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Avant-Garde & Mission...
... la Tiqqounnerie
mis en ligne le 3 septembre 2015 - Dominique Caboret , Philippe Garrone
Destiné, courant 1999, à un groupe restreint de personnes, le texte qui suit se proposait de décrire dans leur généralité les filiations philosophiques et religieuses auxquelles, explicitement ou implicitement, se rattachaient les membres de la revue Tiqqun (alors à son premier numéro). Tiré à un nombre ridicule d’exemplaires, ce texte ne visait aucune diffusion publique. Une fuite (heureuse ?) lui a assuré depuis lors une diffusion notable, raison pour laquelle nous le livrons ici publiquement
Le projet de Tiqqun repose essentiellement sur trois sources, chacune d’elles composant dans ce texte une partie : la pensée de Heidegger, celle-ci renvoyant à l’ensemble de la pensée métaphysique occidentale ; la réflexion Kabbalistique juive ; le mouvement philosophique et politique nihiliste. Pour les têtes bien farcies de la Tiqqounnerie, leur parfaite correspondance s’accomplit dans une fusion achevée. Ce n’est donc que pour les besoins de l’explication que nous les séparons ici. C’est toutefois en simplifiant au maximum des doctrines et une histoire à la fois riches et complexes que nous avons pu dégager, au milieu d’un fatras d’érudition et de citations plaquées, une cohérence théorique certaine ; inutile de souligner ici que cohérence ne signifie en rien vérité...
Ce que nous disions alors du but de ce texte n’a pas non plus changé : s’il apparaît comme centralement didactique, c’est qu’il doit être lu avant tout comme une fiche de lecture critique. Seule sa conclusion, sous forme de thèses, peut servir de tremplin à un e critique plus directement politique. Beaucoup à ce propos ont pu décrier la dernière thèse comme relevant d’une attaque aussi peu sérieuse qu’infamante. C’est pourtant bien dans cette réalité illuminée de « potacherie » et de pauvre ambition littéraire que Tiqqun a trouvé son meilleur public. Qu’on se rassure, elle n’en aura pas d’autre. L’époque a beau favoriser, dans sa décomposition, l’attente de gourous qui manient « l’essence » avec bouillie rhétorique comme d’autres jouaient auparavant de l’encensoir, elle n’en redonne pas moins envie à d’autres de critiquer ad hominen toute la curetaille moderne qui entend aujourd’hui se faire passer pour révolutionnaire.
Les rédacteurs (février 2002)
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ACTE I
La métaphysique et son dépassement, Heidegger
SCÈNE 1 : La métaphysique
Avant de cerner le projet heideggerien, précisons de façon très générale les contours de la métaphysique. On oppose souvent la métaphysique à la physique qui étudie la nature. Aussi se trouve-t-elle définie soit comme la science des réalités qui ne tombent pas sous le sens, des êtres immatériels et invisibles (âme, Dieu), soit comme la connaissance de ce que les choses sont en vérité par opposition à leurs apparences. Dans les deux cas, la métaphysique porte sur ce qui est au-delà de la nature, ou si l’on préfère du monde tel qu’il nous est donné, tel que les sciences le conçoivent et l’étudient, bref sur ce qui fonde tout ce qui est. Exemple de questions métaphysiques : qu’est-ce que l’être ? et, dans sa forme classique : y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? La métaphysique, forme d’interrogation sur l’être en tant qu’être, se présente souvent pour cette raison même comme la connaissance fondamentale et suprême.
Cette prétention a toutefois été rabattue par nombres de penseurs comme une spéculation, une fuite devant la réalité. La métaphysique n’est à leurs yeux qu’une chimère, un ensemble de questionnements tournant rapidement au verbiage et aux divagations, dans lequel la religion a par ailleurs toujours su opérer de bienheureuses emplettes.
SCÈNE 2 : Le devenir métaphysique du monde, Heidegger
Si pour Marx l’histoire se résume au développement des luttes de classes, pour Nietzsche à la montée croissante et l’épanouissement réappropriation d’un oubli fondamental traversant toute la pensée occidentale depuis Platon, l’oubli de l’être.
Selon un schéma que l’on retrouve à l’œuvre dans la pensée hégélienne et religieuse (dont la kabbale), l’histoire connaîtrait trois phases successives : l’unité première, la séparation, la reconquête consciente de l’unité perdue.
L’unité première recouvre chez Heidegger la période des penseurs présocratiques grecs (Héraclite, Parménide...) Sorte de paradis perdu et d’âge d’or du monde, elle désigne ce moment où, pour la première fois, l’homme, quoique de manière inconsciente, vivait dans une forme d’appartenance totale à l’être.
La pensée platonicienne, en posant chaque objet devant l’homme pour en saisir la vérité, c’est-à-dire en opérant une scission entre lui et les choses, déchire cette unité première (les chrétiens diraient qu’Adam vient de croquer la pomme). On entre maintenant dans la période de la séparation, phase historique qui domine la pensée occidentale jusqu’à Heidegger.
La reconquête consciente de l’unité perdue avec l’être (similaire en cela au Tiqoun, voir chapitres suivants) est, selon ce dernier, rendue possible aujourd’hui. Pourquoi et comment, c’est ce que nous allons développer maintenant en abordant une pensée qui se présente à la fois comme une critique de ce qu’a été la métaphysique occidentale depuis Platon et comme son approfondissement radical.
Pour comprendre les possibilités historiques de cette reconquête, il faut, d’une part, revenir sur la période de l’oubli, et envisager de l’autre, les questions fondamentales que pose à notre époque la puissance techno-scientifique.
En s’attachant à caractériser toute la pensée occidentale par l’oubli de l’être, Heidegger ne signifie pas pourtant qu’il n’a jamais existé de pensées proprement métaphysiques avant lui. Certes, la philosophie a toujours eu une dimension métaphysique dans la mesure où elle s’est efforcée de penser l’être mais elle ne l’a jamais fait en l’élevant véritablement à la dignité d’une question, autrement dit elle ne l’a pas problématisé quant à son sens et à sa vérité. Plus précisément, la question de l’être a toujours été subordonnée à ce qu’il nomme des étants. Un étant c’est tout être particulier, par exemple une lorgnette, un bison, un homme qui, au-delà de ce qui les sépare dans leurs particularités, ont tous ceci de commun qu’ils sont. Pour Aristote, ce qui unit la lorgnette et le bison (leur être) c’est l’acte et la puissance. Si on pose la même question à Schopenhauer, il va dire que l’être de l’homme, de la table et de la pierre c’est la volonté de vivre ; ils ont tous ceci en commun qu’ils veulent vivre. Dans les deux cas, on voit que la détermination de l’être n’est effectuée qu’en fonction de l’étant ou symétriquement que l’étant n’est compris qu’à partir de son être. Ici se trouve le reproche principal qu’Heidegger adresse à la philosophie : elle n’a jamais pensé l’être qu’en vue et à partir de l’étant ou, inversement, à se représenter l’étant (lorgnette, bison, homme) quant à ce qu’il est, comment il est, oubliant de questionner l’origine essentielle de l’étant.
En cela, la métaphysique occidentale demeure finalement liée au savoir scientifique qui s’efforce de poser toute chose devant lui dans sa vérité alors que l’être doit être pensé comme tel, dans sa transcendance pure et simple. Elle demeure en réalité une simple physique (calquée sur les sciences de la nature) qui se donne comme représentation exacte et a fait de l’être le concept le plus vide et le plus général. Considérons une cruche, dit Heidegger, reprenant un exemple de Descartes. Physiquement, elle se représente comme un récipient muni d’un fond, d’une paroi et d’une anse. Pour la représentation scientifique qui prétend saisir les choses plus vite et mieux que toute autre expérience, la cruche est le produit du travail d’un potier, rempli d’air en son creux. Sauf à se lancer dans des mesures ou dans l’analyse du matériau et de la forme, on croit ainsi avoir épuisé le sujet. Mais il appartient au vide de la cruche de contenir ce qui doit être versé, d’être don et offrande. Le lien entre la terre, le ciel, les dieux et les mortels se condensent en lui : « Dans l’eau qui est offerte perdure la source. Dans, la source, la roche et, dans la roche, la lourde somnolence de la terre qui reçoit la pluie et la rosée(...) », Essais et conférences. Les choses ont donc une pluralité de sens, rassemblent en elles des relations naturelles et sociales, possèdent une patine mythique, une valeur symbolique irréductible à la valeur d’usage ou à la représentation de la chose dans son objectivité. Heidegger cherche dans les choses familières l’ensemble des significations refoulées par la représentation dominante du savoir techno-scientifique, significations toutefois conservées dans le mythe sous une forme latente et affaiblie. L’exemple de la cruche témoigne aussi pour lui de la nécessité d’un renversement radical quant au mode de présence de l’homme au monde. Il faut arrêter de considérer ce dernier comme pensant et produisant le monde à partir de lui-même dans sa volonté de puissance, mais admettre qu’il est plutôt regardé par l’étant. C’est l’être qui se dévoile et s’ouvre à l’homme apte à le comprendre par la médiation du langage. Dépasser la métaphysique pour Heidegger, c’est donc retourner consciemment à l’origine toujours en retrait, revenir sur un mode fondamental d’interrogation que les questionnements sur l’étant et sa vérité ne peuvent permettre.
