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Détroits n°1

mis en ligne le 12 décembre 2007 - Collectif

Edito

Absence de perspectives politiques, actions au coup par coup, ghettos militants, tourisme politique, idées répétées ad nauseam, accumulation de défaites ! En face : notre volonté de persévérer, de vaincre, de jubiler dans les luttes et la vie quotidienne, bref, de faire péter la baraque. De quel côté penche la balance ? Nous avons décidé de nous permettre de souffrir de ce vide stratégique abyssal, de retrouver le vertige et l’odeur de la poudre.

Nous avons décidé de ne plus vivre avec ces habitudes : ne pas comprendre suffisamment ce qui se passe dans la société ; ne pas vraiment savoir ce que nous voulons. Ce qui se passe 1) dans nos cercles réduits, 2) toujours à court-terme, ne suffit plus à nourrir nos âmes.

Ce premier numéro de Détroits vous parvient avec nos premières conquêtes. Non pas des conquêtes territoriales, mais purement théoriques. C’est par le plus important que nous avons décidé de commencer. En effet, pour forger une stratégie qui tienne la route, nous nous sommes aperçus qu’il nous fallait d’abord faire une critique de l’existant qui débouche sur une vision positive de ce qui se passe dans la société. Foin de la critique qui s’arrête à la critique. Ces pages sont un premier assaut contre la citadelle de nos silences. Commencez à lire et vous verrez.

Un avertissement :
Les trois auteurs de ces articles ne pensent pas la même chose, d’autant plus qu’ils se sont beaucoup corrigés leurs articles réciproquement. C’est pourquoi ils sont en mesure de signer à trois D3. Synergie des opacités.

Nous venons de passer six jours contre vents et diarrhées dans une mansarde du Mont Athos. Nous aurions bien voulu écrire ce que nous savons. Mais écrire, c’est penser et rendre caduc ce qui est su.

Nous avons donc du, à notre corps défendant, écrire tout au bord de ce qui nous dépasse encore. Nous avons pensé beaucoup, mais pas à votre place. Si vous nous répondez : notre gratitude sera profonde. Qu’y a-t-il de plus précieux que l’allié-e que notre flèche nous aura fait trouver ?


(Une petite astuce.) Vous courez de front activiste en front militant. Vous ne voulez pas vous arrêter pour saisir notre invitation à penser. Mais vous voulez quand même donner l’impression d’avoir lu Détroits... Que faire ?
Dans vos prochaines discussions politiques, placez à peu près n’importe où les mots et expressions suivants :
"Elaborer collectivement une vision globale, radicale et explicite", "perspectives politiques crédibles", "boussole pour orienter l’action", "pensée stratégique", "construire des liens politiques qui durent", "le politique est plus que le personnel", "déserter la désertion", "ce serait vider le bébé avec l’eau du bain", "abolition du marché du travail et des capitaux", "découplage entre travail et revenus", "dictature des relations économiques sur les relations sociales", "transformation des rapports sociaux", "renouveler le regard", "germes sous la croûte pourrie", "bassin de décantation" et "caisse de résonance", "mé-pris" et "heuristique".


Trop de luttes sans histoire...

Nous autres activistes « new generation », nous tournoyons dans un monde clinquant où l’on a décrété la « fin de l’Histoire », où la mémoire des subversions a un mal fou à se transmettre, où l’avenir semble être un désastre. Il ne nous reste qu’un présent en dents-de-scie. Nous voulons apprendre à choisir nos rythmes et nos échéances, à construire des liens qui durent, à transmettre nos bilans et chercher ceux des générations précédentes.

« Nous n’avons pas d’histoire ». Peut-être parce que les académiciens n’ont de lettres que pour les péripéties des puissants. Ou peut-être parce que l’Histoire, nous n’en voulons pas ?

Et pourtant, une génération nombreuse et rebelle nous a précédé-e-s, elle est encore (partiellement) à nos côtés. Elle porte « 68 » sur son maillot comme l’avant-centre d’une société qui rêve de jeunesse fixe. Mais elle ne veut rien nous léguer ; peut-être n’y arrive-t-elle pas ? Certaines de ses âmes ont brouillé leur langue avec celle du fric, et leur nouvel idiome, « libéral-libertaire », nous donne la nausée. D’autres se taisent et risquent bientôt de se taire à jamais. Peut-être parce que cette génération a voulu se retourner contre le temps lui-même ? Elle voulait sortir d’un passé lourd de sermons, de vieux schnocks à révérer, de gloires identitaires à réciter. Elle voulait sortir d’un avenir qui signifiait alors épargne et labeur, ou patience et docilité avant l’hypothétique, lointain mais si grand soir.

« Nous voulons tout, tout de suite », a-t-elle proclamé. A l’époque ça a été inouï, une audace qu’on a de la peine à imaginer aujourd’hui. Et dire que cette parole de révolte a été tordue en appel à consommer tout de suite !... Mais un pas a été franchi qui n’a pu être récupéré : nous comprenons fort pourquoi il a bien fallu rompre avec ces chronologies-à-cadenas, cette société du métro-boulot-dodo où tout semble joué d’avance, nous comprenons pourquoi l’instant présent est devenu synonyme de liberté. Plus tard punk a fini par chanter : « no future ». L’establishment, après la chute du communisme, s’y est mis lui aussi à sa manière : « C’est la fin de l’Histoire. Le Capitalisme est indépassable ».

Et nous maintenant, qui sommes les enfants de ce « no future » ? Individus post-modernes, suspendus dans le vide, nous qui ne venons de rien et qui n’allons nulle part.

Parfois nous cherchons à décoller de cette immédiateté torrentueuse. Nous voyons bien que le capitalisme y a trouvé son compte, il nous fait tourner comme des toupies autour de ses produits toujours plus vite acheminés, puis dépassés. Nous essayons de voir au loin et nous nous inquiétons des conséquences écologiques de ce train-de-vie. Nous cherchons à prendre du recul et à comprendre dans quel mouvement historique s’inscrivent toutes ces petites réformes sinistres que les médias, bien assis dans l’actualité la plus plate, nous annoncent une à une.

Mais même dans nos luttes, les vues d’ensemble ne sont pas aisées. Même dans nos luttes, nous ne savons pas vraiment pourquoi nous courons si vite.
Même dans nos luttes, nous avons du mal à construire une histoire. Que de projets militants nés dans l’enthousiasme et morts sans un signe, sauf peut-être la baisse muette et régulière des effectifs, réunion après réunion. Que de campagnes dont nous n’avons maîtrisé ni le début ni la fin, allumé-e-s par les initiatives du gouvernement puis sonné-e-s par sa répression, ou par les miettes qu’il nous donnait en guise de coupe-faim. Et nous, éparpillé-e-s comme des moineaux, hagards devant notre propre faiblesse d’organisation, pris-es au piège par un capitalisme jamais rassasié de sa propre vitesse, nous tendions nos yeux tous azimuts vers quelque rebellion spontanée qui pourrait nous porter à nouveau, ou faute de mieux, vers les urgences matérielles et solitaires d’un quotidien qui piaffe d’impatience de redevenir maître du calendrier.

Le présent continue, on avale tout et on glisse vers l’avant. On flotte, on disparaît, et les suivants patineront derrière : notre histoire est trop diluée pour leur donner des points d’appui.

« Ma plus grande trouille c’est qu’on se retrouve dans cinq ans comme tous ces soixante-huitards au tournant des années 80, à regarder autour de nous et à voir tel camarade gentil père de famille, telle autre conseillère municipale, tel autre camé ou suicidé. Sans une parole. Sans qu’on n’ait rien compris de ce qui à un moment a pu clocher. »

« J’ai vécu deux grèves étudiantes, à plusieurs années de distance. A la fin de la première, c’est les vacances qui ont décidé de la fin du mouvement. A la rentrée on a bien essayé de relancer le truc, mais on était vingt aux assemblées. Alors on a laissé tomber, chacun est retourné bosser dans son coin, y’en a qui se sont diplômés, on s’est perdus de vue. La fac c’est pas comme une boîte où les employés restent là pendant des années. Alors quand la deuxième grève a commencé, ce n’était plus du tout les mêmes gens, sauf quelques gars vissés à des postes de pouvoir dans les syndicats, et absolument pas motivés pour transmettre quoi que ce soit, tu parles, ça les aurait menacés eux-mêmes. Du coup plein d’erreurs, plein de naïvetés ont été reproduites, c’était fou c’était presque les mêmes, comme si les grèves d’avant n’avaient servi à rien, même pas à accumuler de l’expérience. Si on n’est quand même pas repartis de zéro, c’est qu’il y avait eu d’autres occupations à peine quelques mois avant, dans d’autres contextes, ailleurs dans la ville, et certains jeunes y avaient participé. Heureusement. »

Il y a un formidable enjeu à reprendre du pouvoir sur le temps. Certaines critiques des contre-sommets pointaient encore récemment le danger de se faire balader au rythme des agendas diplomatiques et de perdre ainsi tout effet de surprise. Il s’agissait de reprendre l’initiative : où, à partir de quand, à quelle cadence et même jusqu’à quand voulons-nous mener telle action ? Par ces questions on allume la pensée stratégique, celle qui ose choisir des objectifs, à court-terme, à long-terme. Et on se donne la possibilité de construire des liens politiques qui durent au-delà des moments forts.

Mais nous voulons aller plus loin : quand le marketing militant cherche à « innover » sans fin, nous cherchons à construire de l’histoire. Faire exister notre vision de l’Histoire. Aller chercher l’histoire des subversions par la peau des fesses, pour qu’elle nous informe aujourd’hui. Produire des traces instructives au possible pour nos successeurs. Et même au sein de notre cheminement politique, nous voulons faire des bilans, tirer des leçons, d’une mobilisation à l’autre.

L’Histoire condamne les vivants à la répéter tant qu’ils ne font pas l’effort de la regarder en face : elle les change en hamsters et les coince dans sa roue.


Rapports sociaux et action politique

Prologue

Plus de 20.000 familles ont décidé d’autoréduire leurs loyers.
Pas en 2007.
C’était à Milan, lors des luttes de l’autonomie italienne, au début des années 70.

Aujourd’hui, la situation s’est-elle améliorée, pour que l’on n’entende plus parler d’une action aussi collective et déterminée ?
Non, la précarité et le chômage ont beaucoup augmenté partout dans ces quartiers prolétaires. Les gens ont plus de raisons de se révolter. Pourquoi alors ne passent-ils pas à l’offensive ?

C’est qu’à cette époque, en autoréduisant leurs loyers ils ne faisaient pas que se défendre individuellement contre la « dégradation de leurs conditions de vie ». Ils ont pris ce risque de rompre la soumission à la légalité parce qu’en participant au mouvement d’autoréduction des loyers ils savaient une chose : ils se joignaient à un immense mouvement social porté par une perspective politique. Ce qui était en jeu, ce n’était pas seulement d’obtenir une diminution des loyers. Bien sûr que cela comptait. Mais dans cette lutte, ce qui était visé, c’était changer la vie, abolir la domination capitaliste. Cette perspective a mis l’Italie des années 70 en ébullition parce qu’elle est apparue comme crédible à une large partie des masses populaires.

Bien sûr, ces luttes ont été vaincues, et nous n’avons d’ailleurs pas encore bien tiré les leçons de cette défaite. La perspective, à l’époque, c’était le communisme. Le parti communiste italien, à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale était plus puissant que son frère yougoslave. Mais à Yalta Staline a cédé la Grèce et l’Italie contre l’Europe de l’Est. Alors la CIA a joué son rôle dans la prise de pouvoir de la Démocratie Chrétienne lors des élections au lendemain de la guerre. Cette défaite n’a cependant pas ruiné dans les cœurs des prolétaires italiens les perspectives et les idéaux pour lesquels les partisans communistes ont lutté contre le fascisme. Voilà pourquoi le feu s’est rallumé dans les années 70, voilà pourquoi il a été possible que plus de 20.000 personnes osent autoréduire leurs loyers. Il y ont cru, à la fin du capitalisme, ils l’ont voulue, elle était pensable.

Aujourd’hui la vision communiste est par-terre. C’est tant mieux, bien sûr, ses aberrations théoriques étaient trop graves. Ce n’est pas une raison de vider le bébé avec l’eau du bain [1] et de renoncer à penser un projet de société qui puisse être crédible. Comment, en effet, pourront renaître des mouvements capables de mettre par-terre le capitalisme ? Il y a un vide. Il manque un projet politique, une vision de l’organisation sociale capable d’enflammer les enthousiasmes et de réunir les forces. Lutter ensemble c’est transformer nos relations sociales. L’addition des révoltes individuelles, où chacun défend son niveau de vie sans construire d’autres relations sociales, cela ne fait pas un mouvement politique. C’est laisser intacte la dictature des relations économiques capitalistes sur les relations sociales. Que voulons-nous ? Peut-on construire un immeuble sans un plan autours duquel les énergies se conjuguent ? Et une société ? Aujourd’hui les prolétaires n’autoréduisent pas leurs loyers parce qu’ils ne voient pas comment les luttes pourraient avoir une perspective de vaincre.

Introduction

Comment construire des perspectives politiques crédibles ? La faiblesse des perspectives politiques est une des caractéristiques essentielles du XXIème siècle naissant : notre époque est celle d’une catastrophe idéologique majeure.
Ce qui fait peur, c’est que la dégradation de toutes les relations sociales s’accompagne d’une démobilisation politique profonde. Jusqu’à quand les militants indécrottables qui persévèrent à relancer les appels à l’engagement politique arriveront-ils à éviter de se poser la question de la crédibilité de leurs efforts ? Préfèrent-ils s’agiter en aveugles dans un cauchemar ?
Nous avons ainsi pris l’habitude de douter sérieusement qu’il soit possible de construire une vision politique crédible.
Le but de cet article est de contribuer à surmonter cette habitude.

Nous avons besoin de perspectives politiques, d’une boussole pour orienter l’action. Ces perspectives ne peuvent être solides que si elles sont ancrées dans ce qui se passe effectivement dans la société. Nous avons donc besoin d’élaborer une claire vision des rapports sociaux existants, actuels. Comment ils fonctionnent et ce qui les perturbe. C’est ce que nous allons tenter de faire ici.

Tome I. L’Aveu : Nous naviguons sans boussole
Bref aperçu sur l’histoire d’un naufrage idéologique

Dans une première partie nous étudierons les conséquences sur les rapports sociaux de l’irruption du capitalisme.
Dans une deuxième partie nous examinerons les luttes qui ont commencé en Mai 68 et au début des années 70, et la signification de l’action directe pour la transformation des rapports sociaux.
Dans une troisième partie nous présenterons comment les difficultés du mouvement altermondialiste proviennent de sa réticence à élaborer une vision des rapports sociaux. Nous montrerons ensuite que la Pensée Unique tient sa force du fait qu’elle exprime la maîtrise des néo-libéraux sur les rapports sociaux. Nous examinerons enfin quelques traits du désespoir de la pensée chez ceux qui ne marchent pas dans la Pensée Unique.

1. La mainmise des rapports de production capitalistes
sur les rapports sociaux

Deux notions de base vont jouer un grand rôle dans tout ce que nous allons dire. Définissons-les :

1) Les rapports sociaux. Ce sont les rapports dans lesquels les humains fonctionnent, dans la mesure où leurs vies individuelles dépendent de la vie sociale. La production est sociale, la satisfaction des besoins principaux est sociale, la garantie des droits est sociale. Ces rapports sociaux s’actualisent bien sûr dans des rapports personnels, mais ils ne se confondent pas avec eux. Les personnes décident de leurs rapports individuels, tandis qu’ils dépendent des rapports sociaux pour vivre.

2) Les rapports économiques de production. Il s’agit ici de la forme que prend dans une société donnée et à une époque donnée la répartition des tâches productives, et la distribution de ce dont ses membres ont besoin pour vivre. La forme féodale du servage ne donne pas le même rôle à l’argent que la forme capitaliste du salariat. Pour Marx ce sont les rapports économiques qui façonnent et déterminent en profondeur tous les rapports sociaux : les façons dont les hommes s’organisent pour satisfaire leurs besoins jouent selon lui le premier rôle dans l’Histoire.

Dans les sociétés traditionnelles les rapports sociaux étaient réglés par les dieux, par les mythes.
Les activités des individus trouvaient leur sens parce qu’ils reproduisaient les façons de vivre ensemble et de cultiver la terre institués par les héros fondateurs de la tribu. Marx a raconté comment ces rapports et leurs fondements culturels ont été progressivement ruinés par le développement des rapports marchands, puis capitalistes. Une nouvelle classe est née d’une révolution qui s’est imposée dans les faits : les prolétaires. Ceux-ci ont étés enchaînés dans des rapports sociaux qui se sont construits de façon uniquement pratique : à mesure que se développait le commerce et l’industrie. Les serfs ont étés arrachés de leur attachement traditionnel à la terre et sont devenus libres, libres de gagner leur vie dans les usines. Des rapports de production nouveaux ont ainsi commencé à fonctionner.

Ces rapports économiques nouveaux ne sont pas nés d’un projet de vie sociale cohérent. Ils ne sont éclairés par aucune vision culturelle qui puisse donner sens à la nouvelle situation des travailleurs. « Quel est le sens de ma vie et de mon travail, pourquoi je me lève tôt le matin ? »
Pas de réponse - si ce n’est de se lever tôt aussi le dimanche matin pour aller à l’église.
Une domination nue et brutale. En vendant sa force de travail le prolétaire abdique et délègue au capitaliste ce qui est pourtant constitutif de toute activité humaine : le sens de ce qu’il fait. C’est le capitaliste qui donne sens à l’activité du travailleur : il faut que l’argent investi soit rentable.

En résumé :

1) Les rapports sociaux précapitalistes étaient fondés dans la culture : dans des mythes. Les membres de ces sociétés ne se concevaient cependant pas comme co-auteurs conscients et libres de leur culture et de leurs dieux. Le fondement culturel était donné, par la tradition, par les dieux.

2) Le capitalisme s’est établi en réorganisant les rapports sociaux sous la coupe de la rentabilisation économique. Dès lors ce sont les rapports économiques qui ont largement déterminé tous les rapports sociaux.

3) Ces nouveaux rapports de production se sont établis par une action pratique, sans fondement culturel, au contraire destructrice des fondements culturels précédents.

4) Les penseurs socialistes ont étudié après-coup ces nouveaux rapports. Ils en ont fait la critique. Mais ils n’ont pas posé de nouveaux fondements culturels capables d’instaurer une société débarrassée du diktat capitaliste. C’est pourquoi leur conception des rapports sociaux reste déterminée par le devenir des rapports économiques.

Le capitalisme s’est imposé en même temps que la science moderne. Cette science bourgeoise regarde objectivement le monde et le considère de façon utilitaire. Elle considère la nature comme un objet, tout comme dans les rapports économiques elle considère la force de travail comme un objet, qu’on peut acheter sur un marché.
Marx et les socialistes ont complètement adopté cette démarche scientifique. Marx a étudié les lois du fonctionnement objectif du capital, il a montré que ces lois tendaient inexorablement vers la suppression du capitalisme. Dans cette perspective les travailleurs sont l’objet du capital, ils ne font l’Histoire que dans la mesure où leurs luttes contribuent à accélérer la chute future du capitalisme : à faire venir le Grand Soir ! La social-démocratie a bien sûr abandonné cette illusion, mais elle n’a fait que repousser le Grand Soir aux calendes grecques : pour elle ce sont toujours les rapports de production capitalistes qui règnent sur les rapports sociaux. Autant dire qu’ils règneront toujours, et que la seule chose à faire est de les adoucir, « de leur donner un visage humain ». Les socialistes finissent ainsi par se trouver d’accord avec les bourgeois, pour qui le capitalisme est le mode de relation économique inéluctable. Remarquable cette façon d’escamoter la croyance en la prépondérance des rapports économiques : renvoyer le problème à la fin des temps !

Et pourtant le socialisme scientifique a connu le succès qu’on connaît parmi les prolétaires. C’était en effet la seule démarche de pensée qui mettait en évidence l’injustice et la brutalité nue de leur situation. La culture humaniste bourgeoise ne leur disait rien qui parle de leur condition réelle. La dénonciation, la critique de l’emprise des rapports économiques sur leurs rapports sociaux vécus a inspiré leurs luttes. Cette critique est pertinente parce qu’elle montre sans concession ceci : en régime capitaliste le travail ne produit des choses utiles ou des services nécessaires à la vie que dans la mesure où il produit du profit.

Mais que se passe-t-il lorsqu’on en reste à cette critique ? On se condamne à perpète à ne voir les travailleurs que comme les objets qui ne peuvent vivre que s’ils sont achetés par le capital. Dans cette perspective ils ne peuvent plus rien faire d’autre que se défendre, négocier à quelle sauce ils vont être mangés. C’est oublier le fait que le capital ne domine le travail que dans la mesure où il parvient à empêcher les travailleurs d’organiser leurs relations sociales eux-mêmes ! Et pourtant ! Ils peuvent très bien se passer de la camisole de force des relations économiques capitalistes : ils peuvent inventer de nouveaux rapports sociaux et les instaurer eux-mêmes.

2. L’héritage de Mai 68 : action directe, critique du parlementarisme, refus du travail

Mai 68 et les luttes du début des années 70 marquent la fin d’une époque et le début d’une autre.
« Nous voulons tout, tout de suite ! » a été un programme fort. Beaucoup de jeunes se sont désolidarisés du fonctionnement normal « métro-boulot-dodo » pour changer leur vie sans attendre que la démocratie les approuve. Ils sont passés à l’action directe, brisant le jeu parlementaire, imaginant une vie qui ne se laisse pas embrigader par la logique du travail et de l’argent. En fait ils se sont mis à construire d’autres relations sociales au cœur même de l’espace dominé par les relations économiques capitalistes.

Les luttes des autonomes italiens de l’automne chaud ont été typiques de cette façon de faire. C’est le refus brutal de se laisser atteler dans des relations de travail inhumaines. « Rien pour la production, tout pour l’humanité ! » Sabotages, manifestations à l’intérieur des usines, grèves, occupations. « Prenons la ville ! » Occupations de lieux autogérés, crèches, maisons de quartier, cantines populaires, radios libres, il y a eu un foisonnement extraordinaire d’initiatives.

Cette dynamique de la désertion et de la création pratique de relations sociales contrôlées par les acteurEs eux-mêmes avait sa force et sa faiblesse.

