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Rage de classe dans les années 2000

mis en ligne le 26 avril 2010 - H.S. , TCP (Des Travailleurs/ses, des Chômeurs/ses, des Précaires en colère !) , Zanzara athée


Cellatex, Moulinex, Danonex...

Par TCP (des Travailleurs/euses, des Chômeurs/euses, des Précaires en colère !)
Distribué sous forme de tract et publié en mai 2001
sur le site A-infos.

Cellatex, Moulinex, Danone… Des usines ferment en Europe, c’est le scoop du mois pour les médias. Pourtant, le démantèlement de l’industrie n’est pas une nouveauté. Depuis les années 1980, c’est tout le monde ouvrier qui se réduit à une peau de chagrin. Non pas que nous allons pleurer chaque usine qui ferme, car cela reste pour nous le mouroir de nos vies. Là où notre temps fut volé, nos forces et nos énergies accaparées pour produire et accumuler des "richesses" sur lesquelles nous n’avons aucun contrôle et qui reviennent entièrement aux intérêts de la classe bourgeoise. Pourtant les fermetures d’usines ici ne sont pas synonymes de temps libre ou d’émancipation. Précarité et galère sont l’autre face de la misère du salariat.

Ceci dit, le capital ne se passe pas de la production pour autant. Les centres de production sont tout simplement déplacés dans des zones où l’exploitation est plus accrue. Ils appellent ça la délocalisation. On peut aussi liquider un bastion ouvrier, qui vit alors sur des acquis, pour imposer certaines conditions de travail. Intérimaires, précaires, etc. sont "naturellement" voués à travailler dans des conditions qui hier paraissaient inacceptables. Pays industriel émergeant ou zone franche, sans-papiers ici, précaires, CES et compagnie sont les conditions de vie et de travail conditionnées par les besoins du capital aujourd’hui.

La précarité, c’est être flexible, c’est être toujours sous pression. On a affaire à une sorte de prolétariat flottant, une grande partie des travailleurs passent d’un job à un autre, d’une qualification à une autre. Pour être "compétitif", engranger du profit, les entreprises ont toujours besoin d’un travail plus précaire et mal payé. D’où les 35 heures, l’annualisation du temps de travail, les formes de contrat de type CES, Intérim, CDD à rallonge etc., la pression pour avoir une motivation, un dévouement à l’entreprise…

Pourtant, on nous parle bien d’une reprise ; reprise de quoi ? Reprise de l’engrangement des profits ? Il n’a jamais vraiment cessé. Reprise de la plus-value sur le surtravail des masses prolétaires ? On n’en est jamais sorti. On nous parle de reprise, celle qui offrirait des jours radieux à tout un chacun. Parce que si le cycle production-consommation fonctionnait et renforçait le capital, cela ferait le bonheur de tout le monde. Foutaise, cette reprise n’existe que pour les indicateurs d’une partie privilégiée de ce monde. Pour nous, cela restera le prix de l’exploitation, de la fatigue et de l’ennui. On le voit bien, les nouvelles technologies amènent une ribambelle de boulots de larbins, tous plus aliénants les uns que les autres, et toujours payés en deçà de ce que récupèrent les big boss de ces entreprises, nouveaux pionniers-héros de ce monde. Hot-liners, petites mains dans l’informatique… On t’en demandera toujours plus, la vie de ton entreprise est ton bonheur, trime et crève ! Et que dire de comment sont fabriqués tous ces joujoux technologiques (ordinateurs, palm-pilots…). Internet, c’est facile et rapide, pourtant il faut bien les construire et les poser tous ces magnifiques tuyaux qui relient le monde à la consommation. Et cela se fait toujours avec la sueur des prolétaires !

Pour nous, il n’y a rien à revendiquer. Que l’on puisse partiellement arracher des petites choses ne nous amène pas à avoir un remède pour que ce monde soit plus propre ou plus sympa. Dans le non-choix du travail et de la débrouille, seul le bouleversement complet des rapports sociaux donne un sens à la contestation. Nos conditions de vie et de travail sont dictées par des besoins qui nous dépassent et qui ne sont pas les nôtres. Alors nous n’irons pas suivre calmement les syndicats et autre nouvelle gauche. Parce qu’ils ne nous proposent que de perdre notre vie à la gagner. Parce que leur "réalisme" est la réalité de notre exploitation. Ainsi, nous ne sommes pas une organisation, ni des représentants de quoi que ce soit, juste un point de rencontre parmi d’autres, pour celles et ceux qui subissent ce monde, et que ce monde révolte.

Des travailleurs/euses, des chômeurs/euses, des précaires en colère !
21ter rue Voltaire, 75011 Paris. Réunion le mardi, 18h.


A Givet, une nouvelle forme de la lutte de classe ?

Par H.S. (août 2000)
Publié dans le n°94 du bulletin Echanges (été 2000).

Dans une petite ville des Ardennes, 153 travailleurs trouvent la bonne manière de se faire entendre…

La lutte qui s’est déroulée au début de l’été [2000] dans l’extrême Nord de la France, imitée en d’autres lieux de travail en France, minimisée par les uns, magnifiée par d’autres, se pose quand même, par delà la réponse concrète de travailleurs à une situation concrète détachée de tout contexte idéologique, comme une réponse non seulement aux laborieux serviteurs du capital tartinant sur la fin de la lutte de classe et autres balivernes mais aussi à ceux, plus proches de nous, qui recherchent à grands renforts d’Histoire et de théories, le travailleur révolutionnaire qui s’avérerait porteur de leurs espoirs théorisés. Les doutes au sujet de la réalité des menaces clamées par ces travailleurs, tout comme de celles des quelques luttes les imitant, ne peuvent pourtant permettre d’évacuer le fait que ces luttes marquent une évolution dans les rapports de classe en France : pour ponctuelles qu’elles aient été jusqu’à maintenant, elles ne peuvent qu’exprimer des tendances que l’on doit relier au développement de courants autonomes et à l’affaiblissement des médiations politiques et syndicales depuis vingt ans.

Un décor banal et trop connu dans les dernières décennies

Givet, 8 000 habitants, construite sur la Meuse à l’extrême Nord de la France, près de la frontière belge, était il y a cinquante ans dans une région industrielle prospère (textile et métallurgie), la même prospérité que toute la région Nord de la France et de la Wallonie proche. Prospérité capitaliste bien sûr mais donnant à la majorité des travailleurs de la région la sécurité d’un emploi, la sédentarisation dans les cités ouvrières précurseurs des HLM, un salaire régulier, un futur ouvrier pour les enfants, le tout dans un contrôle social à la fois aliénant et rassurant. Les restructurations dans la métallurgie et les délocalisations dans le textile ont ravagé ce tissu économique et social vieux de plus d’un siècle et, des deux côtés de la frontière, c’est devenu un désert industriel, même si quelques usines nouvelles sont venues étayer les promesses des politiciens et syndicalistes de faire quelque chose. En outre, plus on était éloigné des grands centres, plus on avait de chances de rester en marge des redéveloppements capitalistes.

Les chiffres dans cette région des Ardennes illustrent cette situation : 22 % de la population active est au chômage, presque une personne sur 4, le double du taux admis pour la France entière.

Cellatex, une usine construite en 1903, à cent cinquante mètres de la frontière belge, pour fabriquer une des premières fibres synthétiques, la viscose, employait au début des années 50 plus de 700 travailleurs (fibre, filature et tissage). Il n’en restait plus au début de juillet [2000] que 153, dont un tiers de femmes. L’usine avait été rachetée par la multinationale chimique Rhône-Poulenc, mais celle-ci l’avait cédée en 1991, parce qu’elle avait cessé d’être profitable en raison de la concurrence d’autres fibres synthétiques. Pourtant, des repreneurs successifs avaient tenté de poursuivre cette fabrication qui, d’après les travailleurs, pouvait être viable d’un point de vue capitaliste, en raison de la grande qualité du produit, qui conviendrait particulièrement à l’usage chirurgical. Le dernier propriétaire, une firme autrichienne, l’aurait acquise, non pour poursuivre une fabrication dans une usine vétuste qui n’avait guère fait l’objet d’investissements de modernisation, mais pour entrer en possession des brevets de fabrication et mettre l’usine en faillite.

Les différents propriétaires, depuis 1991, avaient tous pratiqué le chantage habituel à la fermeture pour cause de faillite et chaque repreneur avait exigé des travailleurs qu’ils consentent à des sacrifices : blocage des salaires, suppression des primes, préretraites, travail du samedi et des jours fériés, etc. Au printemps 2000, après des mois et des mois de discussions inutiles pour éviter une ultime mise en faillite, un travailleur de Cellatex pouvait déclarer : « Nous avons été si durement poussés à la dernière extrémité qu’aujourd’hui, tout est possible. La situation peut dégénérer à tout moment en quelque chose de bien plus sérieux.  » Pourquoi les travailleurs ont-ils ainsi accepté, bien qu’à contre cœur, une telle situation ? Pendant près d’un siècle, Cellatex fut une des plus importantes usines de la ville, et plusieurs familles y ont travaillé pendant quatre générations ; ils prenaient leur retraite dans la ville et leurs petits-enfants y occupaient le même emploi dans l’usine textile. Pourtant, les conditions de travail dans l’usine ne sont pas spécialement attractives : pour certains, maladies dues aux vapeurs nocives, allergies diverses, furent le lot du travail dans une usine vétuste dont personne ne voulait assumer la modernisation et qui, pour pouvoir continuer à fonctionner, avec le chantage à la fermeture, était dispensée d’adapter les fabrications aux exigences des règlements antipollution.

D’une certaine façon, c’était encore, même sous forme de vestiges, une structure industrielle du passé avec des travailleurs pas du tout prêts à accepter les faits et méfaits de la récente flexibilité géographique moderne. Quelque chose de bien difficile à envisager dans une région décentrée comme Givet, d’autant qu’une bonne partie des ouvriers ont été plus ou moins contraints, au cours des liquidations successives, d’acquérir leur maison, signe de la disparition des vieilles structures industrielles mais qui néanmoins maintenait un étroit lien de dépendance géographique.

Tout ceci peut expliquer pourquoi ces travailleurs ont accepté tant de mesures restrictives, pour ne pas avoir à quitter ce qu’ils avaient pu construire de leur vie autour de l’usine. Tout ceci explique pourquoi leur colère et ressentiment va exploser vers des extrêmes lorsque, soudainement, on leur dit « c’est fini », et qu’alors tout ce qu’ils ont construit et maintenu à tout prix s’effondre sans aucun avenir défini pour eux et leur famille. Comme le déclarera un des travailleurs de Cellatex, faisant allusion à la « prospérité capitaliste » clamée aujourd’hui sur tous les tons : « Nous avons complètement été oubliés dans le boom ».

