, à la police, etc. Les exemples de ce type sont si nombreux dans l’histoire du mouvement ouvrier qu’il est inutile de s’y étendre ici.

L’efficacité de la grève suppose donc deux facteurs : d’une part, sa puissance de potentielle remise en cause de la domination capitaliste. D’autre part, la possibilité et la volonté, pour le capital, de maîtriser cette puissance en faisant des concessions (parfois préventivement, avant même de la laisser se déchaîner). Or, si un tel schéma a pu s’imposer en Europe occidentale pendant de longues années (en gros, des lendemains de la seconde guerre mondiale jusque dans les années 1970), il est depuis la crise et la restructuration de moins en moins d’actualité. La période actuelle n’est plus celle de la croissance où les revendications portées par les grèves avaient une chance d’être entendues. Au cours des années 1980, le contrôle des luttes dans les pays occidentaux a pris un autre tour : dans certains cas, comme en Grande-Bretagne, c’est la victoire de l’État thatchérien contre les mineurs en grève qui marque une défaite ouvrière aux conséquences durables. En France les choses ne se sont pas passées ainsi, puisqu’en 1995 la grève contre la réforme des retraites était encore victorieuse : mais à la longue, l’intransigeance dont doit faire preuve la classe capitaliste finit par produire ses effets.

Dès lors qu’il s’agit de moins en moins de céder, un autre mode de contrôle des luttes doit prendre davantage d’importance. Ce mode n’a évidemment pas été créé de toutes pièces récemment mais n’est que le développement de facteurs qui existaient antérieurement.

l’encadrement de la grève par le droit

Le contrôle de la grève passe actuellement par sa légalisation. La légalisation, c’est d’abord le fait de ne plus considérer la grève comme une infraction pénale, ce qui est le cas en France depuis 1864. C’est ensuite, en 1946, la reconnaissance du droit de grève comme un droit constitutionnel. Mais la légalisation n’est pas que cela, sinon elle aurait produit tous ses effets depuis des dizaines d’années déjà. En réalité, la légalisation est un processus dynamique qui, s’il a été entamé il y a longtemps, est encore en cours. Le droit est la mise en forme adéquate de changements dont la source n’est nullement dans le droit lui-même, mais bien dans l’évolution des rapports de classes, évolution que le droit vient à la fois sanctionner et renforcer.

Le droit de grève, comme tout droit, n’existe que par ce qu’il est encadré par l’Etat : le droit n’est droit que dans la mesure où les lois lui donnent sa forme et donc par définition le délimitent, l’encadrent et le contrôlent. Les lois qui soumettent le droit de grève au préavis, au respect du service minimum ou à la préservation du droit au travail des non-grévistes sont autant de ces limites à l’efficacité de la grève. Les lois récentes qui étendent le champ d’application du service minimum et répriment pénalement le fait, pour les salariés, de ne pas se soumettre à la réquisition, loin de « bafouer le droit de grève » comme l’affirmait un syndicaliste, ne sont rien d’autre que l’aboutissement du développement de ce droit. On n’aura rien compris au fonctionnement du droit et si on ne saisit pas que le droit de grève c’est le droit de contrôler la grève.

Le droit de grève est conçu comme un droit individuel, même s’il s’exerce dans un cadre collectif. Le cadre collectif, c’est le dépôt du préavis par les syndicats censés représenter les travailleurs : l’aspect individuel, c’est cette possibilité donnée à chaque salarié d’exprimer, par la grève, une opinion concernant son travail et les conditions de celui-ci. Son corollaire est le droit au travail : en effet, le titulaire d’un droit a toujours la possibilité de ne pas l’exercer. La grève ne peut demeurer un choix que si on peut ne pas faire grève, autrement dit si le droit de travailler est lui aussi préservé au nom de la défense du droit de grève.