1) Sa force est le fait de se placer d’emblée sur le terrain des relations sociales effectives et de les transformer pratiquement sans se préoccuper des impératifs de la rentabilisation capitaliste.

2) Sa faiblesse est d’avoir largement abandonné le travail à la logique toute-puissante des relations économiques capitalistes. Le refus de la dictature capitaliste sur le travail est vite devenu refus du travail lui-même, refus de « perdre sa vie à la gagner ».

La création pratique de relations sociales débarrassées des impératifs de l’argent s’est ensablée, elle n’est pas devenue mouvement de réappropriation de la production. Le mouvement autonome s’est fait écraser en Italie malgré les dimensions gigantesques qu’il avait prises. Le mouvement social qui a commencé s’est ainsi laissé circonscrire à des milieux sociaux plus restreints. Ce qui au début d’un mouvement de rupture était juste, commencer pratiquement sans attendre l’approbation des masses, s’est petit à petit transformé en mépris des gens « normaux », de ceux qui se laissaient embrigader dans le travail, et qui ne luttaient que pour les conditions auxquelles ils acceptaient de se laisser asservir. Mais ce mépris pour le travail s’est bientôt vu dépasser par le mépris proprement capitaliste pour le travail : flexibilisation, précarisation, chômage. Le mouvement s’est laissé défaire, faute d’un projet de société capable de tenir la route et d’inspirer des stratégies capables de battre en brèche la contre-offensive néo-libérale.

Et pourtant, nous ne manquons pas d’atouts. Nous sommes riches de plein d’expériences, encore petites, au sein desquelles nous avons déjà commencé à vivre une autre histoire. Une histoire que nous aimons, et incarnée dans des pratiques bien réelles. Si nous ne voulons pas nous complaire dans de petits îlots entourés d’un océan d’incompréhension, nous avons besoin d’aller à la rencontre de ceux qui sont aussi précarisés comme nous, mais de mille façons différentes. Alors : comment chercher des alliéEs ? Il faut avoir quelque chose à leur dire ! Dans quelle mesure les idées que nous avons expérimentées à notre petite échelle peuvent-elles orienter les grands fonctionnements sociaux ? Dans quelle mesure sont-elles insuffisantes, dès lors qu’on change d’échelle ? Dès qu’on passe des relations communautaires, où les partenaires se connaissent, aux relations sociales, où il est impossible que tous les partenaires se connaissent ? La question politique reste pour le moment entière autour de nous.

3. Les impasses du mouvement altermondialiste

Le mouvement altermondialiste est né suite à l’appel du mouvement zapatiste. Cet appel a fait le tour du monde parce qu’il amenait un élément nouveau. En effet, les indigènes ne luttent pas dans la même perspective que les mouvements de gauche traditionnels. Ils ne luttent pas pour conquérir une hypothétique dignité dans le futur. Ils résistent à l’envahissement des rapports capitalistes et de la domination politique qui l’accompagne parce qu’ils prennent leur dignité comme point de départ. Le sentiment de leur dignité leur est donné par leur culture traditionnelle. C’est à partir de leur culture qu’ils conçoivent leurs relations sociales. Ils ne conçoivent pas du tout leurs relations sociales comme déterminées par les rapports de production.

Certes leur structure sociale est en train d’être bouleversée par l’intégration dans le monde capitaliste. Mais ils luttent pour donner leur propre sens à ce processus de transformation, pour le configurer eux-mêmes ; pour cela ils repensent leur héritage culturel.
Nous les Blancs ne sommes pas dans la même situation. Il y a des siècles que le capitalisme a détruit les bases culturelles de la société féodale, ébranlé les religions jusque dans leurs fondements. Nous n’avons plus de boussole culturelle. La culture chez nous est largement devenue une marchandise, une décoration pour accompagner la soumission aux rapports économiques capitalistes.

L’appel zapatiste a néanmoins débouché sur la création du mouvement altermondialiste. Des actions mondiales contre les grandes institutions de la mondialisation néo-libérale ont été organisées, le Forum Social Mondial est né à Porto Alegre. Avec les Journées Globales d’Action une remise en cause globale des rapports sociaux s’est de nouveau exprimée dans des actions directes de sabotage des réunions du G8 ou de l’OMC. Un point culminant a été atteint en 1999 à Seattle lorsque toute une génération de militants est sortie de terre réussissant à empêcher Clinton d’assister à la réunion de l’OMC.

Aujourd’hui plusieurs faiblesses font piétiner le mouvement.

1) C’est un mouvement de résistance, contre le déferlement de la mondialisation néo-libérale. Il est essentiellement critique et défensif. Il peine à développer une capacité de proposition positive.

2) Il n’est pour le moment qu’une addition entre une pléiade de mouvements qui dialoguent, qui se soutiennent mutuellement, mais qui ne sont pas unis autour de la construction d’une vision politique.

3) Les actions directes menées sont souvent devenues plutôt des moyens d’exercer des pressions politiques que des actions de transformation des rapports sociaux eux-mêmes. Il y a bien sûr toujours un lien entre les actions de réappropriation et le message politique qu’elles véhiculent. Mais ce n’est pas la même chose d’occuper un lieu surtout pour se réapproprier un espace de vie, ou surtout pour alerter les médias.

4) Le mouvement reste largement polarisé autour des Actions Globales, il peine à se développer au niveau local.

Une des causes de ces faiblesses : l’élaboration collective d’une vision globale est disqualifiée. Cet effort est le plus souvent considéré comme tentative d’imposer de façon extérieure et finalement arbitraire des priorités ou une analyse « révolutionnaire ». L’optique qui domine est plutôt d’approfondir la discussion sur les perspectives de chacun, afin d’articuler peu à peu les luttes réseaux et campagnes sur des aspects partiels.
Comme si la construction de rapports sociaux émancipés de la domination capitaliste allait se faire peu à peu, spontanément, à mesure du développement des luttes !
Comme si toutes ces luttes partielles et locales contenaient en elles implicitement un nouveau projet de société qui allait devenir clair comme par enchantement !

Tout cela c’est rester prisonnier du dogme activiste. Bien sûr, il y a des moments pour l’action. Mais il faut aussi reconnaître enfin qu’il y a des moments pour l’élaboration collective des perspectives, qu’il faut consacrer du temps à définir positivement ce que nous voulons, ce vers quoi nous allons.

4.La domination de la Pensée Unique

La Pensée Unique orchestre le désastre de main de maître, car elle sait attendre que les esprits aient compris qu’il faut passer sous le joug ; elle sait aussi faire taire les cris trop bruyants en concédant les miettes nécessaires pour que son TGV puisse continuer à foncer dans la nuit. La social-démocratie lui est encore utile. Les gauches la suivent comme un chien parce que c’est justement au niveau pratique que leurs solutions ont fait faillite.

Devant le rouleau compresseur néo-libéral la gauche n’a rien de sérieux à proposer. Il faut se demander pourquoi. Voici une hypothèse : les capitalistes font l’histoire, les gauches ne viennent qu’ensuite pour l’étudier et en faire la critique. Et si nous nous mettions à faire nous-mêmes l’histoire ? Mais quelle autre histoire voulons-nous raconter ? Tout est là !

Le propre du capitalisme est de se présenter comme la seule histoire possible, celle qui peut tolérer toutes les alternatives parce qu’elle sait qu’elles ne peuvent que se faire englober tôt ou tard dans son enchaînement des faits. Si la Pensée Unique règne, c’est justement parce qu’en ce moment elle s’impose partout dans les faits. Ses solutions sont concrètes et sans réplique. Elles ne sont désastreuses qu’en arrière-plan ! Dommage pour nous : nous arrivons trop tard !

La Pensée Unique dit tout haut ce qu’elle fait. Elle ne se heurte pour le moment qu’à des ébauches d’idées en face, encore à peine balbutiées. Facile ensuite pour elle de disqualifier comme spéculation abstraite tout projet global de société posé sur d’autres bases que les siennes. Sa supériorité, elle la démontre pratiquement. C’est pour cela qu’elle se passe de toute démonstration théorique. « Nous n’avons pas le choix ! » Quand la Pensée Unique parle, elle s’appuie sur les chiffres et les faits qu’elle a elle-même crées : elle s’est arrogée le monopole de la mise en scène. « Quelle autre mise en scène proposez-vous, Signore Alternativo ? Niente ? »

5.Le désespoir de la pensée

Allons directement là où ça fait mal : nous sommes embarqués dans un Titanic qui ne sait pas du tout où il va. Et pourtant : ce qui se passe dans les sociétés humaines n’est rien d’autre que le résultat de nos interactions. Il y a des faits monstrueux qui se dressent devant nous, et sur lesquels nous n’avons apparemment aucune prise. Nous sommes devant des faits accomplis sans nous. C’est vrai.

On comprend vite que les faits sur lesquels nous n’avons aucune prise réelle sont parfaitement indifférents à tous les commentaires que nous pouvons faire sur eux. Bien sûr nous y pensons quand même, à tous ces crève-cœur. Mais nous avons tous une salle d’attente dans laquelle bien malgré nous nous avons pris l’habitude de ranger les pensées dont nous ne savons que faire. En attendant. En attendant Godot ?

Oui, nous sommes mis devant des faits accomplis. Y a-t-il une fatalité incompréhensible qui pèse sur l’Histoire ? Nous finissons par tenir compte de ces faits comme s’ils étaient des réalités incontournables, des points de départ pour toute pensée qui se veut réaliste. Au lieu de les expliquer. « Quarante millions de chômeurs en Europe ? Que voulez-vous, il n’y a pas assez de travail pour tout le monde ! Et d’ailleurs : les jeunes et les Roumains, est-ce qu’ils veulent vraiment travailler ? »
Tous ces faux arguments qui finissent pas s’imposer et alimentent les populismes : défaites de la pensée !

6.Réparons nos lunettes

Réparons nos lunettes ! On n’a quitté une vision que lorsqu’on en a construit une autre. Ou plutôt, lorsqu’on est en train d’en construire une autre : c’est un processus. Pour avoir quitté un ancien espace, il faut être entré dans un nouvel espace. Avouons-le : nous avons peut-être plein d’idées et d’aspirations, les luttes existantes signalent qu’un autre monde est désiré. C’est déjà pas mal. Mais quel chemin voyez-vous, ô grand Zorro ?

Le chemin, c’est la transformation des rapports sociaux eux-mêmes. Examinons de plus près ce qui se passe dans le tissu social, dans les relations humaines. Mettons en évidence ce qui fait notre force réelle, ce qui grouille au sein des rapports vivants. C’est ce dont nous allons parler dans le tome II.


Coup d’envoi pour un projet de société.

Beaucoup de groupes radicaux ancrent leurs projets politiques d’une part dans la petite échelle du quotidien et des luttes locales, d’autre part dans l’échelle immense, presque abstraite, des principes éthiques. Mais ils évitent comme un tabou ce qui se trouve entre les deux : la question importante, à la fois concrète et planétaire, d’un projet de société. Invitation à relever le défi.

Un syndicat social-démocrate organise une "action symbolique" pour "alerter les médias" sur les dangers de telle réforme libérale mise en oeuvre par le gouvernement. Sous l’oeil des caméras, en pleine ville, les gens sont conviés à venir déposer une fleur sur un cercueil en carton, le "cercueil de nos acquis sociaux" ; au passage ils sont invités à signer une pétition. Un anarchiste passe par là, frémit, mais comme il est d’une humeur pimpante il prend le temps de parler à un militant du syndicat, une fois n’est pas coutume. Le traitant de réformiste, il lui explique qu’il fait fausse route, que son action n’a aucun poids, qu’il ne s’attaque pas assez aux problèmes de fond de cette société. La discussion aboutit aux trois inévitables répliques suivantes :

"- J’ai compris, rien de ce que nous proposons n’est assez radical. Mais vous, au fond, vous proposez quoi ?
 Une société sans classes, sans Etat, sans patrie ni frontières, sans argent, sans école, sans genres, sans armée, sans oppression, sans...
 Oui non mais d’accord, mais je veux dire, concrètement, elle fonctionnerait comment cette société ?"

Ici il peut y avoir subitement un glaçon dans la gorge. Généralement, les réponses cachent mal nos lacunes [2] :
 "je ne suis pas stalinien donc je n’ai aucune recette à donner, on verra petit-à-petit en s’auto-organisant" ;
 ou "nous n’avons même pas les mots pour dire ce que pourrait être cette nouvelle société, parce que notre cerveau est complètement façonné par la société pourrie d’aujourd’hui" ;
 ou encore, si le courant passe très bien, "viens boire une bière, on va en causer toute la nuit".

Le débat est donc abandonné, ou poursuivi sur un mode privatisé, nébuleux et presque oisif. En clair, nous n’avons pas vraiment de réponse. Aujourd’hui personne parmi les révolutionnaires n’a de réponse. Nous avons été échaudé-e-s par ce que des partis « communistes » ont pu faire avec des « projets de société », et nous n’osons plus entrer en matière. Réaction d’humilité, besoin de reprendre notre souffle : nous avons appris la leçon, nous connaissons maintenant les dangers totalitaires d’une passion pour un idéal de société. Fort-e-s de cette prudence, de toutes manières profondément inscrite dans la conscience collective contemporaine, nous sommes pourtant mûr-e-s pour remettre nos imaginations en marche.

Nous avons besoin de projets de société crédibles. Pour évoquer ce vers quoi nous voulons tendre, nous donnons souvent une liste de valeurs (entraide, autogestion, autonomie, émancipation et compagnie) : mais nous ne sommes pas que des philosophes. Nous avons aussi besoin de montrer que ces valeurs peuvent s’incarner, et c’est bien pour cela que nous avons développé toutes sortes de petites alternatives, squats, cantines ambulantes, infokiosques, jardins collectifs... Il nous reste maintenant un pas à franchir : un changement d’échelle. Il nous reste à penser comment ces valeurs peuvent, parce que nous sommes persuadé-e-s qu’elles le peuvent, être le noyau d’une organisation sociale plus large, voire planétaire. Penser cette globalité, c’est penser l’organisation avec l’Autre, aussi lointain et abstrait soit-il : c’est le lieu même de la question politique. Sans stratégie ni projet global de société, nous surfons en rond entre nos envies immédiates et nos éthiques aériennes : cela ne nous suffit plus.

Nous avons quelques pistes. Le fédéralisme libertaire, dans l’Espagne de 36, a pu fournir un aperçu de ce que pouvait donner l’autogestion au-delà de ma maison, au-delà de ma fac occupée, au-delà de mon campement activiste.
Il y a aussi Bolo’bolo, un livre qui du fond des années 80 s’autorisait l’imagination d’une société organisée en petites collectivités très diverses, après la chute du capitalisme.
A chacun de nos groupes aujourd’hui de questionner ces pistes. Et de reprendre le flambeau.

De notre côté, par exemple, nous pouvons dire que nous ne voulons pas abolir le principe d’organisation en société, ni le machinisme en soi. Nous nous réjouissons d’affronter plus finement ces questions et d’en aborder beaucoup d’autres qui vont de pair avec la vision d’une autre société. Les moyens de subsistance seraient-ils garantis pour tous et toutes, peu importe le travail fourni par chacun-e ? Comment établirait-on la liste des quelques tâches indispensables à la survie de la société, et à répartir malgré tout de manière équitable ? Que se passera-t-il face à quelqu’un-e qui ne veut pas les faire ? Comment les conflits seront-ils accompagnés, par quel moyen essaierons-nous de les résoudre ? Y aura-t-il des sanctions ? A quelle échelle pratiquerons-nous la démocratie directe ? Y aura-t-il encore des villes ? Comment serons-nous relié-e-s aux autres collectivités ? Aurons-nous des biens, par exemple, à nous transmettre entre collectivités ? Les compterons-nous, garderons-nous une monnaie d’échange ? Que ferons-nous si une autre collectivité veut développer l’énergie nucléaire, ou toute autre chose qui menace les collectivités alentour ?

Dans notre groupe, nous comptons faire ce travail de précision. Mais si nous venons un jour avec la proposition noir sur blanc d’un autre modèle de société, nous ne le ferons pas en disant : « adoptez notre programme, c’est le meilleur ». Nous le ferons en disant : « voici la balle que nous lançons au monde et en particulier à tou-te-s les révolutionnaires, à vous de la renvoyer avec vos contre-projets. Nous amenons de la matière pour que ce débat-là avance ». Parce que ce qui compte le plus à nos yeux, c’est un type de réflexion où nos grands principes se mettent à l’épreuve de la réalité, qui est globale. Et la meilleure garantie contre les tentations totalitaires de tout modèle de société, c’est que chaque groupe de 5 personnes sur cette Terre développe ce type de réflexion, de créativité.

On nous dit : « moi j’ai une famille à nourrir vous savez ». Cette formule est une alerte, parce qu’elle nous met en face du vécu, des besoins les plus concrets, de sécurités matérielles, morales, affectives. Nous devons pouvoir montrer que nous savons, que nous pouvons répondre à ces besoins, dès aujourd’hui dans nos formes de lutte, mais aussi demain dans nos projets de société. Que contrairement aux idées reçues, une vision élevée de l’être humain est intimement liée à la considération de ses préoccupations les plus terre-à-terre. Que « l’utopie » dans laquelle nous osons nous aventurer est même plus efficace que ce qui existe aujourd’hui. Nous sommes prêt-e-s à entrer dans ce débat à coups de chiffres. Les artistes des mathématiques et de la prospective sont souvent refoulé-e-s au contact de milieux politiques qui siègent fièrement, exclusivement dans le monde des belles-lettres et des grands sentiments ; nous ne voulons pas les laisser aux ONG et à l’écologie technicienne, nous voulons les accueillir, nous avons des études enthousiasmantes à partager avec elles et eux.

Notre baluchon est bourré de propositions en or : il devient urgent de les travailler et d’oser les porter avec aplomb.


Rapports sociaux et action politique

Tome II. Quelques aspects fondamentaux des relations sociales
Quelques pistes positives pour reconstruire un projet de société

Il s’agit ici de tentatives mal assurées de repérer ce qui est en jeu concrètement dans les relations sociales. Dans la première partie nous pouvions nous appuyer sur un certain nombre de réflexions plus ou moins présentes dans les milieux anticapitalistes. Les réflexions qui suivent sont beaucoup moins habituelles, déjà pour nous-mêmes à Détroits. N’importe : nous lançons ces petits bateaux comme les enfants dans les bassins du jardin du Luxembourg. Nous verrons jusqu’où ils arriveront ! Vont-ils couler rapidement ? Vont-ils rencontrer d’autres petits bateaux ? Nous espérons qu’ils ouvriront de belles discussions. Explorons ! Osons penser par nous-mêmes ! Il ne suffit pas en effet d’insister sur la nécessité de construire une vision des fonctionnements sociaux. Encore faut-il se mettre à l’œuvre. Commençons.

1.Trois différentes modalités concrètes des relations sociales

Scène 1 : Première Approche

Nous observons tous les jours une foule de relations sociales. Nous voyons le concierge laver l’escalier. Un épicier ouvrir sa boutique le matin. Le bus passer. Les enfants revenir de l’école. Un colleur d’affiches. Deux flics en train de contrôler l’identité d’une femme basanée. Une machine à cracher des billets de banque encastrée dans un mur. Un ado l’oreille planquée dans son natel made in Dieu sait où.

Nous ne ferions pas les mêmes observations en Afrique. Ou en Europe il y a trois mille ans. Les formes des relations sociales changent. Question : quelles sont les relations sociales de base qui font vivre ces formes multicolores, historiques, locales, celles qui sont les moteurs de l’histoire ? Nous pouvons en distinguer trois principales [3] :

1) Les humains font plein de choses les uns pour les autres, ils lavent la vaisselle, ils vont à la chasse, ils se prennent la tête et publient des revues politiques, ils font la bamboula, ils fabriquent des cercueils pour leur morts. Dans leurs relations sociales ils mettent en jeu leur faculté de faire et de penser.

2) Les humains mangent, ils vont au cinéma, ils consultent une voyante, ils dorment dans des lits bien douillets : dans leurs relations sociales leurs besoins sont en jeu.

3) « Quand on est un être humain, on n’aime pas recevoir un coup de botte dans le visage » (chanson berlinoise). Les humains ont une dignité, ils demandent le respect. Ils ont un avis sur leurs relations sociales qui doit autant être pris en compte que celui de toute autre personne. Dans leurs relations sociales ils ont des droits égaux.

Faculté de faire, besoins, droits : trois façons différentes d’être en relation sociale. Elles s’imbriquent bien sûr dans toute relation concrète. Cherchez des exemples qui ne serait pas l’expression d’un ou plusieurs de ces trois genres de lien social, en trouverez-vous [4] ? Ces différents aspects ne divisent pas la vie des personnes et la vie sociale en domaines séparés. La vie est une. Mais ils demandent à être différenciés car ils demandent des démarches différentes pour être véritablement pris en compte.
Fin de la première approche.

Scène 2 : Reprise de la Première Approche

On peut parler de vie sociale parce qu’il y a des relations entre des individus qui sont irrémédiablement différents, qui sont autres. Les autres membres de la société ne sont pas des rouages, mais des êtres vivants. Au fondement de toute vie sociale il y a la relation avec l’autre : l’intérêt des humains les uns pour les autres est ce qui fait vivre la société. C’est un fait : qu’il soit consciemment reconnu ou non ! La vie sociale est constituée ainsi par une multitude de dialogues, car chacunE ne peut être en relation avec les autres en tant que différents que si ses interlocuteurs lui disent ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent. Comme ils sont autres, leurs intentions ne peuvent être devinées, elles doivent être dites. La parole est au cœur de la vie sociale, et le langage est un fait social.

Reconnaître l’autre en tant qu’autre implique de différencier plusieurs modes de relation :

1) D’abord l’autre m’apparaît en tant qu’auteur de ses activités et de ses pensées. Sous cet aspect il se dresse devant moi comme un être libre : s’il me parle, s’il collabore à quelque action avec moi, c’est par une libre initiative de sa part. Je n’ai de relation avec lui que si je reconnais cette liberté fondamentale qui est la sienne. Chaque individu est un être doué d’une « faculté de faire et de penser » Cette faculté s’actualise concrètement dans les différentes capacités, manuelles et intellectuelles, fruit des dons et histoires différentes de chacun.