Ce dépassement de toute la métaphysique ancienne ne procède pas toutefois d’une simple décision humaine. Comme le scandent les membres de Tiqqun, suivant en cela pas à pas Heidegger, nous serions au seuil historique d’un passage permettant la réalisation de ce dépassement. La métaphysique ancienne achèverait en effet actuellement toutes ses possibilités dans la domination absolue de la technique sur le monde. Voyons donc en quoi la technique, tout en réalisant la métaphysique, lui met un terme.
Pour Heidegger, la technique dans son essence n’est pas un phénomène parmi d’autres de la modernité. On ne peut la saisir dans sa centralité qu’en la rattachant à toute l’histoire de la métaphysique occidentale qui la fonde. Ainsi, par exemple, elle n’est pas seulement
comme le pense Hegel, une pure activité instrumentale, ou comme l’envisage Marx, une modalité d’extraction de la plus-value dans le monde capitaliste. Bien plus, derrière sa prétendue neutralité objective, elle matérialise le mode de représentation propre à la métaphysique occidentale dans la domination de la nature et des hommes. Si on la considère dans son mode de dévoilement propre, elle est une véritable « provocation » par laquelle la nature est mise en demeure de livrer ressources et énergies accumulables pour les seuls besoins de l’homme. Dans cette visée productiviste, la nature se trouve réduite à un pur objet de consommation productive et les objets apparaissent dans leur rapport à l’homme comme fonds ou stock de sa propre puissance ; si bien que tout objet (objet naturel, technique, machines...) n’est plus que le signe de la puissance humaine et renvoie immédiate-ment à elle. La nature est de la sorte alignée à un projet humain et englobée dans celui-ci. Autrefois, dit Heidegger, le vieux pont de bois sur le Rhin s’inscrivait dans la nature en unissant une rive à l’autre, aujourd’hui, c’est le fleuve qui doit s’incorporer dans la construction de la centrale nucléaire.
En quoi sommes-nous dès à présent arrivés au bout de ce processus ? Soumise à la domination absolue de l’homme au moyen de la technique, la nature se retourne désormais contre lui, laissant autour d’elle dévastation et mort. L’homme, bien entendu, n’échappe pas selon Heidegger au cercle de cette domination. Considéré à son tour comme stock de puissance (force de travail) il peut être englouti en tant que sujet : « L’homme lui-même devient matériel humain, employé selon des buts préfixés. » C’est donc confronté à ce danger extrême, au moment où tout sol vient à manquer, que l’homme peut saisir l’essence cachée de la technique et du même coup son appartenance fondamentale à l’être. Plus précisément, il a la possibilité de comprendre que la technique participe d’une interprétation métaphysique du monde qui n’est autre que le mode de pensée propre à toute la tradition occidentale épuisant aujourd’hui ses dernières possibilités : à travers la domination de la techno-science, c’est l’être qui manifeste à l’homme la nature comme « ensemble de forces calculables ». La technique moderne place alors l’homme dans une conjoncture telle qu’il peut tout aussi bien continuer à se livrer à la frénésie de la domination que se rendre attentif à la part qu’il prend au dévoilement même de l’être. Elle recèle en elle à la fois le plus grand des dangers et la possibilité que ce qui sauve se lève à notre horizon.
Mais ceci ne peut se faire qu’en cessant d’être fasciné par la technique et en l’appréhendant comme le destin d’un dévoilement qui nous fait signe vers autre chose. Notre période constitue donc le point critique où, dans la plus grande décadence, s’ouvre une réappropriation possible. Concluons donc avant de voir comment, les membres de Tiqqun vont reprendre tel quel puis radicaliser ce point critique dans une perspective pseudo-politique.
Avant toute chose, il n’y a pas seulement chez Heidegger la nostalgie du monde paysan et des futaies de sa Forêt Noire, mais cette conscience, commune à toute la culture allemande de l’époque, ses adversaires compris, – Bloch, Adorno et l’Ecole de Francfort – qu’une civilisation fondée sur l’exploitation de la nature et de l’homme, où la technique se trouve au service du pouvoir manipulateur, ne saurait plus être longtemps tolérée. Si pour Marx, la libération de l’homme vis-à-vis des puissances qui le dominent passe avant tout par une pratique sociale et politique, elle se présente uniquement chez Heidegger sur un plan métaphysique. Autrement dit, le monde de la technique ne peut faire signe vers autre chose que si les hommes eux-mêmes passent par l’expérience du néant, et seulement par elle. Ainsi peut-il dire que si les hommes sont abandonnés au vertige de leur propre domination, c’est afin qu’ils se déchirent eux-mêmes, qu’ils se détruisent et tombent dans « la nullité du Néant ». C’est là une étape nécessaire pour l’homme avant qu’il ne se réconcilie avec l’être dans une « pensée remémoratrice » d’ordre philosophico-poétique.
L’expérience métaphysique du néant comme préliminaire incontournable à une vie pleine et réconciliée traverse l’ensemble des articles de la revue. Elle n’est pas seulement, comme nous le verrons plus loin, une vue particulière de la pensée heideggérienne, mais se retrouve également au centre des doctrines les plus extrêmes de la kabbale ainsi que chez les nihilistes russes.
SCÈNE 3 : la métaphysique critique
« On ne peut se défaire de la métaphysique comme on se défait d’une opinion (...). L’homme, devenu l’animal rationale, ce qui veut dire aujourd’hui le vivant qui travaille, ne peut plus qu’errer à travers les déserts de la terre ravagée. Et ceci pour-rait être le signe que la métaphysique se manifeste pour nous à partir de l’être lui-même et que le dépassement de la métaphysique a lieu en tant qu’acceptation de l’être. Car le travail (Cf. Ernst Jünger) accède aujourd’hui au rang métaphysique de cette objectivation inconditionnelle de toutes les choses présentes qui déploie son être dans la volonté de volonté.
S’il en est ainsi, nous ne devons pas nous figurer que nous nous tenions hors de la métaphysique parce que nous en pressentons la fin. Car la métaphysique, même surmontée ne disparaît point. Elle revient sous une autre forme et conserve sa suprématie, comme la distinction, toujours en vigueur, qui de l’étant différencie l’être »
M. Heidegger, Essais et conférences.
Même dans ses efforts la critique de Tiqqun n’a pas quitté le terrain de la philosophie. Bien loin d’examiner ses bases théoriques générales, toutes les questions qu’elle pose surgissent du sol d’une pensée déterminée, la pensée heideggerienne. Bien plus, elle a pris pour argent comptant le message de Heidegger selon lequel « aucun changement n’arrive sans une escorte qui d’abord montre le chemin » en se croyant nommément désignée pour cette mission. Cette dépendance de Heidegger est la raison pour laquelle on ne trouvera aucune tentative pour faire une critique de ce dernier bien que l’on jure qu’il s’agit d’une « ordure » : « La Métaphysique Critique se présente comme une injonction générale à se déterminer à partir du caractère métaphysique du monde, elle constitue (...) dans les termes de cette vieille ordure de Heidegger, « l’Appropriation de la métaphysique, l’Appropriation de l’oubli de l’Être », Tiqqun.
Il n’est venu à l’idée d’aucun des membres de la revue de se demander quel était le lien entre la philosophie de Heidegger ainsi que de ses développements ultérieurs et le monde dans lequel cette pensée trouve son déploiement. Aussi bien, toute leur critique se limite à la sienne, celle de la métaphysique occidentale. Le « progrès » à l’égard de Heidegger consiste simplement à remplir celle-ci des déterminations les plus diverses et à affirmer son dépassement par l’action même des hommes. Pour ce faire, il faut définir l’idée philosophique à accomplir et inscrire la logique de son accomplissement au sein même de l’histoire dans un style purement hégélien.