Ce dont le droit de grève est un formalisation adéquate, c’est d’une évolution qui conduit à ce qu’on peut appeler la segmentation du prolétariat : sa division en couches toujours plus fines jusqu’à cette asymptote qu’est l’individu. Bien sûr, le prolétaire n’est jamais un individu isolé (les individus n’existent de manière isolée dans aucune société, pas plus dans le capitalisme que dans une autre) mais le rapport de classe actuel renvoie chacun à une atomisation toujours plus poussée. Multiplication des statuts professionnels, externalisation des tâches, multitudes d’employeurs dans la même unité de production, turn-over et recours à l’intérim, généralisation de la précarité, etc. : les exemples ne manquent pas, dans l’organisation du travail, de cette atomisation en marche, et font écho à tous les autres exemples que l’on pourrait trouver facilement dans la vie quotidienne, la consommation ou l’urbanisme.

La grève à l’heure de cette atomisation formalisée par le droit est donc renvoyée à ce qu’est, au fond, l’action citoyenne et c’est cette citoyenneté de la grève qui la rend moins efficace. L’action citoyenne, dont l’exemple fondateur et paradigmatique est le vote, repose sur les notions de comptabilité et de représentation. La grève contemporaine est donc d’abord une grève fondée sur l’idée que le gréviste, qui doit individuellement pouvoir choisir librement s’il fait grève ou non, exprime ainsi une opinion dont le poids dépendra du nombre de travailleurs qui auront fait le même choix. C’est ainsi que le pourcentage des grévistes devient un enjeu majeur dans la question de la réussite de la grève, tandis que la question pourtant autrefois fondamentale de la grève (en quoi la grève paralyse-t-elle la production ?) devient au contraire un élément secondaire et même négligeable. Il faut noter qu’une telle évolution affecte également la manifestation : loin de demeurer ce qu’elle était historiquement, à savoir un affrontement (ne serait-ce que symbolique), elle tend de plus à plus à s’identifier à un pur rassemblement quantitatif dont le seul enjeu est le décompte.

le blocage, enjeu de stratégies syndicales

C’est sur ces éléments que se fondait la stratégie de l’intersyndicale, qui s’obstinait à organiser de « grandes » journées de mobilisation et à se refuser à entrer dans un mouvement plus dur de crainte que celui-ci ne soit « minoritaire ». C’est aussi la raison de l’obsession médiatique du comptage des manifestants et des grévistes et de la pseudo polémique sur les chiffres qui en a suivi. C’est enfin et surtout le sens de la « victoire » que l’intersyndicale prétend avoir remportée dans la « bataille de l’opinion », alors même que la loi contestée a été votée et promulguée, et surtout du « rendez-vous » qui aurait été donné en 2012 : à la contestation citoyenne il ne saurait en effet y avoir d’autres débouchés que les élections.

Tout cela se fait au prix, comme nous l’avons dit, de l’efficacité de la grève, puisque son contrôle citoyen rend inutiles les concessions : ce qui est citoyen ne dépasse pas les prémices de la citoyenneté, qui sont les mêmes que celles de l’exploitation capitaliste. La grève citoyenne est donc une grève où compte l’expression de l’opinion individuelle du gréviste, et c’est l’addition de ces opinions qui fait l’expression démocratique d’un choix, qui se traduira ensuite par l’élection d’un camp ou d’un autre. Si des aménagements à l’exploitation sont possibles, ils se feront dans le cadre de la négociation syndicale et de la grève citoyenne encadrée.

Ce qui était une des formes antérieures du contrôle, à savoir céder à certaines revendications et ainsi déléguer aux syndicats le soin de contenir ce qui pourrait être tenté d’aller au-delà dans le mouvement, devient inutile dans cette nouvelle configuration. C’est ainsi tendanciellement le rôle du syndicat comme organe de lutte et de contrôle des luttes (ce qu’il était jusque là, et ce n’était pas du tout une contradiction qu’il ait été à la fois l’un et l’autre) qui est remis en cause, pour ne plus lui laisser que son rôle de représentation – ce qui suppose aussi de revoir les règles instituées de la représentation syndicale, qui fait d’ailleurs l’objet d’une réforme importante.