2) Ensuite l’autre est aussi présent dans ma vie comme personne ayant des besoins. Besoins culturels, besoins matériels : chacunE existe comme dépendant des autres membres de la société. ChacunE a des besoins concrets qui ne peuvent être satisfaits que par les relations sororales et fraternelles dans lesquelles les autres seront disposés à entrer avec lui. On ne peut reconnaître l’autre en tant qu’autre sans reconnaître ses besoins. Chaque individu est un être de besoins, de besoins qui le mettent en relation sociale. Ils doivent être satisfaits, autant pour qu’il puisse survivre que pour qu’il puisse se développer.

3) Enfin l’autre existe dans la société en tant que personne ayant des droits. C’est ici que la revendication de l’égalité est à sa bonne place. Les individus ont des capacités différentes, ils ont des besoins différents. On ne peut mesurer ni les capacités ni les besoins : impossible alors de les poser comme égaux entre eux, ce serait répressif. Mais en tant qu’adultes capables de décider ce qui est juste dans les relations entre eux, les individus sont égaux. Ils ont chacun le même droit à être respecté, à participer à l’élaboration des lois. En démocratie chacunE a une voix. ChacunE a le même droit à s’engager librement dans des relations contractuelles. Les différences entre individus ne doivent justifier aucun rapport de discrimination ou de domination.

Nous espérons que ces petites saynètes vous ont intriguéEs et vous ont donné envie de monter dans le train. Car maintenant nous allons parler successivement et plus en détails de ces trois modalités dans lesquelles nous sommes en relation sociale.

2.La socialisation des activités : la collaboration sociale, le travail

A. La liberté foncière des gestes et de la pensée, et les contraintes qui pèsent sur elles.

Nous avons dit que la caractéristique principale de la relation sociale dans laquelle les individus entrent par leurs activités est la liberté. Chaque individu est l’auteur de ses gestes et de ses pensées. C’est lui, et lui seul, qui met en mouvement ses bras et sa pensée. Bien sûr il peut être contraint. Mais c’est justement dans sa liberté de bouger et de penser qu’il peut être contraint : c’est sa liberté qui peut être contrainte.

Nous distinguons deux sortes de contraintes qui peuvent s’exercer dans les relations de travail :

1) Il y a les contraintes inhérentes à tout travail effectué dans un rapport de collaboration. Ce rapport est d’autant plus difficile à gérer à mesure qu’on passe de l’échelle d’un ménage, d’une petite entreprise, d’un quartier, à celle d’une ville, d’une région, puis au niveau planétaire. A tous les niveaux surgissent des contraintes diverses, des malentendus, des conflits ; c’est à travers bien des difficultés que les travailleurs parviendront à gérer collectivement à la fois leur propre travail et la façon dont ce travail s’inscrit dans la société. A travers ces difficultés c’est la liberté concrète des travailleurs qui est en jeu. La liberté n’est pas un trésor caché dans le secret des individus, qu’il devrait protéger contre les aléas de la vie sociale. La liberté se joue dans les relations concrètes, c’est le risque de la vie sociale.

2) Il y a la contrainte inhérente au rapport de production capitaliste. Ici la volonté des travailleurs est soumise à la volonté d’un autre, celui qui a acheté sa force de travail. Ici on peut parler à juste titre d’aliénation. Ici le travailleur a vendu sa liberté pour un plat de lentille, sa liberté de configurer lui-même ses relations avec ses collaborateurs, de décider en collectif de tout ce qui concerne son activité, en particulier de l’utilité sociale de son travail.

La confusion entre ces deux aspects est soigneusement entretenue.

Les contraintes dues aux rapports de collaboration sont identifiées aux contraintes dues au commandement capitaliste et à l’exigence de rentabilisation qui se cachent derrière. C’est ainsi que la propagande capitaliste camoufle sa dictature : il faut bien qu’une direction soit donnée au travail en commun. L’autogestion ? Ca ne peut pas marcher, c’est bien connu. Il est bien plus avantageux pour les travailleurs de laisser les patrons diriger, quitte à ce que les syndicats les remettent de temps en temps à l’ordre lorsqu’ils exagèrent.

Mais il y a une autre façon d’entretenir la confusion, qui n’est pas moins lourde de conséquences. C’est de dire que le travailleur qui a vendu sa force de travail est radicalement aliéné. Son activité, qui lui est pourtant propre, ne lui appartient plus du tout. Il n’est plus qu’un rouage dans le mécanisme broyeur d’humains du capital. Voir le travailleur ainsi c’est le mé-priser. C’est " mal le prendre " ! Il n’est plus vu comme un être humain, comme un être libre. Alors que le capitaliste tend à réduire pratiquement le travailleur à un objet dont il dispose, cette façon de voir réduit dans la pensée, dans la théorie, le travailleur à un objet. C’est porter à l’absolu la domination capitaliste. La seule solution qui reste au travailleur est alors la fuite. Mais cela rencontre la tactique des capitalistes : « Vous n’êtes pas content ? Vous êtes libre, la porte est là ! »

Il y a donc deux aspects dans la relation de travail en régime capitaliste qu’il faut apprendre à distinguer. Le travailleur reste l’auteur de son travail, de ses relations avec ses collègues. Il peut être fier de lui-même, même si la domination qui s’exerce sur lui est aussi féroce que dans les maquilladoras. Il y a des rapports de force sur lesquels il ne peut avoir de prise individuellement, et il faut respecter sa soumission [5]. L’essentiel est que cela ne l’empêche en rien de lutter. Ni de soigner son travail dans les cas où il est quand même socialement utile, ni de cultiver les relations de solidarité avec ses collègues.

B. La schizophrénie entre activité et pensée : la séparation entre le travail et le sens donné au travail.

Nous avons défini le travail comme « faculté de faire » résidant dans tout individu. Cette « faculté de faire » est en même temps « faculté de penser », de donner un sens à ce qui est fait. Le geste de faire ne peut être séparé du sens que lui donne l’auteur du geste. La séparation entre travail dit manuel et travail dit intellectuel est imposée par le capitalisme

La faculté de penser du travailleur est mise à rude épreuve : va-t-il donner sens « après-coup » à son travail, alors que dans les faits ce n’est pas lui qui est le maître du sens de son travail ? Ou va-t-il « laisser tomber », car « ça ne sert à rien de se prendre la tête » ? C’est ce qui se passe : les travailleurs se sont habituéEs à penser ce qui est pensable : la famille, la tv, la politique. Au Saint Capital de donner au travail son orientation, son sens, pourvu qu’ils nous accorde notre pain quotidien.
Le processus de collaboration, développé sous la domination du capital, est empêché par lui de devenir aussi processus d’élaboration collective par les travailleurs eux-mêmes des buts et du sens du travail.

Si la pensée ne s’exerce pas au sein même du travail, il reste après les heures de travail trop peu de temps pour s’y mettre sérieusement, d’autant plus que la fatigue est là. Les syndicats luttent bien contre les exagérations patronales sur certains aspects du travail, mais en aucun cas sur son sens ou son non-sens. Si Rolex engage du personnel, c’est bien, qu’importe si c’est pour produire des montres à 50.000 francs.

Nous nous sommes trop laissés fasciner par la seule critique négative de l’asservissement dans le travail. Cette critique ne prend tout son sens que si nous savons aussi voir les forces actives sous le couvercle. Le but n’est pas de décourager ! Comment est vécu le travail ? Comment les travailleurs interprètent-ils leur rôle, au double sens du mot interpréter : comment ils jouent pratiquement leur rôle, et comment ils l’interprètent, ce qu’ils en pensent. Nous voulons dire tout haut ce qui se dit tout bas. Il y a une guerre idéologique trop dissimulée dans le secret des consciences privées. Meilleure façon que ces pensées restent dans le flou, n’accouchent pas d’une conscience claire. C’est en disant les choses que nous créons des liens authentiques, et par là la possibilité d’agir ensemble, de prendre des risques ensemble, de lutter. Nous sommes habitués à ce que ce soient les capitalistes qui organisent et pensent la cohérence de la vie productive, de la vie sociale, à notre place. Nous voulons rallumer la guerre idéologique au plus près de ce que chacunE fait pratiquement.

La pensée politique ne s’est que trop laissée confiner au-dessus des activités réelles, au-dessus du travail : manif le samedi, au boulot lundi ! Nous sommes encore trop habituéEs à penser en élevant nos regards au-dessus du vécu. Penser politique revient trop souvent à faire abstraction de la banalité du vécu quotidien considéré comme « anecdotique ». Mais rien de ce que nous faisons ou disons n’est anodin, tout à chaque instant est très significatif. Ce que nous faisons en travaillant est très significatif, et en même temps la signification sociale de notre travail ne nous appartient pas vraiment. Dans le travail nous sommes à la fois nous-mêmes et pas nous-mêmes. « Je ne suis pas ce que je fais ! »

L’âme de l’individu post-moderne est coupée en deux morceaux :
Premier morceau. Chacun est sommé d’être soi-même, original, unique, seul contre tous finalement ; il lui est demandé de non plus seulement mettre son corps à la disposition du patron, mais aussi son âme, il doit être motivé, plein d’esprit d’initiative. Il est aussi sommé d’avoir une opinion politique, et même d’être au clair sur le sens ou le non-sens de sa vie.
Deuxième morceau. C’est l’indifférence pour ses motivations réelles : ah, bon ? motivé, plein d’esprit d’initiative ? Pourquoi alors ne suis-je pas écouté si j’ai des idées sur comment faire mieux, dans d’autres rythmes, sur comment améliorer les relations de travail, si j’ai des idées sur l’utilité ou non de ce que nous faisons ? Pourquoi suis-je là à bosser ? Besoin d’un revenu, d’être utile aux autres, intérêt pour ce métier ?

C. Le travail est la richesse. Mais pour les capitalistes le travail est un coût.

Le travail est la richesse [6]. C’est le travail qui produit les moyens sociaux de production qui sont actuellement dans les mains des capitalistes.

Définissons ces concepts, car ils sont d’une importance décisive.

Les moyens sociaux de production. C’est tout ce qui permet les activités productives. Il y a d’abord la terre, qui au départ n’appartient à personne. Il y a ensuite tous les bâtiments, les machines. Ils sont le fruit du travail. De même aussi toutes les innovations technologiques. Tout cela appartient à tous, et ne peut être que confié à des associations, pour qu’elles les mettent en valeur pour tous.

Le capital. Ce sont tous les moyens de production, dans la mesure où ils ont été achetés par les propriétaires qui disposaient d’assez d’argent. Pour les capitalistes ce sont non seulement les moyens de production qui font partie de son capital, mais aussi les travailleurs qu’il a loués sur le marché. Tout ce beau monde, réuni dans les entreprises, est censé faire fructifier l’argent ainsi placé. Si le rendement est meilleur ailleurs, le capitaliste vendra aussitôt l’entreprise.

Le subterfuge du capitalisme présente le capital comme la richesse. « Ce sont les investisseurs qui créent des places de travail ! » La finalité du travail est alors d’augmenter la richesse, c’est-à-dire le capital. Dans cette course à l’accumulation du capital, le travail n’est qu’un coût. Le travailleur est sans cesse sommé de justifier le coût qu’il représente pour le capital : il est en dette chronique. Il doit « gagner sa vie », gagner le droit de vivre, comme si par sa seule existence il n’était encore vivant qu’à moitié, comme si sa vie, sa faculté de faire, n’était pas elle-même la richesse, comme s’il n’était pas lui-même la richesse.

L’allemand a le même mot pour dire la dette et pour dire le péché, la faute : Schuld. Le travailleur doit « racheter » sa vie. Sa venue à l’existence le met en situation de faute, de déficit, il doit « justifier » son existence par son travail assidu, il doit justifier ce qu’il coûte à la société. Sur chaque berceau plane une lourde facture, et chaque humain est censé passer sa vie à courir après le temps, après le temps qui est sans cesse perdu par le capital pour qu’il puisse survivre, car il n’est qu’un coût qu’il doit compenser. Une vie salie par le Péché Originel.

Lorsque les humains étaient encore très démunis face aux forces de la nature, celle-ci pouvait apparaître comme source à la fois de toute richesse et de toute rareté. Maintenant nous ne pouvons plus ignorer que c’est le processus de coopération sociale qui est la source de toute richesse. Les inventions techniques, les machines, toute la vertigineuse augmentation de la productivité du travail, tout cela est le fruit du développement de la coopération sociale. De la créativité collective des travailleurs, de la transformation par eux des relations dans lesquelles ils travaillent. Sous la férule du capital, certes, mais ce n’est pas le fouet qui produit, c’est toujours et encore les travailleurs eux-mêmes. C’est pur fétichisme que d’attribuer aux machines l’essor de la productivité. Dans cette optique le travailleur ne serait qu’un appendice de la machine, une partie de ce que coûte la machine au capitaliste, car il faut bien finalement un être humain vivant pour « faire marcher la machine ».
C’est faire marcher le monde sur la tête.

Autrefois ce sont les dieux qui ont étés considérés comme la source de la richesse ; les humains ne s’étaient pas encore découverts comme étant eux-mêmes les auteurs autant des dieux que de toute richesse. Aujourd’hui les dieux ont été éliminés de la scène productive, mais le fétichisme est resté : les humains n’ont pas fini de se prosterner devant le produit de leurs mains et de leurs imaginations, devant le produit de leurs activités vivantes matérialisées dans les marchandises, dans les machines, et finalement dans l’argent qui les re-présente. Ils ne voient pas en eux-même la source de la richesse, mais dans les choses, que pourtant ils ont façonnées ; ces choses se dressent ensuite contre leurs auteurs, contre le travail, et l’asservissent. Les capitalistes ne sont rien d’autre que les officiants de ce théâtre, les prêtres rétribués de ce Veau d’Or.

Le paradoxe du travail en régime capitaliste est d’être la source de la richesse, mais contrainte à produire son contraire, la rareté. Le travail existe comme activité par laquelle les humains surmontent la précarité de leurs existences et la rareté. On peut distinguer trois phases dans l’histoire du développement du travail :

1) La nature est source de la richesse autant que de la rareté : les humains sont livrés à ses caprices. Tout le travail est organisé directement au sein des communautés. Les relations à l’intérieur de la communauté pourvoient à tout ce qui est nécessaire - si la nature le veut bien.

2) L’augmentation de la productivité du travail permet la création d’un surplus social sporadique [7]. Cela permet le développement du troc, puis des échanges, d’abord à la périphérie des communautés, puis de plus en plus largement. L’échange tient sa raison d’être des surplus qui apparaissent dans une communauté et qui deviennent disponibles. Le développement des échanges réagit ensuite sur les rapports de production traditionnels de la communauté, car ensuite l’échange se développe en son sein. Il naît une production pour l’échange, et les relations sociales traditionnelles sont tendanciellement détruites.

3) L’augmentation de la productivité du travail crée un surplus social constant : au niveau social il est produit plus qu’il est nécessaire pour assurer la seule survie de tous. Dans cette situation la majorité des relations de travail sont organisées à travers l’échange des marchandises. Ce mode d’organisation du travail devient irrationnel. La collaboration entre les travailleurs se développe, les conditions sont réunies pour qu’ils organisent leurs relations directement eux-mêmes : et pourtant leurs relations dépendent des aléas du marché. C’est dans cette période que l’immixtion du capitalisme met les travailleurs eux-mêmes sur le marché.

A ce stade, c’est le capital qui s’est interposé, organisant bien le travail à l’échelle de toute la société, mais toujours à travers le marché. Profitant de cette position d’intermédiaire obligé il s’impose au travail à la fois comme gaspillage forcené et comme rareté entretenue pour obliger les travailleurs à accepter ses conditions. Le capital ne peut asservir le travail qu’en entretenant artificiellement la rareté. Si la finalité du travail est de surmonter la rareté, on peut dire que la lutte pour surmonter l’emprise du capital est un aspect essentiel du travail !!

3. La socialisation des besoins

Nous avons dit que les individus participent aux relations sociales en tant qu’ils ont des besoins. Ces besoins demandent à être reconnus sororalement et fraternellement.

Nous partons du fait que la collaboration sociale est développée jusqu’au niveau planétaire. Bien sûr il y a des folies qui naissent de l’exploitation capitaliste. On vend ici des pommes du Chili et on laisse tomber par terre les pommes de chez nous. D’un autre côté il y a des échanges qui se justifient au niveau planétaire. Keynes remarquait déjà que les personnes et les idées doivent pouvoir circuler librement, tandis qu’il faudrait limiter la circulation des capitaux et des marchandises ; que le capitalisme fait exactement le contraire.
Il faut certes produire les choses au niveau le plus local possible. Mais cela ne veut pas dire tomber dans un communautarisme autarcique pour qui chaque village devrait produire tout ce dont il a besoin. Une fabrique de clous dans chaque village ?
Tout cela ne pourra se discuter concrètement qu’à mesure du processus de réappropriation de la production par les travailleurs.

Dans notre société la collaboration dans la société est développée à un point tel que plus personne ne produit pour soi-même, mais seulement pour les autres ; de plus, personne ne produit tout seul : chacun coopère à la production sociale des biens et services. Ce que fait chaque travailleur est indissolublement combiné avec ce que font ceux qui travaillent avec lui.
Comment mesurer le travail fourni par chacunE ? Comment le comparer avec le travail fourni par les autres ? C’est tout simplement impossible. C’est comme vouloir comparer l’eau et l’huile. On ne peut pas mesurer le travail. C’est pourquoi les différences salariales actuelles ne naissent pas d’une prétendue loi de la valeur du travail individuel, mais ne sont que le résultat des rapports de force entre les différentes couches sociales impliquées dans la production.
« A travail égal, salaire égal » ? Même si on arrive à penser que deux personnes ont la même capacité de travail, ce qui est déjà un fantasme, ces deux personnes ne peuvent avoir les mêmes besoins, c’est un fantasme encore plus dangereux.
Pour satisfaire ses propres besoins chacun dépend totalement de la société, du travail des autres. Comment va s’effectuer le partage des moyens de subsistance qui ont été produits ? D’une façon ou d’une autre il faut trouver une solution pour distribuer ce qui a été produit par les autres.

Ce n’est qu’au niveau d’une collectivité qu’il peut y avoir corrélation entre la quantité globale de travail fourni et la quantité globale de biens que ce travail a produit. La masse des besoins pouvant être satisfaits dépend en effet de la masse des biens et services produits. Ce n’est donc qu’au niveau des collectivités que peuvent se prendre les décisions concernant la distribution à ses membres tant du travail global que des revenus globaux.
La reconnaissance de ce fait n’implique pas que la collectivité doive déterminer pour chaque individu comment il doit mettre ses facultés en jeu dans la production, ni que la collectivité doive déterminer quels sont ses besoins.

Bien au contraire. La responsabilité individuelle n’a de sens qu’au sein du processus social. C’est une responsabilité concrète. Comment chacun met concrètement en œuvre sa liberté au sein des conditions historiques et sociales dans lesquelles il vit. Il n’y a pas d’un côté un principe abstrait de liberté, principe finalement individualiste, et de l’autre les exigences de la vie en société qui restreindraient ou annihileraient cette liberté. Car c’est en prenant forme dans la vie avec les autres que la liberté s’exerce. Une liberté concrète, dans laquelle chacun s’affirme avec ses initiatives, sa créativité ; chacun s’inscrit à sa façon dans le jeu social hérité des générations précédentes ; chacun contribue à façonner les activités dans lesquelles il coopère à la production sociale ; chacun est responsable de ses choix en tant que consommateur. Il exerce concrètement sa liberté au sein de la collectivité en négociant en son sein la part de la production sociale qu’il revendique pour ses besoins. Comme il affirme librement ses besoins en choisissant tel produit ou service, il façonne et pilote par là même la production sociale.

Ces réflexions théoriques ne doivent pas être prises comme des directives à appliquer. Par exemple : nous avons reconnu qu’il n’y a pas de couplage direct possible entre travail et revenu. Cette reconnaissance théorique a pour but de servir de boussole. Forts de cette clarification nous pouvons orienter les choix à faire dans chaque circonstance concrète afin de cheminer en direction d’une bonne santé des relations sociales. Tout dépend des circonstances locales et historiques, et surtout des décisions que prendront les acteurs concernés.

Revenus et motivation pour travailler.

C’est sur cette question que les confusions sont le plus habilement entretenues par la propagande capitaliste. La nécessité du travail est conçue comme une sorte de joug qui pèse sur les êtres humains. Le progrès est conçu comme conquête de plus de temps libre grâce aux augmentations de la productivité du travail. On travaille « pour gagner sa vie », comme si la vraie vie ne commençait qu’à partir du moment où on a fini de dépenser sa sueur pour les autres. C’est un véritable drame historique que la gauche et l’extrême-gauche n’aient fait sur ce point que reprendre la chanson dominante. Le refus de perdre sa vie à la gagner est complètement ambigu :

1) Il y a le refus légitime de laisser déterminer la mise en œuvre de sa faculté de faire individuelle par les exigences de valorisation du capital ;

2) Ce refus légitime ne doit pas être absolutisé et aboutir au refus du travail salarié lui-même, considéré comme pur asservissement et comme punition. Ce serait vider le bébé avec l’eau du bain ! C’est se rendre aveugles au fait que la lutte contre le commandement capitaliste est menée par les travailleurs partout et tant bien que mal au sein de leur travail. Ces luttes ont un urgent besoin de perspectives autres que seulement réformistes et défensives ! Gorz a autrefois salué le fait que l’augmentation de la productivité du travail allait permettre de diminuer cette calamité du travail asservi aux nécessités de la machine ( et donc du capital) au profit de plus de « temps libre » et d’ « activités » enfin créatrices et dignes de l’être humain. La révolte de 68 est largement tombée dans ce panneau, croyant lutter aux côtés des travailleurs en luttant contre le travail salarié. Le discours des socialistes sur les 35 heures est du même tabac. C’est cette confusion théorique qui a permis à un Sarkozy de se poser en seul véritable défenseur de la « France qui se lève tôt et qui travaille », contre les profiteurs qui cherchent à échapper au travail grâce à différentes planques.

Pour lever les confusions qui aboutissent à un dénigrement des motivations des travailleurs il faut distinguer plusieurs aspects dans ces motivations :

1) On peut partir de la situation du bébé. Il est assuré des ses besoins par l’abondance du lait maternel, par l’attention et par les soins de ceux qui s’occupent de lui, par tous les dispositifs sociaux qui lui assurent la sécurité bien avant qu’il puisse en prendre conscience. Fort de ce que lui assure ce cadre, il va se mettre à jouer et découvrir le monde. Cette activité est gratuite et créatrice. Elle se retrouve chez l’adulte comme joie d’apprendre et de mettre en œuvre ses facultés. La satisfaction des besoins précède le travail. D’aucuns ont pensé que Dieu s’est reposé le septième jour. Pour les premiers chrétiens le dimanche était considéré comme le premier jour de la semaine : on travaillera après. La société n’a pas supporté cette idée : les jours où on ne travaille pas se nomment week-end.

