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Le mouvement étudiant anti-CPE en région parisienne suivi de Occupations de la Sorbonne et de l’EHESS

mis en ligne le 23 octobre 2008 - Meeting

Le mouvement étudiant anti-CPE en région parisienne

Ce texte ne peut parler que du mouvement qui s’est développé à partir des facs parisiennes et qui en a débordé, les auteurs ne peuvent pas pour l’instant analyser ce qui s’est passé tant en banlieue parisienne que dans les autres villes, le mouvement fut pluriel mais ses composantes se sont développées en parallèle, avec des interactions certes mais peu de communication directe. C’est d’ailleurs une des caractéristiques de ce mouvement que de s’être déployé sous des formes différentes suivant les conditions spatiales et les segments d’acteurs en lutte, ceci mériterait une analyse approfondie...
Ce texte est un brouillon, des choses sont répétées, d’autres manquent, des points doivent être approfondis.

La naissance du mouvement

Après une campagne syndicale classique qui peine à mobiliser dans les universités, quelques établissements de province sont en ébullition (Rennes, Toulouse). C’est seulement après les vacances de février que des minorités activistes décident de bloquer les facs sur la région parisienne avant même d’organiser la mobilisation. Les piquets de grève préexistent à la grève elle-même. Lors de ce mouvement, sur la région parisienne, se sont des minorités activistes qui porteront à bout de bras la « grève de facto » (les étudiants ne pouvant plus accéder aux cours) et jamais les AG ne regrouperont plus de 5% des usagers de l’université, ce qui est certes une force mais néanmoins qui n’est pas un raz de marée et pas exactement un « mouvement de masse ».
Le schéma est plus ou moins le suivant : sur une fac de 30 à 40 000 usagers on trouve de 200 à 300 « activistes » qui font vivre la lutte, de 1 500 à 2 000 étudiants qui participent aux AG et aux manifestations.
Les minorités activistes :
Un mélange hétérogène d’une moitié de militants syndicalistes ou politiques de gauche et d’extrême gauche et d’une autre moitié d’électrons libres. Tous ont peu d’expérience (à part celle des ex-lycéens ayant participé activement au mouvement de l’année précédente), et la grande majorité d’entre eux tiennent à sauvegarder « l’unité du mouvement ».
Les participants aux AG :
La présence relativement massive aux AG (relativement au faible nombre de ceux qui tiennent les piquets de blocages et participent aux actions) s’accompagne d’une attitude de participation minimale, d’une présence à la limite de la passivité, une sorte de consumérisme de la lutte. On arrive à l’AG, on vote la reconduction de la grève et on rentre chez soi (si tant est que les votes sont repoussés à la fin des AG pour ne pas voir les amphis se vider dès le vote accompli).
La minorité agissante, bien que sur des positions toujours plus radicales (solidarité avec les émeutiers de novembre et les sans-papiers, critique de la LEC dans son ensemble, volonté d’extension aux salariés) a besoin du soutien (même s’il n’est que passif) de la masse des étudiants pour ne pas rester seule face à la répression tant de l’administration que de l’Etat.
Tout au long du mouvement, on sera en présence de deux « sujets » dépendants l’un de l’autre mais qui ne seront jamais sur la même longueur d’onde : les éléments actifs dont le discours se « radicalise » et la masse des étudiants qui se prononce clairement contre le CPE (et seulement contre le CPE) mais « délègue » la lutte aux premiers. D’un côté une forte minorité fortement investie dont le discours anticapitaliste s’affirme toujours plus et qui pratique un activisme volontariste, de l’autre une masse numériquement croissante de « l’opinion publique » seulement prête (et encore pas trop) à affirmer une position en défilant dans la rue et éventuellement en votant des motions lors des AG Les syndicalistes de la gauche plurielle - Unef et Confédération étudiante (CE) - constituent d’ailleurs les représentants naturels de cette masse. Les militants gauchistes (un pied dans l’un, un pied dans l’autre) forment le pont entre ces deux composantes qui autrement s’ignoreraient.