En quoi consiste ce tour de force ? Il s’agit, dans un premier temps, de subordonner à la métaphysique occidentale toute interprétation que l’on prétend dominante. De la science à la technique, de l’économie à la politique, il n’est aucun rapport dominant qui ne soit proclamé métaphysique. En passant tout au crible de leur critique, en proclamant chaque chose métaphysique, les membres de Tiqqun s’émerveillent devant leur découverte : la métaphysique n’est pas seulement partout, elle constitue également le talon d’Achille de la domination. Elle devient de la sorte une interprétation qui donne sa forme aux sociétés et domine l’histoire occidentale depuis cinq siècles à travers le développement de ses déterminations successives. Elle se donne enfin comme le principe d’explication du devenir social. Afin de masquer, dans un deuxième temps, l’histoire de l’être de sa dimension purement spéculative, on incarne son mouvement dans différentes périodes historiques dont le procès dialectique assure le retour à soi de la métaphysique, sa réappropriation. Comme chez Heidegger, l’ensemble du mouvement historique demeure subordonné à l’histoire de l’être dont il tire son principe. Le dépassement de la métaphysique à travers sa réalisation est le développement sur lequel doit se régler toute la réalité. L’histoire sociale et politique devient ainsi l’incarnation d’un mouvement formel, mécanique, la formule purement logique d’un mouvement dialectique dont le squelette se donne dans la revue de la façon suivante :
1. Le monde participant toujours d’une interprétation métaphysique qui le constitue, la vérité de la société marchande se donne contre toute apparence dans son essence métaphysique et non économique ou technique : « Il n’y a pas de monde marchand, il n’y a qu’un point de vue marchand sur le monde », Tiqqun. Plus précisément l’essence de la domination marchande est la négation de la métaphysique ou encore une métaphysique de la négation. Le spectacle, forme actuelle de la domination, est la dernière figure de la métaphysique occidentale et ceci à un double titre. En lui, d’une part, la domination s’est étendue à toutes les sphères du sens et en particulier à tout ce qui excède la stricte production matérielle. D’autre part, ce que la société marchande était dans son essence (une métaphysique déterminée ou la négation de toute métaphysique) s’y manifeste enfin de façon visible : « Dans le spectacle, le caractère métaphysique de l’existant s’appréhende comme une évidence centrale : le monde y est devenu visiblement une métaphysique »,
Tiqqun.
2. Bien sûr, la réalisation de la société marchande est en même temps sa négation : elle ruine son propre fondement dans son développement. Comme métaphysique de la négation, la société réalise la métaphysique : « La métaphysique marchande est la métaphysique qui nie toute métaphysique et d’abord elle-même comme métaphysique », Tiqqun. Par l’extension du désert à la totalité de l’existant, elle permet l’expérience métaphysique originaire (celle du néant) permettant la reconnaissance de l’oubli de l’être. La société qui voulait liquider la métaphysique l’a donc plutôt réalisée : elle revient dans sa vérité comme métaphysique critique.
3. Le monde marchand porte sa négation en lui-même sous sa forme inconsciente dans la figure du Bloom et sous sa forme consciente dans la figure de la métaphysique critique (celle que représente les membres de Tiqqun). Négation consciente et inconsciente constituent le parti Imaginaire qui est l’expression politique de la négativité dans la société actuelle. Le Bloom comme figure dominante de l’aliénation est la figure générale du spectacle. Relève du travailleur, il est par excellence la figure de la non appartenance. Au sein du spectacle, sa dimension métaphysique se dresse devant lui dans sa forme aliénée. Dépossédé de tout, le Bloom porte la négation de la société marchande : par l’expérience absolue de son aliénation, il se rend capable de se réapproprier son essence métaphysique et donc de se supprimer comme Bloom. Le parti Imaginaire est le caractère antagonique qu’a produit la société marchande ; il doit se manifester de façon d’abord latente par des conflits partiels, momentanés et subversifs avant de s’unifier comme tel et de s’abolir bien sûr dans la réalisation de sa tâche.
Prisonniers du schéma heideggerien – dont G. Scholem remarquait qu’il relevait d’une « Kabbalistique hypergermanique » – , on ne s’étonnera donc pas que les membres de Tiqqun trouvent non seulement dans les mouvements millénaristes juifs une correspondance spirituelle et sectaire, mais aussi une solution apparente aux difficultés rencontrées pour politiser la métaphysique. Ici, à travers l’histoire, révolte métaphysique, révolte religieuse et politique, se trouvent en effet unifiées en acte.
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ACTE II
Doctrines et mouvements radicaux de la Kabbale
« En dépit de l’extrême confusion qui règne à sa surface, et peut-être en vertu de cela précisément, notre temps est de nature messianique. »
Tiqqun, Théorie du Bloom« Dans le cours de cet exode, des solidarités inédites se constituent,
amis et frères se rassemblent derrière les nouvelles lignes de front qui se dessinent, l’opposition formelle entre le Spectacle et le Parti Imaginaire devient concrète. Il se développe ainsi, parmi ceux qui prennent acte de leur marginalité essentielle, un puissant sentiment d’appartenance à la non appartenance, une sorte de communauté de l’exil »
Tiqqun, Thèses sur le Parti Imaginaire
La référence à la Kabbale constitue un apport important, si ce n’est fondamental du projet de la revue. Tout autant que la voie métaphysique qu’elle retrouve et qu’elle englobe dans un projet téléologique de l’histoire, elle constitue avec la philosophie de Heidegger le squelette théorique de l’entreprise.
Il apparaît hors de propos dans cet exposé de décrire toute la richesse et la complexité d’une doctrine de la pensée religieuse juive née au milieu du XIIe siècle en Provence et en Languedoc. Un certain nombre d’éclaircissements sur le messianisme juif s’avère cependant indispensable pour mieux comprendre les courants radicaux et nihilistes juifs des XVIIe et XVIIIe siècles dans lesquels Tiqqun se reconnaît une filiation : cette dernière est essentiellement issue d’une lecture particulière de la doctrine Lourianiste, de l’aventure messianique de Shabtaï tsvi (1626-1676) et de son interprétation révolutionnaire et nihiliste par le chef religieux, Jacob Frank (1726-1791).
Avant de plonger toutefois dans un rapide éclairage de cette part peu connue de l’histoire juive, plus largement de l’histoire du millénarisme lui-même, il faut revenir sur trois ou quatre données historiques et religieuses sans lesquelles la compréhension du messianisme juif passe seulement pour une affaire d’illuminés en ballade.
1. Premier peuple monothéiste connu, vénérant un Dieu unique et jaloux, puis délivré par Moïse de l’esclavage égyptien lors de l’exode, les juifs se sont vu promettre une terre (Israël) et une loi. Cet épisode de l’Exode, avec la Genèse, est relaté dans les premiers livres de l’Ancien Testament, partie de la Bible qui constitue alors pour le peuple juif une référence absolue. Ces épisodes fondamentaux ancrent simultanément dans la mentalité du peuple juif l’idée d’une particularité très marquée et celle d’un destin collectif à nul autre pareil.
2. Le messianisme et le millénarisme juif apparaissent toujours comme des réponses à une grave crise historique affectant le peuple juif et sa terre, crise qui ne trouve pas dans un premier temps de réponses dans le discours religieux consigné dans la Bible. La question centrale pourrait se résumer ainsi : comment croire encore en un Dieu qui nous a promis terre et délivrance alors que nous sommes sans cesse envahis et placés en esclavage depuis des siècles par des peuples étrangers, des Assyriens aux Romains, en passant par les Babylonniens, les Perses, puis les Grecs ? Nous n’entrons pas ici sur les réponses apportées (généralement, la situation soumise du peuple est traduite comme un châtiment divin venu sanctionner une faute, châtiment toutefois levé par l’arrivée imminente d’un prophète et l’annonce de temps nouveaux), mais simplement à décrire un processus constant dans le phénomène millénariste : toute crise historique, politique et sociale est immédiatement retraduite sur un plan religieux. Ce point est sans doute le plus important pour la compréhension de ce qui va suivre car la forme de pensée religieuse adoptée ici, même si elle permet d’ouvrir un nombre de possibilités parfois remarquables, ne s’embarrasse pas des contradictions que soulève généralement notre propre mode de réflexion. On trouve ici une première explication aux nombreuses aberrations que Tiqqun distille lorsqu’elle se lance dans des analyses sociales, historiques, politiques ou économiques un peu plus détaillées sur le capitalisme contemporain.