2) C’est avec le même plaisir gratuit que l’enfant s’associe peu à peu aux activités par lesquelles les adultes travaillent à produire les conditions nécessaires à la vie en communauté, conditions tant culturelles que pratiques. Il apprend à parler, il apprend à s’habiller, il apprend a collaborer à la cuisine et aux travaux des champs. Il apprend que sa faculté de faire lui permet de vivre avec les autres, c’est-à-dire de vivre humainement.

3) Il se heurte un jour, au plus tard dès son embrigadement dans l’école, au système qui place sa faculté d’apprendre et de faire sous le joug des punitions et récompenses. Il apprend que sa faculté de faire a besoin d’un motif extérieur, autoritaire, pour être mise en œuvre. Au XIXème siècle de nombreux pédagogues comme Tolstoï, Ferrer et bien d’autres, se sont opposés à ce développement de l’école, que le capitalisme n’a arraché à l’Eglise que pour l’asservir à l’Etat et à ses fins. Le but du capital est s’asservir la faculté de faire à l’impératif autoritaire et extérieur de sa rentabilisation. Il est alors vital pour lui que déjà la faculté de penser, qui est un aspect essentiel de la faculté de faire, soit soumise dès l’enfance à l’habitude de se laisser déterminer par une autorité extérieure.

4) Dès lors un cercle vicieux se boucle : le travail comme l’apprentissage scolaire sont vécus comme des devoirs sociaux. « Sans le jeu de la carotte et du bâton, les élèves partiraient dans les buissons et les travailleurs partiraient à la pêche ! » Ceux qui pensent ainsi ne voient pas l’effet destructeur de ce mécanisme sur la joie d’apprendre qui anime les enfants dès le berceau. C’est le travail sous la férule qui engendre la haine justifiée du travail. Le motif qui gouverne ce cercle vicieux est le chantage au revenu. Chacun lutte contre tous pour assurer sa survie et son confort. Ceux qui sont placés le plus bas dans l’échelle sociale sont obligés de se contenter des travaux les plus pénibles et les moins bien payés.

5) Dans cette situation véritablement infernale le besoin d’un revenu est une motivation centrale des travailleurs. Dévaloriser ce fait serait une grave erreur. C’est une motivation vitale. Ceci constaté, c’est se condamner aux chaînes éternelles que de croire que là est le motif naturel, central et unique du travail. C’est un asservissement historique. C’est faire de la motivation au travail une motivation essentiellement asociale. « Je ne travaille avec vous que pour pouvoir encaisser mon petit salaire. » Une lutte de tous contre tous.

Le désamorçage de ce cercle satanique passe par la clarification de cette question :
Comment penser le travail salarié hors de son asservissement à l’autorité du capital ? Comment la libre coopération des facultés de faire propre à chaque personne doit-elle s’articuler concrètement avec le fait que les travailleurs ont besoin d’être assurés de disposer de ce dont ils ont besoin pour vivre, eux et leurs familles ? Et comme nous ne voulons pas seulement construire une utopie bien-pensante, mais éclairer les luttes actuelles : Comment discerner dans ce qui se passe aujourd’hui ce qui va dans le sens d’une libération par les travailleurs salariés de leur asservissement au chantage capitaliste ?
Comment concevoir le processus d’émancipation des travailleurs au sein même du travail exploité, et non comme fuite hors du travail exploité ?

4.La garantie sociale des droits.

Nous avons dit que les individus ont des droits. C’est le troisième aspect de leurs relations sociales. Dans quelles relations ces droits sont-ils garantis ? Les règles qui assurent à chaque individu qu’il puisse agir librement et que ses besoins soient sororalement et fraternellement satisfaits, ces règles doivent être les mêmes pour touTEs, et la voix de chaque individu doit être prise en considération au même titre que n’importe quelle autre voix. Il s’agit ici de la justice, des lois, et de la démocratie. Ces fonctions sont assurées actuellement par l’Etat. C’est ici que le jeu démocratique a sa place : de veiller sur les droits, sur tout ce en quoi les humains sont égaux.

C’est dire que dans les deux autres domaines des relations sociales, celui des relations par les activités et celui des relations par les besoins, l’Etat n’a pas sa place. Dans ces domaines les humains ne sont pas égaux.
Dans le domaine des activités, les associations de producteurs doivent pouvoir régler leurs affaires selon leurs compétences spécifiques. Les producteurs de chaussures sont seuls à connaître leur affaire, et ils sont seuls compétents pour décider de ce qui les concerne. Dans le domaine des activités culturelles l’Etat n’a pas à mettre son grain de sel : les associations culturelles sont libres. La liberté des activités culturelles implique que les écoles soient libérées de la tutelle des programmes décidés par des fonctionnaires de l’Etat. Le rôle de l’Etat doit se borner à assurer l’égalité d’accès de touTEs à l’enseignement.

Les droits des travailleurs

Le rapport entre travail et besoins est déterminé actuellement par les lois du marché : le marché du travail ! C’est l’essence du capitalisme de faire des travailleurs des marchandises. Les salaires dépendent de l’offre et de la demande, mais les besoins des travailleurs existent indépendamment de ce que peuvent fixer les lois du marché. La reconnaissance de ces besoins ne peut se faire que par des négociations entre tous ceux qui travaillent, des négociations où chacunE peut faire valoir ses besoins, quel que soit son niveau de responsabilité dans une entreprise. Le marché du travail doit être aboli. Aux travailleurs de fixer les conditions de revenus auxquels il leur est possible de travailler. Il s’agit de contrats, qui relèvent du domaine du droit, et non pas des aléas des mécanismes économiques.

Ces mécanismes économiques doivent au contraire être mis devant les faits accomplis : les conditions auxquelles les travailleurs sont d’accord de travailler. Tout à fait de même que les mécanismes économiques sont aussi placés devant cet autre fait accompli : les conditions locales, fertilité plus ou moins grande des terres, machines disponibles, niveau d’instruction de la population, capacités locales spécifiques, etc. Le jeu des prix se constitue à partir de ces conditions, il n’a pas de prise sur elles.

Il s’établit ainsi un découplage entre travail et revenus. Ce découplage est loin d’être une utopie : il est déjà largement réalisé, même si c’est souvent dans un mauvais sens. (Par exemple, les paysans : ils sont subventionnés, mais travaillent plus que les autres pour moins de revenu.) Le travail fourni a de moins en moins à voir avec les revenus obtenus. Les conventions collectives, les acquis sociaux, les subventions (agriculture !), les lois du travail, sont déjà des règles imposées par les travailleurs, et que les mécanismes économiques prennent déjà comme des faits accomplis en dehors d’eux, comme des conditions qui leur sont tout autant imposées que les conditions naturelles. Le rôle de l’Etat est de garantir l’égalité dans ces négociations.

Actuellement l’Etat n’est manifestement pas en position de garantir cette égalité. Le démantèlement actuel des « acquis sociaux » provient de la position de force du capital, qui place l’employeur dans une position de pouvoir. Comme Marx l’a montré, le contrat de travail est alors un simulacre de contrat. C’est un contrat de vente entre partenaires radicalement inégaux. Les dés sont pipés. D’où vient cette position de force du capital ?

Le droit de disposer de la terre et des moyens sociaux de production.

Il est nécessaire d’aller vers l’abolition du marché des capitaux. Le droit de disposer des moyens sociaux de production est vendu à ceux qui ont l’argent nécessaire pour les acquérir. Des droits qui s’achètent : c’est la définition même de la corruption. Le droit est corrompu. Il manque les institutions sociales capables d’accorder ou retirer ce droit selon des critères élaborés démocratiquement. Les personnes qui démontrent la capacité de faire un usage social des moyens sociaux de production, qui présentent un projet intéressant pour la société, doivent pouvoir se faire accorder le droit de disposer librement des moyens nécessaires. La libre initiative des individus est incontournable. Les entreprises, les associations, les coopératives, devraient pouvoir disposer des moyens sociaux de production dont ils ont besoin. Propriété conditionnelle, révocable s’ils ne remplissent plus leur contrat.

Actuellement la discussion sur la propriété est largement bloquée. L’expérience communiste a démontré que l’Etat ne peut devenir propriétaire des moyens de production sans devenir une dictature sur les travailleurs. On n’ose pas revenir sur le sujet. Et pourtant la suppression du marché des capitaux n’est pas une lointaine utopie : les droits de propriété sont déjà réglementés. C’est un processus qui est déjà en cours, et qu’il faut continuer à pousser dans le bon sens. Par exemple, les propriétaires de logements ne peuvent pas faire tout ce qu’ils veulent. Les luttes pour l’eau, le pétrole, les services publics imposent des limites aux capitalistes. Ce qui manque, ce sont des affirmations claires : nous ne voulons pas que l’Etat régule les marchés des capitaux, nous voulons soustraire les capitaux aux forces du marché.

Il est possible d’argumenter en faveur d’une économie de marché à condition que le travail et le capital qui ruinent l’économie de marché lui soient soustraits. Que les produits du travail soient présentés aux libres choix des consommateurs sur un marché est pensable. Car ainsi ils peuvent piloter l’économie selon leurs désirs. Actuellement le jeu des prix est totalement faussé par ces marchandises qui prennent la première place : les travailleurs, la terre, les machines, les brevets. Ce ne sont des marchandises que par une aberration. Il faut le dire, sinon nos positions sur l’économie de marché restent ambiguës, c’est l’ambiguïté même de la social-démocratie.

Le cas de l’association de squatters Rhino à Genève est typique : cette association a été dissoute et déclarée illégale parce qu’elle mentionnait dans ses statuts l’objectif de remettre en question le droit absolu des propriétaires. Cet objectif serait en contradiction avec la Constitution suisse qui garantit le droit à la propriété. Ce jugement inique du Tribunal Fédéral n’a provoqué presque aucune réaction. Il est inique, car il pose le droit de propriété comme absolu, alors même que dans le droit bourgeois aucun droit de propriété n’est en fait absolu. Le Tribunal Fédéral a fait là un acte de guerre. Il faudra une formidable accumulation de forces pour imposer un autre régime au capital. Eh bien ! Relevons le défi.

Pour cela il est vital que des positions claires et crédibles soient affirmées haut et fort : esquiver la question, remettre ce débat à plus tard, ne pas prendre position ? N’est-ce pas une des raisons pour lesquelles nos luttes manquent de crédibilité ? N’est-ce pas là que la chatte a mal à la patte ? C’est en affirmant notre refus des marchés du travail et des capitaux que nous sortons de la castration politique. Il s’agit d’un objectif à long terme, bien sûr. Mais il faut l’affirmer clairement. Arrêtons de mettre notre lumière sous la table !


Le politique est plus que le personnel.

Une bataille essentielle des dernières décennies a été de montrer les liens entre la sphère publique (l’histoire de la société dans sa globalité) et la sphère privée (nos vies intimes dans leurs détails). Quand les luttes politiques se préoccupaient uniquement de la première, nous avons tiré vers la seconde. Au point d’oublier la première à son tour ?

Il y a ce grand politicien, merveilleux orateur devant les caméras, qui travaille ses jeux de mots : tout un attirail discursif de sauts et d’omissions, de promesses finement emmêlées. Il y a aussi ce jeune homme au mégaphone, tout entier tendu vers le ciel des idées, qui tonne contre la classe patronale et chante l’amitié entre les peuples. Et puis il y a cette femme, qui les empoigne par la main et les fait retomber sur terre. Elle leur plante le nez dans le quotidien capiteux. Elle les tire dans les derniers coins sombres de la « vie privée » et leur dit d’ouvrir grand les mirettes, grand, grand, parce que rien d’autre que le blanc de leurs yeux n’éclairera tout ce qui s’y trame.

Le politique n’est pas borné aux chambres parlementaires ou aux manifestations du samedi. Il est là, devant soi, dans les besoins quotidiens, dans les gestes et les regards, dans toutes sortes de micro-choix, dans les aises et les inquiétudes, dans les corps, jusque dans les goûts. Il est dans les « évidences » de l’hospitalité comme dans les « évidences » de l’ostracisme. Il est dans les petites humiliations répétées à table. Il est dans les succès crépitants et leurs poignes de main. Il est dans la disponibilité qu’une voisine donne à une autre. Il est dans les ventres creux, dans les maladies qui rongent. Il est dans le coeur amoureux qui bat la chamade. Il est dans la honte caverneuse que l’on ressent devant la glace. Il y a déjà là des modèles économiques, des rapports de pouvoir, des dominations, des conditionnements, des modèles de société à reconduire. Car la structure de cette société se ramifie jusqu’à l’échelle des groupes, des individus, et même des petits anges et démons intérieurs qui mènent bataille dans les têtes.

Un courant tempétueux, gonflé par l’Histoire, prétend éloigner le navire du politique de celui des besoins quotidiens concrets. Le premier fait route vers les hautes-sphères, la voltige théorique et les domaines-réservés de quelques élu-e-s. Le second fait mine de caboter dans ses propres eaux, mais au fond il sait en haussant les épaules qu’il est lié au premier. D’autres courants, plus ou moins subversifs, plus ou moins colériques, ont voulu casser cette hypocrisie et balancer un câble rouge vif entre les deux embarcations : « le personnel est politique », « le politique est partout ».

Certains appellent à la cohérence : « tu as des grandes idées ? commence par les appliquer à ton niveau, après on verra. » Certaines, piaffant de hargne devant les jolis jeux vaporeux des rhéteurs-en-cravate, partent tête baissée dans l’humanitaire : les augustes verbiages ne sont sans doute rien à côté d’un puits en dur. D’autres travaillent avec minutie sur leurs propres mentalités et remanient patiemment leurs réflexes avec des inconnu-e-s ou dans leur famille. D’autres encore, parfois les mêmes, auto-construisent et bio-labourent avec ardeur. Devant les revendications « spécifiques », homos, fous, héroïnomanes, d’aucuns se moquent de trop de dispersion, mais d’autres se réjouissent d’une politisation cruciale de la vie de tous les jours. Le meilleur ennemi du cynisme, c’est cette recherche incarnée du sens, ici et maintenant, dans chaque miette de l’existence.

Dans ces courants-là, ce que nous avons connu de plus près, car certains d’entre nous y ont vécu (et n’y vivent plus), c’est l’univers ultra-politisé des squats et des mouvements autonomes. Les « maisons franches », arrachées à l’impératif du loyer et des salaires que celui-ci rend si nécessaires, étaient une boule brûlante de liberté : parfaitement hors-la-loi, on pouvait « se réapproprier son temps et son espace de vie ». Ici et maintenant. On n’attendait pas la révolution pour s’essayer au communisme qu’elle contient en songe.

Ces squats qu’un mauvais journaliste avait qualifiés de « kibboutz urbains » pouvaient être de véritables terrains d’aventure sociale. Les formes d’organisation tentées à l’intérieur se voulaient plus collectives, solidaires, horizontales. La relation humaine devenait lieu politique, digne de considération et même de débats appliqués, formidablement enrichis par les apports du féminisme, ou selon les villes, par une idéologie joyeusement spontanéiste et collectiviste. Le chacun-pour-soi et les oppressions auxquels nous étions habitué-e-s étaient traqués dans le détail du lien entre les personnes et soigneusement renversés pour que pas à pas nous puissions devenir plus fort-e-s. Nous apprenions à répondre à un besoin relationnel, intime, fort et fier, que les organisations politiques classiques, avec leurs perspectives abstraites et leurs leaders, n’étaient même pas en mesure de reconnaître.

« La première marche de l’escalier menant au politique est le soin et l’attention que nous portons à notre propre bien-être au sein du groupe où nous agissons, de même qu’au bien-être de chacun de ses membres. A quoi bon lutter contre le Mur en Palestine si nous fermons les yeux sur les murs que nous laissons subsister entre nous ? Cette remarque n’est pas moraliste, elle est politique. »

Mais, mais, mais... Nous avons eu tendance à nous enfermer dans ces marmites de nos rêves. Les parois de nos squats étaient en fonte : difficile pour quelqu’un-e de l’extérieur de rejoindre nos collectifs. Peu d’élu-e-s étaient prêt-e-s à renverser tout ce qui dans leur vie les rattachait au vieux monde, depuis les modes d’alimentation jusqu’aux modes d’affection, en passant par le rapport frontal à la justice, à la famille, au travail, aux rôles sociaux établis. Et nous marinions dans un bouillon de culture si riche que nous n’avions plus tellement besoin d’en sortir, à part pour faire de la récup, ramener du matériel, voyager vers une autre marmite. Nos maisons étaient des oasis au milieu d’un désert politique. Plus qu’un désert politique : un territoire étranger où nous ne risquions des incursions que pour l’attaquer, à coups de collages ou d’actions directes. Nous rentrions à la maison en ôtant nos manteaux blindés : « ouf, nous voilà au chaud ».

Certes, beaucoup de gens sont venus à nous pendant les nombreux événements publics organisés, mais dans les faits l’accueil n’était pas notre fort, et surtout le mouvement inverse était rare : nous nous exercions peu à repérer ailleurs ce sens politique dont nous étions friand-e-s et dont nous nous considérions un peu comme les seuls détenteurs. Nous ne comptions que sur nous-mêmes. Et pourtant, les belles découvertes faites dans les relations avec les proches auraient pu nous aider à percevoir les besoins cachés sous la normalité apparente, nous aider à comprendre les gens et à bâtir des liens avec eux tout en ne nous gênant pas de mettre en avant nos conflits avec certains de leurs comportements et certaines de leurs opinions.

Avec l’idée que le « personnel est politique », nous avons parfois glissé vers un malentendu, selon lequel il n’y a pas de politique hors de la sphère du personnel et du quotidien. Nous nous sommes rétracté-e-s. Nos liens politiques se sont construits surtout sur le mode de l’affinitaire, nous étions ami-e-s au point de pouvoir habiter ensemble, nous étions des raïas. Nous avons parfois oublié que le politique ne peut se réduire à la construction de relations affinitaires, aussi chaleureuses et pratiques soient-elles. Le politique, c’est aussi l’apprentissage des actions et des décisions avec des inconnu-e-s, parce que je ne me bats pas que pour ma coquille : je suis porté par un projet de société vers lequel tout le monde, potentiellement, peut converger. Aujourd’hui, toujours dans l’idée de relier sphère publique et sphère privée, de n’oublier ni l’une ni l’autre, nous voulons être capables de relever des défis politiques que la seule forme du groupe affinitaire ne peut affronter. Il est nécessaire de construire des organisations visibles pour tous et toutes, où tous et toutes puissent prendre place, quelles que soient les préférences individuelles concernant les styles de vie. Des organisations où des gens différents puissent agir ensemble « sur la base d’énoncés politiques clairs » [8].


La désertion

Ce texte est une tentative de faire la lumière sur la mise en boîte de notre altérité fondamentale par la société. Comme l’ont parié les opéraïstes italiens lors de l’automne chaud, c’est en nous reliant à notre étrangeté asociale, à la férocité vitale qui nous habite, que nous changerons les rapports sociaux capitalistes. Avec ce privilège que nous connaissons d’ores et déjà les limites de cette étrangeté à nous-mêmes : tandis que la tentation est grande de s’exiler dans un en-dehors idéel, rêvé, la désertion sociale ne peut se pratiquer qu’à l’intérieur de cette société.

Le besoin de désertion est partout

Peter Pan : « je suis la joie pure, je suis l’innocence, je suis le petit oiseau sorti de sa coquille. Et j’entends le rester pour toujours ; la seule chose qui m’effraie c’est de devoir grandir, d’apprendre des choses graves et être un homme ». Ce qui frappe chez Peter Pan, c’est que derrière le personnage de fiction « gai, innocent et sans cœur » on entend pleurer un enfant triste. Et ce qui est triste chez Peter Pan, c’est son incapacité à devenir un être humain, condamné à rester volontairement un personnage de fiction inventé par son auteur et a errer sans fin derrière l’écran. Alors qu’il suffirait de le crever pour rejoindre la société… et apprendre aux hommes à voler hors des sphères de la domination !

Dans le film Coffee and Cigarettes de Jarmush, l’accent est mis sur l’incommunicabilité qui demeure entre les personnages. Au fil des cafetières avalées et des paquets de clopes fumés ensemble, les personnages qui se parlent à peine semblent incapables de repérer qu’il y a malgré tout interaction entre eux. Jarmusch a fait ce choix : montrer la distance mutuelle que se portent les individus plutôt que l’espace qui les relie. Ce qui m’interpelle, je pense plus particulièrement au sketch avec Tom Waits et Iggy Pop, c’est la marge que chacun met entre lui et l’autre ; cette nonchalance affichée dans le dialogue, ce mépris visiblement assumé envers l’Autre, cette indifférence défendue contre vents et marées, sont le signe d’une adhésion indécrottable de chaque personnage à son étrangeté [9]. Opacité [10] latente dévoilée !

Le besoin de désertion est partout. Il s’incarne chez Peter Pan dans son rêve de voler au-dessus du Parc de Kensington alors qu’il est un enfant en chair et en os. Parce qu’il y croit dur comme fer, la fiction l’autorise à l’accomplir. Mais de la fiction à la réalité, il y a la même distance que de la coupe aux lèvres et entre les deux la chute dans la matière peut être vertigineuse.

« Comment peut-on être assis à la même table, partager une cafetière et des clopes pendant des heures, et avoir l’impression de ne s’être rien échangé ? Il me semble qu’il faut être autiste ! Ou être un artiste ! Ou bien s’imaginer que rien mais absolument rien ne se laisse capturer dans une telle promiscuité silencieuse ? Est-ce que ça laisse entendre qu’on pourrait être tout à fait opaques les uns pour les autres ? Qu’on soit irrémédiablement étranger les uns aux autres ? »
Les personnages de Jarmusch s’emmerdent coriace. Et ils s’emmerdent si intensément qu’on se demande si cette inactivité n’en masque pas une autre plus profonde : l’action qui vise dans la relation, autour d’un cendrier, à exhiber devant l’autre sa propre opacité. Tel est l’enjeu : « la supporteras-tu, mon opacité ? » Et contrairement aux citoyennistes quand ils tendent à réduire l’humain à son rôle de citoyen, l’opacité chez les personnages de Jarmusch n’est pas une maladie de l’âme qu’il conviendrait de surmonter pour atteindre la transparence sociale. Au contraire, elle est un besoin à reconnaître pleinement.