Si certains syndicats paraissent s’accommoder d’une telle évolution, d’autres, plus tournés vers la base, comme Sud et même FO qui perd beaucoup à la réforme de la représentativité, ne la voient pas d’un bon œil. Et surtout il est manifeste que le plus important syndicat, la CGT, est tiraillé entre ceux qui veulent accompagner cette évolution et ceux qui veulent lui résister : et comme toujours, cela se traduit par des luttes internes et des guerres de chefs entre les deux camps.

C’est qu’évidemment, le pari officiel des syndicats collaborateurs est perdu d’avance. Pour que la grève comme forme de lutte soit véritablement remplacée par la grève comme forme d’expression, il faudrait que le patronat, dans la négociation, soit constamment prêt à faire des concessions substantielles. Or, comme nous l’avons dit, le rapport social capitaliste est un rapport d’exploitation qui ne fait de concessions que sur le fond d’une certaine conflictualité : la position de « négociateur » du syndicat n’a de sens que parce que derrière le syndicat il y a une marmite qui bout. Sans cela, le syndicat ne peut avoir d’existence que comme une sorte de cogestionnaire du capitalisme prêt à aider le patronat à en imposer toutes les exigences aux travailleurs (en veillant, au nom de la justice sociale, à ce que l’exploitation soit correctement répartie entre tous les exploités) : position que certains syndicalistes assument parfaitement, comme par exemple Nicole Notat qui après avoir quitté son poste de secrétaire général de la CFDT a intégré les organes collectifs de la domination bourgeoise . Mais tous les syndicalistes ne sont pas prêts à évoluer ainsi. Le contrôle de la grève par sa légalisation se fait sur le fond d’une défaite du prolétariat, et c’est de cela qu’ont conscience certains syndicats, qui veulent garder leur influence traditionnelle et pour cela ont tout de même besoin d’une certaine combativité prolétarienne si possible contenue dans un champ qu’ils demeurent susceptibles de contrôler. Quelle serait l’utilité des chiens de garde si les moutons ne songeaient plus du tout à s’enfuir ?

le blocage dans le mouvement de 2010

Encadrée par la loi sur le service minimum, réduite à une forme d’expression citoyenne et dissociée, en quelque sorte, de ses effets possibles, la grève ne peut plus servir d’entraînement au mouvement de la contestation. Le blocage vient alors la remplacer.

Le blocage viole le droit de grève. Il vise à empêcher ceux qui veulent exercer leur droit au travail de le faire. Le blocage rompt avec la logique du droit, et d’ailleurs il a tendance à devenir illégal (le délit de blocage des trains existe depuis les lendemains de la lutte anti-CPE, et l’UMP a le projet de l’étendre à tout type de blocage). Il permet de faire jouer à la grève ce rôle de paralysie de l’économie que son encadrement citoyen lui fait perdre. Il est comme une contre-tendance à cette évolution qui fait que la grève tend à être de moins en moins une pratique de lutte.

Contrairement à la grève dans sa version citoyenne qui tend à devenir un choix individuel qui renvoie chacun à sa propre atomisation (je fais la grève et je reste chez moi), le blocage suppose l’action collective, et qui plus est l’action collective qui n’a pas à être majoritaire – même s’il faut être un certain nombre pour pouvoir tenir un blocage. Le blocage est une activité qui rompt avec la passivité de la grève citoyenne.

C’est pourquoi il est tout à fait logique de distinguer grève et blocage, bien que le blocage soit presque toujours accompagné d’une grève. C’est que la grève avec blocage est une contre-tendance à l’évolution de la grève tout court. Elle rend à la grève son caractère de lutte.