3. En 70 ap. JC, les Romains détruisent le Temple de Jérusalem (le mur des lamentations est tout ce qu’il en reste aujourd’hui. Ceci dit pour les touristes...). En 133 ap. JC, ils répriment la dernière révolte juive ; la ville sacrée leur est désormais interdite. La majorité des juifs de Palestine s’exile à nouveau et va grossir les rangs de la diaspora. Cette réalité de l’exil est fondamentale en ce sens que pour certains courants de la pensée judaïque, elle ne se traduit pas seulement par une dispersion géographique et physique des individus, mais par une errance métaphysique, une errance de l’âme en quête d’elle-même. On aperçoit donc mieux ici comment une lecture religieuse et spirituelle de l’histoire rejoint parfaitement des questionnements d’ordre métaphysique ; surtout, elle permet d’entrevoir dans un premier temps pourquoi, dans la revue, la métaphore des individus et des âmes en exil dans le désert de la domination marchande traverse de part en part la majorité des articles.
4. Le peuple juif attend toujours son messie. Ce constat explique en partie les résurgences régulières au sein de la communauté juive des fièvres millénaristes. Il éclaire par ailleurs la valeur que prendra pour des milliers d’individus les aventures messianiques de Shabtaï Tsvi et de Jacob Frank, présentement pour Tiqqun...
SCÈNE 1 : la Kabbale lourianiste
« Toute la pensée révolutionnaire moderne se résout
devant nos yeux dans la rencontre de l’idéalisme allemand
et du concept de Tiqqun, qui désigne, dans la Kabbale
lurianique, le processus de la rédemption, de la restauration
de l’unité du sens et de la vie, de la réparation de
toute choses par l’action des hommes eux-mêmes. »
Tiqqun, Qu’est-ce que la Métaphysique Critique
Cette doctrine doit son nom à Isaac Louria Ashkenazi né en 1534 à Jérusalem et mort à Safed en 1572. La force et la large diffusion de la doctrine Lourianique au sein du monde juif au XVIe siècle, en dehors particulièrement des cercles kabbalistes lettrés et élitistes, ne peut se comprendre là encore sans un bref rappel historique. Quarante années avant la naissance de Louria s’est produit un épisode historique aux conséquences dramatiques pour l’ensemble du monde juif et de ses représentations : l’expulsion d’Espagne en 1492 et celle du Portugal en 1497. Outre que le processus d’explication décrit dans le point b de l’introduction va jouer à plein, on va assister simultanément à un réveil de l’exaltation mystique et messianique, inconnue dans son ensemble par la pensée du judaïsme médiéval (pour les chrétiens, ce fut bien différent). Ce renouveau messianique, retrouvant parfois sans le savoir les sources du messianisme juif de l’antiquité, s’opère par le biais de la kabbale et connaît durant tout le XVIe siècle un très large succès dans les couches populaires, finissant même par imposer sur deux siècles sa prédominance contre la tradition rabbinique (un peu la Rome des juifs pour aller très très rapidement). C’est dans ce contexte que Louria apparaît comme l’un des penseurs les plus importants de ce mouvement.
La Kabbale lourianique est extrêmement compliquée dans ses détails. Elle peut être ramenée toutefois à quatre moments essentiels : le Tsimtsoum ou retrait de Dieu, la Shévira ou brisure des vases, le Tiqoun (enfin le voilà l’oiseau) ou restauration du monde cassé et le Guilgoul qui est tout ce que l’on veut sauf un plat populaire slave de choux bouilli. Le dernier moment, sans importance majeure pour ce qui nous occupe, ne sera pas décrit.
1. Le Tsimtsoum ou retrait de Dieu
Contrairement à l’enseignement biblique de la genèse, la création du monde pour Louria ne provient pas d’un acte extérieur de Dieu, d’une volonté de le créer parce qu’il s’ennuie tout seul, mais d’un acte interne, d’un retrait. Dieu et l’infini sont là et le monde n’a pu naître qu’au moment où Dieu, par intériorisation, se retire en lui-même. Sans ce retrait, sans ce Tsimtsoum, pas de création. Pour Louria la naissance du monde est « une sorte d’exil en ce que Dieu se retire de son être et s’enfonce dans son mystère ». Au moment où Dieu effectue ce retrait en lui-même (attention, ce n’est pas un lavement !), il se tourne vers l’extérieur et envoie un jet de lumière. Le monde est né d’une crise divine. Nous passons sur la manière dont ce jet va s’y prendre pour organiser la création, mais voilà l’humanité est née.
2. La Shévira ou brisure des vases
La lumière divine, agent de la création, va alors se déposer dans des vases. Au bout d’un certain temps, ceux-ci ne supportent plus l’abondance de la lumière divine et se brisent. Se produit alors un drame cosmique : chaque élément du monde sort de son itinéraire originel, plus rien ne se trouve à la place exacte qui lui était originellement impartie dans les plans de la création. Ce qui était uni est maintenant séparé (les sexes, le bien et le mal, par exemple.). Le mal s’autonomise alors et prend puissance sur le bien afin de faire régner son ordre : figuré sous la forme d’écorces (les Qélipot), le mal enserre toutes les étincelles de bien ayant jailli lors de la brisure des vases pour mieux s’en nourrir. A l’opposé de ce qu’enseigne l’histoire
d’Adam et Ève, cette vision dénie de prime abord toute responsabilité
de l’homme dans la venue du mal originel. Cependant, si le monde du
mal naît de la brisure des vases, les multiples erreurs et fautes de
l’homme depuis Adam jusqu’aux nôtres accentuent et complexifient sa
domination. Notre univers actuel est bien le résultat de cette brisure,
une histoire du mal menant au désarroi moderne, le règne des Qélipot
(Voir par exemple ici comment Tiqqun intègre à cette représentation
ce qu’elle nomme « la substance » de la marchandise dans l’article De
l’économie considérée comme magie noire.
3. Le Tiqoun ou restauration du monde
Le Tiqoun représente le contenu positif de cette évolution. Comme pour la révolution, il marque le terme historique d’un processus où le mal et sa puissance sont vaincus. Véritable rédemption de l’humanité, il advient lorsque l’homme, conscient de sa tâche sur terre, vise la sainteté et la justesse. Cette tâche, en gros un travail de chiffonnier, est définie ainsi : l’homme doit recueillir toutes les étincelles de sainteté (les étincelles du bien), enfouies au fond de toute réalité, à la fois cachées et protégées par les écorces du mal (les Qélipot) et les restituer à l’essence divine d’où elles ont été primitivement séparées lors de la brisure des vases. Dans ce travail, Dieu n’a pas de rôle particulier. S’il peut participer lui aussi à la restauration, au tiqoun, ce processus, à l’opposé par exemple de la tradition apocalyptique chrétienne depuis St Jean, est avant tout échu à l’homme lui-même. Là se trouve d’ailleurs sa seule fonction et destination terrestre. Ce point est fondamental puisqu’il qu’il marque un premier écart vis à vis de l’autorité divine par le degré de responsabilité qu’il accorde à l’homme dans la réalisation d’un monde à reconstruire. L’autre point, plus historique, vérifie ce qui était énoncé dans l’introduction. Le Tiqoun en effet ne peut s’établir que sous une condition : il ne devient effectif que lorsque l’exil du peuple d’Israël est pleinement réalisé. Si le peuple avait sa Terre, il ne travaillerait pas au rassemblement des étincelles dispersées. D’où, peut-être pour la première fois dans la pensée religieuse juive, la réalité de l’exil n’est plus vécu comme le résultat d’un courroux divin mais comme une mission. A travers son destin historique, le peuple juif n’a plus à se lamenter du sort qui l’affecte régulièrement ; et l’on va moins chercher désormais dans les origines bibliques une réponse aux malheurs des temps que l’on va se placer dans l’avenir pour guetter et hâter la venue du Tiqoun. Ce point explique pour l’essentiel la grande popularité de la doctrine lourianiste au sein de la communauté juive des XVIIe et XVIIIe siècles. Elle constituera par ailleurs la base théorique des fièvres millénaristes et révolutionnaires qui lui donneront corps en Europe...