Le besoin de désertion est fondé

Celui qui ose prendre au sérieux sa pensée ressentira tôt ou tard ce frisson des Cathares [11] : la pensée cherche le sens de ce qui existe. Et parce qu’elle le cherche, parce qu’elle lui court après, parce que le sens ne vient pas immédiatement, elle se trouve embarquée, par ce décalage, dans un conflit avec tout ce qui existe. C’est parce que le sens ne se livre pas si facilement qu’il y a conflit. D’où la tentation de ne percevoir l’intensité de la pensée qu’à travers son conflit radical avec l’existant ! Ouais, il en faut du courage pour donner à la pensée, à l’intérieur de soi, l’importance qu’elle mérite, et oser mettre les « faits » visibles à l’épreuve de la pensée invisible !

Du toubib à la caissière du supermercado, du chauffeur de tram à Peter Pan, tous sont d’accord pour dire que le monde est en grande partie voué au Mal. La brutalité du système capitaliste n’est plus à démontrer, elle apparaît au grand jour dans toute sa férocité. Les 1001 collaborations même minimales qui entretiennent les 1001 rouages de cette essoufflerie mondiale apparaissent dans toute leur médiocrité. Et par un réflexe tout­-à-fait légitime, tels Peter Pan, nous sommes terriblement tentés de considérer ce monde, la société, notre implication là-dedans, comme "étrangers" à notre vie intérieure. C’est la désertion ! D’où découlent les 1001 replis dans les 1001 refuges sociaux épars au sein de la société : du groupuscule affinitaire au squat, de la famille au cercle d’amis cyclistes.

Invitation à la désertion

Les progressistes bien-pensants n’osent pas se mesurer à leur opacité mutuelle comme le font les personnages du film de Jarmusch : ils circulent dans le même créneau que le capital et ses progrès parce qu’ils n’ont pas su voir leur propre étrangeté envers toute vie sociale. Sans conscience de leur altérité, de leur étrangeté c’est-à-dire sans avoir tranché le cordon ombilical qui les relie à la Société, ils sont trop facilement mobilisés pour elle. Ils sont trop civilisés. Qu’ils se démobilisent ! Qu’ils s’ensauvagent d’abord, ensuite nous causerons ! La société est vivante dans la mesure où ses membres savent imposer le fait qu’ils lui sont toujours partiellement étrangers.

Déserter en soi-même, déserter du monde en soi, oser se trahir même, c’est apprendre à se défaire de ce qui nous bouffe de l’intérieur : repères identitaires poussiéreux mais toujours en activité, habitudes relationnelles héritées sans conscience, démarches sociales sans surprise. Cette quête est inhérente à la recherche révolutionnaire. Elle répond au besoin de se laver de la pression qu’exercent le capital et ses normes toujours plus envahissantes sur le social, et d’abord sur chaque personne, tout en ouvrant de nouvelles pistes d’émancipation.

Le besoin de désertion ne saurait se contenir aux limites de la vie intérieure dans laquelle se débat l’individu. En effet, la désertion s’exprime dans des pratiques : tentatives d’autres relations économiques, plans récup, vol, écologie radicale, suicide, bouddhisme, dépassement du couple « nous-nous-possédons », désobéissance civile ; pratiques répandues au sein de la population intégrée… la désertion est déjà en oeuvre dans toutes les couches de la société. Attention, âmes fragiles : ça s’attrape !

Au sein de la société, la désertion est un acte politique

Nous ne voulons pas nous enfermer dans la critique du tout pour le tout, ni nous pâmer devant la beauté du négatif, bien que nous soyons sensibles aux manifestations ambiguës du diable et à ses coups de queue dévastateurs. Nous voulons apprendre à discerner dans ce qui se passe ici-bas les amorces prometteuses de vie, les germes de subversion. Il faut pour cela crever la bâche des apparences ; réaliser devant nous-mêmes, par une critique sans pitié, que beaucoup dans ce monde est à déserter… pour faire émerger ce qui nous semble prometteur et encourageant : les points d’appui diffus ou vigoureux où s’ancrent la subversion et l’émancipation. Parvenir à affûter ce regard critique, puis cette attention particulière à ce qui doit être amplifié, présuppose une rupture préalable avec le monde des apparences sociales. Cela présuppose une désertion des normes : on n’a pas idée de la direction à suivre si on n’a pas d’abord idée des chemins à éviter. Cette rupture doit être dépassée ensuite, car arrive bientôt le moment où la désertion n’est plus qu’amertume. Suivez cette proposition d’itinéraire :

Pratiquer la désertion : de toute évidence, nous sommes gravement affectés par la gestion mondiale de la donne actuelle et ses nuisances humaines, écologiques, sociales et économiques. Nous avons toutEs fait l’expérience des brimades, manipulations, humiliations, violences que génère à l’égard de la vie l’organisation du système. Il faut le reconnaître. Et rompre autant que faire se peut les liens qui amarrent notre frêle esquif dans ces eaux puantes.

Déserter la désertion : les liens qui nous lient à la désertion doivent être rompus à leur tour. Dans un premier temps, elle nous a permis de conquérir des espaces de vie plus cohérents, plus sincères, des moments de vie qui répondent à nos besoins de destruction : elle nous a été utile pour nous autoriser à détester pleinement la façon de ne pas être dans le monde. Dans un deuxième temps, c’est la désertion qui nous tient, elle nous fascine et nous lie les poings. Par elle, nous sommes reliés avec ce que nous rejetons pourtant ! Par elle, trône au milieu de notre village imaginaire ce qui n’était pourtant voué qu’à passer, le temps d’apprendre à aimer la beauté du négatif. Et de se défaire de ses aspects les plus toxiques !

Renouer : une fois mis à plat ce réseau d’influences mortifères qui nous emporte, une fois cartographiée notre participation là-dedans, une fois que nous avons franchi le pas, lançons-nous dans le plan de construction d’un bateau digne de ce que nous imaginons que nous sommes !
Maintenant, on a compris ! Il est grand temps de se lancer et d’enterrer Peter Pan en considérant d’autres éléments : nous avons besoin de bâtir un projet avec des matériaux qui nous attirent, qui nous plaisent ! Et qui nous donnent de préférence beaucoup de plaisir ! Sans renier ni la souffrance, ni l’amertume. Comme dans un cante flamenco : des larmes à la joie et inversement ! Inversement comme les deux temps de ce mouvement désertion/construction profondément entremêlés l’un à l’autre. L’essentiel ici est de mettre en lumière ce jeu de va-et-vient et cet enchevêtrement trop souvent gardé secret au fond de soi, trop souvent privé. Parce que nous voulons vous inviter à avoir la maîtrise de ce jeu !

L’inspiration initiale qui nous a donné la force de rejeter ce monde, cette inspiration doit être maintenant libérée, qu’elle aille jusqu’au bout d’elle-même ! Déserter la désertion initiale donc ! Pour nous délester de ses aspects les plus inhibiteurs, les moins créatifs ; pour se laisser pénétrer de climats plus heuristiques [12] ; pour libérer les potentialités créatrices contenues dans nos imaginaires, potentialités qui stagnent parce que réprimées par l’esprit de la désertion.

Hors société, la désertion est impraticable

Ceux et celles qui ont quitté la ville de York pour aller fonder New-York pensaient réaliser en actes la désertion absolue, la rupture intégrale. Pourtant, la réalité ne leur a laissé qu’une courte période d’amnistie ; voyez ce qu’est devenue leur presqu’île perdue : le centre du monde des Affaires, le World Trade Center !!! Si la désertion hors de la société est réalisable, ça sera aux même conditions qu’une déportation volontaire sur Mars : les nouveaux arrivants deviendront peut-être des martiens mais cela ne leur fera pas verdir la bite, ni le clito, ni pousser des antennes sur la tête. Ils feront toujours partie de l’humanité : liés aux terriens par leur condition humaine et leurs besoins sociaux, liés à la société des humains. Telle est la limite de toute désertion praticable.

D’ailleurs, toute vie sociale [13] s’incarne nécessairement dans des structures. Depuis le langage qui a des formes concrètes, en passant par le genre, le salariat ou pas, le véganisme ou la luxure, jusqu’aux institutions qui permettent nourriture et logement. Sans elles, la vie sociale ne tiendrait pas. Et en même temps, ces structures instituées cristallisent les relations entre personnes dans des formes définies et arrêtées : elles tendent à rendre inopérante l’altérité des membres de la société, leur étrangeté, en les réduisant à ces modèles. Cette modélisation de la vie sociale est donc ambiguë : d’une part sans elle les membres de la société n’existeraient même pas (ils seraient livrés à la vie nue), pas plus que leurs révoltes contre ladite modélisation ; d’autre part les membres de la société sont vivants : ils débordent par nature toute modélisation de leurs rapports. Il y a là une contradiction radicale qu’il faut oser prendre en compte. Comme les Cathares.

Nous avons découvert notre étrangeté au monde dans le fait que nous ne sommes pas identiques à ce que la société nous fait être et veut nous faire être. Mais cette altérité fondamentale ne peut exister que parce que nous sommes membres de la société, même si celle-ci tend à nier cette étrangeté. Paradoxe !
Ceux qui se prêtent corps et âmes au fantasme de la désertion intégrale ne tarderont pas à retrouver les problèmes de la société dans leurs relations entre eux : dans la mesure où ils sont organisés, ils adopteront des modèles plus ou moins adéquats, mais qui reposent aussi sur une modélisation de leurs relations, avec tous les problèmes sociaux de débordements que cela implique. Il faudra alors recommencer à déserter, à la limite jusqu’à ce que chaque individu se retrouve tout seul. Poussée à son extrême, cette idéologie tombe dans l’individualisme : comme pour Rousseau, c’est la vie sociale qui est censée pervertir l’individu. C’est aussi une idéologie spontanéiste : seule la spontanéité serait vivante et adéquate, toute structure, toute organisation pervertirait la créativité, car elle l’enfermerait dans des structures. C’est ne pas voir que les structures sont toujours déjà là, plus ou moins bonnes ou mauvaises, et que sans elles aucune créativité individuelle ne peut exister. Il s’agit de repérer ce paradoxe pour pouvoir maîtriser notre implication sociale dans ces structures.

Là où j’ai abouti pour le moment

La tentation est grande de s’exiler par la pensée hors de la réalité sociale. Dans un premier temps, avec la désinvolture d’un Peter Pan, nous nous posons magiquement en-dehors ou au-dessus de la société : la tension de la vie s’articule entre tout ce qui existe et un en-dehors idéel, rêvé. Comme je l’ai expliqué, on découvre ensuite que cette tension, cette étrangeté créatrice est à l’œuvre au sein même des contradictions de la société. On se dégage alors pour mieux s’engager.

Contre cette tentation de prendre nos idéaux pour la réalité, il faut ré-affirmer que la tension existe À L’INTÉRIEUR DE LA RÉALITÉ SOCIALE. Entre l’aspect totalitaire du système, reproduisant le statu quo, et les forces subversives qui débordent les cadres existants, là est le nœud où nous pouvons agir.

Reste à construire un projet de société dans lequel ces pratiques de la désertion aujourd’hui séparées prendront tout leur sens, reste à construire un projet de société dans lequel ces retrouvailles avec notre étrangeté aujourd’hui diffuse prendront toute leur acuité révolutionnaire.


Parti de la Sécession ou Parti de la Conquête ?

Nous nous adressons aux Autre-Mondistes en tous genres, depuis les plus timides jusqu’aux Purs, Ceux qui vomissent l’Empire comme s’ils n’en faisaient pas partie ;
A ceux qui voient un autre monde se préparer, et qui ne se contentent pas de celui-ci ;
Aux égaréEs, aux sans-terre, aux enfants barbouillés du sang des guerres ;
Aux metteurs en scène de manifs perdues,
Aux jeunes filles qui regardent passer les balles de caoutchouc avec l’indifférence de Jeanne d’Arc ;
Aux vieillards qui vous plongez dans le mouvement pour le voir avant de mourir ;

Nous nous adressons à tous les autres,
Etincelles de vie cachées sous l’anonymat et la soumission apparente,
Que nos imaginations trop faibles encore n’arrivent pas à distinguer dans la pénombre,
Dont ils commencent à émerger, éblouis !

Un.
Salut à ceux qui osent se mettre à penser, et ainsi à entrer en conflit avec l’existant !
Salut à ceux qui ne se contentent pas des miettes permises, de culture ou de politique !
Salut à ceux qui osent se rendre introuvables pour porter des pierres aux Pyramides !
Salut à ceux qui préfèrent les rigueurs du désert aux pitances assurées des esclaves !
Salut aux amoureux de l’inconnu, à ceux qui préfèrent croire sur parole,
Et non à cause de ce qu’ils voient !
Salut à ceux qui savent faire des serments, des plans sur la Comète,
Et qui ne laissent à personne d’autre le soin d’enfanter le monde !

Deux.
Ah bah, vous croyez être arrivés parce que vous croyez être partis ?
Ah bah, vous quittez encore ? Quand donc aurez-vous fini de quitter ?
Ah bah, ce que vous rejetez vous hante encore, vous ne l’avez pas -jeté ?
Ah bah, n’êtes-vous pas en train de conquérir ? Où sont vos prises, vos gains de territoires ?
Ah bah, seriez-vous devenus meilleurs que les citoyens de l’Empire ?
N’êtes-vous pas pires, insortables, germinatifs, imprévisibles, perdus pour lui, comme tout le monde ?
Ah bah, vous n’osez pas avouer que vous êtes comme tout le monde
Toujours accrochés aux mamelles de l’Empire ?
Ah bah, vous n’osez pas faire comme chez vous -chez lui ?
Ah bah, votre révolte est-elle une marchandise pour que vous en fassiez ainsi étalage ?
Ah bah, laissez-vous derrière vous vos alliéEs qui se préparent partout dans la pénombre ?
N’avez-vous vu de l’Empire que ses lumières ?

Trois.
Que puis-je dire de l’Empire ? Toute parole focalisée sur lui m’oublie : lèse-majesté !
L’Empire ne tire-t-il pas sa nourriture de ceux qui le haïssent ?
Si je sais où habite le Diable, je sais aussi où habite le Bien : pouah, je ne voudrais pas habiter là ;
Je retourne chez le Diable, mais j’aurai appris quelque chose.
Nous voulons grandir ; à l’Empire de décider comment il va diminuer.
Ceux que je vois dans l’Empire, c’est moi qui les y mets.
Ceux que je vois hors de l’Empire, c’est moi qui les y -remets !


Rapports sociaux et action politique

Tome III. Enjeux de la construction d’une vision :
Renouveler nos regards sur ce qui est en train de se passer

Nous avons tenté de montrer comment dans le système capitaliste les rapports sociaux sont formatés par les rapports économiques (Tome I). Nous avons essayé de réfléchir à ces rapports sociaux eux-mêmes. (Tome II). Notre but en tentant de construire une vision de ces rapports est de devenir capables d’orienter nos stratégies politiques. C’est ce que nous allons examiner maintenant.

1. Une clé de lecture réaliste

Les réflexions que nous avons faites dans le tome II ne doivent pas aboutir à rêver une société idéale à opposer à la société réelle. Elles visent à clarifier le regard que nous portons sur ce qui se passe actuellement. Le but est de discerner dans le fourmillement des initiatives celles qui vont dans le sens de la vie et celles qui sont mortifères. Construire une vision à partir de ce qui est déjà là.

Il ne s’agit pas de construire une utopie, mais de construire nos regards.

Qu’appelons-nous vision ?

Attention, nous jouons sur deux sens qui se renvoient l’un à l’autre :
1) C’est comme disent les opticiens : c’est la capacité de voir.
2) C’est aussi un ensemble de concepts, « une vision des choses », dit-on. Car pour voir il ne suffit pas d’avoir des bons yeux. Un citadin qui se balade parfois en forêt aura peut-être de bons yeux, il ne verra quasiment rien comparé à un Pygmée qui vit dedans. La vision implique ici une structuration mentale. Il s’agit d’avoir construit en soi les distinctions qui permettent de re-marquer ce qu’il y a dans les images que nos yeux nous transmettent. Autre exemple : un petit enfant qui est déjà physiquement capable de monter sur un vélo. Mais il n’a pas une vision intérieure des gestes qu’il lui faut faire pour se maintenir en équilibre. Autre exemple : un poisson né dans un aquarium. On le lâche dans un lac. Il continuera à croire qu’il tourne dans le même volume d’eau qu’avant, parce qu’il n’a pas une vision de son nouvel espace aquatique. Et pourtant il s’y meut déjà !

De même, suivant les concepts que nous avons construits dans nos têtes, nous n’avons pas la même vision des rapports entre les humains. Un homme pourra se sentir obligé d’avoir envers une femme le comportement mâle qu’il a appris, sans se rendre compte que celle-ci n’apprécie pas du tout ce jeu, et qu’elle serait prête pour une tout autre façon de se mettre en relation. Comme le poisson de tout à l’heure il se meut dans un espace plus restreint que celui qui lui est offert. Frédéric II de Prusse, « despote éclairé », remarquait que nombre de serfs qu’il avait libérés par un décret se plaignaient d’avoir été arrachés à leur ancien statut : ils restaient attachés à la vision qui était pertinente dans l’aquarium où ils étaient nés. Ainsi les travailleurs collectivement : ils produisent les conditions nécessaires à la vie, il sont les auteurs de toutes les richesses, mais ils passent sous les fourches caudines du marché du travail. Qu’ils soient obligés de le faire est compréhensible, mais qu’ils trouvent ou non que c’est dans l’ordre des choses dépend de la vision qu’ils ont des rapports sociaux.
De cette vision dépendra aussi fortement la stratégie qu’ils adopteront face à cette contrainte sociale.

O paradoxe ! Si on n’a pas une grande vision, on ne peut pas voir. On ne peut pas voir ce qui est petit, quotidien, on est aveugle pour ce qui est en jeu dans les mille petits évènements ! Une illustration saisissante en est le discours que Martin Luther King a tenu devant des dizaines de milliers de Noirs : « I see the Promise Land ! I see the Promise Land ! » Il n’était pas fou. Il ne fuyait pas dans le ciel. Sa vision était pratique : quand il dit qu’il voit, c’est qu’il voit les chemins. Mais pour voir les chemins, encore faut-il se forger les lunettes pour. On a toujours déjà une vision qui conditionne notre regard. C’est pour cela que les visions qui colonisent nos têtes méritent d’être sans cesse retravaillées.

Voir au-delà de l’horizon immédiat ne fait pas de nous des absents. Au contraire cela nous engage plus, nous rend plus présents. Ce sont plutôt ceux qui se contentent de courtes vues qui sont en partie absents de leurs propres vies. « Le bonheur est la réalisation d’un rêve d’enfance » (Freud). Il n’a pas voulu dire par là qu’on est heureux lorsqu’on a réalisé son rêve d’enfance, mais que le bonheur c’est d’être en train de le réaliser. Nous sommes présents dans nos visions, nos visions c’est nous-mêmes. Là est justement un des aspects profonds de la précarité, de l’insécurité : nous vivons trop d’expédients. Que nous ne puissions pas nous sentir parties prenantes d’un projet social qui mérite notre enthousiasme : ça n’est pas acceptable. Quand nous disons projet social nous entendons projet de transformation sociale, car la société est en constante transformation.

En soignant la vision que nous avons des relations sociales, nous voulons donner toute leur portée aux germes du futur qui grouillent « sous la croûte pourrie ». Prendre conscience des habitudes de pensées qui nous viennent du fait que nous avons toujours vécu dans une société capitaliste.
Nous ne cherchons pas des recettes pour transformer la société.
Nous sommes à la recherche d’une boussole qui nous aide à inventer dans chaque circonstance des propositions qui tiennent compte de la réalité de ce qui est vécu.
Au contraire, c’est le capitalisme qui est une utopie, une recette sclérosée et irréaliste, plaquée sur la vie.

Nous ne sommes plus à l’époque où un roi peut être investi de la mission (divine) de guider son peuple. Ni même à celle de Keynes, l’aristocrate, qui voulait confier à des experts, à des fonctionnaires éclairés, la tâche de guider les mécanismes économiques. Ne parlons même pas d’un Parti ou d’une Avant-Garde chargés d’interpréter les tâches actuelles fixées par la théorie. Il ne peut s’agir non plus d’une utopie (utopie veut dire : « ce qui n’a pas -encore- de lieu ») pour laquelle il faudrait gagner des adeptes. Qui n’a pas dans sa tête des propositions de remèdes aux maux de la société ! Trop souvent nous nous sommes posés en parvenus, (ah, si tout le monde pensait comme nous !), en anticapitalistes déjà clairvoyants, qui n’ont plus qu’à con-vaincre les masses. Une vision explicite devrait nous guérir de ces bonnes intentions. Il s’agit de trouver des façons d’élaborer collectivement des pensées qui puissent inspirer nos pratiques à mesure que celles-ci nous apprennent à connaître nos limites et nos possibilités, à mesure que grandit le mouvement.

Nous ne nous posons pas en victimes sociales, qui réclament des améliorations à leur statut. Nous ne nous posons pas en consommateurs de solutions qui nous seraient dues, mais en acteurs. Nous nous mêlons de ce qui nous regarde, des causes du caca actuel. Nous sommes des sujets politiques. Nous ne défendons pas seulement nos propres intérêts dans la guerre actuelle de touTEs contre touTEs, non ! Nous luttons pour une vie sociale dans laquelle chacunE puisse avoir sa place. Nos revendications personnelles, « sectorielles » prennent sens dans une visée globale. Sans perspectives globales on ne peut prétendre avoir d’existence politique. L’addition des luttes sectorielles ne fait pas une politique.

Nous ne pouvons nous satisfaire du bêlement classique : « les néolibéraux nous font encore telle et telle vacherie, résistons, touTEs uniEs contre eux ! » On fustige les Bourreaux, on décrit les maux dont nous sommes les Victimes. Ré-si-stons ! Bien sûr que le premier pas dans la construction d’une vie sociale solidaire est de se défendre collectivement. Mais une défense qui exige du loup qu’il soit plus gentil ne peut nous convaincre nous-mêmes que si nous nous prenons pour des moutons. Même si ces moutons s’arment de pancartes, artistiques ou non, voire de pavés. Visons plutôt la bête entre les deux yeux, et, pour cela, prenons le temps d’aiguiser nos dents théoriques.