Ces tendances générales ont marqué le mouvement de l’automne 2010 et ont conduit certains leaders syndicaux, devant l’absence de l’effet d’entraînement de la grève des transports, à favoriser la pratique du blocage. Cela a été le cas dans les raffineries, où Charles Foulard, membre du secrétariat fédéral du Syndicat des industries chimiques CGT, s’est démené pour coordonner le blocus. C’est ce qui s’est fait aussi avec le blocage de l’incinérateur d’Ivry, lancé par les syndicalistes CGT de la voirie.

Bien entendu, les minorités syndicales qui se sont trouvées à la pointe du blocage l’ont fait dans la perspective d’en garder le contrôle, ou du moins de pouvoir récupérer celui-ci. D’abord, ces blocages ont été plus ou moins négociés entre les leaders syndicaux et les directions des entreprises ou certains secteurs des pouvoir publics. On a ainsi appris des salariés grévistes de la raffinerie de Grandpuits, en région parisienne, que le ravitaillement par pipeline de certains secteurs de l’industrie n’avait jamais été interrompu. On a su aussi que les syndicalistes avaient obtenu le soutien de plusieurs politiciens locaux avant de lancer le blocage de l’incinérateur d’Ivry. Enfin, cela est encore plus évident à Saint-Ouen, où la mairie communiste a ouvertement encouragé ses propres salariés grévistes à bloquer la déchetterie.

Tout s’est passé comme si les syndicats avaient pris la mesure de la limite qu’il ne fallait pas franchir pour pouvoir maintenir le blocage. La quasi-négociation qui a accompagné les blocages longs se justifie à leurs yeux par la nécessité de les faire tenir dans le temps : et de fait les blocages « sauvages » ne duraient pas longtemps. Lorsqu’une assemblée indépendante a bloqué une des entreprises privées de ramassage des poubelles, cela n’a pas duré plus de trois heures. Les blocages qui ont fleuri un peu partout en France (blocage de plate-formes logistiques, de voies de circulation, d’aéroports, etc.) ont toutes été des opérations coup-de-poing : aucune n’avait la force de durer plus de quelques heures. C’est à force d’obstination, et en revenant trois jours de suite, que le blocage d’un dépôt de bus pendant une journée entière a été possible à Rennes alors que les conducteurs n’étaient pas en grève.

Tout cela tient bien sûr à un certain état du rapport de forces global mais il faut avoir conscience que se crée ainsi un décalage entre le discours sur le blocage et la réalité de sa pratique. L’idée de « paralysie de l’économie » était dans toutes les têtes mais en réalité le blocage n’a pas véritablement dépassé le stade d’une forme d’expression. Les dirigeants syndicaux ont paru s’accommoder d’une stratégie qui revenait à bloquer l’essence à la pompe, de manière à toucher les Français dans leur vie quotidienne, un peu à l’image de l’effet que pouvait avoir la grève des transports avant le service minimum, plutôt que de chercher à paralyser réellement l’économie. Finalement quand, après avoir manœuvré pour obtenir la fin de la grève dans les raffineries et ouvert la voie au déblocage par les flics, le syndicaliste de la CGT, Charles Foulard, déclare dans les médias que « nous avons remporté la bataille de l’opinion », il ne fait qu’exprimer cette ambiguïté fondamentale du blocage : la pratique du blocage essaye d’échapper à la grève citoyenne mais est sans cesse menacée d’être rattrapée par la logique de celle-ci qui consiste à remplacer l’action par l’expression démocratique d’une opinion. La grève citoyenne est bien une grève paralysante, mais ce n’est pas l’économie qu’elle paralyse, c’est le prolétariat.

la dynamique du blocage

Cependant, ce devenir citoyenniste de la grève, cette tendance à l’encadrement par la légalisation en tant qu’elle est formalisation de l’atomisation prolétarienne, n’est sans doute pas quelque chose d’acquis pour le capitalisme. Ce mode de production repose sur un déséquilibre permanent, et ce qu’il peut utiliser pour contrôler, à un moment donné, les contradictions sociales ne peut être que transitoire — et même si cela correspond, comme c’est le cas ici, à cette tendance lourde du capitalisme contemporain qu’est la segmentation du prolétariat. Bref, pour le dire autrement, les contre-tendances à la pacification sociale sont et seront sans doute très nombreuses et le blocage, que nous avons évoqué ici, n’en est qu’une parmi d’autres. C’est pourquoi, loin de se contenter de souligner ce qui est la limite du blocage, il faut aussi chercher ce qui peut être dynamique dans une telle pratique, sans pour autant l’isoler du reste des pratiques possibles, c’est-à-dire sans en faire une idéologie.