L’inexorable mécanisme du capital broyant ses propres structures de domination et les hommes qui y vivaient

« Cela fait quinze mois qu’on est sur le qui-vive, qu’on nous fait miroiter des reprises à long terme et voilà le résultat... Les gens sont à bout » (déclaration d’un ouvrier de Cellatex).

Le 30 juin 2000, d’éventuels repreneurs, les autorités préfectorales et des délégués, réunis dans une ultime réunion, laissent espérer une possible poursuite de la production, avec une vague promesse qu’aucune décision définitive ne sera prise avant trois semaines, car « quelqu’un est intéressé ». Mais soudainement, le 5 juillet, le tribunal de commerce de Charleville-Mézières (la préfecture du département des Ardennes, ville de 60 000 habitants distante de 70 kilomètres) déclare Cellatex en faillite, ce qui signifie la cessation immédiate d’activité, la liquidation du matériel et le licenciement des travailleurs. « Nous avons été jetés comme un déchet.  »

Quelques déclarations d’ouvriers Cellatex peuvent donner une idée du niveau des réactions : « Pendant quatorze mois, nous avons vécu sur des rumeurs ; ils se foutent de nous... » « Je ne serai ni chômeur ni érémiste. Je préfère sauter avec l’usine... » « Quand j’ai su le 5 juillet que l’usine fermait, je n’ai pas eu une seconde d’hésitation / Sous le coup de la colère, je ferai sauter l’usine / Je suis consciente des conséquences, mais pendant des mois nous avons fait tout pour être écoutés sans aucun résultat » (une ouvrière de quarante et un ans) ». « On ne sait plus vers qui se tourner » : c’est le leitmotiv des travailleurs Cellatex, véritablement, comme ils le disent, « poussés à bout ».

Ce n’était pas seulement des mots : tous les ouvriers de Cellatex savaient qu’ils avaient entre les mains une arme puissante, et ils étaient prêts à l’utiliser. Comme le déclarera un ouvrier : « Nous sommes partis de rien, nous n’avions même pas un groupe de dirigeants pour discuter et négocier  ». Leurs armes, ils les connaissaient bien : ils les avaient côtoyées pendant des années, avec un tas de mesures de sécurité relatives à leur utilisation et les dangers que cela représentait. Leur usine était classée par les autorités de l’Environnement « risque Seveso », du nom de la directive européenne prise par les autorités de Bruxelles après l’accident survenu dans cette usine italienne qui avait inondé de dioxine une partie du Nord du Piémont. Pour la production de viscose, l’usine Cellatex stocke des matières premières toxiques et/ou dangereuses : 50 000 litres d’acide sulfurique, un acide particulièrement corrosif, 46 tonnes de sulfure de carbone, un produit qui s’enflamme et explose très facilement, 90 tonnes de soude caustique et, en moindre quantité, des tas d’autres produits tout aussi inflammables que dangereux. Apparemment, avant ces événements, personne n’avait imaginé que des travailleurs « si sages et si dociles » dans le passé, auraient pu penser, même sous le coup de la colère, à utiliser ce potentiel de destruction comme une arme ultime dans leur combat de classe dans une attitude quasi suicidaire. Si l’idée avait pu seulement les effleurer, autorités, patrons et syndicats auraient pris toutes mesures préventives de « sécurité » (nul doute qu’ils tireront les leçons de ce qui vient de se passer et le feront dans l’avenir). On doit croire que les craintes de tous ces agents du contrôle social, dans cette perspective, étaient plutôt reliées au passé, comme celui des Luddites pouvant amener la destruction ou la rétention des machines, ce que la CGT, dominée ou non par le Parti communiste, avait toujours exprimé par le slogan hautement proclamé dans la perspective d’un capitalisme d’Etat géré par le parti, ce qui était en même temps rassurant pour tous les possédants/dirigeants capitalistes : « Protection de l’outil de travail ».

La destruction totale du lieu de travail et de tout l’arsenal productif qui y était contenu n’avait plus été envisagée depuis longtemps (même si, lors de la restructuration de la sidérurgie, industrie importante dans la région, les ouvriers licenciés dans les Ardennes avaient incendié et complètement détruit un château local qui servait de siège administratif à une des firmes de l’acier ; ce n’était pas l’usine elle-même).

Ce n’était pas seulement des mots : immédiatement après qu’ils eurent connu la décision leur annonçant qu’il n’y avait pas d’avenir, à 20h30 dans la soirée du 5 juillet, ils agirent : de l’usine occupée, ils annoncèrent clairement ce qu’ils feraient, avec tous détails adéquats, pour contraindre les autorités à discuter avec eux. Il est difficile de relater le déroulement de ces faits, parce qu’à ce moment précis et dans les jours qui suivirent, les médias restèrent silencieux sur ce qui se passait à Givet. La plupart des informations vinrent après le 10 juillet. Ce qui suit fut effectivement rapporté plus tard, d’une manière si dispersée qu’il reste difficile d’établir la chronologie ainsi que de situer la part d’ouvriers individuels, de petits noyaux plus actifs ou de la majorité d’entre eux. Il ressort cependant que :
- tous les travailleurs de l’usine ont signé un tract menaçant d’utiliser les produits chimiques pour faire sauter l’usine si personne ne discutait de leurs revendications - soit pour une reprise de l’usine, soit pour de l’argent et des garanties de reclassement beaucoup plus importantes que ce à quoi la légalité leur donne droit. Tout au long de la lutte, des tracts seront distribués à Givet pour informer les habitants des pourparlers et des actions entreprises.
L’usine est occupée mais apparemment hors du contrôle des bureaucraties syndicales. Le résultat, jusqu’au 10 juillet fut un feu de joie devant l’usine de différents produits et matériel (pâte à papier, rouleaux de tissus synthétiques, chariots de bois utilisés pour le transport, etc.). Les bureaux furent totalement pillés et tous les ordinateurs disparurent. Tous les tilleuls presque centenaires dans la cour de l’usine furent abattus... Les grandes grilles de l’entrée principale sont soudées ;
- pendant la nuit, entre le 5 et le 6 juillet, une heure après l’annonce de la fermeture définitive, quatre incendies éclatèrent à l’intérieur de l’usine, apparemment près des réservoirs de sulfure de carbone, et on dit qu’ils ne furent éteints qu’au prix de grandes difficultés. Selon certaines sources, difficiles à vérifier et pouvant provenir de manipulations visant à diviser les travailleurs, 10 % de l’effectif resteraient « hors de tout contrôle » et, le 10 juillet, six ouvriers (dont deux délégués CFDT et FO) auraient été expulsés de l’usine (par qui ? - ce n’est pas clair), parce que des sabotages auraient endommagé la section filature de l’usine (à ce moment, comme nous le verrons plus loin, de nouvelles rumeurs, manifestement visant à calmer le jeu, avaient été lancées : un possible repreneur se manifesterait et les dirigeants syndicaux demanderaient de « remettre l’usine en état ») ;
- un tract portant la signature « le noyau dur de Cellatex », distribué à Givet, menaçait de déverser l’acide sulfurique dans la Meuse et, de nouveau, le côté « légaliste » (on ne sait pas qui) dénonçait un groupe incontrôlable et incontrôlé, non identifié ;
- l’administrateur judiciaire, le directeur départemental du travail et le député du coin sont séquestrés une nuit dans l’usine ;
- lors d’une réunion de différents officiels du gouvernement, des syndicats et des assemblées locales, destinée à décider du sort de l’usine et/ou des travailleurs, quelques ouvriers répandent de l’essence sur le sol de la salle de réunion et lèvent leurs briquets en l’air menaçant d’y mettre le feu, provoquant une panique totale dans la salle.

Le 10 juillet, la situation est effectivement si « explosive » et apparemment hors des « contrôles légaux », notamment des organisations syndicales, que les autorités ordonnent l’évacuation d’une importante partie de la ville dans un rayon de cinq cents mètres autour de l’usine. Si les travailleurs font sauter le stock de sulfure de carbone, ce ne serait pas seulement le souffle d’une bombe puissante, mais aussi un mélange de gaz dangereux, qui se répandrait dans un rayon bien plus grand. Apparemment, les « évacués » ne montrent aucune hostilité contre des travailleurs qui se défendent ainsi, alors même que leurs possessions sont menacées. Comme la menace vise à contraindre les autorités à discuter, la principale revendication alors formulée haut et fort est, si la fermeture est maintenue, d’obtenir, par-delà les garanties légales du chômage, une compensation spéciale de 150 000 francs [environ 22 850 euros] et des garanties particulières de reconversion. Comme les discussions ont effectivement repris et que la menace est suspendue, les habitants sont autorisés le lendemain, le mardi 11 juillet, à regagner leur domicile.

Il est impossible de tracer une frontière entre les durs et les tempérés dans une telle situation : c’est une chose qui peut se déplacer selon les rumeurs, l’intervention des officiels, des responsables syndicaux ou des politiciens, les pressions diverses individuelles ou collectives. D’autant plus que la confiance envers « eux » est toute relative, comme l’exprimera un ex délégué CFTC : « Les leaders syndicaux sont des politiciens entièrement soumis à leur parti politique. On ne peut leur faire confiance... Il y a un tel fossé entre les ouvriers qui luttent pour leur gagne-pain, pour l’avenir de leurs enfants et les dirigeants syndicaux qui "négocient" encore tout seuls ». Même si, dans la semaine du lundi 10 juillet, la situation peut sembler plus calme après la première explosion de violence, la détermination des 153 travailleurs ne faiblit pas. L’usine reste occupée, des barricades barrent l’entrée, alimentées par des feux de pneus et d’autres matériaux ; des systèmes de mise à feu (vrais ou imités) sont disposés en évidence près des cuves contenant le sulfure de carbone : l’usine est transformée en une véritable forteresse. Le même ex-délégué déclarera à ce propos, évoquant la présence discrète des « forces de l’ordre » : « Si les CRS avaient tenté de conquérir l’usine, nous l’aurions immédiatement fait sauter. » La plupart des travailleurs sont impliqués dans l’occupation de jour comme de nuit. Chaque jour, l’assemblée générale désigne une équipe spéciale d’environ vingt-cinq membres, qui prend en charge la « sécurité » dans l’usine pour éviter quelque action individuelle de désespoir et pour former les piquets de grève à l’entrée.