En ce qui regarde maintenant Tiqqun, on aperçoit une réadaptation du mythe de l’exil à notre monde : c’est parce que la société marchande dispose de moyens surpuissants pour isoler, atomiser et circonvenir individus et esprits qu’elle réalise parfaitement en négatif la déperdition extérieure et intérieure de l’homme moderne. Le temps du Tiqoun, que les membres de la revue appellent de tous leurs voeux, semble donc imminent. Voici chez eux un exemple de proclamation parmi d’autres : « La solitude, la précarité, l’indifférence, l’angoisse, l’exclusion, la misère, le statut d’étranger, toutes les catégories que le spectacle déploie pour rendre illisible le monde sous l’angle social, le rendent simultanément limpide au plan métaphysique. Elles rappellent toutes, quoique de façon différenciée, la complète déréliction de l’homme quand l’illusion des « temps modernes » achève de devenir inhabitable, c’est-à-dire, au fond, quand vient le Tiqoun. » Théorie du Bloom
4. Pour Le Guilgoul
Prenez 3 gros choux, faite revenir, touillez et démerdez-vous...
Nous ne pouvions finir cette partie sans mentionner un élément de la mystique juive qui trouve aussi sa correspondance avec l’ardeur illuminée des principaux protagonistes de Tiqqun. Sans que nous puissions ici faire clairement le lien avec l’article concerné, sachez toutefois que la présence de Dieu dans l’univers est appelée par la tradition mystique du judaïsme Shekhina. Selon G. Scholem, certaines conceptions kabbalistiques la surnomme aussi « le Royaume », « la Dame », « la Gazelle » ou « la Jeune fille » (même par manque d’explications, qu’on ne vienne pas chanter ici le refrain usé du hasard !).
SCÈNE 2 : Sabbatéisme et Frankisme
« Des possibilités s’ouvrent que l’on avait perdues depuis les
soulèvements millénaristes et les mouvements messianiques
juifs du 17eme siècle »
Tiqqun, Thèses sur le Parti Imaginaire« L’oeil exercé, quant à lui, ne voit dans tout cela rien qui
accrédite la victoire sans retour de la marchandise et de son
empire de confusion, il y devine plutôt l’intensité de la catastrophe,
du moment de vérité qui mettra enfin un terme à
l’irréalité d’un monde de mensonges. Sur ce point comme sur
bien d’autres, il n’est pas superflu d’être sabbatéen »
Tiqqun, Qu’est-ce que la Métaphysique Critique« En étroite relation avec cela, nous voyons apparaître un
type d’homme dont la radicalité dans la l’aliénation précise
l’intensité de l’attente eschatologique »
Tiqqun, Théorie du Bloom
L’exil vécu comme condition préalable à la réalisation du Tiqoun et l’histoire du genre humain comprise paradoxalement comme un progrès essentiel, malgré toutes les régressions, vers la fin messianique trouvèrent peu à peu, comme nous l’avons dit plus haut, un très fort engouement dans les couches populaires juives à partir du XVIe siècle. Outre qu’ils répondaient à une forme d’exaspération, ils donnaient le sens et la vérité du cours de l’histoire en offrant à la communauté juive le bénéfice d’une conclusion positive et libératrice.
C’est dans le cadre de cette effusion qu’entre, à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, l’aventure messianique de Shabtaï Tsvi et du mouvement sabbatéen.
Shabtaï Tsvi est né en 1626. Instruit très tôt des préceptes de la Kabbale et notamment de la doctrine Lourianiste, il entre dans une vie d’errance à l’issue de laquelle il déclare se soustraire totalement à l’obéissance de la loi rabbinique pour se conformer à une loi supérieure. En 1665, il rencontre Nathan de Gaza, sorte de héraut et de porte étendard du Messie à venir (il tient un rôle similaire, par comparaison, à Jean-Baptiste pour le Christ). Nathan désigne en Shabtaï le nouveau Messie, celui capable d’ouvrir la voie de la restauration à toutes les souffrances humaines, à la réconciliation des âmes meurtries. Dès lors, la fièvre messianique connaît une propagation rapide. Partie d’Orient, la nouvelle de l’apparition du Messie atteint l’ensemble de la diaspora et la met en effervescence. Pour Nathan, la nouvelle de l’apparition de Shabtaï marque un nouveau terme dans le processus du Tiqoun. Le tri des étincelles divines emprisonnées par les écorces (Qélipot) est achevé. Nous sommes au seuil crépusculaire du passage de l’exil à celui de la rédemption, du Tiqoun. Ainsi, toute loi proclamée et observée lors du moment précédent devient caduque, sans intérêt, notamment toutes les lois fixées par l’autorité et la tradition rabbinique. La foi, une foi indéfectible dans les gestes et pensées de Shabtaï, doit prendre la place de toutes les pratiques et rites anciens... Nathan annonce par ailleurs que Shabtaï, lors d’un voyage prochain à Constantinople s’emparerait de l’empire Ottoman. La fièvre des masses juives est alors à son comble : partout ce ne sont que scènes d’exaltation mystique, annonces de prophéties collectives, pièces délirantes où dignité des paroles et actes blasphématoires mélés affluent dans un climat d’hystérie générale. Shabtaï arrive à Constantinople en 1666 mais se fait immédiatement arrêté par les turcs. Il connaîtra une détention prolongée qui n’affectera en rien sa légende jusqu’au moment où, dénoncé au sultan comme élément dangereux par un kabbaliste polonais, on lui donne le choix entre une mise à mort immédiate ou la conversion à l’Islam. Shabtaï préfère le renoncement à la confession juive, l’apostasie... Cet acte aura des répercussions énormes pour la suite des mouvements sabbatéens. Il provoque en effet un traumatisme profond et un abattement général dans la communauté juive : comme le résume lucidement Scholem, accepter l’idée d’un messie crucifié passe encore, celle d’un messie apostat, d’un traître, est difficile, sinon impossible à admettre.
A partir de cette conversion, le sabbatéisme va connaître une profonde déchirure. Les plus modérés appelleront à un retour de la communauté dans les lois de la tradition juive. Sans oublier ni renier totalement Shabtaï Tsvi, ils argueront d’une occasion de rédemption réelle mais manquée. L’attente est repoussée... Une tendance beaucoup plus radicale refusera quant à elle de voir dans la conversion de Shabtaï un acte de reniement. De cet évènement en apparence dramatique, elle tire une lecture nouvelle permettant la poursuite de l’espérance rédemptrice tout en l’entraînant cependant sur les pentes d’un nihilisme absolu dont Jacob Frank sera le représentant idéal. La conversion de Shabtaï Tsvi est-elle une apostasie ? Non, répond cette tendance. Tout au contraire, elle est la poursuite incomprise par le peuple juif de son oeuvre prophétique. Pour comprendre l’explication avancée, il faut revenir à la doctrine lourianique. Lorsque Shabtaï commença sa marche de délivrance, le mal et ses écorces sentirent avec panique leurs fins prochaines. Sous l’effet de l’urgence, le mal, redoublant son emprise sur les étincelles du bien, dresse alors une force surpuissante empêchant toute libération par seule attaque frontale. Abrité maintenant derrière une citadelle imprenable, le mal ne peut plus être vaincu que par la ruse. Ainsi s’explique l’apostasie de Shabtaï, sorte de subterfuge par lequel il est descendu dans les abîmes de l’impureté afin d’y extirper les dernières étincelles de bien toujours captives. Non dénuée de paradoxes, cette explication va conduire une partie de la tendance radicale du sabbatéisme au frankisme, c’est à dire au nihilisme le plus noir et le plus absolu.
SCÈNE 3 : Jacob Frank
« Partout où Adam a marché, une ville a été bâtie, mais
partout où j’ai mis le pied tout sera détruit. Je ne suis venu en
ce monde que pour détruire et anéantir, mais ce que je bâtis
durera éternellement »
J.Frank, Les sentences du seigneur,
(citation reproduite dans l’article Le silence et son au-delà)« CAR LE DESASTRE EST L’ISSUE DU DESASTRE »
Tiqqun, Théorie du Bloom« Le Parti Imaginaire revendique la totalité de ce qui en pensées,
en paroles ou en actes conspire à la destruction de l’ordre
présent. Le désastre est son fait. »
Tiqqun, Thèses sur le Parti Imaginaire
Selon Scholem, « J. Frank restera dans la mémoire des hommes comme le cas le plus effrayant de l’histoire du judaïsme. Que cela ait été pour des raisons personnelles ou pour d’autres motifs, ce chef religieux se comporta dans tous ses actes comme un personnage absolument corrompu et dégénéré ». Quelle que soit toutefois la pente psychologique de Frank, on ne peut expliquer l’aura qu’il trouva parmi un grand nombre de membres de la communauté juive qu’en se référant à la voie nihiliste qu’avait prise une fraction du mouvement sabbatéen à la suite de l’apostasie de Shabtaï Tsvi. Cette voie, au moyen d’un mysticisme démentiel, Frank la conduisit à ses extrémités les plus radicales : pousser dans l’abîme toute chose existante, appeler à un cataclysme absolu, vider jusqu’à la lie la coupe de la désolation, exercer une plénitude destructive et fouler aux pieds le mot « vie » pour en extraire son élixir, son essence... (On trouve encore un lien ici avec toute révolte basée sur des postulats uniquement religieux et métaphysiques, et l’on se reportera ici à l’expérience du néant que désigne Heidegger dans le premier chapitre.)