Au départ cette alliance s’avère payante, les minorités activistes ont besoin du nombre et de la légitimité que cela leur confère et le mouvement d’opinion juge relativement efficace le bordel que mettent les « radicaux » (y compris les syndicalistes gauche plurielle). C’est ce besoin de complémentarité, la nécessité de l’unité entre des forces antagonistes, qui explique la forme ultra bureaucratico-démocratique que prendra la lutte dans les universités : pour la première fois dans l’histoire des luttes étudiantes, les assemblés de grévistes sont remplacées par des assemblées générales auxquelles sont conviés l’ensemble des étudiants (grévistes et non-grévistes, pro ou anti CPE). C’est cette sorte de parlement de l’université qui se prononcera sur la reconduction de la grève et des blocages mais aussi sur les modalités de la lutte. Les 200 actifs sont réellement et formellement mandatés et délégués par les 1 500 présents/passifs à l’AG pour mener la lutte en leur nom. La « grève par procuration » qui pointe son nez depuis 10 ans a finalement trouvé sa forme, la chose est entérinée et elle s’organise en tant que telle.

Deux mouvements pour le prix d’un

D’un côté il y a ceux qui veulent utiliser la couverture du « plus large mouvement d’opinion possible » (ce qui lui permet de ne pas se faire laminer par la répression et rend possible le blocage des facs) pour mener une critique du système capitaliste ; de l’autre il y a cet ectoplasme (présent partout, ne se matérialisant nulle part) qui estime, par expérience, que seules des actions spectaculaires-médiatiques sont capables de le faire perdurer même en tant que simple mouvement d’opinion. D’ailleurs la masse des étudiants ne désire pas autre chose que de faire pression sur le gouvernement pour ne le faire céder que sur cette attaque précise contre la valeur des diplômes. Les syndicats Unef et CE, en tant que représentants de cet ectoplasme n’ont aucune raison de s’inquiéter du fait que sur le terrain (dans les actions comme dans les « résolutions » proclamées) le fossé se creuse toujours d’avantage entre activistes néo-syndicaux et la « base » amorphe du mouvement (et donc eux-mêmes). Dans le monde de la représentation politico-médiatique ils tiennent toujours les rênes et les agitations des « radicaux » constituent avant tout pour eux une arme pour maintenir la pression. Les quelques milliers de personnes qui tiennent les piquets de blocage, organisent et participent activement aux actions n’ont jamais constitué un danger puisque maintenus dans le carcan démocratique des AG sans lequel ils seraient isolés, ils s’autorégulent eux-mêmes malgrés la teneur de leurs rodomontades. Pour ne pas se retrouver isolés face à la répression (de l’administration comme des flics et de la justice) ils s’autocondamnent à une semi-impuissance. Face à une situation où, les syndicats ayant abandonné le terrain, une palette de choix était possible, de fait ils furent peu nombreux ceux qui osèrent bousculer les limites mises en place auparavant. Les propositions de s’emparer des batiments universitaires pour en faire « autre chose », les actions de blocage du trafic des marchandises (et parmi celles-ci, la principale, la marchandise force de travail), les manifs sauvages dans les quartiers populaires, les descentes dans les lieux de travail... furent en fait peu nombreuses et à la limite du symbolique sur Paris. Néanmoins elles ont eu le mérite d’exister et ont été porteuses d’une vraie dynamique durant un moment. Portées par une minorité au sein de la minorité et peu compatibles avec le fonctionnement des AG souveraines pratiquant le centralisme démocratique elles n’ont pas provoqué l’ébullition, très vite sur Paris il y eut surtout des initiatives fortement centralisées et planifiées en interfac (l’action obligatoire du mardi et du jeudi). Parmi les activistes estudiantins, de plus en plus se sentent coincés dans un carcan autolimitatif et partent s’organiser ailleurs, certains se voient en groupes de potes, d’autres rejoignent l’EHESS, d’autre changent de fac ou errent de manifs en actions.