Le blocage possède une caractéristique intéressante, et qui a été particulièrement sensible durant le mouvement contre la réforme des retraites : c’est le décloisonnement qu’il rend possible. Les blocages ont été la forme d’action des assemblées dites « interpro ». Les assemblées interpro n’ont pas besoin du blocage pour exister, mais le fait de pouvoir agir ensemble au lieu d’être seulement un lieu d’échange d’informations sur les différentes luttes sectorielles leur donne davantage de consistance. Ces blocages ont été pour beaucoup, comme nous l’avons dit, des actions « coup-de-poing », mais il a pu aussi s’agir de venir renforcer des blocages existants comme vers les raffineries ou les déchetteries. Ce dernier cas pose certes beaucoup de questions, la première étant de savoir dans quelle mesure ces renforts ne risquent pas de devenir une masse de manœuvre au service des revendications spécifiques des grévistes qui bloquent leur propre site de production. D’un autre côté, le fait que des personnes venues d’autres horizons se mêlent à l’action des grévistes d’une entreprise peut aider à contrer les stratégies syndicales, qui sont toujours celles d’un confinement des luttes sur leurs bases initiales. L’exemple de la raffinerie de Grandpuits en est une illustration. Les raffineurs ont été dépassés par l’ampleur de la réponse à l’appel à soutien qu’ils avaient lancé, et ont cherché à éloigner une partie des gens qui les ont rejoints en les envoyant manifester dans une ville voisine. Cet apport extérieur a cependant permis de lancer un ultime blocage alors même que la grève se terminait (les leaders syndicaux, maîtres de l’information, ayant joué un rôle non négligeable pour en précipiter la fin en affirmant dans toutes les AG que les autres raffineries avaient déjà voté la reprise), ce qui a nécessité un recours aux CRS pour dégager le site. Au total, le décloisonnement n’est évidemment jamais acquis et se joue toujours sur un fond de possibles manipulations syndicales.

L’existence de ces AG interpro et leur mode d’action a une seconde conséquence : elle éclaire d’un jour nouveau le débat sur « l’intervention ». À partir du moment où, dans le cadre d’un mouvement qui, pense-t-on, touche tout le monde, les acteurs pensent pouvoir se joindre à toute lutte donnée, quand bien même celle-ci additionne, en plus de la revendication générale, des revendications catégorielles, la notion « d’intérieur » ou « d’extérieur » à la lutte tend à s’estomper. La lutte contre la réforme des retraites a été la lutte de tout le monde, et même les revendications spécifiques portées par certaines grèves ont paru être les revendications portées par tous dans la mesure où, dans le discours au moins, le lien était toujours fait entre le particulier et le général. Dès lors, l’assemblée « Grève-blocage-sabotage » de Paris, devenue ensuite l’assemblée « Premier round, on continue », a pu se réunir et agir sans que sa pratique soit fondamentalement différente de tout ce qui se faisait partout ailleurs en France.

Naturellement, il serait ridicule de penser que, parce que quelques blocages interprofessionnels ont eu lieu, la segmentation du prolétariat serait abolie. Mais il serait tout aussi ridicule de vouloir à toute force être aveugle à cette dynamique possible de la pratique du blocage. Celle-ci demeure encore le fait, à l’heure actuelle, d’une minorité radicalisée et volontariste : mais c’est une minorité qui commence à être, socialement parlant, significative.



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