Il ne fait maintenant plus aucun mystère que Julien Coupat, par l’idée d’une mission à accomplir, est marqué jusqu’au ridicule par les sentences de Frank. Ce sont avant tout sur ces dernières que nous nous attarderons ici pour montrer le lien existant avec Tiqqun.
Au moyen d’envolées mystiques redoutables et fascinantes, la doctrine de Frank ne prêche que désolation et ruine du monde. Voie nihiliste, elle s’explique par tous les échecs des prophètes antérieurs, Moïse, Jésus et Shabtaï Tsvi... Ce dernier, envoyé par Dieu, fut lui aussi « dépourvu de puissance pour accomplir toute chose. Il n’a pu découvrir la vraie voie ». « Mon désir, dit Frank, est de vous conduire vers la vie. » Chemin difficile car, nécessitant le rejet absolu de toutes les lois, normes et conventions passées, il implique la plongée dans l’abîme avant d’approcher la « vraie vie ». C’est une véritable rédemption par le péché, par la ruine et la destruction, l’appel à une guerre absolue et définitive où le croyant devient un combattant. Voici quelques extraits des Sentences du seigneur où sont consignés les aphorismes de Frank : « Nous devons descendre jusqu’au niveau le plus bas si nous voulons faire l’ascension de l’infini ». « Je ne suis pas venu dans ce monde pour votre élévation, mais pour vous précipiter au fond de l’abîme » Cette plongée dans le chaos est défendue comme le dernier acte permettant de délivrer le bien des forces du mal (chez Frank, la théorie des Qélipot est remplacée par l’idée de forces divines bonnes et mauvaises. Cela n’a que peu d’importance pour ce qui nous intéresse...). Elle nécessite par ailleurs le respect total d’une règle intangible : l’observation stricte du silence sur la cause et la destination des actes de destruction totale. Extraits à nouveau : « L’homme qui veut prendre d’assaut une forteresse ne peut le faire par des paroles, mais il doit y consacrer toutes ses forces. Ainsi devons-nous accomplir notre tâche de silence. », (cette citation est reproduite par Tiqqun en introduction de l’article sur la manifestation Turinoise ) ; « Nos ancêtres ont tous parlé : quel bien en est-il résulté pour eux et qu’ont-ils accompli ? Gardons-nous, le silence : tenons-nous dans la quiétude et portons ce que nous devons porter. Voilà où est notre devoir. »
A l’instar du mythe de l’exil et du désert, le thème du ravage et du silence traverse les articles principaux de la revue. On le trouve appliqué autant aux actes du Bloom qu’adapté à la stratégie du Parti Imaginaire. Rappelons rapidement ici que le Bloom est la figure de la négation du capitalisme moderne, négation qui s’ignore en tant que telle mais qui s’unit par l’ensemble de ses actes destructifs (tueries, suicides, etc...) sous la bannière du Parti Imaginaire. Dans ce Parti, quelques membres conscients (Tiqqun), dans la ligne des justifications avant-gardistes, donnent sens et valeur à des pratiques et actes qui semblent au départ en être totalement dépourvus : « rien ne peut expliquer l’absence systématique de remords chez ces criminels (K. Kinkel par exemple, ndlr), sinon le sentiment muet de participer à une grandiose oeuvre de saccage. De toutes évidence, ces hommes en eux mêmes insignifiants sont les agents d’une raison sévère, historique et transcendante qui réclame l’anéantissement de ce monde, c’est à dire l’accomplissement de son néant. », Thèses sur le P. Imaginaire, (souligné par nous) ; « (...) chacun de ces meurtres sans mobile ni victime désignée, chacun de ces sabotages anonymes (exécutés par les Bloom, ndlr), constitue un acte du Tiqoun », Thèses sur le Parti Imaginaire.
Le délire ne s’embarrasse jamais de paradoxes : le Bloom, ce chevalier noir de la rédemption, insignifiant en lui-même et ignorant du Graal qu’il poursuit, connaît toutefois la loi absolue du silence. Évoquant l’histoire sordide d’un quadragénaire qui pète casque et boulons et massacre en toute tranquillité apparente sa famille, nos chers membres conscients lancent cette explication somme toute évidente lorsqu’on connaît l’égout mystique dans lequel ils baignent : « Devant ses juges, comme devant la torture, (?! – Ils imaginent sans doute les tribunaux contemporains comme des succursales cachées de l’Inquisition, ndlr), le Bloom restera muet sur les motifs de son crime. Pour partie parce que la souveraineté est sans raison, mais aussi parce qu’il pressent que c’est au fond la pire atrocité qu’il puisse faire subir à cette société que de le laisser inexpliqué. C’est ainsi qu’il est parvenu à insinuer dans tous les esprits la certitude empoisonnée qu’il y a en chaque homme un ennemi de la civilisation qui sommeille. De toute évidence, il n’a pas d’autre fin que de dévaster ce monde, c’est même là son destin, mais il ne le dira jamais. Car sa stratégie est de produire le désastre, et autour de lui le silence », (souligné par nous)
Le Frankisme provoqua un véritable traumatisme dans les communautés juives, particulièrement en Europe de l’Est. Il désigna selon Scholem le point catastrophique, désespéré et décadent dans lequel baignait alors une grande partie du monde judaïque. Si, chez Frank, le but final de la destruction est bien comme pour la mouvance radicale du sabbatéisme de délivrer définitivement le bien des griffes du mal, la fin permet maintenant l’utilisation de tous les moyens : fourberies ; ruses ; reniements ; double, voire triple jeu, sont acceptés comme outils d’une conclusion indiscutable. On a là un autre un aspect du caractère nihiliste du mouvement, caractère propre au mouvement nihiliste politique lui-même puisqu’on le retrouvera chez les russes durant tout le XIXe siècle. Les partisans de la doctrine frankiste plongeront donc dans les manifestations les plus incroyables aux yeux d’un juif traditionaliste : à coté de conversions nombreuses au christianisme, ils pratiqueront régulièrement scènes orgiaques et actes de démences collectives... Au XIXe siècle, les autorités rabbiniques feront tout pour en effacer traces et mémoires. Lors du déclenchement de la Révolution française cependant, certains frankistes, apercevant dans ce bouleversement politique une confirmation des prophéties de Frank, se rallieront au jacobinisme (Junius Frey notamment, dont le fantôme vient signer en dernière page aux cotés des rédacteurs de la revue). Tout le reste, si le sujet vous interesse est exposé dans l’oeuvre de G.G.Scholem (spécialiste de la Kabbale et du millénarisme juif).
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ACTE III
Nihilisme philosophique et politique
« Par bien des aspects, la métaphysique Critique poursuit et achève le travail de sape entrepris avec succès, depuis cinq siècles, par le nihilisme »
Tiqqun, Qu’est-ce que la Métaphysique Critique« Comme tous les esprits adolescents, ils ressentaient en même temps le doute et le besoin de croire. Leur solution personnelle consiste à donner à leur négation l’intransigeance, la passion de la foi. Quoi d’étonnant, au demeurant ? »
A. Camus, L’Homme révolté (sur les jeunes nihilistes russes)« La vérité est un ravage »
Tiqqun, Premiers matériaux pour une théorie de la jeune fille« Un prolétariat de bacheliers »
Dostoïevski (à propos des mêmes...)
Nous venons de voir précédemment pourquoi, avec Frank, une grande partie des mouvements millénaristes juifs avait sombré dans un nihilisme total. Ce chapitre éclairera seulement, à travers une brève description de la conception du nihilisme chez Nietzche et celle de Netchaiev (figure de proue du nihilisme politique russe), comment, de façon nettement moins scandaleuse mais autrement plus confortable, Tiqqun se revendique de cette filiation bientôt dépassée par l’avènement de la nouvelle ère rédemptrice.