L’organisation bureaucratico-démocratique

Pour les quelques milliers (peut être 10 000 sur toute la France, en tout cas jamais plus de 3000 sur la région parisienne) d’étudiants actifs dans la lutte, la nécessité de s’appuyer sur une forte légitimité se pose dès le départ. Dans la première phase du mouvement (son extension quantitative à l’intérieur de l’université) les deux tendances dans les A.G sont, d’une part le camps « responsable » c’est à dire les syndicalistes (gauche et extrême gauche confondues) et les néo-syndicalistes (les non-syndiqués responsables et réalistes) et de l’autre les agitateurs plus emballés par la possibilité de bordel qui s’offre que par la perspective d’un large mouvement de masse, la première tendance étant largement majoritaire. L’ultra démocratisme est érigé en principe intangible, il s’accompagne d’un bureaucratisme paralysant toute possibilité d’agitation pour les franges radicales. C’est une force d’inertie colossale voulue par l’immense majorité, aucun conflit (et donc débat réel) ne peut s’y développer (on s’affronte physiquement à sept heure du matin sur les piquets de blocage entre bloqueurs et anti-grévistes et l’après-midi on polémique entre gentlemen en AG ; on dénonce et insulte l’Unef et on partage civilement la tribune avec elle), les radicaux ou même les syndicats de droite y ont toute liberté de parole, de toute façon le consensus et l’unitarisme se chargeront de niveler le discours sur le plus petit dénominateur commun. Cette attitude qui permettra la paralysie des universités (avec des piquets ne dépassant que rarement 200 personnes sur des facs de 30 à 40 000, les anti-bloqueurs actifs n’étant que très légèrement inférieurs en nombre) et donc la possibilité même de l’existence du mouvement, deviendra rapidement un obstacle à l’organisation nécessaire à une réelle dynamique (condition également nécessaire à la vie d’un mouvement de lutte) qui signifie extension vers l’extérieur et approfondissement des raisons de la révolte.

L’auto-organisation des étudiants en tant qu’étudiants n’est qu’un corporatisme qui paralyse le mouvement. La composante étudiante de la fraction active du mouvement, si elle a multiplié les appels à l’extension du mouvement vers « les salariés », « les chômeurs » ou « les sans-papiers », a tenu dans la réalité à conserver ses formes d’organisation sur son « lieu de travail » et ainsi, en fait de salariés, elle n’a pu se lier qu’avec le personnel enseignant et non-enseignant des universités. Pour les autres (chômeurs, précaires ou sans-papiers) un délégué de temps en temps à la tribune pour affirmer les « passerelles » virtuellement possibles entre des luttes qui ne feront que se cotoyer épisodiquement, et après une belle salve d’applaudissements chacun retourne à son ghetto.