Lors de l’annonce d’une visite d’« officiels », en vue d’une reprise, des équipes procèdent à un nettoyage rapide. Sans aucun doute, durant cette semaine, toutes les autorités essayant de « gérer le conflit » pensent qu’un règlement sans frais peut être atteint, interprétant le « calme » relatif comme un signe de « rentrée dans l’ordre ». Partout, pensent-ils, dans des situations similaires, après la première explosion de mécontentement, les choses se calment, peuvent durer des semaines, voire des mois, avant que les travailleurs, désabusés et lassés, finissent par accepter quelque plan social concocté par les dirigeants et que les syndicats font accepter en douceur, poussant gentiment ces laissés-pour-compte dans l’armée des chômeurs. C’est bien l’espoir des dirigeants d’atteindre ce but et la première étape consiste à prolonger les discussions jour après jour, afin d’épuiser leurs ennemis de classe et émasculer leur détermination. Mais ce calcul, qui a réussi maintes fois dans le passé, parfois au prix de quelques manifestations ou actions sans risques pour le système, se révèle une erreur de calcul dans le cas de Cellatex. Les dirigeants ont totalement sous-estimé la situation et n’ont pas vu que, cette fois, c’était une situation nouvelle, hors de leur contrôle.

Comme ces discussions ne font aucun progrès dans le sens des revendications, clairement posées (aucune information sur la manière dont les décisions sont prises et qui parle pour les ouvriers apparemment quelques délégués appartenant à la CGT), les travailleurs de Cellatex demandent à nouveau, le mercredi 12 juillet, qu’une nouvelle évacuation du quartier soit envisagée. Le jour suivant, jeudi 13 juillet, les délégués (soutenus cette fois par le leader CGT du syndicat de la chimie) se déplacent à Paris pour commencer des discussions au ministère du Travail. La situation reste très tendue. Quand des autorités bien intentionnées demandent aux ouvriers d’autoriser le transfert des produits les plus dangereux, sous prétexte de sécurité, la réponse est immédiatement « non », avec un commentaire très sensé : « Aujourd’hui, si les produits dangereux sont déplacés, dans les minutes qui suivront, les négociations s’arrêteront...Moi, tant que je n’aurai pas ma sécurité, ils n’auront pas la leur... Des éléments incontrôlés pourraient toujours, par désespoir ou par folie, déclencher l’irréparable  ». Chantage ou pas ? Lors des réunions de discussions entre les « responsables », des ouvriers de Cellatex sont à l’extérieur avec des banderoles : « Nous irons jusqu’au bout... boum, boum...  »

Les discussions n’avancent guère et, au soir du lundi 17 juillet, peu avant 20 heures 30, 5 000 litres d’acide sulfurique, symboliquement coloré en rouge, sont déversés dans un ruisseau proche de l’usine, rejoignant la Meuse. Apparemment, un dispositif avait été, dans les jours précédents, mis en place par les pompiers, afin d’empêcher une telle opération, mais ce dispositif a été brisé par les ouvriers pour libérer le flot d’acide. La couleur rouge est destinée à rendre visible le déversement pour attirer l’œil des médias, l’acide sulfurique étant ordinairement incolore. De toute façon, l’effet physique de ce déversement sera limité : plus de 200 pompiers ont été amenés sur le site et ont construit, sous la protection d’un nombre indéterminé de flics (généralement tenus hors de la vue des ouvriers de Cellatex et des habitants de Givet, bien qu’à certains moments les ouvriers se soient plaints de tentatives de pénétration de flics en civil dans l’usine), une sorte de barrage pour empêcher que l’acide ne gagne la Meuse et chemine ainsi vers la Belgique et la Hollande.

Quand ils exécutèrent partiellement leur menace, les ouvriers précisèrent que si les choses ne changeaient pas, ils déverseraient de la même manière 10 000 litres d’acide sulfurique toutes les deux heures ; cette menace fut toujours reportée et jamais exécutée. Cellatex, en dehors d’être classée « risque Seveso », bénéficiait aussi d’une solide réputation de pollueur, la première en France pour le zinc, la deuxième pour les hydrocarbures et la vingt-huitième pour certains produits cancérigènes ; quand l’usine était en pleine activité, elle déversait dans la Meuse chaque semaine la même quantité de dérivés de l’acide sulfurique (sulfates) que les travailleurs déversèrent en une seule fois.

Il y aurait même eu, en juin précédent [2000], une fuite qui déversa, pendant toute une nuit, de l’acide dans la Meuse, mais personne ne put en donner la dimension. Dans la nuit de ce lundi, dès qu’il est avisé de ce premier pas - pourtant mesuré - dans l’exécution de la menace initiale, le secrétaire national du syndicat CGT-Textile téléphone pour exiger que cessent les actions « désespérées », en promettant d’être là dès le lendemain.

Si l’effet physique du déversement put être ainsi contenu et fort limité, il n’en fut pas de même de l’effet immédiat de cette action ponctuelle. La première conséquence fut la réouverture immédiate des discussions au niveau national : le leader national du syndicat du textile discuta directement à Paris avec la ministre du travail pour fixer le cadre de ce qui pouvait être consenti aux travailleurs de Cellatex afin de les amener à arrêter leur action. Le but était de diviser, autant que possible, ces travailleurs, en séparant le « noyau dur » des modérés. Mais, étant donné la détermination unitaire affirmée, pas à n’importe quel prix... Le leader syndical national devait jouer un rôle dans ces tractations, mais il ne pouvait se présenter devant les travailleurs sans d’importantes concessions.

L’autre conséquence dépassait le cadre étroit de la lutte Cellatex. D’une part sa dimension dans les médias, tant nationaux qu’internationaux (au niveau européen, particulièrement en Belgique et aux Pays-Bas, pays directement concernés par la pollution de la Meuse et dont les gouvernements auraient fait pression sur le gouvernement français pour que celui-ci trouve rapidement une solution) : bien des commentateurs de toute sorte se crurent obligés de donner leur opinion sur cette lutte, lui donnant ainsi un écho encore plus étendu. D’autre part, l’écho ne concernait pas seulement les faits eux-mêmes, mais leurs conséquences possibles sur l’ensemble des relations sociales. Des deux côtés, du capital et du travail, on scrutait attentivement cette nouvelle situation en essayant d’en tirer des leçons pour l’avenir.

Il y eut même une manifestation de soutien d’ouvriers d’autres entreprises du secteur organisée par une intersyndicale aux portes de l’usine occupée, devant les piquets de grève, mais qui ne réunit qu’à peine une centaine d’ouvriers (isolement de Givet, plus guère d’usines dans le secteur, manipulation syndicale d’une manifestation mal organisée pour décourager les grévistes déçus par ce manque de solidarité... difficile de trancher, mais qui de toute façon n’entamera pas la détermination de la lutte).

Les débats dans l’usine en grève sont aussi particulièrement violents ; un représentant CGT de l’usine qui participe aux pourparlers déclarera encore : « Il y a risque de dérapage. Les gens qui sont en colère sont prêts à tout. Je sais que cette nuit, les organisations syndicales ont poussé les salariés à garder la raison. A de nombreuses reprises, les échanges ont été plus que vifs. J’ai entendu plusieurs fois "faire évacuer le quartier". »

Il n’y eut pas seulement une reprise immédiate des discussions, mais ce qui avait été précédemment refusé devint tout d’un coup accessible - pas exactement ce que voulaient les ouvriers à l’origine, mais quelque chose qui pouvait éventuellement surmonter l’impasse.

Au cours de ces discussions, d’abord à Paris puis à Charleville-Mézières (distante, rappelons-le, de plus de 70 kilomètres de Givet, ce qui évitait d’éventuels débordements), les travailleurs dans et hors de l’usine maintiennent la pression : sur les grands feux entretenus sur les barricades de l’entrée de l’usine, ils jettent des gants de caoutchouc (fournis dans le travail) contenant quelques grammes de sulfure de carbone, ce qui provoque des explosions, une démonstration spectaculaire pour les médias accourus à Givet. D’autres ouvriers montrent des canettes de bière contenant un peu plus de ce liquide explosif qui, enflammé, peut en explosant créer un cratère de trois mètres de diamètre et cinquante centimètres de profondeur, tout en produisant un nuage toxique…

A ce moment, des centaines de flics sont disséminés hors de la vue de l’usine. Après huit heures de discussions, de nouvelles propositions sont faites aux ouvriers le mercredi 19 juillet, le troisième jour après les premiers pas qui confirmaient leur menace. Unanimement, ils tombent d’accord pour accepter ces propositions qui, en même temps, signifient la cessation d’activité de l’usine et la fin de leur lutte. Des agents de sécurité prennent le contrôle des produits dangereux, prévenant ainsi la reprise de toute autre action « subversive » du noyau dur des ouvriers de l’usine.

Qu’ont obtenu les ouvriers de Cellatex (un des leurs dira qu’il n’avait jamais espéré obtenir tant que ça, ce qui peut donner la mesure de la frousse panique des dirigeants) ? Bien sûr, l’usine sera définitivement fermée : est-ce une défaite, comme certains ont pu l’écrire ? D’une certaine façon, les ouvriers étaient plus ou moins persuadés de cette fermeture, avant même leur action, et les événements ont montré que les autorités ont utilisé de fausses promesses seulement pour tenter de désamorcer la tension et le potentiel de lutte. Il est difficile de donner des estimations de ce qu’ils ont obtenu, en raison de la diversité des situations, bien qu’avec les accords en question l’indemnisation globale semble beaucoup plus égalitaire et beaucoup plus importante que ce à quoi donne droit le régime légal des licenciés économiques (chacun peut comparer avec ce qu’il en connaît) :
- une indemnité spéciale de 80 000 francs [environ 12 200 euros] pour chaque travailleur (initialement, ils demandaient 150 000 francs, mais on leur avait offert 36 000 - une partie de cette indemnité serait payée par l’ex-employeur, Rhône-Poulenc) ;
- un versement supplémentaire mensuel, en plus des allocations chômage, pour permettre à tous ceux travaillant dans l’usine depuis six mois, sans considérer leur statut personnel (en contrat à durée indéterminée ou déterminée ou à temps partiel), de toucher pendant deux années le même salaire ;
- des avantages spéciaux pour les reconversions ;
- un organisme spécial va suivre l’exécution de ces modalités (certainement avec des pouvoirs de pression pour éviter la reprise d’une lutte quelconque, certains travailleurs ayant pu prendre des précautions ).