2.Comment articuler les visions du fonctionnement social et les stratégies qui en découlent.

Nous devons apprendre à distinguer deux niveaux. La vision, et les stratégies qui en découlent !

Qu’appelons-nous stratégie ?

La vision des processus sociaux nous a permis de discerner les forces qui travaillent sous les formes instituées des rapports sociaux. La stratégie est l’ensemble des dispositions pratiques que nous prévoyons pour favoriser l’émergence des forces qui vont dans le sens d’une vie sociale plus saine. La stratégie dépend des circonstances locales, des rapports de force existants, du degré de conscience des acteurs. Elle fait le lien entre la situation présente et nos visées à plus long terme.

Au niveau de la vision, il s’agit d’être radical, enraciné : la vision exprime ce que nous voulons, elle ne se pose pas encore la question des étapes à franchir pour sa réalisation. « Soyons réalistes, voulons l’impossible ! » Toute stratégie qui ne s’enracine pas dans une vision tombe dans les tactiques à courte-vue et dans l’opportunisme. Les ultra-gauches font l’erreur inverse. Ils prennent leurs visions radicales pour des programmes à réaliser immédiatement : c’est tomber dans un fondamentalisme.

Non, il faut distinguer ces deux niveaux, il faut oser avoir une vision radicale, mais pour inspirer nos stratégies. Paradoxe : plus nos visions sont claires, fermes, plus nos stratégies peuvent être souples et s’adapter aux compromis proposés, pourvu qu’ils aillent dans la bonne direction. Des visions floues, hésitantes provoquent la raideur stratégique : la peur de perdre le cap, de perdre son intégrité, poussera à affirmer des positions dures pour marquer la différence avec les autres, pour bien marquer qui est l’ennemi. A la limite, la stratégie devient identitaire : une façon de signaler qu’on fait partie d’une certaine famille politique, tout-à-fait comme l’habillement ou les jargons.

Les idées qui inspirent nos engagements restent ouvertes, avides d’apprendre. Nous ne cessons pas de chercher à élargir notre horizon, de construire des idées qui viennent du cœur. Elles ne peuvent faire par contre l’objet de compromis. Ce sont nos vies qui se jouent, c’est diablement sérieux : nous ne mettrons pas de l’eau dans notre vin. C’est au niveau stratégique qu’il s’agit d’être souples. Beaucoup de visions hypocrites viennent du fait qu’on croit qu’il faut être souple dans ses idées, s’adapter. C’est se laisser corrompre, devenir une girouette changeant d’avis selon les aléas des alliances. Non, je mourrai peut-être avant d’avoir vu ce à quoi j’ose aspirer, mais j’aurai agi dans la direction que je me suis fixée : c’est ce qui importe, là est la vie. La vision est déjà présente dans les démarches concrètes, dans les bons compromis, elle fonde déjà d’autres relations, car nous sommes en marche. Le chemin, c’est le but !

3. Transformation des relations sociales et politiques.

Nous visons la transformation des rapports sociaux eux-mêmes. Quelle est la place de la politique institutionnelle dans nos stratégies ?

Action directe et politique institutionnelle

Le politique contient le jeu des négociations dans le cadre de la démocratie. L’Etat social-démocrate existe, et les lois qui se décident en son sein dépendent de ce qui s’exprime ou non dans les mouvements sociaux. L’émancipation des travailleurs ne peut être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. L’Etat ne peut faire autre chose qu’enregistrer les transformations sociales en cours. C’est d’ailleurs ce qu’il fait avec l’acteur qui domine actuellement la scène : le capitalisme financier.
Exemple : si les travailleurs s’emparent collectivement de la maîtrise sur leur travail, ils ne seront plus dans la situation d’individus qui donnent leur voix en votant - et qui la perdent par là même ! Organisés en associations ils peuvent contrôler leurs délégués et les révoquer à tout moment, ce qui est impossible aux individus atomisés.

Notre stratégie de négociation dans le cadre de la démocratie ne peut que découler de nos visions des rapports sociaux. Nous ancrons notre réflexion sur un autre terrain que celui de la politique institutionnelle : nous contenter de ne penser qu’aux pressions politiques serait avoir perdu pied.
Est-ce à dire qu’il faut opposer action directe, construction pratique d’autres rapports sociaux, d’une part, et politique institutionnelle, d’autre part ? L’extra-parlementarisme des années septante visait à remettre la transformation effective des rapports sociaux au centre de l’action politique. En effet, une véritable stratégie de transformation des rapports sociaux ne peut naître que sur le terrain de la transformation réelle de ces rapports. C’est une tautologie que de dire cela… Mais il faut le dire, tellement l’idée que les changements sociaux se font à travers les pressions politiques est répandue aujourd’hui.
Cela n’empêche pas que nos stratégies prennent en compte l’intervention de l’Etat dans le jeu des forces. Tant mieux si les réformistes nous soutiennent, même partiellement. Tant mieux si les flics n’interviennent pas, ou s’ils sont freinés.

IV. En guise de conclusion : résumé des thèses principales afin d’enflammer les recherches.

Nous voici parvenu au terme de notre chemin en trois tomes. C’est un chemin d’exploration : inachevé, fragile, hésitant, parfois audacieux, souvent timide. C’est une invitation : explorons ensemble cette planète qui est la nôtre !

1) Les relations sociales traditionnelles sont fondées dans les mythes, créations culturelles héritées de la tradition, sur lesquelles les individus n’ont pas de prise. Elles correspondent à une époque où la coopération sociale et les moyens techniques encore faibles ne produisaient pas ou peu de surplus. Les relations de travail et de consommation sont réglées par la tradition.

2) Avec l’apparition d’un surplus sporadique ont commencé les échanges, d’abord avec les communautés voisines, puis à l’intérieur même des communautés, provoquant petit à petit la dissolution des rapports sociaux traditionnels. Car de plus en plus le travail produit non plus dans le cadre des relations traditionnelles, mais en vue de l’échange. Ce sont alors les rapports économiques qui tendent de plus en plus à dominer les rapports sociaux.

3) Avec l’apparition d’un surplus constant il devient de plus en plus absurde que l’organisation du travail au niveau social soit régulée par l’entremise de l’échange des marchandises. Or c’est maintenant l’ensemble du travail qui est organisé à travers l’échange. Les conditions sont alors réunies pour que les travailleurs s’organisent eux-mêmes et règlent la vie économique.

4) Ce qui retarde dangereusement cette évolution, c’est le fait que le capital s’interpose dans le jeu. Il s’empare des moyens sociaux de production et fait durer le système de l’organisation du travail par l’intermédiaire du marché.
5)Les socialistes ont fait la critique de la domination économique du capital. Ils ne se sont pas appuyés sur la créativité culturelle des prolétaires dans leurs luttes pour mettre en place un projet de société débarrassé de la domination du capital. Ils ont cru que l’émancipation des travailleurs arriverait grâce à la seule critique en acte des rapports économiques.

6) Les luttes de Mai 68 et des années 70 ont remis l’action directe de transformation des rapports sociaux au cœur de la politique. Comme elles n’ont pas élaboré de vision culturelle des rapports sociaux, ni de perspective de réappropriation de la production, elles ont étés vaincues.

7) Nous avons examiné ce qui se passe dans les rapports sociaux concrets et découvert trois types de relations qui obéissent à des dynamiques différentes.

8) La vision des rapports sociaux que nous avons commencé à élaborer ne veut pas être un programme, mais une clé de lecture de ce qui est déjà en train de se passer dans la société, une clé qui nous permette d’élaborer dans chaque situation des stratégies crédibles.

Telle était notre question de départ : comment élaborer des perspectives politiques crédibles.

FIN


Un conte du pays mandingue (Guinée)

« Le roi de ce grand territoire vient d’être vaincu à la guerre par le roi du petit pays voisin. Il est conduit, chargé de chaînes, devant son vainqueur. Il lui dit : « O roi, tu m’as vaincu. Mais comment se fait-il que toi, roi d’un petit pays, disposant de moins d’éléphants et de guerriers que moi, tu aies pu faire de moi ton esclave ? » Il lui fut répondu : « Tout roi dispose dans sa cour d’un griot, d’un poète, responsable de lui chanter le courage de ses ancêtres, et de lui ouvrir ainsi, à lui et à son peuple, les voies d’un avenir fertile. Eh bien ! Mon griot est meilleur que le tien. »


Richesses du retour à la normale.

Dialogue entre deux « radicaux » après la mort d’une lutte politique.
La retraite (dans le sens stratégique du terme) pourrait être le moment choisi pour tirer les enseignements de ce qui vient de se passer et pour renouveler des perspectives. Pourtant elle n’est vécue qu’en bilans-bidons, solitudes et amertumes... Quelle est notre part de responsabilité dans cette errance de défaites en passages à vide ?

Un projet de périphérique autour de la ville avait été lancé : il devait passer par une sorte de friche qui, on ne savait par quel miracle administratif, avait été épargnée jusque là par les pressions foncières. Un arpent de verdure ébouriffée dans le tintamarre de la banlieue, pas franchement paradisiaque mais quand même, quelques hêtres, des hautes herbes, un chemin de terre. Les enfants du coin y avaient leurs cabanes, les joggers le traversaient le matin, illes n’entendaient pas les oiseaux à cause du mp3 dans les oreilles mais il y avait ce petit air champêtre assez mignon.

La lutte contre le périphérique s’était établie là plus fort qu’ailleurs, parce que le quartier avait peur des camions sous ses fenêtres, que les arbres étaient vénérables et que le lieu était rêvé pour installer un campement d’opposant-e-s. En l’espace de deux mois, à partir des trois premières tentes qui s’y étaient risquées, la friche était devenue un véritable hameau avec sa cuisine autogérée, son infokiosque et toute la panoplie. Toutes sortes d’argots et d’accoutrements s’y croisaient chaque jour, des discussions de haut vol fusaient par-dessus le feu jusqu’à 4 heures du matin. Des assemblées générales catastrophiques prenaient des quarts de décision et apprenaient à devenir plus efficaces à force d’être pratiquées. Des actions directes y étaient conspirées et d’éminentes capacités de nuisance à la bonne marche du système y étaient transmises. La chose avait pris de l’ampleur.

Mais un beau jour une élue était arrivée tout sourire avec le compromis qu’elle avait réussi à « arracher » en haut lieu : sur la portion où nous campions, l’autoroute allait finalement être couverte d’une chape de béton, elle-même coiffée d’un gentil parc paysager, avec des jeux bien propres pour les enfants. La moitié des gens qui soutenaient le campement avait applaudi et en premier lieu les associations de riverains ; les médias locaux n’avaient que le mot « victoire » à la bouche. Mais l’autre moitié des contestataires s’opposait au projet de périphérique en lui-même, au tout-automobile, aux sommes colossales d’argent public qui allaient être englouties là-dedans. Et cette position-là se voyait brusquement isolée et fragile, comme si on lui avait retiré le sol sous les pieds. D’autant plus que le calendrier des travaux sur les autres portions avait été suffisamment bien ficelé pour qu’aucune autre situation du même type ne puisse lui donner un nouveau point d’ancrage. Chacun-e était rentré chez soi, sans même avoir l’idée de discuter avec les autres des motifs de son départ.

Je faisais partie des radicaux et Laurent aussi : on s’était mieux connus pendant l’histoire et on s’était bien entendus. Dix jours après la levée du campement on s’est retrouvés autour d’une bière en centre-ville.

« - Comment ils peuvent parler de victoire ? disait Laurent. Elle nous a démobilisés, rien que pour ça c’est une défaite. Moi je vais te dire : il faut qu’on arrête de prétendre avoir des objectifs réalisables, après, quand on les atteint, tout le monde se tire, même les radicaux.

Moi : - Ah bon ? Tu ne veux que des objectifs irréalisables ?!

Lui : - Pas irréalisables, mais à long-terme, quoi. Je sais pas, moi au fond je m’en fous de la friche, même je m’en fous de ce périphérique, ce que je veux c’est en finir avec ce monde de pollution et de fric.

Moi : - A mon avis ce n’est pas contradictoire. Les petites victoires concrètes ne nous empêchent pas d’être clairs sur ce qu’on veut à long-terme. Et même, elles sont nécessaires pour nous donner du courage. Parce qu’au bout d’un moment c’est harassant de lutter sans que ça débouche sur rien. On perd sur le périphérique. On perd sur la réforme des universités. On perd un lieu qui est expulsé. Ca joue sur le moral, plus qu’on le croit, et puis ça nous confirme dans notre croyance selon laquelle ce monde est foutu. A mon avis, au stade où on en est, les défaites c’est du luxe, on ne peut plus s’en permettre.

Lui : - Autant dire qu’on arrête de lutter, alors. Les seules victoires qu’on a c’est toutes des défaites maquillées.

Moi : - Tout dépend de ta stratégie et de tes objectifs. Evidemment, pour avoir une stratégie et des objectifs, il faut être organisé à l’avance en groupe, et ça on n’a pas l’habitude. Mais prenons l’histoire qu’on vient de vivre. Si au moment de se lancer là-dedans, on avait discuté avec toi et je sais pas, avec Lucie et Marc par exemple, on aurait analysé la situation, les rapports de force, je pense qu’on aurait pu prévoir qu’on n’arriverait pas à empêcher le périph’ de se construire. Par contre on aurait pu se fixer un but plus petit, à notre portée. Un objectif qu’on choisit nous et qu’on impose nous, et pas un truc où on est à la merci d’une élue qui fait sa négociation dans son coin. Ou même un objectif pas vraiment « public », comme consolider des relations politiques entre nous, ou avec un autre groupe qui s’était engagé dans la lutte. Ou, je sais pas, en-quêter sur comment les habitants du quartier vivaient les choses, jusqu’où ils étaient prêts à aller. Ou plusieurs de ces petits objectifs à la fois.

Lui : - L’association de riverains elle avait un objectif concret : « le périph d’accord, mais dans le quartier d’à côté ».

Moi : - Oui, il y a toujours des gens pour défendre la position « N.i.m.b.y. », « not in my back yard ». On n’aurait jamais défendu un objectif pareil bien sûr, on aurait exigé des conditions qui profitent à toute la collectivité. Pas seulement que le périph’ soit enterré partout, mais, je sais pas, qu’en contrepartie les transports en commun soient moins chers et plus fréquents...

Lui : - Ouhla, mais tu vires dans le réformisme, toi ! Tu devrais aller voir les écolos et faire des contre-propositions avec eux.

Moi : - La différence, c’est que les écolos ne revendiquent rien de plus que leurs petits aménagements, alors que nous à long-terme on veut un changement de société à la racine et on l’affirme haut et fort. Comme les autonomes italiens : ils étaient des dangereux révolutionnaires, et pourtant ils exigeaient des réformes, augmentations égales pour tous dans les usines, avortement libre et gratuit, pas de loyer au-dessus de 10% du salaire, etc.

Lui : - Bah, tout ce que t’arracherais serait récupéré par le capitalisme à son profit, comme il l’a fait avec 68, avec le bio, etc.

Moi : - Peu importe ! C’est sa manière de se défendre. Si on se laisse endormir par cette stratégie qu’il a, c’est notre problème : c’est qu’on n’est pas clairs sur ce qu’on veut au fond et sur là où on va. C’est à ce niveau-là, dans la conscience collective, qu’on a du travail à faire. On sait que des transports en commun en plus, c’est une seule des cent mille échardes qu’on va continuer à arracher au capitalisme jusqu’à ses racines. Ceux qui le savent vraiment se laisseront pas embourgeoiser, ils continueront à se battre.

Lui : - En fait pour moi ce travail de conscientisation c’est ce qui compte le plus. Au fond je crois que ça me va de perdre sur des objectifs concrets, du moment qu’on profite de chaque lutte pour faire prendre conscience aux gens des logiques de l’Empire.

Moi : - Sauf que les conquêtes concrètes comptent autant que la conscientisation, elles doivent aller de pair. Et puis dans notre « travail de conscientisation » on est souvent très abstraits. On n’aborde pas assez chaque situation comme une mine de nouveaux enseignements, on vient avec une théorie toute faite et on veut que les gens l’adoptent. On veut leur prouver que cette société est pourrie et forcément la répression vient nous donner raison, on l’attendrait presque. »

Laurent a grommelé. Puis il est revenu sur ce que j’avais dit peu avant.
« Tu sais, c’est facile à dire que si on gagne sur un point on continuera à lutter. Ce qu’on vit là ça donne pas cette impression, dès que le moment fort se termine tout le monde s’éparpille. C’est toujours la même histoire : quand les luttes finissent je me retrouve seul, moral à zéro, tout redevient normal, j’ai même plus envie de parler de ce qui s’est passé. Je peux juste espérer qu’un autre mouvement démarre le plus vite possible. »

« Oooooh ! » pauvre petit Laurent, je l’interrompais avec une tape souriante sur l’épaule. Mais au fond je lui étais reconnaissant d’exprimer ses sentiments et j’ai fini par le lui dire. C’est vrai que pendant le campement tout allait à cent à l’heure, les rencontres, les expériences, les décalages, même la progression des idées subversives dans nos têtes : l’accroissement de puissance était parmi nous. On était tous les jours surpris. On était tellement enthousiastes qu’on établissait dans la lutte une discipline collective sans s’en rendre compte, on était réellement présent-e-s, on se serrait les coudes, on manquait pas un rendez-vous, et on découvrait tout ça comme une force. C’était fou, c’était l’aventure. Et maintenant ? Pour moi aussi tout paraissait plat, les frimousses, la circulation, les convivialités, tout. Les soucis des gens (et même les nôtres) s’exhibaient à nouveau dans leur platitude mortelle, les petits ennuis au boulot, les courses, les jeux vidéo, les soirées étudiantes et autres distractions, même le militantisme en réunions du soir et en petites manifs... Les repas en famille, les cours à rattraper à la fac, tout avait encore moins de sens qu’avant. J’avais appris mille fois plus de choses en deux mois de lutte qu’en une année de fac.

« - C’est exactement ça ! renchérissait Laurent. D’ailleurs je me dis que je vais arrêter la fac parce que c’est du temps perdu. Je veux vivre aussi intensément que nos deux mois dans la friche, mais pas juste deux mois : tout le temps. »
Il avait marqué une pause. « Et si on ouvrait un squat ? Ca te dirait ? »

J’étais mi-figue mi-raisin. Moi parmi les gens qui avaient ouvert des squats, j’en connaissais trop qui avaient laissé tomber une fois arrivés à la trentaine. Apparemment, « vivre aussi intensément » n’était pas tenable dans la durée. Epuisant. D’ailleurs dans notre ville, jamais plus de cinquante personnes ne s’étaient vraiment impliquées dans les squats : peut-être parce que dans un contexte social aussi mou, les gens ne se risquent pas à mettre leurs oeufs dans un panier qui sent la frénésie passagère. « Est-ce que ça en vaut la peine ? »

« Lui - Arrête, tu parles comme mes parents... Comme l’élue des Verts, là, qui dit que « ça va nous passer ». Tu veux quoi du coup ? Le retour à la normale ?

Moi - Mais non, c’est pas soit l’un soit l’autre ! Ce que je veux dire c’est que si ouvrir un squat ou monter une communauté, ça veut dire construire un ghetto de pur jus révolutionnaire pour qu’il s’effondre six mois ou cinq ans plus tard, il nous faut quelque chose de plus rusé, de plus sérieux.

Lui : - Par exemple ? »

Par exemple, nous pourrions apprendre à adopter des tactiques différentes suivant les contextes. Les militaires ne programment pas des assauts continuels : ils envisagent aussi le moment de la retraite comme une force. Les reflux sont des défaites si tous nos liens se défont ; des défaites si on reste au front se faire trucider en héros retardataires ; par contre les reflux sont des retraites qui nous renforcent si on les voit comme les étapes d’une construction politique. Retour à la normale, pourquoi pas ! Mais pour s’y fondre comme dans le maquis, faire des bilans, panser nos plaies, consolider nos bases arrières, préparer la suite. Respiration. Le rythme s’adoucit et nous laisse le temps de prendre du recul, d’analyser le terrain, d’élaborer et de renouveler nos perspectives. Souvent les groupes se dissolvent à la fin d’un combat : c’est parce que nous avons le parti-pris de ne pas faire ce travail. Il faut faire le contraire, apprendre que nos liens ne dépendent justement pas d’éruptions. Ce sont des liens politiques, des liens qui se veulent consistants, qui se raffermissent à mesure que nos objectifs deviennent plus nets et plus profonds. Nous ne sommes pas lié-e-s que par la fièvre des moments chauds, c’est au contraire dans le froid qu’on éprouve la force de nos perspectives et de nos liens ! Lorsque ça démarrera de nouveau on se dira : ah, si nous avions plus profité de l’accalmie...

La tentation de l’éruptionnisme est grande et elle fait des ravages : c’est une pure croyance ! Une prophétie auto-réalisatrice, comme celui qui dit « je suis moche » : c’est le meilleur moyen de devenir moche. C’est une croyance de ne voir de vérité que dans les moments d’intensité, c’est un fétichisme de l’immédiat ; c’est une croyance de dire que les moments où les luttes retombent sont des rechutes dans la non-vie. C’est une croyance de dire que les solidarités qui se sont manifestées retombent dans la morne indifférence. C’est une croyance de dire que les attaches qui se sont forgées quand nous avons pris des risques ensemble perdent leur actualité. On ose se croire retombé-e-s dans la solitude ! Toutes ces croyances font qu’on ne s’imagine même pas tout ce qu’on peut faire, tout ce qu’on doit faire quand on revient d’un combat qui s’est terminé. On ne cherche qu’à recréer l’intensité perdue et à surnager dedans, on fonde des marmites alternatives, on se précipite dans le volontarismes militant tous-azimuts. On a peur de replonger dans le monde parce qu’on croit dur comme fer qu’il n’est qu’apathie.

« - En profiter pour faire des bilans, rebondissait Laurent. Pourquoi pas. Ca me rappelle quelque chose que je me disais hier à propos du campement. Je repensais à comment on s’adressait aux gens normaux du quartier qui venaient nous parler. C’était bizarre, en fait j’étais jamais vraiment moi-même avec eux. Quand j’étais en forme je causais, mais je me trouvais toujours hypocrite, parce que je pouvais pas leur dire de but en blanc que toute cette société c’est de la merde et que leur vie aussi. Et comme ça me dégoûtait d’être comme ça, genre militant-démago, il y a des fois où je ne leur parlais juste pas. Mais il y a un truc qui cloche dans tout ça.