Le double discours lié à la double nature du mouvement (volonté de dépassement ET volonté de préserver l’unité) enferre la minorité active dans une contradiction, d’une part la nécessité de s’organiser sur SA fac en tant que ce qu’on est dans et pour le capital (étudiant, employé ou prof) pour garantir la possibilité et la pérennités des AG (cette forme permettant d’utiliser les locaux, de sortir de l’atomisation et de fonder une identité collective) ; d’autre part la nécessité tout aussi impérieuse de ne pas se cantonner au simple retrait du CPE et d’étendre la lutte à d’autres secteurs, ce qui impliquerait d’ouvrir les assemblées pour en faire des pôles de convergence et surtout de ne plus se considérer en tant qu’étudiants. Dans les universités les plus combatives (qui correspondent aux filières offrant le moins de débouchés) l’immense majorité des usagers sont salariés, souvent à temps partiel, beaucoup viennent de la banlieue, certains sont sans-papiers... et tous ne s’expriment pourtant qu’en tant qu’étudiant. Si, individuellement, beaucoup des acteurs actifs portent des critiques qui sortent du cadre étudiant, la position collective exprimée nivelle cela au plus petit dénominateur commun.
Concrètement cela signifie que les facs « occupées » et « bloquées » le sont avec accord de l’administration, d’ailleurs ce n’est qu’une partie des locaux qui est concédée pour l’ « occupation » et selon des modalités et des horaires négociés consensuellement avec elle (les amphis ne sont pas pris mais quelques uns sont accordés par le président, les piquets sont tenus sous le contrôle des vigiles qui en règlent les modalités, les grévistes s’emploient à ce que soit respecté le règlement intérieur - interdiction de fumer, de graffiter et de cracher par terre, respect des horaires et même contrôle des cartes d’étudiant pour accéder à certains couloirs), les AG se déroulent parfois sous la surveillance de vigiles ou du président lui-même, voire même sous le regard de caméras de sécurité.
Enfin on ne va pas rentrer dans tous les détails, le fait est que le blocage ne se fait jamais contre la direction de la fac mais est toujours considéré comme une décision démocratique prise par l’AG représentative des étudiants à laquelle l’administration serait censée être obligé de se plier. Et réciproquement, les modalités de la lutte doivent se plier au déroulement normal de l’université, en respecter les locaux, les horaires, la hiérarchie... les usagers de l’université (grévistes et non-grévistes, étudiants et profs, personnel et direction administrative) occupent démocratiquement leurs facs.
C’est bien le fait de s’organiser en tant qu’étudiant, en produisant une identité commune fictive et en reproduisant la séparation d’avec « les autres » (les « faux manifestants » ?), qui cimente un corporatisme qui pose qu’une fraction des exploités - un segment de la classe - aurait des intérêts propres à défendre (pourquoi devrions-nous subir le CPE, nous qui avons des diplômes ?). Dans l’oscillation toujours présente dans la frange active du mouvement, entre le discours d’identification à l’ensemble des exploités (le CPE est une mesure entrant dans le cadre d’une précarisation généralisée) et l’organisation sur la base restreinte de la défense d’une condition d’étudiant (devant tout de même offrir quelques garanties supplémentaires par rapport au prolo lambda), c’est toujours le second terme qui l’emporte. C’est ce qui fait que les jeunes banlieusards ne peuvent être considérés que comme extérieur au mouvement (au mieux on proposera que le mouvement « tisse des liens » avec eux, ne les traite pas totalement en ennemis).
Quand les syndicats, les médias et les partis politiques emploieront les vocables d’ « éléments extérieurs », de « faux manifestants » ou de « faux lycéens » pour désigner ceux qui, bien que participant à la lutte, ne voulaient ou ne pouvaient pas se couler dans le moule unitaire (unis autour de la figure de l’étudiant responsable), il faut bien constater que, si cette novlangue n’a pas été particulièrement reproduite dans les AG, elle n’a guère choqué et qu’en tout cas aucune voix ne s’est élevée pour s’y opposer.
À l’inverse, dans cette lutte qui, de façon schizoïde, dit se battre aussi contre la précarité généralisée, la présence des futurs patrons et cadres supérieurs - représentés par les AG des grandes écoles - n’a posé aucun problème.
Par contre l’ultradémocratisme bureaucratique empêchera toute liaison avec les lycéens de banlieue qui mènent au même moment et à quelques stations de RER de distance une lutte extrêmement massive (plusieurs dizaines de milliers hyperactifs) et dynamique. Ils développeront leurs modes d’organisation et leurs actions de manière complètement parallèle. Les banlieues parisiennes vivent au rythme local des manifs sauvages, caillassages, affrontements avec la police, actions offensives et blocages des voies de circulation sans que les étudiants parisiens n’en soient aucunement informés. Quand des lycées se trouvent dans l’abord immédiat d’une fac, des actions coordonnées sont organisées conjointement, c’est à dire qu’il y a alliance entre les deux entités (lycéens et étudiants) qui restent distinctes, mais jamais fusion.
Les quelques tentatives d’AG communes (Nanterre et Tolbiac) furent un véritable bordel. Les lycéens étant évidement incapables de se couler dans le moule lénifiant et ultra-policé du mode d’organisation étudiant, il y fut mis un terme immédiatement.