De toutes façons, cet accord ne fut pas obtenu facilement. La ministre du travail crut bon de préciser :
« Il y avait un risque que les choses tournent mal. Des gens en colère peuvent aller à la dernière extrémité. Je sais que les syndicats ont fait pression sur les ouvriers pour qu’ils ne perdent pas la tête. A plusieurs reprises, les discussions furent plus que difficiles. » Quand, durant cette période, les discussions devenaient par trop difficiles, le leader national de la CGT essaya de faire jurer aux délégués de l’usine (du même syndicat CGT) de ne pas tenter l’irréparable tant que les discussions n’étaient pas rompues (il considérait que ce qui avait été fait pendant la nuit du lundi 17 juillet avec l’acide sulfurique était « la limite de ce que les travailleurs pouvaient faire » - bon prince, que pouvait-il dire d’autre s’il ne voulait pas perdre la face et jouer son rôle de médiateur ?). Le même leader déclarait, à ce moment-là, qu’il devenait « difficile de contrôler les troupes ». La ministre du travail rendra hommage, une fois la grève terminée, aux syndicats et politiciens locaux, en déclarant : « Je me dois de souligner combien les syndicats agirent en responsables dans les négociations autant que le soutien des assemblées locales » (on peut renvoyer ces propos à ce que nous avons cité d’un ouvrier ex-délégué de Cellatex concernant les mêmes responsables syndicaux ou politiques).

Les importantes concessions obtenues par les travailleurs de Cellatex sont même plus importantes au niveau national pour les relations de travail. Si l’on considère :
- d’un côté les débats laborieux entre syndicats ouvriers, le Medef (syndicat patronal) et le gouvernement en vue d’une réforme drastique du système d’indemnisation du chômage, signifiant plus ou moins l’obligation pour un chômeur d’accepter n’importe quel emploi, sous n’importe quelle condition, sous peine de se voir retirer le bénéfice des allocations chômage,
- de l’autre la lutte de Cellatex transgressant tous les tabous et les palabres pour obtenir par une action directe bien plus que ce que discutent et promettent ces agents du contrôle social,
on ne peut que conclure que la lutte des Cellatex sonne comme la réponse de chaque travailleur à de tels palabres, signifiant pour tous que « la lutte paie » (bien sûr pas n’importe quelle sorte de lutte) et peut balayer tous les traquenards du labyrinthe du système d’indemnisation du chômage.

Le bruit de cette lutte fut même amplifié pour l’ensemble des travailleurs par le fait que partout s’élèvent des satisfecit sur une prétendue conduite de l’économie qui entrerait dans une période de « prospérité », et que les dirigeants ne parlent que des excédents de recettes dans tout un ensemble d’organismes, y compris les caisses de chômage. De l’argent, il y en a, il suffit d’aller le prendre avec les moyens adéquats.

Avec cette lutte inhabituelle, les innombrables commentaires furent à la mesure d’un côté de son écho parmi l’ensemble du prolétariat, de l’autre de la crainte de tous les dirigeants économiques, politiques et syndicaux de voir éclater de telles luttes avec des conséquences imprévisibles, brisant tous les cadres de domination des relations de travail. Tous les sociologues furent mobilisés. Quelques évidences, rarement mises en avant jusqu’alors, émergèrent pour dire que Cellatex était « l’histoire de ceux qui ne se reconnaissaient pas dans les histoires de la révolution Internet, la croissance florissante et le rétrécissement des files d’attente de chômeurs ». Le baron Seillières, président du Medef (le syndicat patronal) se rassura pour déclarer que « c’était une situation extrême et qu’il n’y avait pas de risque de contagion » et en même temps déplorant la « déficience du dialogue social  ».

On peut deviner ce que cela veut dire dans la bouche d’un patron : le dialogue social n’est pas directement pour les travailleurs mais pour les syndicats, ces syndicats louangés par la ministre pour leur rôle « responsable » dans la grève Cellatex. Une vision également partagée par les syndicats CGT et CFDT dont un représentant dira en regard de cette lutte que « la négociation reste une valeur sûre du mouvement syndical  ». D’autres essaient d’évacuer cette rupture avec les formes « organisées » des luttes dans le cadre bien policé du système capitaliste, notamment avec cette construction patiemment élaborée par les économistes et philosophes patentés sur la disparition des classes et la fin de la lutte de classe.

Quelques politiciens sont plus conscients de la menace qu’une telle lutte représente pour le système et le fait qu’il puisse les obliger à révéler la véritable nature de l’Etat dans un conflit de classe. Le ministre de l’Intérieur peut déclarer brutalement qu’il est « inadmissible de tolérer un tel terrorisme économique » ; il est relayé par un autre ministre qui fait dans l’écologie et parle « d’écoterrorisme » (ce qui est sans doute de l’humour involontaire, car la pollution haute dose en continu, par Cellatex en particulier et par l’ensemble du secteur économique capitaliste, multinationales en tête, n’est pas bien sûr du « terrorisme », puisque fait au nom de la sacro-sainte loi du profit). Un autre ministre met pourtant le doigt sur le point essentiel : « Ce n’est pas tant la quantité d’acide déversée dans le ruisseau qui est un problème, c’est le fait que ce déversement fut organisé volontairement et collectivement. On ne trouve aucun précédent d’un tel acte dans l’industrie.  »

Des voix contredisent la déclaration auto-rassurante du président du Medef, sur le point qu’il n’y aurait pas de risques de contagion. Un autre écologiste craint que le « mauvais exemple puisse trouver des émules ». Un autre politicien parle, lui, de « la menace terroriste dans les conflits industriels ». Un sociologue expliquera très sérieusement qu’une telle lutte exprime « la perte d’une culture collective ». D’une certaine façon, du point de vue capitaliste, il est dans le vrai. Si l’on considère l’idéologie dominante que travailleurs et dirigeants doivent travailler main dans la main comme des personnes « responsables », selon l’idée défendue par les syndicats de « protection de l’outil de travail », il est bien certain que l’on se trouve devant la négation totale de cette notion et l’affirmation brutale du refus de la globalité du capital.

La lutte de Cellatex révèle, aux travailleurs Cellatex eux-mêmes et à l’ensemble du prolétariat, qu’il n’y aucun tabou dans la lutte de classe ; quand « l’outil de travail » supposé garantir la « condition ouvrière » dans les termes fixés par les nécessités de l’exploitation est détruit par le capitalisme lui-même, pourquoi ne pas utiliser le matériel comme un moyen d’attaque dans la simple lutte pour la survie ? Dans une période où nombre d’usines et d’emplois disparaissent définitivement ou sont déplacés ailleurs seulement au gré des intérêts capitalistes, les travailleurs ne se sentent plus du tout prisonniers de cette idéologie qui les conduisait à accepter de lier la protection de leur emploi, de leurs salaires, de leur vie, à la protection des machines qui servaient à les exploiter. Cellatex montre que cette « protection » totalement rejetée ne s’applique pas seulement à l’usine, aux machines et au matériel mais à l’ensemble des accessoires de leurs vies de prolétaires, notamment dans les habitations autrefois construites par les patrons autour de l’usine pour avoir une main d’œuvre servile et disponible presque héréditairement. Certains ont vu dans les menaces des prolétaires de Cellatex une « attitude suicidaire » ; c’est voir la guerre sociale par le petit bout réducteur de la lorgnette ; la guerre de classe est totale et ne ménage ni les biens, ni les vies, tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, a concouru à l’édification d’un système d’exploitation qui a précisément conduit à une telle situation : « du passé, faisons table rase », telle aurait pu être la devise, involontaire, des prolétaires de Cellatex.

Chantage médiatique bien orchestré, ou bien intentions qui auraient pu devenir réalités ? On peut se poser la question, après les déclarations de quelques « leaders » de la grève, proclamant qu’ils n’avaient jamais eu l’intention de faire exploser l’usine pas plus que de déverser tout l’acide dans la Meuse. Les fameux gants de caoutchouc n’auraient contenu qu’un mélange inoffensif de gaz divers, le système de mise à feu des réservoirs de sulfure de carbone aurait été entièrement bidon, fait seulement de quelques câbles placés en évidence. L’expulsion de quelques ouvriers - les plus déterminés - pourrait accréditer de telles affirmations ; mais les craintes des dirigeants syndicaux et des autorités, maintes fois affirmées tout au long de la lutte, montrent qu’à tout moment (même si certains « responsables » ne se payaient que de mots pour calmer la radicalité tout en feignant de l’épouser, en paroles et avec des feintes) « l’irréparable », pour reprendre les mots du responsable national CGT-Textile, pouvait se produire.

Feinte ou pas, la question devient secondaire, car la destruction de l’usine et/ou de son environnement hantait la détermination des 153 travailleurs et se trouvait être l’élément central du « dialogue » avec les dirigeants. On peut aussi se poser la question si, la grève finie, et le rapport de force rebasculé en faveur du pouvoir, les plus militants ne voulaient pas faire croire qu’ils étaient restés « très modérés », peut-être pour éviter des poursuites, mais sûrement pour ne pas être précédés d’une réputation sulfureuse dans une recherche éventuelle d’un prochain emploi : les listes rouges, ça existe toujours, et les déclarations d’un patron que nous citons par ailleurs sont là pour montrer que certains - les moins de cinquante-cinq ans de Cellatex - peuvent avoir quelque raison de s’inquiéter de leur sort futur de travailleurs.

D’une certaine façon, même s’ils ne passent pas aux actes, la même chose est passée, à un moment ou à un autre dans la tête de tout travailleur. Ce n’est donc pas par hasard si la lutte de Cellatex a rencontré un tel écho et si, sans se soucier des déclarations officielles, cette lutte fut suivie par d’autres présentant les mêmes caractères.

Le préfet des Ardennes pourra dire, après la fin de la lutte Cellatex, essayant aussi de prévenir l’extension de telles méthodes de lutte, que « le conflit Cellatex avait eu un caractère exceptionnel et que, par suite, il avait dû être traité par des moyens exceptionnels » (il ne dit d’ailleurs pas ce qui était « exceptionnel », car précisément ce serait souligner qu’une méthode spécifique d’action collective peut avoir des résultats « exceptionnels »).