Le terme de nihilisme apparut la première fois sous la plume du romancier russe Tourgueniev dans Père et enfant. Son héros, Bazarov, futur modèle pour de nombreux révolutionnaires, caractérise sa démarche comme la gloire de posséder « la stérile conscience de comprendre, jusqu’à un certain point, la stérilité de ce qui est. » C’est pourtant à Nietzsche, véritable visionnaire du nihilisme moderne, que nous devons la définition et les analyses les plus aiguës sur ce qu’il désignait lui-même être pour la condition humaine actuelle « comme le plus inquiétant de tous les hôtes ».
Le nihilisme est le terrain de débâcle de tous les sens. Expérience de la fatigue du sens, il s’accompagne d’une grande lassitude, d’un dégoût profond à l’égard de l’homme et des choses. Rien ne vaut plus rien, tout est égal : le vrai, le faux, le bien, le mal. Tout est dépassé, usé, vieilli, terni, mourant. C’est une agonie indéfinie du sens, un interminable crépuscule. Non pas un anéantissement défini des significations, mais leur naufrage indéfini. Le développement historiquement réalisé du nihilisme procède selon Nietzsche de la mort de Dieu.
Avec sa fin, toute garantie pour saisir un monde intelligible disparaît ; avec lui sont mortes toutes les vieilles valeurs morales, métaphysiques, politiques et religieuses... La tâche est désormais d’affronter le chaos qui s’annonce ; non toutefois pour le nier en tant que chaos lui-même, mais pour le reconnaître, pour l’admettre comme composante essentielle de l’humanité... Il s’agit de passer d’un nihilisme subi, passif, à un nihilisme reconnu, actif, seul capable de répondre aux ravages induits par l’acte déicide de l’homme. Reconnaître ce que n’a jamais été la « vraie vie » dans son idéalité philosophique ou religieuse, c’est-à-dire reconnaître tout autant, et sous la forme des tensions les plus extrêmes, que les instants de bonheur, d’harmonie, de vérité et de bien se mêlent contradictoirement avec des moments d’illusion, de pluralité, de souffrance et de mal, voilà le seul recours offert à l’homme contemporain pour vaincre son désespoir et sa solitude. Nietzsche pose en effet à l’avenir de l’humanité un enjeu central et redoutable : « Si nous ne faisons pas de la mort de Dieu un grand renoncement et une perpétuelle victoire sur nous-mêmes, nous aurons à payer pour cette perte ». A ses yeux, le dépassement d’un monde conjointement ordonné à l’ancienne métaphysique, au divin et au nihilisme passif qui le sanctionne, ne peut plus reposer sur aucune transcendance religieuse ou métaphysique. Les anciennes valeurs prônées par la religion ainsi que les essences idéelles déterminées par Platon (le beau, le bien, le juste, etc...), parce que fixées d’en haut, du dehors même du réel et de la vie, ne peuvent jamais que gouverner celle-ci au prix des désillusions et des dégâts les plus graves. Identiquement, le socialisme, continuité terrestre du crédo chrétien, est condamné d’emblée au titre d’une illusoire solution de rechange. Le nihilisme ne peut et ne sera dépassé qu’à partir de son admission et de sa réalisation pleine, de la reconnaissance de son principe vivant, actif, (nous ne mentionnons pas ici comment lui-même tenta désespérément de mener à bout ce programme : Volonté de puissance, Surhomme, Éternel retour, etc).
On trouve explicitement dans Tiqqun cette volonté de repartir du pari nietzchéen. Aussi radicales que faussement lyriques, certaines formules incantatoires voudraient s’en convaincre elles-mêmes : « Anéantir le néant » ; « Précisément parce qu’il est l’homme du nihilisme accompli, la destination du Bloom est d’opérer la sortie du nihilisme, ou périr », Théorie du Bloom ; « Nous ne pouvons dépasser le nihilisme sans le réaliser, ni le réaliser sans le dépasser. Le passage de la ligne ne signifie rien d’autre que la destruction générale des choses en tant que telles, soit en d’autres termes, l’anéantissement du néant », Le silence et son au-delà. La fausse alternative de Tiqqun est pourtant de rattacher cette « destruction générale » aux guenilles mystiques du pantin religieux ; et ce n’est même plus, comme dans le cas du mouvement révolutionnaire ouvrier, la poursuite « laïcisée », terrestre et historique, des plus forts idéaux chrétiens, la lutte des classes qui s’extirpe pour la première fois du langage de la religion selon Debord, mais bien le retour brutal de ce même langage avec son lot symbolique d’images repassées et de prêtres desservants. S’il reste en effet au Bloom, avant sa perte définitive, la possibilité d’un réveil de la conscience pour parvenir entre autre chose au politbureau du P. Imaginaire (c’est à dire rejoindre le noyau dur des conscients), il demeure, comme ses chefs, simple agent d’un destin historico-religieux tracé en dehors de sa seule bonne volonté. On aura alors beau jeu de dénoncer la transcendance historique développée par la philosophie hégéliano-marxiste, puisque, en désespoir de cause, on rehausse le cadavre divin. Seule l’arrivée du Tiqoun, c’est à dire la course normale du monde selon Louria et les sabbatéens, décide, en dernier ressort, du passage vers la libération... Nietzsche lui-même ne fut pas dupe des tentatives de galipette arrière. Ramener le religieux sur le tapis équivaudrait finalement non pas à dépasser le néant comme le pense Tiqqun, mais à le valider, à lui rendre la place centrale qu’il occupa pendant plus de deux millénaires : vieille métaphysique et dogmatisme religieux consacreraient à nouveau le règne de la mort, relanceraient toutes « les fabulations autour du néant et de son culte », rétabliraient l’état où « l’instinct de destruction est systématisé sous le nom de rédemption ». Sans être nietzchéen, on peut accorder à cette remarque une très forte validité et l’on se reportera ici à l’exemple des ambiguïtés mortifères du Frankisme. C’est là, une fois de plus, que se posent les questions les plus troublantes à l’égard d’une revue qui, après avoir pêché ses orientations positives dans le radicalisme Kabbaliste, s’émoustille et se fascine pour les actes désespérés d’une vaste décomposition sociale. La fascination de la mort, du néant, de la violence et du ravage, même si elle s’habille d’une conclusion libératrice en lieu et place du Tiqoun, atteint intellectuellement plus qu’ils ne s’en doutent eux-mêmes nos chers enfiévrés ridicules... A croire également que l’on ne s’approche jamais si près du néant de manière seulement innocente. Crevel, parlant d’Heidegger, notait déjà qu’il pérorait sur le néant en néantisant lui-même. Adorno, un peu plus précis, relevait quant à lui, que les nihilistes sont toujours « ceux qui opposent au nihilisme leurs positivités de plus en plus délavées et qui par elles se conjurent avec toute la bassesse établie, finalement avec le principe de destruction » (souligné par nous).
Les nihilistes politiques russes retrouveront dans leurs actes et leurs représentations des attitudes mystiques et religieuses procédant d’une fascination similaire à l’égard de la mort et du ravage. Ils vivaient, selon Camus, « (...) à la hauteur de l’idée. Ils la justifient, pour finir, en l’incarnant jusqu’à la mort. Nous sommes encore en face d’une conception, sinon religieuse, du moins métaphysique de la révolte ».
C’est en Netchaiev (1822-1882) que le nihilisme politique trouva sa figure la plus extrême. Moine cruel d’une révolution désespérée, il partit du principe que politique et religion ne devaient faire plus qu’un admirateur forcené des jésuites, lecteur partiel de Machiavel, acceptant tous les moyens au nom de la fin, il propagea à l’intention de ses fidèles mystifiés un fanatisme d’acier et un abandon absolu. Au service d’une conception absolutiste de l’amour et de la fraternité – conception que la révolution ne saurait tarder à réaliser –, meurtres, crimes, suicides volontaires lors des attentats, furent érigés en actes exemplaires d’une nouvelle martyrologie. Les possédés de Dostoïevski rendent parfaitement compte de cette atmosphère où illuminations, terreurs, désarrois, se mêlent à l’espoir ancré d’un événement eschatologique. Tiqqun – en sachant que chez eux, la rhétorique employé, dévoile plutôt un conformisme gêné et des présomptions pubères – n’échappe pas néanmoins à cette forme de fascination sectaire où la raison, ivre de destruction, ne se reconnaît plus qu’en fureur et rage ; elle explique le ton incantatoire, arbitraire et autoritaire, aujourd’hui dérisoire, que prennent parfois chez eux la pensée et le discours ; et l’on comprend enfin, si besoin est encore, que pour le P. Imaginaire, « rien ne soit plus odieux que l’idée d’unité politique, sinon peut-être celle d’obéissance », Thèses sur le P. Imaginaire.