Moi : - Oui ça me fait penser à nos embrouilles avec l’association de riverains. Elle était toujours sur des positions modérées, c’était frustrant. On avait besoin d’elle presque techniquement, elle avait des moyens et une légitimité institutionnelle bien utiles, en même temps à plein de moments on était bien embarrassé-e-s de l’avoir entre les pattes...

Lui : - Ou plutôt nous de zigzaguer entre ses pattes. Mais oui, en fait on avait un rapport purement stratégique avec elle.

Moi : - Je dirais, un rapport utilitariste. La stratégie n’est pas forcément utilitariste. Et même, une stratégie utilitariste n’est qu’une mauvaise stratégie, je pense. »

On a continué à discuter un long moment du campement et de tout ce qui s’y était passé. On a essayé de lister tous les ingrédients qui avaient permis à la lutte de démarrer et d’être si originale. On a parlé de comment les élu-e-s avaient réussi à rouler les gens et de pourquoi on s’était pas assez préparé-e-s à ça. On a parlé de tous ces trucs de chefferie, avec les grandes gueules qui finalement remportaient toujours les décisions en AG, mais aussi les antidotes qu’on avait essayé au bout d’un moment, ces systèmes de répartition rationnelle et égalitaire de la parole, mains agitées en l’air et compagnie, qui n’arrivaient pas non plus à nous satisfaire, en tout cas dans la façon dont on les avait pratiqués. On a aussi parlé de ce pote qui avait à moitié agressé une fille dans son sommeil dans une tente, de comment nous les mecs on avait mis du temps à réagir, de tous les débats qu’il y avait eu : le virer, le punir ? Donner notre avis aux filles là-dessus ? Les laisser agir à leur manière, avec leur rage, puis discuter derrière avec lui du patriarcat ? Quel système juridique on voulait créer entre nous ? Parce qu’au fond il s’agissait bien de ça.

J’ai beaucoup aimé toute cette discussion. J’ai regretté qu’on n’ait été que deux pour se dire et entendre tout ça.

Je lui ai dit : « - Mais tu sais quoi ? Avec Lucie et compagnie, on devrait organiser un bilan. On invite plein de gens, au moins les radicaux, peut-être pas seulement eux d’ailleurs, et on décortique ce qu’on a vécu ensemble.

Lui : - Je ne sais pas. J’ai l’impression que les bilans collectifs, c’est jamais très intéressant. On tourne en rond, on répète ce qu’on sait déjà.

Moi : - Mais t’en as déjà fait, des vrais bilans ?

Lui : - Oui bien sûr, il y en a eu des sympas, même des week-ends à la campagne, tout ça, des fêtes... Mais bon c’était une façon de se dire au revoir, rien de plus. »

J’étais embêté. Pourquoi étions-nous capables d’aller si loin à deux, et pourquoi était-ce impossible à plus ? Tout le monde tire les leçons politiques d’une mobilisation dans son for intérieur et les exprime à peine : au pire en tournant les talons et en haussant les épaules, « on ne m’y reprendra plus », au mieux en les balançant par-dessus la jambe et en claquant la porte. Quant à nos rares bilans collectifs, Laurent avait raison, nous ne sommes manifestement pas capables d’y créer les conditions d’écoute suffisantes pour que la parole s’extirpe des refrains et des redites... Nous ne parvenons qu’à des bilans-célébration, qui servent à confirmer le groupe dans ses mythes fondateurs, ses consensus et ses rôles établis, comme dans le temps cyclique des sociétés dites primitives. Alors les bilans sont-ils condamnés à être soit privés d’intérêt, soit privés tout court ? Ou manquons-nous d’outils et d’exercice dans ce domaine ?

Si j’opte pour la deuxième réponse, c’est parce que les bilans collectifs me semblent être des clefs dans une stratégie politique. Des alambics qui, portés à la bonne température, condensent le suc d’une aventure pour en ouvrir plus grand une autre. Ce sont eux qui permettent à un groupe de garder le fil entre différentes expériences, d’avancer sans ressasser certaines erreurs, de construire de l’Histoire. Ils sont souvent rejetés à la périphérie de nos luttes, dans la poussière et les coups de balai, alors qu’ils méritent une place centrale : ils pourraient être le lieu privilégié d’une pensée collective qui s’ancre dans le vécu concret, qui s’exerce à l’analyse, la synthèse, la créativité.


Fiche pratique : les bilans.

Cinq étapes à distinguer soigneusement, à valoriser chacune pour elle-même, pour que les bilans de nos luttes deviennent les moteurs qu’ils peuvent être dans la construction de liens politiques.

1. La matière première des bilans, ce sont les faits. On dresse un grand tableau de ce qui s’est passé : chronologie, chaîne de causalités, tournants de l’histoire, personnages et forces en présence, visions profondes qui les ont animés. On déballe tout, on liste le plus objectivement possible, on décrit, on nomme. Sans juger : ce n’est pas encore le moment de définir ce qui s’est bien ou mal passé, on définit ce qui s’est passé, point. Le défi dans cette première étape, c’est de lui accorder assez de temps : au début sortent les grandes lignes, ce que tout le monde sait déjà, et souvent c’est seulement plus loin qu’apparaissent des anecdotes, des maximes, des détails tout-à-fait révélateurs - ce que chaque membre du groupe a pu remarquer et maintenir sous silence parce qu’il ou elle ne savait pas trop quoi en penser.

2. Etape suivante : on tire les leçons. On risque des évaluations, des interprétations, des analyses. On trouve les mots sur ce que les événements nous ont appris sur nous-mêmes, sur nos allié-e-s, sur nos ennemi-e-s. Qu’est-ce qui a été un succès, qu’est-ce qui a été un échec ? Auto-critique. A ce stade les avis seront partagés et c’est tant mieux. Le groupe, déjà étourdi par l’épopée qu’il vient de vivre, peut avoir peur des conflits internes... Mais ceux-ci méritent d’être doucement approfondis pour que l’on puisse percevoir dans tout leur éclat les noeuds et les interrogations sous-jacentes. La progression dans la pensée est parfois plus importante que la survie sous perfusion d’un collectif.

3. On se tourne à 180°, du passé vers l’avenir. Ce que nous avons voulu ensemble ne s’arrête pas à l’action qui s’est terminée. En quoi nos objectifs à plus long terme se sont trouvés éclairés, enrichis, voire remis en question par l’expérience que nous venons de vivre ? Quelles hypothèses nous donne-t-elle à vérifier dans les prochaines actions ? Qu’indique-t-elle au groupe comme étant nécessaire de travailler, d’approfondir ? Comment dans le prochain mouvement être prêt-e-s là où nous avons été fragiles ? Faut-il acquérir telles compétences ? Se former sur tel sujet politique ?

4. Le bilan peut prendre une forme poétique. Les révolutionnaires du siècle écoulé avaient des chants pour faire vrombir leur mémoire. Nous pouvons aussi produire des chansons, ou des contes, ou du riot-porn, ou toute autre forme romantique-révolutionnaire. Le but est de construire un discours autour duquel le groupe aura envie de rester ensemble et de continuer l’aventure.

5. Le bilan est communiqué. Dans son double aspect, analytique et artistique, le bilan est condensé sur un support qui pourra être transmis : brochure, expo-photos, document audio ou vidéo... Diffusé à d’autres groupes et à d’autres générations, il est une arme de toute première importance, une mallette de recommandations pour la raison et d’inspirations pour l’imaginaire.


Fiche pratique : Les alliances avec des groupes politiques différents.
De la participation à des comités unitaires.

Pour beaucoup de groupes radicaux, la participation à des comités unitaires [14] n’est vue que comme un frein à leur action. Au contraire, nous pensons qu’elle permet des rencontres et des mouvements d’une importance stratégique.

D’une part, l’union de diverses tendances autour d’objectifs politiques communs permet l’apprentissage politique aux individus inorganisés qui participent au mouvement. Au cours des ardentes discussions chacun-e a la possibilité et le temps de prendre sa place dans la tendance qui correspond à ses propres réflexions et à sa maturité politique.

D’autre part, un groupe peut participer à un comité unitaire tout en gardant sa liberté :
1) D’affirmer ses perspectives politiques particulières et le sens particulier qu’il donne à sa participation à l’action unitaire ;
2) D’amener les formes d’action qu’il jugera opportunes, voire de les faire adopter dans le cadre unitaire.
Un exemple frappant est l’action « Stop the City » lancée à Londres contre les banques en 1999. Pas moins de 27 tracts différents ont convoqué à l’évènement, les formes d’action allaient de ceux qui distribuaient des tartines déguisées en nonnes, à ceux qui lançaient des pierres, en passant par ceux qui se couchaient par terre ou se mettaient en position de lotus. Un comité ne doit pas forcément succomber aux ayatollah uniformistes qui veulent ôter les ailes à tout ce qui dépasse.

Ces précisions étant faites, nous pouvons évoquer diverses attitudes face aux alliances politiques au sein d’un comité unitaire.

-L’alliance comme outil stratégique
Les revendications d’un comité unitaire visent toujours des réformes : y participer donne l’impression de perdre la visée révolutionnaire.
Tout dépend si les réformes visées vont dans le sens de plus d’autonomie, si elles sont un pas qui fait reculer le commandement capitaliste. Certaines réformes ne font que renforcer la soumission et doivent être combattues. Mais le refus de s’intéresser à quelque réforme que ce soit vient du refus de penser stratégiquement : la visée révolutionnaire à long terme est prise comme LA revendication à poser dans l’immédiat alors qu’elle devrait être prise comme boussole, orientant les choix stratégiques.
Pourquoi ce refus de se com-promettre avec des groupes dont les visées politiques ne sont pas assez radicales ? Ce mé-pris des autres visées vient-il d’une sur-valorisation des idées qui animent le groupe radical ? Et derrière cette sur-valorisation une sous-valorisation : parce qu’on doute qu’en s’alliant on puisse faire valoir ses propres perspectives politiques ? Parce qu’on imagine les autres organisations, UNEF LCR et compagnie, si puissantes et astucieuses qu’elles arriveront automatiquement à nous écrabouiller, nous faire taire, imposer leur loi dans le comité ? Ce serait capituler avant de combattre.

-L’alliance comme rapport utilitariste : un mépris.
L’alliance avec d’autres formations politiques n’est parfois envisagée que par des calculs utilitaristes. Parce qu’elle donne à l’action du groupe minoritaire la caution du plus grand nombre. Parce qu’elle permet d’avoir accès à des lieux, à du matériel, ou d’avoir une audience plus grande que celle que le groupe tout seul pourrait obtenir. Ou pire, parce qu’on veut se dissimuler dans le mouvement de masse pour éviter de se faire pincer par la répression. Tous ces calculs politiciens montrent que le groupe en question veut agir « au-delà de sa positivité » : il sur-valorise sa position, tout en la sous-valorisant, puisqu’il cherche à se faire entendre non pas en comptant sur ses propres forces de persuasion, mais en instrumentalisant le plus grand nombre, que de telle sorte il méprise.

-L’alliance n’implique pas un respect aveugle de la « démocratie » dans la lutte.
Souvent un groupe minoritaire perçoit qu’un nombre significatif de participants au mouvement cherche à déborder les organisations censées représenter l’avis de la majorité. Il peut alors choisir d’assumer une action minoritaire, par exemple une occupation ou une action directe, sachant qu’elle motivera du monde. Il sera en butte aux critiques des démocratistes, qui lui reprocheront de passer outre l’avis de la majorité, mais l’action ouvre de nouveaux espaces, et elle peut rencontrer un certain succès. Si c’est le cas, les organisations réformistes sont souvent prêtes – après-coup – à défendre l’action ainsi que les militant-e-s éventuellement inculpé-e-s.
Un exemple. Un mouvement a été lancé dans une université par des trotskystes contre les mesures d’austérité limitant par exemple le nombre des assistant-e-s. Après un certains nombre d’AG assez glauques le mouvement commençait à se fatiguer, lorsqu’un groupe proposa aux étudiant-e-s de venir occuper l’université pendant le week-end avec sacs de couchages et grillades sur les pelouses. Grâce à cette initiative le mouvement de grève a duré plus de deux mois, car les étudiant-e-s ont commencé à partager des choses plus profondes, à aborder leurs vrais problèmes, y compris ceux qui dépassent le cadre de l’université.
Il arrive que la majorité du comité persiste à exclure l’action proposée, alors le groupe minoritaire peut sortir du comité tout en continuant à se déclarer solidaire des revendications qui l’unissent. Quand la sécession est posée a priori, elle n’est souvent comprise que comme une position dogmatique ; quand elle n’intervient qu’à ce stade-là, ses raisons deviennent plus intelligibles aux yeux de tous et de toutes. Rendre un choix politique le plus clair possible n’est pas une démagogie mais une marque de considération et, là encore, une arme dans la construction de liens.


En-quête d’allié-e-s

Les murs entre les milieux sociaux forment l’armure principale du status-quo. Lettre d’une personne qui perçoit l’atomisation de la société et ses conséquences sur sa propre vie. Lettre adressée au membre du ghetto voisin, appel à la rencontre. Lettre d’invitation à une en-quête.

Qui es-tu ? Toi que je croise, les oreilles dans ton baladeur, les yeux sur tes pieds, pressé comme moi d’avaler cette rue qui n’est plus qu’un moyen de transport, non pas un espace « public » parce que la vie publique y palpite à peine, mais un espace assez lisse pour qu’on puisse glisser côte à côte. Toi la tête toute entière dans ton téléphone portable, déjà arrivé en pensée dans ton petit groupe convivial, presque-privé, foyer encore doux. Comment vais-je pouvoir te poser la question : qui es-tu ?

Je veux savoir qui tu es, pas juste « ce que tu fais » mais quel sens tu donnes à ce que tu fais, quelles sont tes aspirations profondes, le petit point de force dans l’estomac qui te réveille le matin. Quelle est ton histoire ? Pourrions-nous devenir allié-e-s ?

Je suis en quête d’allié-e-s. Peut-être d’ami-e-s, ou d’amant-e-s : mais avant tout, d’allié-e-s. J’ai compris que toutes les combinaisons possibles de la « démerde », depuis le deal jusqu’à la promotion au boulot, ont une jambe cassée : elles prétendent qu’on peut s’en sortir tout-e seul-e. Avec bien sûr, dans le capital inégal de chaque âme concurrente, un trousseau avisé de « contacts » et de « réseaux », et aussi une chérie pour arriver à se détendre et tenir le coup. Je ne comprends pas encore exactement ce qu’a voulu dire Bakounine avec « ma liberté commence là où commence la liberté de l’autre » mais j’y pressens des relations humaines qui sont d’un autre étage. Et je crois savoir qu’en effet un vrai « mieux » dans nos vies dépend de liens bien plus consistants.

Comment ça se passe, toi, dans ton ghetto ? Nous sommes tous et toutes confiné-e-s dans des ghettos, des cases étoilées qui se chevauchent sur le territoire sans se trouver. Tous et toutes, banquier-e-s comme activistes. On se toise en silence dans les espaces « publics » de transports. On sait confusément que tous ces milieux prennent part à la vie sociale et font d’elle ce qu’elle est : chacun tire de son côté et donne son coup de patte, ce qui est pris par les uns manque aux autres, il y a des dépendances de partout. Mais il n’y a aucune parole directe de tribu à tribu, et pour que toutes ces interactions forment un tableau logique dans nos têtes, nous en sommes réduit-e-s à nous raconter des histoires les unes sur les autres. Heureusement que les sociologues médiatiques sont là pour nous aider : je crois comprendre au journal télévisé pourquoi mon voisin a telle ou telle coutume, pourquoi les jeunes marginaux que je vois dans le tram s’habillent comme ci ou ça, ce que viennent faire ces immigré-e-s dans ma ville, que revendiquait la manif qui est passée tout-à-l’heure sous mes fenêtres, comment ça se fait que dans mon quartier tant de gens ont voté à l’extrême-droite.

Mais j’ai encore des doutes, j’ai encore des questions. J’ai l’air indifférent dans le bus quand je regarde dans la vitre, mais c’est toi que je regarde vraiment, à la dérobée comme si tu étais nu, c’est toi qui m’intrigues. Est-ce que tout ce qu’on dit sur ton monde est vrai ? Tout ce qu’on raconte dans les films ? Si je croyais tout-à-fait aux amalgames qui circulent sur toi, ou même aux sciences sociales qui ont l’air de t’avoir déterminé, je n’aurais plus une miette de curiosité pour toi – nous serions des fantômes dans le firmament de la tolérance. Tu ne me feras pas croire que tu es un pur échantillon de ta catégorie sociale. Peux-tu me surprendre ? Dis-moi.

Chez toi qu’est-ce qu’on raconte sur moi, sur nous ? Chez moi dans le ghetto activiste, il y a plein de généralités qui circulent sur les autres. Par exemple, il y a le mythe de l’émeutier de banlieue : sujet intrinsèquement révolutionnaire. Il y a aussi le mythe du petit-bourgeois : sujet intrinsèquement aliéné. Ces objectivations ne sont pas complètement à côté de la plaque, elles reposent sur une sociologie rigoureuse. Elles tiennent compte des différentes conditions sociales, tandis que la pensée dominante veut nous conter la fable d’un individu libéral, égal, interchangeable. Mais là où elles devraient juste nous servir d’indices, d’avertissements, de probabilités, elles prennent toute la place dans notre imaginaire et finalement elles nous dispensent de rencontrer les gens. Nous croyons com-prendre les autres milieux : au bout du compte nous les mé-prenons, parce que nous ne partons pas à leur écoute.

C’est assez étonnant, parce qu’entre activistes il est dit et redit que nous devons « nous unir à d’autres catégories exploitées ». Mais même elles, nous avons beaucoup de mal à les rencontrer. Il y a des intentions et des « démarches d’ouverture » qui ne sont pas insignifiantes, mais le coche est souvent lamentablement raté. On organise un événement public, une projection, un repas de quartier : seul-e-s trois tondu-e-s parmi nous sont disposé-e-s à parler aux inconnu-e-s. Des cailleras participent à une manif : on se félicite d’un maigre slogan repris en choeur ou de quelques oeillades complices derrière la barricade. Après la manif on cherche à aller plus loin avec elles : on ne pense qu’à l’anti-répression, en bout de chaîne là où il ne reste plus de la bataille que le mouvement défensif, là où en guise d’échange nous ne pouvons avoir qu’un geste unilatéral de soutien, un bras long d’avocats et d’érudition juridique. On veut « communiquer » sur un problème : affiches et textes sont balancés sur les murs ou sur le net comme dans le froid de l’espace intersidéral. On apprend qu’une association de riverains s’est montée contre un projet immobilier, ou que des étudiant-e-s s’organisent pour soutenir une camarade sans papiers : nous voici à toute vitesse, brochures et modes d’actions en veux-tu en voilà – et suivant la radicalité de ce qu’on trouve en arrivant, soit on repart découragé-e-s, soit on se greffe à l’histoire, sélectionnant tout ce qui à l’intérieur peut coïncider avec nos refrains politiques. Les gens d’en face finiront par nous voir sortir de leur vie aussi vite que nous y sommes entré-e-s, et j’imagine parfois, sans trop me l’avouer, la méfiance pour « les militant-e-s » que nous pouvons laisser en eux. Ce qu’ils essayaient de dire a été vaguement entendu par nous, en tout cas instrumentalisé : relayé avec empressement comme l’illustration qui-tombe-à-pic d’un discours déjà bouclé à l’avance.

Je n’arrive pas à savoir si toutes ces maladresses, qui ont été et sont encore en premier lieu les miennes, sont dues à notre manque d’expérience ou à de la flemme ; peut-être parce que le premier entraîne la seconde. Le fait est que nous tombons sans cesse à côté de la rencontre. Ecoeuré-e-s, certain-e-s d’entre nous concluent que toute alliance est vaine voire périlleuse et que les choses changeront, peut-être, si chaque ghetto s’occupe de ses affaires en parallèle. Je ne suis pas d’accord avec elles et eux. L’ordre établi se maintient en divisant la population, tout va bien pour lui tant qu’il est seul à détenir les clefs du lien entre toutes les composantes de la société : nos sabotages auront beau être téméraires, nos tags poétiques et bien placés, nos campagnes d’information précises et massives, nous resterons des carpes tant que nous n’aurons pas saisi cette combine. C’est bien dans la construction d’un lien social autonome, au-delà de nos petits milieux, plus consistant et plus profond que la colle conviviale, que nous irons vers le cœur d’une émancipation collective. Dans notre société toutes sortes d’initiatives vont dans ce sens et à la fois rien ne les aide : je crois que c’est à nous de prendre ce défi à bras le corps, d’analyser nos erreurs, de démasquer les fausses pistes citoyennes ; ne nous laissons pas décourager, poussons en avant !

C’est avec tout ça que je viens vers toi et que je te demande qui tu es, ce que tu penses au fond, quelle est ton histoire. J’appelle ta parole. Je ne joue plus à deviner ce que tu vas forcément me dire, je t’aborde comme une créature énigmatique. Je veux célébrer ton opacité. Mon attention ne se refermera pas aux premières de tes banalités, je sais que tu tends toutes sortes de transparences pour rassurer le public (et toi avec, peut-être), mais je devine toujours des mystères et je veux rester en jeu. Qui es-tu, que portes-tu au cœur ? Je t’écoute, parle.

Je veux accueillir ta parole comme une main dans le sable, l’éprouver à l’intérieur de moi, emprunter, curieux, ses plis particuliers, mais je te mentirais si je prétendais n’être constitué que de cette couche friable. J’ai en-dessous un foyer où je forge mes convictions. J’ai moi aussi des choses à te dire, j’ai une origine sociale, une expérience, des motifs, des interprétations. J’ai moi aussi des besoins, matériels, affectifs. Je ne veux pas avoir peur de les dérouler sur la table, tout comme je ne veux me scandaliser d’aucune « énormité » en face. Parce que j’aspire bien à une rencontre : ni l’écoute cordiale du relativiste correct, ni le discours à sens unique du pédagogue qui détient la vérité, mais le mouvement ambigu de la parole vraie qui permet l’écoute vraie, et vice-versa. Plus je suis clair avec moi-même, plus je peux danser avec ta liberté d’expression. Si je sais reconnaître et formuler mes propres présupposés, je risque moins de les confondre et de les projeter dans ce que tu me dis.