On peut d’ailleurs prévoir que des contre-feux capitalistes sont déjà en place derrière la rhétorique des serviteurs du système. Du côté patronal : un patron d’une usine métallurgique des Ardennes questionné au sujet de cette grève annonce la couleur, alors qu’on lui demande s’il est prêt à embaucher des ouvriers de Cellatex : « Les seuls ouvriers de Cellatex qui pourraient trouver un emploi chez moi sont ceux de l’entretien. Mais la plupart d’entre eux furent parmi les meneurs dans la grève et, à vrai dire, j’hésiterais à les embaucher ». Une menace qui ne concerne pas seulement les travailleurs de Cellatex mais tous autres travailleurs qui seraient tentés de suivre le même chemin qu’eux. Et du côté syndical, sans aucun doute aussi pour tenter de prévenir et d’encadrer tout mouvement autonome ; mais là, on voit mal, avec l’hémorragie des représentations syndicales, comment ils pourraient s’y prendre pour prévenir d’aussi imprévisibles mouvements de base, qu’on ne peut imputer à des meneurs ou groupes ayant clamé antérieurement une « ardeur révolutionnaire ».

Dans la foulée de Cellatex, des formes de luttes identiques au début de l’été

Dans la quinzaine qui a suivi la fin de la lutte Cellatex, des travailleurs, dans différentes partie de France, ont utilisé les mêmes menaces que ceux de Cellatex comme moyen de chantage pour obtenir ce qu’ils revendiquaient, dans des situations parfois similaires, parfois quelque peu différentes. Mais, contrairement à Cellatex, ces luttes n’ont guère fait l’objet de publicité dans les médias et il est plutôt difficile d’en donner des détails. Cette semi-censure répond certainement à ce que nous venons de dire sur le contre-feu destiné à endiguer une extension éventuelle de telles luttes. Nous ne pouvons donc donner dans ce qui suit que les détails connus, ignorant, la plupart du temps, la façon dont elles se sont développées et comment elles se sont terminées.

Forgeval. A Valenciennes, ville industrielle (50 000 habitants) dans le Nord de la France, pas trop éloignée de Givet, aussi avec un fort taux de chômage, dans le même type de vieille région industrielle frappée de plein fouet par les restructurations dans la sidérurgie, la métallurgie et le textile. La lutte se déroule en même temps que celle de Cellatex, mais il est impossible de dire si les mêmes causes produisent les mêmes effets ou si l’une a servi d’exemple à l’autre. L’usine métallurgique emploie 127 travailleurs et est mise en faillite le 21 juillet : tous les travailleurs sont licenciés.
La menace est la même qu’à Cellatex, dans un contexte identique. L’usine a en magasin 36 000 litres d’huile de machine inflammable ; ce produit a été installé sous une grande presse, une machine de valeur et est prêt à être mis à feu. Ils disposent aussi d’autres hydrocarbures qu’ils menacent de déverser dans une rivière proche et ont installé des bouteilles d’acétylène et d’oxygène dans des pneus pour parfaire cette pyrotechnie. La même menace qu’à Cellatex : tout cela sera utilisé s’ils n’ont pas de réponse ferme sur plus d’argent et des garanties de réembauche. Apparemment, le mouvement restera minoritaire et divisé, à la fois par les « solutions » présentées à plusieurs reprises par les représentants syndicaux métallurgie, par la crainte d’une intervention des CRS, par la promesse d’une reprise partielle des salariés. Toujours est-il que le 30 juillet tous les barrages à l’entrée de l’usine et les autres dispositifs sont abandonnés et nettoyés. Ils ne semblent pas avoir obtenu beaucoup plus que les garanties légales, dont une prime de 50 000 francs [environ 7 600 euros] si, en février 2001, ils sont toujours sans travail à l’expiration d’un congé de conversion de six mois.

Adelshoffen. A Schiltigheim (banlieue de Strasbourg en Alsace, extrême Est de la France sur la frontière avec l’Allemagne). Là, le taux de chômage, de 5,7 %, est largement inférieur à la moyenne nationale (autour de 10 %). Une brasserie avec 400 travailleurs appartenant à la multinationale de la bière Heineken, qui voudrait fermer cette usine située en plein centre-ville, rachetée avec l’absorption de la firme pour transférer les fabrications vers une autre usine de cette firme (Fisher), à Saint-Omer dans le Nord de la France près de Calais. Selon les travailleurs, l’usine est viable, et ils ne comprennent pas les raisons de cette fermeture.
Le lien avec Cellatex n’est pas évident. Un travailleur de la brasserie déclarera : « Il y a déjà longtemps que cela nous trotte dans la tête ; nous n’avons rien à perdre, mais, c’est vrai que Cellatex nous a donné des idées. » Depuis vingt-deux ans, cette usine n’a pas connu une seule grève. La fermeture n’est pas une chose récente, les travailleurs en ont été informés depuis des mois. Tout ce que les syndicats leur ont proposé, ce furent d’une part des grèves tournantes de cinquante minutes toutes les huit heures, qui font baisser la production mais ne gênent guère la direction qui veut fermer l’usine, d’autre part les traditionnelles manifestations, appelées et contrôlées par eux, qui se sont répétées sans autre effet que laisser le goût amer de l’impuissance devant le rouleau compresseur capitaliste, enfin des pétitions et des appels aux « élus », tout aussi inefficaces.
De nouveau, on entend les même propos que ceux sortis de la bouche des travailleurs de Cellatex :
« Menacer de faire sauter l’usine est la seule solution pour faire bouger les choses. Je suis prêt à le faire s’ils nous poussent à bout ». Mais là, les syndicats affichent dès le départ leur hostilité à cette forme d’action : le secrétaire national de la Fédération CGT de l’agro-alimentaire prend ses distances avec la lutte et un délégué CGT affirmera ouvertement : « Il s’agit simplement d’un moyen de pression pour la négociation. »
La nouvelle forme de lutte commence le 19 juillet : le directeur du personnel est séquestré dans l’usine occupée (il sera évacué en ambulance avec un malaise cardiaque), les délégués de base refusent de discuter plus avant avec la direction dans le comité d’entreprise. Les bouteilles de gaz utilisées pour les chariots élévateurs sont mises en position d’être utilisées pour faire sauter deux réservoirs d’ammoniaque (qui servent au refroidissement ; jusqu’à récemment, le risque de pollution par des fuites de gaz étaient tel que toute construction nouvelle était interdite dans un rayon d’un kilomètre autour de la brasserie). Un premier ultimatum, fixé initialement au 20 juillet, est reporté au 23. Un délégué CGT est désigné par dérision, mais non sans signification, « président de la brasserie ». Le secrétaire national de la Fédération CGT de l’agro-alimentaire blâme sérieusement toute cette action. Les travailleurs déversent en plusieurs fois 68 000 litres de bière dans les rues de la ville, bloquant ainsi tout le trafic autour de l’usine. Finalement, le 26 juillet, ils acceptent un accord qui comprend la fermeture partielle de la brasserie au 1er septembre, des indemnités de licenciement plus importantes (101 resteront licenciés avec 75 000 francs, une prime de 300 000 francs [45 700 euros] en cas de départ volontaire réduite à 125 000 pour ceux qui ont moins de deux ans d’ancienneté, le salaire garanti jusqu’à cinquante-cinq ans en cas de préretraite avec une prime de 50 000 francs [7 600 euros]) et des garanties d’emploi (certains resteront sur le site, d’autres seront mutés dans d’autres brasseries du groupe) et de reclassement.

BFEF – Bertrand Faure. Sous-traitant de PSA (Peugeot-Citroën), fabricant de garnitures de sièges de voitures à Nogent-sur-Seine (Aube), 5 500 habitants, à 100 kilomètres au Sud-Est de Paris. L’usine, qui compte 236 travailleurs, en majorité des femmes, doit fermer au début de septembre pour cause de délocalisation en Asie ou ailleurs. L’occupation commence le 27 juillet, jour et nuit, pour empêcher un éventuel transfert des machines durant août, période de vacances. La menace d’incendier l’usine et de faire sauter des bouteilles de gaz (l’usine est aussi proche d’une centrale atomique) accompagne des discussions. Le responsable CGT n’est pas très sûr de l’acceptation des accords qu’il discute avec la direction : « Il n’est pas sûr que les ouvrières s’en contentent. Elles nous ont déjà débordés jeudi 26 juillet quand on est arrivés à l’usine, elles avaient mis les machines dehors, les matières premières, l’outillage... On essaie de contenir les gens. Mais je ne sais pas jusqu’à quand. » Une autre fois, c’est tout un stock de housses de sièges prêt à l’expédition qui est sorti pour être incendié. Au moment où nous écrivons ces lignes, aucune autre information n’est parvenue ; d’informations contradictoires, début août, il semble bien ressortir que les représentants syndicaux ont toutes les peines du monde à faire accepter les compromis qu’ils ont élaboré avec les dirigeants et les autorités, compromis qui entérine la fermeture de l’usine moyennant une indemnisation plus importante.

CEE – Continentale d’Equipements Electriques. A Meaux, dans la grande banlieue parisienne, à 45 kilomètres à l’Est de la capitale, 35 000 habitants. Cette société employant 188 travailleurs, dont 146 à Meaux, vient de fusionner avec la Société française industrielle de contrôle et d’équipement, qui fabrique le même matériel d’équipement électrique. Sur les 188 travailleurs, 69 garderont leur emploi, l’usine de Meaux prenant le plus fort contingent de licenciés : 80 connaissent leur sort par fax le 20 juillet (certains travaillant là depuis plus de trente ans). La réaction est immédiate : « On nous traite comme du bétail. Personne ne s’est déplacé pour annoncer les licenciements ». C’est le début de l’occupation. Les travailleurs allument un feu « symbolique » (?) près de l’usine et revendiquent expressément les mêmes avantages et garanties que ceux obtenus par les salariés de Cellatex. On ne sait pas ce qu’ont donné les discussions engagées alors à la préfecture du département.

* * *

Quelques réflexions

Il serait absurde de tirer de ces luttes, comme c’est trop souvent le cas, des conclusions définitives, comme par exemple celles d’un sociologue qui y voit « la résurgence d’un anarcho-syndicalisme qu’on croyait étouffé par les années de crise » ou bien l’émergence d’une « radicalisation » des luttes.

On peut tout d’abord voir ce que ces luttes peuvent avoir en commun : la résistance, le refus d’être plus longtemps les victimes de la logique inexorable de la rentabilité capitaliste, dans laquelle le prolétaire-producteur n’est plus rien d’autre qu’un objet, dont le sort ne dépend plus de ce qu’il a pu accomplir et accepté jusqu’alors, mais d’un ensemble de « conditions objectives » sur lesquelles il n’a aucun pouvoir et que souvent il ignore même totalement. Ce prolétaire prend ainsi brutalement conscience de ce qu’il est pour le capital : le support d’une marchandise - sa force de travail - qui devient invendable parce que dévaluée par le jeu de données qui lui sont pour une bonne part extérieures. Il en ressent d’autant plus l’incongruité qu’actuellement on lui clame sur tous les tons une « prospérité » retrouvée, des bénéfices faramineux et des caisses diverses regorgeant de surplus.