Ce que n’a pas produit la dynamique du mouvement

Le démocratisme est la cause de l’autolimitation du mouvement, elle en est aussi la conséquence. Nous sommes face à un cercle vicieux où l’impossibilité tant de concevoir la lutte comme la construction d’un réel rapport de force que de percevoir la dynamique de lutte comme radicalisation des conflits est produite par le consensus ambiant autant qu’elle le reproduit. Le démocratisme empêche de créer les bases matérielles d’une réelle dynamique de lutte, et l’absence de ces bases matérielles interdit de se passer du consensus démocratique. C’est bien l’absence de conflits ou même de débats entre les deux tendances internes au mouvement (affrontement de classe ou aménagement des intérêts catégoriels) qui permet d’empêcher tout dépassement. Les deux tendances se côtoient dans chaque instance et moment du mouvement, elles continuent à traverser chaque individu parti prenante, sans qu’aucune maturation ne se produise.
Les syndicats ne s’y tromperont pas, ils se garderont bien de dénoncer le gauchisme et l’extrémisme de la coordination nationale. La force d’inertie de la masse étudiante, le fonctionnement extrêmement lourd des débats et l’isolement catégoriel posé en principe se révélant des moyens d’autolimitation bien plus puissants que les vieilles méthodes de magouilles politiques, les syndicats étudiants peuvent abandonner les AG aux « radicaux » en se réservant la représentation médiatique, les négociations avec le gouvernement et la diffusion capillaire du discours limité au refus du CPE.
Le conflit est également éludé au sein des université entre étudiants et administration. Il est surprenant de constater qu’après deux mois d’ « occupation » les « occupants » ne se sont rien approprié des locaux, le matériel reste géré par la direction qui, selon son bon vouloir, le concède aux grévistes. Rien n’est remis en cause du fonctionnement de l’institution universitaire et personne ne se permettrait de hausser la voix devant un vigile. Il faut avoir vu comment les « activistes » estudiantins s’adressent aux membres de la direction d’une université - en baissant les yeux et le ton de la voix - pour comprendre ce que signifie pour eux une occupation.
Les AG se radicalisent en vase clos : produisant une compilation de revendications dans le vent, les AG et la Coordination nationale ne s’adressent qu’à ses composants par des voeux pieux. Au bout de deux mois et demi de lutte, les discours et actions des minorités actives ont influencé une bonne part des étudiants présents aux assemblées, mais faute de se traduire par un changement de pratique au quotidien (dans les occupations, dans les formes d’actions comme dans les AG) cela n’entraînera aucune dynamique. Même après la quasi éviction de l’Unef-majo et de la CE tant des AG les plus combatives que de la coord, on laissera gentiment le monopole du planning des échéances nationales et régionales au cartel des 12 syndicats cooptés par le gouvernement pour mener les négociations. La volonté d’élargissement se traduit (du début à la fin) par un appel à ce que les grands syndicats représentatifs lancent un appel à la grève générale. Le problème est que les acteurs de terrain n’ont guère le choix s’ils ne veulent pas se retrouver complètement isolés... mais en ne sortant pas de ce cercle vicieux (crainte de l’isolement/ dépendance envers la gauche institutionnelle/ dépossession des leviers de mobilisation/ encore plus d’isolement/ dépendance toujours accrue) la coord se condamne à produire des déclarations toujours plus déconnectées des pratiques réelles dans les facs (où même l’UNI participe aux AG, où les « occupations » sont concédées par l’administration, où les piquets sont parfois tenus avec les vigiles, etc.), à voter des modalités d’intervention sans rapport avec les forces réellement impliquées. Jamais les AG parisiennes (sauf celle de la Sorbonne en exil) ne se poseront la question de ce qu’elles peuvent faire à partir de leurs propres forces, jamais elles ne se demanderont comment développer un réel rapport de force. On peut dire la même chose de la Coordination nationale.