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EPILOGUE
Et la Tiqqounnerie fut...
Qu’est-ce que la Tiqqounnerie ?
I
Là où la Tiqqounnerie se rêve comme le cauchemar du monde moderne, elle se réveille dans les faits comme la dernière bouffonnerie intellectuelle en date de sa décomposition.
II
Mélange d’espoirs juvéniles et de frustrations théorisées, la Tiqqounnerie est la version philosophique, hautaine, tout autant que dérisoire, des remugles religieux et sectaires que favorise une époque dépourvue de toute conscience historique et sociale.
III
L’exemplarité du fatras tiqqounniste ne se mesure jamais qu’à la lumière des impostures intellectuelles tolérées par notre temps : au prix d’une confusion et d’un aplatissement général, c’est la reprise telles quelles et le syncrétisme incohérent de théories foncièrement opposées dans leurs visées et dans leurs buts. Ici, sous la magie du collage spéculatif, la vision stratégique de Debord sert les ambitions philosophiques de cette cruche politique d’Heidegger ; Marx roucoule avec cette potiche de Caillé ; Bataille, ce pot en chambre, valse aux cotés de Benjamin...
IV
L’immense trouvaille de la Tiqqounnerie est de substituer au devenir poétique du monde des Surréalistes et Situationnistes, un devenir religieux et métaphysique. Avant-garde de la mission, la Tiqqounnerie promet le paradis d’une transparence religieuse accompagné de pratiques mystiques à forte intensité. C’est en toute plénitude de sens en effet, que l’homme pourra se perdre désormais « (...) dans d’intarissables guerres saintes, schismes, sectes et hérésies... » ; admettre que la métaphysique, loin d’être le produit d’interrogations parfois vaporeuses, constitue « (...) le fécond tissu de l’existence », que l’homme s’ouvrira enfin « (...) véritablement à l’expérience de l’angoisse, de l’extase et de l’abandon. » Au paradis Tiqqounniste, toutes les formes d’orgasmes cosmiques se sont données rendez-vous. Dans l’attente, l’expérience Tiqqounniste la plus relevée consiste à avoir une extase en boulangerie, à défaut d’en avoir avec les boulangères elles-mêmes...
V
La Tiqqounnerie prescrit après Heidegger une restauration de l’horreur sacrée : sous le nom d’être, le mana est exhaucé comme si l’impuissance des contemporains était comparable à celle des primitifs pré-animistes lorsque le tonnerre gronde.
VI
Depuis un siècle, la philosophie exprime son besoin d’échapper à la domination marchande par le développement d’une métaphysique qui la condamne et lui indique sa limite par un fond originaire impérissable. Des valeurs éternelles compromises par la méprisable inauthenticité de tout ce qui est, il ne reste rien, sinon la sainteté de l’Être. C’est ainsi que des moutons qui se prennent pour des loups travaillent à la réunification du sens et de la vie. Pourtant, depuis bien longtemps la majesté de l’appel de l’être s’est enveloppée dans son auréole de
fumée. Heidegger : « Mais l’être – qu’est-ce que l’être ? L’être est ce qu’il est » Comme le note Adorno : « L’être séduit, éloquent comme le bruissement des feuilles au vent, dans les mauvais poèmes ».
VII
Pour engendrer la conscience de l’oppression, la Tiqqounnerie va aussi loin qu’il lui est possible en tant que philosophie sans néanmoins cesser de l’être. Il est donc caractéristique qu’en dévoilant l’essence métaphysique du monde, elle ne peut le combattre qu’en tant que catégorie philosophique, c’est-à-dire en tant qu’adversaire de même condition qu’elle. Aussi, a-t-elle trouvé l’expression exacte pour qualifier son activité, lorsqu’elle affirme qu’elle lutte uniquement contre une « interprétation ». Égarée dans ses périlleux exercices scolaires, elle ne peut annoncer aux hommes leur libération que sous la forme d’un postulat moral : troquer leur conscience actuelle contre la conscience véritable, et, ce faisant, abolir leurs limites à travers un « saut », « La métaphysique critique est synonyme de transfiguration » Dans une histoire qui se lit en termes de chute et de rédemption, la situation malheureuse des hommes tient à ce qu’ils sont restés enfoncés dans la boue de l’immanence au lieu de progresser jusqu’à l’oubli de l’être. C’est pourquoi, la Tiqqounnerie essaie de frayer un chemin à son nouvel évangile par la force de l’exemple ou par des expériences limitées devant permettre la conversion de la conscience de tous.
VIII
Parce qu’elle refuse systématiquement de considérer le monde actuel autrement que par des postulats idéalistes et abstraits, la tiqqounnerie élève logiquement son développement philosophique à l’autonomie pure. Sur le millénarisme lui-même, il lui échappe ce fait fondamental que, dans un monde où la religion dominait encore totalement la réalité, les révoltes et la subversion ne pouvaient se développer au départ que dans le cadre matériel et idéologique fixé par la religion. C’est dans la mesure où toutes les révoltes des hérétiques chrétiens du moyen-âge et des mouvements sabbatéistes juifs s’inscrivaient dans cette réalité, dont ils assuraient peu à peu la dissolution, qu’ils disposaient d’une base subversive autrement plus concrète que n’importe quel retour, arbitrairement décrété aujourd’hui, des temps eschatologiques. Si la Tiqqounnerie se désole amèrement que le spectacle intègre avec facilité ce genre de retour messianique éculé, ce n’est pas tant parce qu’elle serait à même de comprendre que ce retour est en lui-même historiquement éculé, mais bien parce qu’il lui manque ce surplus spirituel explosif qu’elle se targue de redorer et de prophétiser : « Nous serions fâchés qu’une de ces grandes-messes universelles dont le spectacle est si friand, celle de l’an 2000, par exemple, ne tournât pas un jour ou l’autre au désastre ». Petites ou grandes, la Tiqqounnerie aime encore trop les messes pour admettre que « Dieu est mort ».
IX
Le spectacle (entendu au sens d’une phase historique du capitalisme) a toujours travaillé à rendre mystérieux et opaque le fondement historique et social de sa domination, ainsi que la nature des rapports sociaux que celle-ci engendre. Ce n’est donc pas, comme le croit la Tiqqounnerie, parce que « l’illisibilité sociale » d’un monde à la dérive se redécouvre aujourd’hui comme tel qu’elle assurerait le dévoilement limpide du projet heideggérien ou l’arrivée promise du Tiqoun. Tout au contraire, c’est bien parce que ces théories refusent de considérer ce monde dans son déroulement historique et social, qu’elles renforcent, en retournant aux racines du mysticisme, sa confusion et son mystère. Rien d’étonnant alors que le Bloom apparaisse dans la Tiqqounnerie comme le remplaçant le plus abstrait qui soit de la vieille figure ouvrière ; rien d’étonnant non plus de voir la Tiqqounnerie considérer que le retour brutal du lumpenprolétariat ne procède pas de contradictions historiques, économiques et sociales, propres au capitalisme lui-même, mais découle, de la part de la domination marchande, d’un projet machiavélique redoutablement simple : recréer volontairement une classe miséreuse afin de maintenir la classe moyenne dans la peur et l’exploitation ! Les voix du Dieu de la métaphysique sont comme celles du Crucifié, désespérément brouillées...
X
Dans sa juste volonté de combattre l’économisme qui a dominé un certain marxisme et le devenir des luttes révolutionnaires, la Tiqqounnerie n’aboutit qu’à une négation abstraite des rapports sociaux-économiques : il n’existe pas de capitalisme et le monde marchand n’est qu’une interprétation. Aussi échoue-t-elle à montrer le lien intime qui unit capitalisme et économisme et dans quelle mesure la critique de Marx reste entachée de ce qu’elle veut nier. On arrive à ce paradoxe que là où l’économie et ses principes dominent réellement partout, elle devient totalement absente dans sa seule saisie métaphysique.
XI
Il faut rendre à la Tiqqounnerie ce qui lui appartient : au sérieux intellectuel qu’elle désespère d’obtenir, si ce n’est de tous les largués professoraux et estudiantins qu’elle racolera sans grande difficulté, on opposera donc un rire ubuesque bien mijoté... Et tout le reste n’est que potacherie.
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