Ce qui revient comme un leitmotiv dans les propos, dans toutes ces luttes, c’est des phrases comme « on n’est plus rien », « on est traités comme des déchets ». Personne, seulement leur situation présente, leur a soufflé une telle prise de conscience de leur place réelle de prolétaires dans la société.

Ce sentiment est renforcé par un autre trait commun à ces luttes : elles se déroulent dans des situations d’isolement, soit géographique, soit de petites entreprises entraînées dans le réseau mouvant des sous-traitances, soit dans des régions ravagées depuis des années par les restructurations capitalistes - et souvent, tous ces facteurs sont réunis. Cet isolement et la faible importance de leur entreprise, donc de leur nombre, accentue encore cette conscience d’être des « laissés-pour-compte », parce qu’ils n’ont pas de poids électoral ou social. Leur radicalisme vient naturellement de la volonté de se faire entendre après avoir épuisé les moyens éculés que leur proposent les syndicats gestionnaires des hoquets du système capitaliste.

Il est bien évident que toutes les luttes, même celles qui débouchèrent sur des mouvements de plus grande ampleur, ont toujours été des luttes défensives. Ainsi en est-il de même de ces luttes aux méthodes radicales. On peut le regretter avec tous ceux qui, à la recherche d’un sujet révolutionnaire, déplorent l’absence d’une conscience de classe. Ce sont ceux-là même qui parlent « d’attitude suicidaire », d’épiphénomène à propos de Cellatex et des imitations. Pourtant, les faits - tels qu’ils se déroulent - multiformes de la lutte de classe ont la tête dure : ils refusent de se plier dans des catégories (sauf à en faire des lits de Procuste) et de révéler en clair ce que parfois ils ne contiennent pas directement, mais expriment néanmoins lorsqu’on les replace dans le contexte plus global de résistance au capital dans le monde d’aujourd’hui.

Lorsqu’une ouvrière de Cellatex déclare : « On nous a même traités de terroristes parce qu’on a la rage de vivre sans exiger la lune  », et qu’on relie cette réflexion à l’idée acceptée par tous à Cellatex (même si elle n’était, comme on l’a prétendu après, qu’une comédie bien organisée) de destruction de l’usine et d’une partie de la ville, on ne peut que faire le rapprochement avec la même rage de vivre qui anime les jeunes des banlieues déshéritées à détruire leur propre environnement.

Le « On n’est pas des irresponsables, mais on est à bout » d’un ouvrier de Cellatex fait écho à cette réflexion d’un politicien : « C’est malheureux qu’il faille en venir à cette violence pour qu’on les considère ». Pour tous, ayant la « rage de vivre », les moyens pacifiques sont depuis longtemps épuisés et le recours à une violence s’impose naturellement. J’entends déjà les apôtres de la « conscience révolutionnaire » fustiger cette « rage de vivre » qui, inévitablement, se concrétise dans un monde capitaliste, dans le mirage de la consommation. Témoin cette jeune ouvrière de Cellatex déclarant qu’avec son indemnité elle allait pouvoir s’acheter une BMW. On devrait s’interroger sur la portée globale du « Pourquoi pas nous ? » dans tous les domaines.

Un des rares commentaires à tenter de relier cette violence extrême à l’ensemble des luttes des dernières décennies, on le trouve du côté capitaliste dans un journal financier britannique, le Financial Times, qui écrit le 19 juillet [2000] : «  Les travailleurs français en colère ont dans le passé kidnappé des dirigeants d’entreprise, occupé les installations, bloqué les accès aux usines... Mais cette fois ils ont recours à des mesures encore plus désespérées  ». Il est significatif que, venant d’une publication qui ne s’attache globalement qu’à tout ce qui concerne le rendement du capital, ce commentaire ne concerne que les actions touchant le lieu de travail, ce qui est normal puisque c’est là que coule la plus-value. Cependant, dans la période actuelle où les méthodes de production (lieux dispersés et flux tendus) reposent souvent sur une dimension géographique pour faire de la communication un des éléments essentiels du système productif, les attaques de classe peuvent se déplacer hors des lieux propres de travail, mais la réflexion citée reste valable.

Pourtant, il ne faudrait pas s’arrêter seulement à ce domaine essentiel de la production mais voir ce qui, dans l’ensemble du système capitaliste, reflète et relaie le conflit central travail contre capital... La société française (pour ne parler ici que d’elle) a montré, depuis une vingtaine d’années, que toutes les médiations, politiques, nationales ou locales, syndicales, etc. étaient plus ou moins reléguées au magasin des accessoires, et que des formes plus ou moins originales et autonomes de lutte surgissent dans les domaines les plus divers. Etendant sa réflexion à propos de Cellatex, un député social-démocrate relevait, dans le quotidien Libération (27 juillet 2000) :
« Plus qu’à l’analyse d’un nouveau terrorisme, on est donc ramené ici à la question des moyens dont disposent dans notre société les uns et les autres pour se faire entendre et obtenir des arbitrages favorables de la part des instances chargées de mettre en œuvre la solidarité nationale. » Il a raison ce naïf ou/et retors, ce brave soldat de la social-démocratie qui croit encore aux vertus d’un capitalisme « tempéré » et « acceptable », alors que le capitalisme détruit allègrement une planète à feu et à sang, déplorant seulement que les médiations ne fonctionnent pas et qu’il faut en trouver de nouvelles pour que le capital puisse surmonter « ses » problèmes et ainsi se pérenniser.
Il a raison de s’inquiéter. Encore, pour ne parler que de la France, on pourrait énumérer toutes les percées, rapidement colmatées et/ou annexées, d’un courant autonome qui déborde constamment ces médiations impuissantes dans les domaines les plus variés, pour faire entendre des revendications élémentaires de base qui restent ignorées parce qu’elle ne concordent pas avec la logique du système. La liste en serait longue, depuis les coordinations du rail (1986-1987), des infirmières (1988-1989) et d’ailleurs dans les mêmes périodes, le mouvement « Tous ensemble » de 1995-1996, jusqu’à Cellatex en passant par le malaise des banlieues, les manifestations débordées des jeunes ou des sans-papiers, ou les occupations d’écoles du Languedoc...
La meilleure réponse aux propos du réformiste à la recherche de la martingale de contrôle et d’encadrement est donnée par ces coups de téléphones que reçoit le secrétaire du comité d’entreprise de Cellatex, du style : « On est 400 à être licenciés, comment peut-on faire pour que l’opinion parle enfin de nous ? »

Il ne faut pas non plus se bercer d’illusions pour le futur. Les structures du système savent, au fur et à mesure du cheminement de cette autonomie, prendre les mesures pour éviter que cela se reproduise : les gouvernants de toutes sortes sont experts pour cela, mais à chaque fois ils s’attaquent au passé, et le futur montrera que si les formes déjà apparues ne peuvent se reproduire à cause de la répression, d’autres formes imprévues (et imprévisibles) surgiront. Ainsi va la dialectique dans la lutte de classe. Pour Cellatex and Co, nul doute que les contre-feux soient déjà en place, qu’il s’agisse de contrôles plus efficaces des « produits dangereux » pouvant servir à l’occasion, ou de fusibles d’intervention syndicaux, politiques ou administratifs. C’est sans doute à cela que pensait le baron du Medef lorsqu’il déclarait qu’il n’y avait aucun risque de voir Cellatex faire école.

H. S., août 2000


De Cellatex à Moulinex, une explosion de violence sociale ?

Par H.S. (novembre 2001)
Publié dans le n°99 du bulletin Echanges (hiver 2001-2002).

De délocalisation en délocalisation

Deux générations de travailleurs ont connu des transferts d’activités et les déménagements qui s’ensuivaient. Tout d’abord, voilà plus de quarante ans, les activités industrielles quittèrent les grandes villes, essentiellement Paris, pour gagner la campagne. Pendant toute une période, bien des sociétés y trouvèrent un profit : la mécanisation de l’agriculture « libéra » des masses d’ouvriers agricoles (plus de 30 % de la population française vivait de la production agricole en 1945, 10 % vingt ans plus tard et moins de 5 % aujourd’hui). Les salaires y étaient bien plus bas (alors, légalement, les salaires minimaux dans les petites villes pouvaient être jusqu’à 30 % inférieurs à ceux de la région parisienne) et les collectivités locales donnaient des avantages divers pour attirer les industries qui, disait-on, se « décentralisaient dans la chlorophylle ». De plus, ces mêmes sociétés pouvaient spéculer sur les terrains qu’elles abandonnaient et souvent on y vit fleurir, selon les concepts architecturaux spéculatifs de l’époque, cette profusion de tours et de barres, dortoirs à prolétaires et futurs ghettos des plus pauvres d’entre eux.

Dans les usines ainsi décentralisées, la main-d’oeuvre, peu adaptée au départ au travail industriel était, relativement et pour un temps, plus facilement exploitable. Mais, même si les conditions de travail et les salaires n’étaient pas reluisants, c’était souvent préférable à la condition de travailleur agricole. Et, plus important, ces travailleurs et leur famille pouvaient rester près de leur pays d’origine. Ces transferts économiques ne soulevèrent guère de résistance dans les villes désertées par l’industrie parce qu’alors, il était facile de trouver un autre emploi et le taux de chômage était très bas. Economiquement, ce mouvement correspondait à la recherche d’une productivité plus grande par des coûts de production plus faibles, pour faire face à la compétition nationale et mondiale, en raison de la mondialisation des échanges qui se précisait.

Puis, à partir des années 1970, alors que ce mouvement de transfert se poursuivait, un autre mouvement vint se greffer sur cette première évolution des structures du capital en France. Il vit la disparition des industries de base dans les vieilles régions industrielles, en raison de la même mondialisation des échanges : les mines de charbon fermèrent progressivement, la sidérurgie et l’industrie métallurgique connurent des restructurations drastiques. L’emploi d’une main-d’œuvre locale peu mobile supposait autant que possible l’implantation d’industries nouvelles avec les mêmes incitations qui avaient été proposées pour les délocalisations à la campagne. Ce qui garantissait, en partie tout au moins, une certaine « paix sociale », tout en offrant, même si cela signifiait pour les travailleurs concernés la perte d’avantages, la possibilité de rester dans sa région d’origine.