Un facteur de l’enlisement (et de la disparition soudaine) du mouvement, a été l’hégémonie de la composante étudiante sur celui-ci, et notamment sur la composante lycéenne, beaucoup plus nombreuse et active. Si le processus qui a permis cet état de fait est facile à cerner (les étudiants sont mieux structurés et dans des établissements plus centralisés, ils sont rentrés les premiers dans la lutte) en revanche, on peut s’interroger sur ce qui a empêché qu’il soit remis en cause. Pour comprendre il faudrait se pencher sur les pratiques et les modes d’organisation des lycéens, sur les coordinations départementales ou de secteur qu’ils ont mises en place... nous n’en avons qu’une faible idée à travers la lecture des journaux locaux qui rapportent des centaines d’actions, d’affrontements et manifestations, parfois de milliers de personnes...

À l’apogée du mouvement (lorsque paradoxalement la situation devient tellement contradictoire qu’elle signifie une paralysie/agonie du mouvement) on assiste à l’alliance de toutes les composantes gauchistes, néo-syndicales et agitationnistes contre les gros syndicats. Cela s’accompagne d’une certaine radicalisation du discours et des formes d’actions, d’un abandon relatif de l’unitarisme systématique et d’une critique du fonctionnement ultra-démocratique. Mais cela n’ira jamais jusqu’à la remise en cause explicite du centralisme démocratique induit par les seules instances existantes de débats, d’organisation et de décision que constituent les AG de TOUS les étudiants (et d’eux seuls), en fait ce fonctionnement a été tellement idéologisé qu’il est devenu la « marque de fabrique » de la minorité activiste qui voit dans cette pseudo horizontalité un gage de radicalité. Ce sont toujours des étudiants mobilisés en tant qu’étudiants, sur leur « lieu de travail » et tenant à préserver « leurs » locaux et « leur » auto-organisation qui tentent désespérément de dépasser une situation dans laquelle ils se sont eux-mêmes enfermés.

7 juin 2006


Occupations de la Sorbonne et de l’EHESS, Bref résumé de certains aspects du mouvement anti-CPE à Paris

La question de l’occupation s’est posée au moment où le mouvement commençait à prendre de l’ampleur dans la capitale, c’est à dire surtout après la manifestation du 7 mars. Il devenait nécessaire de trouver une forme d’organisation qui puisse faire exister une tendance, déjà largement présente mais qui, sur Paris, cherchait encore les voies de son regroupement pratique. Ceux qui demeuraient insatisfaits des formes stériles développées dans les AG étudiantes devaient se donner les moyens de se rencontrer.

Il était logique de penser que la revendication sur le CPE allait rencontrer très vite l’ensemble de la question de la précarité. En refusant le CPE, le mouvement posait la question de l’évolution du rapport salarial dans son ensemble, et offrait ainsi la possibilité de ne pas se cantonner à sa revendication initiale. On pouvait analyser le mouvement comme quelque chose qui ne se limitait pas à une question corporatiste étudiante - et donc qui demandait que la lutte gagne des secteurs non-étudiants.

Il ne s’agissait donc pas d’introduire dans le mouvement une dimension qu’il n’avait pas, encore moins de lui montrer la voie ou de servir de modèle. Simplement, même si cette lutte paraissait contenir en elle-même le dépassement de la revendication et du corporatisme, rien n’était joué d’avance. Ceux qui décidèrent de cette occupation ne voulaient pas se contenter de croire que ce qui peut arriver arrivera à temps et à coup sûr. L’idée était de se donner les moyens d’accroître la puissance de ce qui était déjà là dans la mesure de nos capacités à concevoir et à agir.