Parfois malgré tout j’ai peur que par ta bouche tu me menaces psychologiquement, tu me culpabilises, tu poignardes ma confiance. J’ai peur de cette pensée dominante, de tous ces mots qu’on cloue dans mon courage, dans ce courage si fragile de me dresser contre ce qui m’oppresse. Mais je veux apprendre à ne plus avoir peur, peut-être que mes camarades m’aideront en cela. Je ne veux plus avoir peur du conflit, si c’est un conflit heuristique [15] : un conflit qui nous entraîne sans chichis vers le fond des vécus et des pensées, comme une ancre tombe lentement sans trembler. Je ne veux plus avoir peur de manquer le dernier mot, je ne veux plus avoir peur de mes « je ne sais pas » comme des crevasses, je ne veux plus vivre une discussion comme un danger. Je ne suis plus là pour gagner dans le dialogue, mais pour l’ouvrir et le maintenir en funambule même quand une divergence me déséquilibre : signal qu’on commence seulement à se parler. Mon idéal ne se défend pas en cotte-de-mailles, à coups de sentences. Mon idéal s’approche quand on arrive à desserrer les gaines et à couler vers la radicalité, c’est-à-dire vers la racine des choses. Viens : on plonge.

Tu n’es pas un monolithe à classer dans une salle du muséum sociologique, et moi non plus. Nous contenons chacun-e une société de voix discordantes, nous contenons la société entière à l’intérieur de nous. Même si certaines voix en nous ont eu leur chapitre et d’autres moins ; même si, surtout à la surface, chacun-e baigne dans le courant chaud des mots de son rang et de son milieu social. En plongeant ensemble dans notre mer de voix nous scannons aussi la société et nous nous étonnons de comment elle s’exprime sous nos propres eaux. C’est un beau parcours, où l’étonnement n’empêche pas la recherche de nos pensées profondes, justement parce que nous les savons forcément sociales. Je sais que mes convictions et les tiennes n’ont finalement rien d’exceptionnel parce qu’elles naissent dans l’Histoire de notre société, je sais que tes « énormités » et les miennes ne sont pas tout-à-fait étrangères, parce que de près ou de loin elles nous ont charpenté l’un et l’autre. Je sais (mais je le dis trop peu) qu’en étant consterné devant certaines idées, je me laisse consterner aussi par ce que je pouvais penser moi-même il y a de cela pas si longtemps.

J’ai des voix dans la tête, un parlement tout entier. J’ai des voix comme des courants marins dans le placenta et dedans, des mots qui sont des bulles. Certains mots s’épanchent dans certaines voix et sonnent creux dans d’autres. Il y a les mots d’un ghetto et d’un seul. Il y a les mots galvaudés, ils sont dits pareil partout mais ils ont une signification différente selon les ghettos. Il y a les mots qui ne se disent rien, de ghetto à ghetto, et qui pourtant recèlent la même signification. Il y a les mots-à-scandale : ceux qui tranchent. Notre plongée amniotique en paroles viendra sonder les pensées jusqu’à cette unité de base : quels sont tes mots ? Quelles sont tes références culturelles, tes concepts, tes perceptions, tes représentations ? Avons-nous des mots en commun ? Comment comprends-tu les mots qui-vont-de-soi dans mon langage militant ? Comment le traduis-tu dans ton patois à toi ?

La classe ouvrière a eu sa Tour de Babel et le néo-libéralisme a voulu l’abattre. Le dernier degré du lien social est dans la parole : atomiser la société c’est aussi brouiller les mots, les vider de sens, les retourner contre eux-mêmes. Il y a une guerre médiatique des mots où tout nouveau terme qui peut faire sens est l’objet de convoitises et de conquêtes. Qu’est-ce qui peut être communément admis comme « révolutionnaire » aujourd’hui à part tel nouveau robot ménager ? Qui sommes-nous si la « subversion » est célébrée dans les critiques de films du journal Libération ? Qu’allons-nous faire de la « démocratie directe » si le maire socialiste de Grenoble se met à la vanter texto dans sa campagne électorale, lui qui est passé maître dans le lancement de forums citoyens sur des projets pharaoniques déjà votés en haut lieu ? Et ce « lien social », quel sens arriverons-nous à lui donner s’il est ânonné par les mêmes administrations qui le détruisent jour après jour ? Un lien social autonome, indépendant des logiques marchandes ou institutionnelles, reposera concrètement sur ce que nous arriverons à faire mais aussi à dire ensemble du fond du coeur. Des mots discutés, élaborés, profondément compris ensemble sont les piliers de nos complicités, et pour cette raison il me paraît absolument stratégique d’arriver à refonder une langue des rebelles. Pour cette raison, si nous écrivons un jour un tract ensemble, je te préviens, je « chipoterai » sur les mots. Pas pour t’imposer les miens, mais parce que je vois dans ce processus-là, dans cette confrontation des intelligibilités, une occasion de s’unir aussi concrète que la diffusion même du texte. Je ne tiens pas forcément à mes mots : je tiens à une alliance patiente des mots de nos milieux séparés. Et qui sait, à leur transformation, à leur fusion dans un plurilogue plus élevé.

« C’est un autre monde que nous verrions de nos yeux avec d’autres mots. Notre vue est parlée. » (V. Novarina) L’alliance pour laquelle je viens vers toi se scellera dans des poignées-de-mots et dans ce qu’elles permettront : un renouvellement du regard, une profondeur des pensées. Ce sont les idées les plus claires qui arrivent le mieux à danser avec les mots, les empoigner, les lancer, les reprendre, s’exprimer avec tantôt un langage tantôt un autre. Indépendant-e-s dans notre compréhension globale de la société, fort-e-s d’une réflexion partagée, nous pourrons peut-être déserter la seule idéologie qui pour l’instant nous semble tenir debout, celle qui dit que la soumission est inéluctable sur cette planète. Nous avons intériorisé cette idéologie et nous menons tous et toutes, plus ou moins consciemment, un combat intime contre elle. Nous soutenir mutuellement dans cette résistance intérieure est un premier pas. A partir de là, chacun-e, chaque groupe, suivant son contexte et son histoire, choisira sans doute une stratégie d’action différente (sécession, lutte dans le travail, etc.) : tant que nous cultivons l’alliance des consciences, cela ne peut être qu’une richesse.

Peut-être que nos langages resteront séparés, mais alors nous saurons un peu mieux pourquoi : nous aurons en tout cas dépassé ces bribes de savoir abstrait que nous croyons avoir les un-e-s sur les autres, nous serons concerné-e-s les un-e-s par les autres, il sera plus facile d’agir ensemble et aussi plus difficile de s’oublier. Mais cette connaissance vive, forcément riche, ne sera pas pour autant une déclaration de paix. Tu seras peut-être vigile et un jour on te commandera de me barrer la route d’une occupation. Tu seras peut-être jeune scientifique et un jour on te soumettra un projet militaire. Tu seras peut-être assistante sociale et un jour on te priera de me dénoncer aux autorités. Tu seras peut-être urbaniste et un jour on t’appellera pour un déplacement de populations dans la ville. Tu feras ton choix, et peut-être que l’en-quête m’aura permis de mieux comprendre ses raisons, mais ça ne m’empêchera pas de m’interposer. Déterminé et sans mé-pris.

Tu veux tenter l’aventure ?


Fiche pratique : l’en-quête

Tous ces êtres derrière les vitres fumées des autres milieux sociaux ne nous apparaissent encore que comme des masses et des points en mouvement. Il faudra enfiler des escarpins pour aller vers eux et pour qu’ils prennent forme humaine. Nous venons à leur rencontre, en-quête, pas à pas. Auront-ils le goût de danser avec nous ?

a. Accroupi-e-s.
Le premier mouvement de l’en-quête est encore recentré sur notre propre groupe. Qui sommes-nous, nous qui partons à la rencontre ? D’où partons-nous, d’où parlons-nous, que cherchons-nous ? Nous partageons ces questions et toute la danse qui va suivre avec des camarades : pour nous l’en-quête a du sens à l’intérieur d’un cheminement politique collectif, qui ne naît pas de rien et ne manquera pas de se poursuivre une fois les bilans esquissés.

b. Mains tendues.
Anciennes amitiés collégiennes, collègues d’intérim, camaraderie d’une lutte, complicité autour d’un instrument de musique ou d’un club de mycologie, inscriptions sans visage sur un forum internet, voisinage prompt aux coups-de-main, pannes providentielles et autres situations de nécessité, nuées espiègles de mômes qui viennent chercher des noises... L’oeil averti recense par magie quantités d’occasions d’attraper les mains nonchalamment tendues par-dessus les murs.

c. Bouche cousue.
Une fois le contact établi, le premier réflexe militant consiste à enfouir l’autre sous une pelletée d’idées géniales. Peut-être qu’on pourra planter un drapeau rouge ou noir sur le monticule ainsi formé. Il y a une peur presque hargneuse de rater cette porte exceptionnellement ouverte, alors on sort vite le pack idéologique de son milieu : c’est la meilleure manière de tout fermer. « J’ai la solution à ton problème ! », « A Rennes, dans la même situation, ils ont pas hésité à tout casser », « Attention, quand tu dis ça, tu véhicules la pensée dominante », « L’union fait la force, il faut se bouger ! ». Nous sommes chargé-e-s de connaissances belles et occultées, nous bouillonnons généreusement ou amèrement de ne pouvoir les transmettre... Mais chhht... patience !

d. Oreilles écarquillées.
Les liens les plus forts commencent lorsque l’autre peut aller au bout de ce qu’il ou elle a à dire. Il est rare d’éprouver assez de confiance pour oser exprimer le fond de sa pensée, on est souvent coupé-e dans son élan par les réponses de circonstance, par les « oui-mais... » : presque des marques d’inattention. Dans l’en-quête, quand l’autre se risque à formuler son raisonnement, son ressenti, nous ne l’interrompons pas, nous voulons plutôt l’encourager à le dérouler jusqu’au noeud de la pelote et même plus loin. Loin jusqu’au fond des questions de fond, là où on s’explique le monde, là où on se sait en contradiction, là où on s’avoue fragile et seul-e, là où on s’émeut sans avoir besoin de se défendre. L’en-quête veut être le lieu de la qualité d’écoute par excellence.

e. Synapses enregistrantes.
Ou dictaphone allumé... Parce que dans la bouche de l’interlocuteur ou de l’interlocutrice, rien n’est banal, rien n’est anodin, y compris les toutes premières politesses. Par exemple, quels sont précisément les mots employés par la personne pour exprimer :
sa dignité (dans sa faculté de faire, dans son activité rémunérée ou pas, etc.),
ses relations et notamment ses solidarités (avec ses collègues, ses voisin-e-s, etc.),
ses besoins profonds et ses stratégies pour les satisfaire,
les pressions qu’elle est obligée d’accepter, parce que les résistances individuelles ou même de petits groupes ne suffisent pas.

f. Un pas de retrait.
C’est le moment où le groupe qui s’est mis en quête devient bassin de décantation de ce qu’il a entendu. Il prend la plume, qui l’aide à se donner du recul. Qu’est-ce qui a commencé à être dit ? Quels sont les concepts-clés, les concepts sous-entendus qui sont mis en oeuvre ? Quelles sont les remarques où brille la pertinence, et quelles sont les pensées qui semblent montrer à quel point des pressions ont été intériorisées ? Ce qui décante ici n’est pas seulement ce que les autres nous ont dit : ce sont aussi en même temps nos propres représentations de ce qu’est le capitalisme.

g. Un pas en avant.
Le groupe revient alors vers les interlocuteurs et interlocutrices avec un texte, comme une réponse, comme une proposition où à son tour il s’est mis en jeu. Dedans figure ce qu’il a compris et retenu du premier entretien à travers son propre prisme, clairement assumé comme tel. Figurent également les ponts jetés avec ses propres besoins et perspectives. Des mots des un-e-s sont mis en avant, des mots des autres apparaissent, des mots nouveaux sont forgés comme le résultat attentionné de cette rencontre particulière.

h. Un pas en retrait, un pas en avant.
Le texte est discuté, les malentendus sont pointés, les flous cernés, les mots enrichis. Le groupe repart et corrige le texte, puis revient proposer une nouvelle version. Et ainsi de suite.

i. Etoile.
Forts d’un texte qui leur convient tous deux, les deux groupes peuvent organiser sa diffusion ensemble dans leurs différents ghettos. Une façon de sceller le lien par une petite coopération concrète. [16]

j. Accroupi-e-s
Retour à la case départ : et si les deux groupes partaient en-quête vers d’autres milieux encore ? Pourquoi pas dans l’idée de lancer une feuille de chou, comme un fil rouge à travers les attaches enchevêtrées que toutes ces petites cités pourront nouer entre elles ?


Détroits : une invitation à penser collectivement.

Ce numéro de Détroits est un moment dans un processus de discussion nommé « Elucubrations », où nous expérimentons ce que nous appelons l’intelligence collective. Penser ensemble, c’est mieux que tout seul.

Ce processus a lieu depuis trois ans :
1) sur une liste internet et un wiki,
2) par des rencontres,
3) par l’édition d’une revue, Détroits.

En juillet 2007 les trois Pieds Nickelés de l’équipe de rédaction de Détroits se sont mis en quête, et ils ont visité des militant-e-s dans les trois villes dont ils proviennent : Bruxelles, Genève et Grenoble.
Dans chaque ville a eu lieu une rencontre de deux jours, à huis-clos : les participant-e-s se sont coupé-e-s du reste de leur vie urbaine normale pour vivre une aventure de pensée ensemble.

Après ce voyage, nos trois lascars se sont à leur tour coupés du monde pendant quatre jours. Ils ont imité les vaches qui passent bien du temps à ruminer tranquillement l’herbe broutée ; ils ont relu les notes prises pendant leur voyage, ils ont discuté chaque question apparue lors des entretiens. Bref, ils sont devenus à trois un bassin de décantation : ils ont laissé retentir en eux les pensées qui ont été dites, ils ont contemplé les fragments de paysages conceptuels que leur ont fait entrevoir leurs interlocuteurs. Ils ont cherché les cohérences qui ont essayé de se dessiner.

Après s’être ainsi transformés en caisse de résonance pour les trésors de pensée qu’ils ont entendus sonner sur les cordes de chacunE, ils sont passé à l’étape suivante : l’écriture. Il s’agissait de cristalliser le plus clairement possible ce qui a été dit, entendu, travaillé. Cela bien fait, ils se sont aperçus... Comme dit le proverbe : « c’est quand on est arrivé au sommet de la montagne que ça commence à grimper » !

En effet, il ne suffit pas d’accumuler des témoignages, encore faut-il disposer des clefs pour les lire. Et ils se sont mis à pondre !

Lorsque vous aurez lu ces pages, relisez-les encore une fois, il serait anormal que vous ayez tout bien compris du premier coup. Comment pourriez-vous parcourir en trois heures le chemin que nous avons tracé patiemment dans ce désert de sel ? Si vous avez du courage, vous ferez un pas de plus. Il se produira peut-être quelque chose en vous qui est la suite de ce que nous avons entrepris. Un pas encore serait que vous nous fassiez part de vos réactions, de vos questions, de vos critiques. Un pas encore sera que nous fassions apparaître vos réponses sur le Wiki d’élucubrations, une liste où peuvent s’inscrire tous ceux qui le veulent et sur laquelle a lieu un processus de discussion constante autour de cette question : où voulons-nous en venir dans cette société ?

Pour vos réponses désirées donc, et plus généralement pour écrire à la liste : elucubrations |chez| poivron |point| org.
Vous pouvez même vous inscrire, et participer aux échanges de réflexions, anecdotes, fiches de lectures, qui font le processus "Elucubrations".
Pour consulter le wiki, où nous débutons un travail de classement thématique de ce qui circule sur la liste : http://elucubrations.poivron.org.
Et si la perspective de discussions en chair et en os vous paraît plus captivante, faites-nous signe : nous serions prêts à co-organiser une rencontre.


Les auteurs

Borislav Borgia. Né dans un torrent de larmes, descendant d’une clarinette et d’un tambour. Père d’une aiguille. Commence à quitter le corps de Peter Pan. Depuis, se rase à l’huile d’olive et se parfume au cumin.

Evariste Favre. Enfance dans le Palais de Buckingham. Etudes à l’Ile de Pâques chez la maman de Marx, puis Expert-Consultant en Traversée des Déserts pendant 33 ans à Buenos-Aires. Protégé de Shiva. Eduqué par quatre enfants. Actuellement en stage de Désorientation Surveillée à la Maison des Associations de Bochuz. Ne mange que du poisson.

Ysengrin. Expert en dilemmes, autonome italien dans une vie antérieure, gentillet en apparence, ami des phoques. Précaire, peut faire peur aux petits enfants. A passé un tiers de sa vie à dormir, un sixième dans un système scolaire qui l’a enragé, un huitième dans des marmites communautaires où il a bouilli passionnément. Entouré d’une guéparde, d’une luciole et d’un ours dans un terrier légal. Approche de la barre fatidique des trente ans.


Détroits

Détroits : d’Otrante, ou de Gibraltar, tous les détroits : tous les passages étroits, lieux éphémères, transits obligés, chemins sur lesquels s’ouvre un nouveau paysage – et où se quitte un autre ; lieux rêvés pour les embuscades, pour les contrôles policiers ; mais aussi défilés par lesquels on peut se faufiler, s’immiscer.

Détroits, tous les détroits, ceux qu’il faut passer sur de vieux rafiots fragiles en risquant la noyade et les projecteurs des vedettes de la police, mais aussi détroits à chaque rencontre : à chaque rencontre risque des projecteurs policiers, risque de noyade, mais aussi risque de courir sur la plage d’un nouveau pays.

Dans les détroits : là où la mer se rétrécit entre deux continents, entre deux cultures ;
Dans les détroits il y a de forts courants marins, il y a du vent, récifs et plages de sable, dans les détroits il y a des histoires, des siècles de tentatives, des vestiges, d’anciennes fortifications, d’anciennes destructions de fortifications ; les marchands ont passé, les étoffes inconnues, mais aussi la peste et les canons, les religions y ont fait des croisements contre nature, des langues s’y sont forgées.

Détroits ! Dans les détroits nos poteaux de couleurs sont plantés : nous aussi nous sommes à la recherche de passages, attentifs aux courants dangereux ou salutaires, nous aussi nous avons quitté… et pas encore rejoint !

Détroits n°1

[1Les luttes sociales qui ont été menées sous le drapeau du communisme ne doivent pas être confondues avec celui-ci ! Les gauches, social-démocrates et extrêmes, nous le verrons, n’ont pas suffisamment tiré les leçons du communisme, notamment en ce qui concerne la critique de la relation entre Etat et économie. La critique en profondeur du communisme a largement été abandonnée aux penseurs libéraux. Le message qui en ressort est : le capitalisme est certes difficile, mais il est la seule solution raisonnable et respectueuse de la démocratie. Très instructif à ce sujet est le livre de F. Furet, Le passé d’une illusion, éd. Laffont, Paris 1995.

[2Ce sont des discussions avec un membre du groupe Castoriadis qui nous ont aidés à voir ce point-là et qui nous ont encouragés dans le développement de plusieurs autres points de cette revue.

[3Nous devons ces idées à R. Steiner, cf. son livre, paru en 1919, et traduit en français sous le titre Eléments fondamentaux pour la solution du problème social, Genève 1991

[4Si vous en trouvez, écrivez-nous de toute urgence, ce serait un beau cadeau.

[5Pas facile à entendre pour qui est impatient de se battre ! Mais quand on est vraiment parti pour lutter, on sait qu’il y a des révoltes prématurées. Se lancer dans un combat sans honnête perspective de vaincre ne peut qu’alimenter le défaitisme ambiant, ce qui renforce énormément le système. La social-démocratie, qui va de défaite en défaite, porte une lourde responsabilité dans la passivité actuelle. Savoir se soumettre : qui, d’ailleurs, n’est pas soumis d’une façon ou d’une autre ? Déjà chaque fois qu’ille compose un code à l’entrée d’un immeuble au lieu de casser la boîte à coups de masse ?

[6Nous devons plusieurs des considérations qui suivent à un ouvrier typographe et vieux responsable syndical. Il a eu le courage de tirer les leçons des échecs répétés des résistances syndicales depuis les années 80. Il a osé penser que ce sont carrément les concepts de base de la social-démocratie qui ne tiennent plus la route. Il s’est mis à l’oeuvre dans son coin et a commencé à construire une autre façon de voir, capable de répondre au défi de notre époque de l’hégémonie du capitalisme financier.

[7Encore merci à notre ami typographe pour ces idées éclairantes ! Toute cette histoire du développement de la collaboration sociale n’est pas encore bien claire pour nous, et nous la donnons comme nous la comprenons pour le moment pour susciter les discussions.

[8Nous devons ces mots et une part de l’inspiration de ce texte à des marxistes parisien-ne-s qui ont suivi de très près, entre autres, les luttes des sans-papiers des dernières années.

[9« L’étrangeté » est ce qui se perçoit quand nous débordons des cases dans lesquelles la société voudrait nous contenir ; nous sommes en effet toujours partiellement autre que le rôle que nous donne cette société. Les personnages de Jarmusch sont réciproquement « étrangers » en ce sens que les mots même ne parviennent pas à élucider l’obstacle qui les empêche de communiquer, leur propre mystère.

[10L’opacité est ce qui persiste entre les êtres quand les mots ne sont pas parvenus à élucider leur étrangeté mutuelle.

[11Les Cathares, éblouis par la beauté lumineuse du Christ, affirmaient que le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde. Ils assuraient que ce monde-ci avec ses souffrances absurdes est assombri par le Diable, corrompu par la chair et opacifié par sa propre matière.

[12Heuristique : se dit d’une ambiance qui encourage la recherche et la découverte.

[13Que veut dire « vie sociale » ? C’est le tissu des relations entre personnes qui sont chacune « toute autre ».

[14Comité unitaire : au coeur d’une lutte (étudiante, de soutien aux sans-papiers, de mal-logé-e-s, etc.), comité regroupant l’ensemble des organisations qui sont d’accord avec les revendications explicitement avancées.

[15Heuristique : se dit d’une ambiance qui encourage la recherche et la découverte.

[16Quant à ce point précis, nous sommes redevables envers l’un des trop rares ex-Maos aujourd’hui encore actifs dans la contestation à Grenoble, et envers la transmission d’expériences qu’il rend possible entre générations "en lutte".


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