Il est important de considérer cet aspect particulier des usines construites à partir des années 1950, dans de petites villes, soit de la campagne, soit de vieilles régions industrielles : elles sont souvent la seule usine et la seule possibilité d’emploi dans la région environnante et la fermeture devient une catastrophe locale, non seulement pour les travailleurs directement concernés mais aussi pour les sous-traitants et pour une bonne partie de la population travaillant dans le secteur de la distribution et dans l’administration.

On doit aussi considérer qu’une bonne partie des Français sont très attachés à leur origine et n’aiment guère émigrer hors de leur terroir d‘origine. Leur résistance éventuelle aux mutations est renforcée par le fait (corroborant cette sédentarisation) que, trouvant du travail quasiment sur place, ils y ont bâti leur foyer — maison, jardin… une sorte de confort relatif, acquis au prix d’un certain endettement, dans l’idée que cela, après des décennies d’existence de ces industries locales, durerait quasi éternellement. La fermeture de l’usine, dans une région où souvent, à des kilomètres à la ronde, il n’y a pas d’autres industries, signifie donc bien plus que la perte d’un emploi et entraîne un mélange plutôt explosif de réactions complexes contre un pénible bouleversement de la vie des travailleurs concernés.

La même évolution du capitalisme qui avait procuré du travail aux ouvriers agricoles expulsés par la mécanisation des fermes vers les industries délocalisées était déjà la conséquence d’une pression capitaliste mondiale. Dans les années 1980, les mêmes possibilités se sont offertes dans les pays dits sous-développés et le développement énorme de moyens de transports à bas prix a autorisé les mêmes sociétés à chercher d’autres délocalisations dans le monde entier. Elles y étaient d’autant plus contraintes que les productions de ces pays dits « en développement » pouvaient venir facilement concurrencer les productions locales : nous l’avons déjà évoqué pour les matières premières et les industries de base, et cela touchait désormais l’ensemble des produits industriels.

Les firmes françaises ne pouvaient échapper aux conséquences de cette évolution du capitalisme qui inondait le marché national de produits bon marché et les concurrençait victorieusement sur le plan international : ou bien elles devaient chercher une main-d’œuvre bon marché, ou bien elles devaient investir en capital fixe dans des machines plus modernes. C’était souvent pour les capitalistes une situation impossible : ils ne pouvaient imposer à leurs travailleurs les conditions de production des pays « pauvres », en raison des régulations et des résistances ouvrières, et il leur était difficile d’investir dans de nouvelles techniques (avec lesquelles l’augmentation de productivité n’était pas forcément suffisante pour soutenir la compétition et pour lesquelles, en raison précisément de leur situation délicate dans la compétition, il leur était difficile de trouver un financement). Cela signifiait aussi souvent passer sous le contrôle des banques et/ou être contraint de fusionner avec d’autres sociétés.

D’une manière ou d’une autre, les solutions, en termes capitalistes, ont signifié ce qui est devenu dans les dernières décennies une des clés de la rentabilité capitaliste : la restructuration, c’est-à-dire pour les travailleurs le chômage et la fermeture des usines les moins productives et les moins améliorables ; cela a pu aussi signifier la faillite et la fermeture de toutes les usines.

De toute façon, les travailleurs restaient totalement soumis aux impératifs capitalistes. En face de telles situations, la seule issue est de tenter de défendre les conditions de travail et le niveau de vie, avec d’autant plus d’acharnement dans le cas de ces premières usines délocalisées en France rurale. Ce n’est pas par hasard si toutes les menaces de recours à la violence ou de violence dans les conflits industriels sont survenues dans des sites industriels isolés ou déjà touchés par la disparition d’industries de base.

Une prise de conscience des réalités capitalistes

Un autre point doit être souligné pour expliquer un nouveau phénomène dans l’évolution des méthodes de lutte dans les conflits de classe. C’est l’évolution parallèle des mentalités parmi des ruraux qui traditionnellement restent plutôt conservateurs ; lors des premières délocalisations vers les campagnes, les capitalistes escomptaient trouver une main-d’œuvre docile et respectueuse procédant des traditions agricoles. Cette situation était particulièrement recherchée dans l’Ouest de la France, là où s’étaient implantées la plupart des usines Moulinex (ustensiles ménagers et électroménagers). Comme les politiciens nationaux et locaux pouvaient se targuer d’avoir joué un rôle dans ces transferts industriels « en douceur » et en garantir quelques bénéfices sociaux — principalement la possibilité de trouver du travail dans sa région d’origine et, ainsi, d’y rester —, il y persistait une croyance dans la possibilité, pour les politiques et les syndicats, d’influer sur l’évolution économique.

Mais cette croyance s’est érodée peu à peu lors des tentatives successives d’adapter le procès de production à la pression économique mondiale, ce qui a signifié pour les travailleurs la perte progressive de certains avantages, de plus dures conditions de travail et, finalement, différentes façons de diminuer les effectifs (non-remplacement des partants, retraites anticipées, utilisation des travailleurs temporaires ou à temps partiel, etc.) d’où un sentiment croissant d’insécurité. Toutes les explications se référant à la construction de l’Europe ou au commerce mondial étaient comprises comme un mal extérieur inévitable, contre lequel les « pouvoirs » politique ou syndical se dévoilaient pour ce qu’ils avaient toujours été : impuissants devant les « réalités » économiques et simples agents des mutations capitalistes. Toutes les possibilités antérieures de médiations dans les conflits de classe résultant des activités économiques n’ont plus été perçues, à l’aune de l’expérience accumulée, que comme complètement inefficaces et donc inutiles. Et la plupart des travailleurs pris dans ces bouleversements sociaux se sont trouvés contraints de se battre jusqu’au bout, le dos au mur, avec des moyens beaucoup plus radicaux.

C’est ce qu’une ouvrière de Moulinex exprimait avec de simples mots : « Pour les élections présidentielles, je ne voterai pas. Je renverrai ma carte d’électeur barrée en rouge avec l’inscription Moulinex. De toute façon rien ne peut aller comme ça. Après nous, d’autres suivront. Un jour, ça pétera. Et alors Mai 68 ressemblera à une promenade. »

Ce qui sonne, non pas comme une menace mais plutôt comme la constatation d’une situation qui n’est pas du tout exceptionnelle en France depuis plusieurs années et qui s’est accélérée dans la période récente.

On peut penser que cette sorte de violence ouverte a commencé en juillet 2000 avec l’usine textile Cellatex [1] dans une région isolée du Nord de la France : c’était pour une bonne part l’oeuvre de médias qui jusqu’alors avaient ignoré un grand nombre de faits similaires survenus auparavant et se trouvaient alors contraints de révéler les nouveaux soucis de la classe dominante et de ses auxiliaires, confrontés à ce soudain accès de violence d’un degré supérieur à ceux qui s’étaient produits auparavant.

Au cours des années précédentes déjà, spontanément ou de façon plus ou moins organisée (avec bien des réticences) par les syndicats, les réactions ouvrières contre les fermetures d’usines ou les restructurations et les licenciements qui en résultaient avaient impliqué un certain niveau de violence (occupation d’usines ou de bureaux, piquets barrant l’entrée des usines pour empêcher le déménagement des machines ou des marchandises, séquestration de dirigeants ou de responsables politiques, blocage des voies de communication, invasion de comités d’entreprise ou de conseils d’administration ou de réunions officielles destinées à chercher des solutions...). Même contrôlées par les syndicats, quelquefois organisées préventivement par eux avec des équipes soigneusement sélectionnées, parfois spontanées mais rapidement reprises en mains, toutes ces actions ont révélé que l’emploi des moyens « légaux » de lutte reste inopérant contre les conséquences économiques du commerce mondial dans ce « libre marché » dont les pouvoirs nous rebattent les oreilles. La pression d’une telle violence vise, contre les sociétés, les autorités locales ou nationales, à forcer l’Etat à « faire quelque chose » — soit agir contre la fermeture, soit obtenir de meilleures conditions en cas de licenciement (plus d’argent que le permet la stricte application de la loi, meilleures conditions de formation, reclassement dans d’autres sociétés...).

La dérive des restructurations et des fermetures d’usines et l’évolution des luttes

Si, auparavant, ont existé de telles possibilités d’amortir les conséquences des restructurations, avec l’aide de l’Etat ou des collectivités territoriales, peu à peu cela est devenu de plus en plus difficile. Les récessions économiques successives ont d’une part énormément augmenté le nombre des postulants, et d’autre part diminué les ressources qui pouvaient y être affectées (par exemple une réforme drastique de l’assurance-chômage a réduit considérablement les indemnisations en vigueur dans les années 1970).

Souvent, qui se trouvait placé dans ces situations avaient été contraint auparavant d’accepter les conditions imposées par les « plans sociaux », sous la menace soigneusement distillée de mise en faillite : d’où un perpétuel sentiment d’insécurité, entraînant un mécontentement croissant qui a pu aisément se convertir en une violence plus radicale. La finalité de ces combats ouvriers, comme ils ont fini par l’apprendre avec toutes ces mesures dilatoires visant à affaiblir leur combativité, n’a pas été de lutter contre une fermeture « inévitable », mais d’obtenir des indemnités de licenciement plus substantielles. Comme les travailleurs de Cellatex, ceux d’une des usines Moulinex condamnées menaceront de la faire sauter, avec pour seul slogan : « Du fric ou boum ».

En France, habituellement, un travailleur licencié peut obtenir de son employeur une indemnité fixée le plus souvent dans les conventions collectives, sinon par le code du travail. On peut résumer ces droits légaux comme suit — ce minimum étant le cas le plus fréquent :
- rien pour les travailleurs temporaires, à temps partiel, saisonniers ou les travailleurs permanents n’ayant pas deux ans d’ancienneté dans l’emploi ; une masse de travailleurs non négligeable, d’autant moins que les entreprises en difficulté ont souvent tenté de réduire leurs coûts de production en accroissant la proportion dans leur personnel de ces catégories précaires ;
- un dixième du salaire mensuel par année d’ancienneté pour les travailleurs ayant plus de deux ans d’ancienneté ;
- un quinzième du salaire mensuel en sus de l’indemnité précédente pour les travailleurs ayant plus de dix ans d’ancienneté ;
- quelques conventions collectives peuvent accorder d’autres indemnités plus favorables.