La forme d’action est liée au fond : sortir de la logique de la revendication et du corporatisme suppose de sortir également de la logique syndicale et des formes admises de l’action. L’occupation permanente d’un lieu comme point de regroupement permet de tourner la plupart des problèmes posés par ces formes d’organisation traditionnelles.

La première occupation, celle de la Sorbonne, fut tout à la fois un échec et un succès. Ce fut un échec car l’administration répondit à l’occupation par un blocus immédiat : on laissait quelques dizaines d’étudiants isolés s’attarder dans un amphi surveillé par les vigiles. Le vendredi soir, ce blocus fut tourné par des centaines de manifestants, pas tous étudiants, qui entrèrent de force dans les bâtiments. La réaction fut immédiate : il était hors de question, pour le rectorat et le gouvernement, de laisser la Sorbonne être le point de ralliement que les occupants voulaient qu’elle soit. Le rectorat justifia explicitement l’expulsion par le fait que des non-étudiants avaient rejoint l’occupation.

Ce fut un succès à cause du retentissement que cette occupation eut dans le mouvement. L’occupation de la Sorbonne n’avait pas pour objectif premier d’être une « action symbolique », même si chacun savait bien que cette université est située dans un quartier historique et prestigieux, proche de tous les lieux de pouvoir universitaires, dans les mêmes bâtiments que le rectorat, et que la seule évocation de son nom rappelle Mai 68. Toutefois, le cours des évènements donna à cette occupation une valeur de symbole, à tel point que venir s’affronter avec les CRS devant les grilles qui entouraient cette université devint une sorte d’obsession des manifestants au moins jusqu’au 31 mars (et parfois même avec le douteux slogan de « la Sorbonne aux étudiants », qui contredisait précisément les objectifs de l’occupation initiale).

Après une tentative improvisée et avortée au Collège de France, une opportunité s’offrit avec l’école des Hautes Etudes en sciences sociales. Le choix de l’annexe de l’EHESS répondait à des questions pratiques : il fallait qu’il y eût un amphi, des salles pour des réunions, des commodités diverses qui rendent une occupation longue possible. Il y avait surtout une possibilité apparente de complicité avec un certain nombre d’étudiants voire de professeurs du lieu- ce dernier point se révélant par la suite quelque peu illusoire.

L’assemblée qui se réunit chacun des quatre soirs de l’occupation de l’EHESS rompait avec le fonctionnement des AG étudiantes. Elle était fixée au soir, vers 19 heures, pour permettre aux gens qui travaillaient d’y assister. Elle admettaient les étudiants comme les non-étudiants, mais, à la différence de ce qui se faisait dans les facs, elle excluait ceux qui venaient pour affirmer leur opposition au mouvement. L’idée qui s’exprima rapidement était que cette assemblée n’était pas une AG d’étudiants et de travailleurs, et de chômeurs et de précaires, etc. mais une assemblée de personnes qui s’inscrivaient dans la lutte, bref non pas une addition de situations diverses mais la volonté d’aboutir par la lutte au dépassement de ces situations. Ce n’était pas seulement que pouvaient participer, en plus des étudiants et des lycéens, des travailleurs, des ex-travailleurs, des chômeurs, des précaires, ou n’importe quoi d’autre : mais encore que personne n’était là en tant que chômeur, ou précaire, ou étudiant, etc. mais seulement en tant « qu’en lutte ».

Un tel principe commandait que l’assemblée ne soit pas ouverte à ceux qui ne viendraient qu’en consommer le spectacle. Il ne s’agissait pas de demander à chacun la garantie formelle de son engagement mais bien d’exclure ceux dont la position était incompatible avec le fait de s’investir. C’était par exemple le cas des journalistes qui sont par définition extérieurs à l’activité commune puisqu’ils se posent comme des « observateurs » - et ce bien que leur prétendue recherche d’objectivité soit démentie tous les jours par la réalité de leur soumission à la marchandise et à l’État.

Dans son fonctionnement, l’ assemblée refusait les tours de parole, le vote, la présence d’une tribune et l’existence d’une présidence de séance formalisée. Il n’y avait pas d’ordre du jour. Il y avait pourtant bien une forme d’autorégulation du débat, certains intervenant parfois lorsque les mêmes personnes monopolisaient la parole, ou pour empêcher de parler ceux qui venaient affirmer un point de vue opposé au mouvement ou, à la fin, pour éviter qu’un des professeurs qui avaient tenté de virer les occupants ne s’exprime.

L’important toutefois n’était pas uniquement l’ assemblée en elle-même mais tout ce qu’elle devait rendre possible. L’occupation était permanente, et l’ assemblée ne prenait que trois ou quatre heures sur les vingt-quatre que compte une journée. À partir, donc, des discussions très variées (parfois chaotiques, parfois plus construites) qui avaient lieu dans l’ assemblée devaient s’organiser d’autres échanges plus restreints qui pouvaient aboutir à des textes, des actions, etc. L’ assemblée était plutôt un forum qu’une instance « souveraine » ou « décisionnelle » car une « décision » ne pouvait exister que parce qu’une partie des gens avaient décidé de la rendre effective. Ceux qui le voulaient prenaient l’initiative de rendre les propositions faites en assemblée effectives sous forme de débats, discussions, actions ou toute autre forme de pratique collective. Pour devenir action, une proposition n’a jamais besoin que de l’assentiment de ceux qui sont prêts à s’engager pour elle. Cela dit, à l’EHESS comme après, il y eut beaucoup de propositions et peu de réalisations.

L’occupation semblait secondaire puisque l’important n’était pas l’occupation elle-même mais ce qu’elle devait permettre : mais plus elle fut négligée, plus l’occupation se vengea en exigeant bien plus d’énergie pour se maintenir d’une manière insatisfaisante que ce dont elle aurait eu besoin pour fonctionner correctement si elle avait été bien menée dès le début.

Dès la deuxième journée, la perspective n’était plus que de tenir pour attendre l’assemblée du soir : et au matin du quatrième jour les occupants furent expulsés par les flics.

Par la suite, « l’AG en lutte » s’est réunie dans une salle qui était prêtée pour l’occasion dans un squat de la rue Servan. La perspective d’un mode d’organisation incluant, sur un lieu unique, l’assemblée, les rencontres, les réunions en petit comité et les départs d’action s’éloignait. Mais, même fonctionnant d’une manière tronquée, L’ assemblée se poursuivit jusqu’à la fin du mouvement, et même encore un peu au-delà.

Au total, le bilan de « l’AG en lutte » se résume en quelques initiatives relativement peu nombreuses. La première était l’appel à l’occupation de l’EHESS qui posait le dépassement du CPE et du cadre étudiant du mouvement. La seconde était un appel à la généralisation du blocage des voies de circulation et de l’économie, avec l’organisation d’actions allant dans ce sens. La troisième appelait à la « bifurcation » des manifestations hors des parcours programmés par les syndicats et la police comme des pièges pour les manifestants. La dernière eut lieu lors de la brève occupation d’une Bourse du travail près de République et, dénonçant la fin programmée du mouvement par la satisfaction de la revendication, elle affirmait que « notre situation dans le capitalisme ne peut qu’aller en empirant ».

La question se pose de savoir pourquoi « l’AG en lutte » fut si bavarde mais réalisa relativement peu de choses. Comparativement, l’Assemblée de Jussieu durant le mouvement des chômeurs de 1998, en fonctionnant peu ou prou de la même manière, fut beaucoup plus active. Les limites de « l’AG en lutte » ne sont peut-être pas autres que celles du mouvement en général, et cela parce que cette assemblée n’était pas une formation extérieure au mouvement. Son rôle spécifique était de chercher à exprimer sous une forme condensée ce qui se confiait, se murmurait ou se disait de manière diffuse ailleurs dans le mouvement.

7 juin 2006



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