Comme les travailleurs de Cellatex ont obtenu, après leur menace de faire sauter l’usine en juillet 2000, une indemnité de 80 000 F en sus des indemnités légales, pour tous les travailleurs de l’usine quel que soit leur statut, ce montant (environ une année du salaire minimum), est devenu en quelque sorte — hors de toute référence légale — la revendication standard des travailleurs licenciés. Depuis l’aventure Cellatex, il y a environ un an et demi, plus de dix petites usines ont utilisé des menaces de même sorte, pour obtenir à la fois des indemnités de licenciement plus substantielles, des promesses plus sérieuses de reclassement ou de formation . La dernière de cette série a été une usine textile près de Lille (la filature Mossley à Hellemes, 123 travailleurs) [2] où une partie de l’usine fut incendiée et où les grévistes occupant l’usine commencèrent à brûler du matériel dans la rue. Après soixante et onze jours de lutte et d’occupation, ils ont obtenu à peu près ce que les « Cellatex » avaient obtenu un an auparavant.

Moulinex, c’est beaucoup plus important

Si la situation chez Moulinex paraît plus ou moins la même que dans les exemples précédents, elle est beaucoup plus complexe et beaucoup plus importante. Les conflits les plus récents de ce genre sur les restructurations ou les fermetures d’usines touchant des firmes de plus grandes dimensions ont été traités soit à l’intérieur du trust lui-même (par exemple la multinationale de l’alimentation Danone fermant certaines biscuiteries sous la marque Lu avec un plan social interne), soit avec l’intervention de l’Etat garantissant un nouvel emploi (par exemple pour les travailleurs d’AOM-Air Liberté pris dans la tourmente de la déroute de la compagnie suisse Swissair), soit par le rachat total par une autre firme (tous les magasins de France de Marks & Spencer rachetés par le trust de la distribution Galeries Lafayette avec une promesse de réemploi sans licenciement) [3]. On a pu voir ainsi la différence de solution en cas de fermeture d’usines selon l’importance de la firme (et sans aucun doute la crainte de réactions semblables à celles de Cellatex, mais d’une autre dimension). Il s’agit toujours de contenir la lutte dans le cadre de la légalité, pour autant qu’une solution soit envisageable pour les travailleurs concernés leur évitant le chômage, quoiqu’ils puissent être contraints d’accepter de plus mauvaises conditions de travail.

Moulinex n’était ni une petite entreprise ni une multinationale, la plus grande partie des usines se trouvant en France. Tout d’abord une firme familiale fondée il y plus de soixante-dix ans et s’étant développée dans les trente années de prospérité capitaliste (les fameuses « trente glorieuses ») après les années 1950 et qui devint le leader dans les appareils ménagers, électroménagers et les divers équipements de cuisine. La firme avait utilisé les possibilités mentionnées au début de cet article pour localiser ses usines dans les petites villes de campagne et principalement dans l’Ouest de la France, précisément dans une région très conservatrice, avec en arrière-plan une forte influence catholique. Il y a eu lors du développement des difficultés économiques des discussions reprochant à cette firme familiale de ne pas avoir été capable de se moderniser à temps pour faire face à la concurrence mondiale, principalement asiatique, en d’autres termes reprochant aux propriétaires d’être de mauvais gestionnaires capitalistes. Même si Moulinex avait récemment établi des filiales aux Etats-Unis (Krups), au Mexique (Vistar), en Espagne et en Egypte, l’essentiel de ses activités restait en France, en termes de production et en termes de marché. D’autre part, soutenir la concurrence nécessitait plus de capital, plus d’emprunts auprès des banques, c’est-à-dire de se plier aux impératifs des banques qui, à l’instar du FMI vis-à-vis des Etats, exigent des restructurations avant de délier leurs bourses.

Il y a eu ainsi pour Moulinex différentes tentatives de surmonter les problèmes qui s’accumulaient ; la firme a dû procéder aux sempiternelles restructurations, génératrices d’inquiétudes pour les travailleurs et, finalement, beaucoup plus inquiétant, fusionner avec un concurrent, Brandt, société elle-même filiale d’une holding italienne, El.Fi, le quatrième groupe européen de l’électro-ménager (les frères Novicelli) qui, à la fin de cette opération en l’an 2000, détenait 74 % du capital du groupe Brandt-Moulinex. Apparemment, la situation de cet ensemble n’était nullement catastrophique : d’avril à décembre 2000, le chiffre d’affaires avait progressé de 5,5 % par rapport à l’année précédente ; mais ces résultats dissimulaient une distorsion entre les ventes réalisées par les usines françaises, qui chutaient de 6,7 %, alors que celles des usines extérieures s’accroissaient de 18 %. En 2001, cette tendance s’est renforcée, alors que les pronostics pour les Etats-Unis se révélaient plutôt sombres. Dès lors, la multinationale, intéressée uniquement par la rentabilité globale, considérait Moulinex comme le mouton noir de son empire, qu’il fallait restructurer ou dont il fallait couper le bras malade.

Les grandes manoeuvres du capital et de ses auxiliaires

Les travailleurs de Moulinex, déjà alertés par moult plans sociaux et par la fusion avec Brandt, ont été laissés pendant sept mois dans une incertitude très angoissante. Ils savaient qu’ils devraient faire face à une inévitable restructuration mais ignoraient sa nature et sa dimension. Le 25 avril 2001, la sentence tombe : le groupe Moulinex-Brandt propose le regroupement total des seize usines françaises (11 000 travailleurs sur un total de 22 000 travailleurs européens) avec la fermeture définitive de trois usines, les deux plus importantes en Normandie et l’autre dans le Nord de la France :
- Alençon (Orne), 1 100 travailleurs, l’usine mère, la première à avoir été en activité, fabriquant du petit électroménager dont la production serait en partie transférée au Mexique (fers à repasser) ;
- Cormelles-le-Royal (Calvados), 1 100 travailleurs fabriquant des fours à micro-ondes dont la production serait totalement abandonnée parce que perdant de l’argent et ne pouvant soutenir la concurrence asiatique ;
- Lesquin (Nord), 700 travailleurs fabriquant des frigidaires dont la production serait transférée en Pologne.

Les syndicats ne pouvaient que refuser ce plan de restructuration, car les travailleurs des usines condamnées se mirent aussitôt en grève avec occupation. Jusqu’aux vacances du 21 juillet [2001], toutes les usines Moulinex connurent une production chaotique et quelques-unes d’entre elles : Alençon, Bayeux, Cormelles, Falaise (toutes en Normandie) restèrent souvent totalement fermées et occupées. A la fin des vacances, la situation ne s’était guère améliorée, même si les syndicats tentaient de reprendre le contrôle de la lutte — avec par exemple une grève de deux heures le 25 août. Mais bientôt le mouvement échappait à leurs tentatives de régulation : dans la nuit du 29 août, l’équipe de nuit à l’usine d’Alençon recommença l’occupation, érigeant des barricades pour bloquer l’entrée de l’usine. Les occupations recommencent ailleurs, dans la plupart des usines Moulinex dont la production est alors totalement bloquée.

La réplique du groupe Moulinex-Brandt, suite au refus de la holding italienne de mettre plus d’argent dans la restructuration envisagée avant les vacances, fut de se mettre en faillite avec la désignation d’un administrateur séquestre. Certains accusèrent les banques d’avoir condamné Moulinex en refusant d’accorder un nouveau prêt, mais apparemment la responsabilité était partagée non seulement entre les vrais propriétaires (les frères italiens et le milieu financier), mais certainement avec d’autres industriels intéressés par le démantèlement du groupe Moulinex pour acquérir une position dominante dans cette branche d’activité. Naturellement les travailleurs étaient totalement abandonnés dans cette opération. Les syndicats et les autorités locales ont tenté de présenter des plans alternatifs pour maintenir les usines en activité, plans plus ou moins viables principalement parce que ni les uns ni les autres n’avaient le pouvoir de lever les contributions financières nécessaires à leur mise en œuvre — outre qu’ils allaient certainement à l’encontre de visées financières plus importantes. Il était bien évident, considérant les interventions étatiques ou multinationales dans les restructurations déjà évoquées qui se déroulaient au même moment à grand renfort de publicité (précisément parce que les médiations politiques ou syndicales pouvaient prétendre avoir trouvé une solution pour les travailleurs), que les possibilités d’action des travailleurs étaient assez limitées si toutes les usines devaient être fermées en cas de faillite. La situation chez Moulinex risquait de devenir explosive. Au même moment, dans une opération bien concertée, le bruit était répandu, un peu partout dans les médias relayant les syndicats et les allées du pouvoir, que l’entreprise pouvait être vendue, en tout ou en détail, et que bien sûr il importait pour les travailleurs de ne pas « décourager un éventuel repreneur » : cela paraissait « raisonnable » et, à l’appel des syndicats, toute grève et occupation cessait le 10 septembre 2001.

C’était pourtant le seul but de l’opération : amener les travailleurs à baisser les bras et accentuer leur angoisse démoralisante en les embarquant dans des spéculations sans fin sur la « confiance » qu’on pouvait avoir dans les prétendants à la reprise, alors qu’ils n’avaient en fait aucun moyen de juger de la solidité desdites propositions. Sauf à faire confiance à la parole des syndicats et des autorités, qui n’avaient d’ailleurs pas plus de moyens d’en juger malgré leurs prétentions — mais cela leur permettait de se remettre en selle dans le rôle qu’ils tenaient parfaitement dans cette tragicomédie.

Ainsi depuis le 10 septembre, et pendant plus d’un mois, toutes les usines Moulinex étaient supposées travailler « normalement », mais pourtant avec des arrêts dus à des problèmes d’approvisionnement ou avec une production réduite ; les travailleurs réduits ainsi au chômage technique restaient indemnisés. Ils paraissaient, peut-être sans trop y croire, persuadés qu’ils ne devaient pas troubler le « jeu de la reprise » même s’ils suivaient les sempiternelles manifestations de rue appelées et contrôlées par les syndicats pour « faire pression » en vue d’un règlement (sur lequel ils n’avaient pourtant aucun pouvoir).

Les syndicats « informaient » régulièrement, avec commentaires, les travailleurs sur les hauts et les bas des négociations en cours pour donner aux travailleurs un nouvel exploiteur (seulement d’ailleurs les miettes que les négociateurs voulaient bien leur jeter en pâture). Après maints et maints palabres c’est-à-dire spéculations financières, l’administrateur provisoire accepta la dissociation des deux firmes Moulinex et Brandt et la reprise de Moulinex par son principal concurrent en France, le groupe SEB, Brandt restant dans le holding italien El.Fi.

L’annonce de cette « fin heureuse » précisait que SEB était plus intéressé par les filiales étrangères de Moulinex, ce qui lui permettait d’avoir des bases de pénétration en Amérique du Nord et en Amérique du Sud ; comme SEB avait déjà des usines en France opérant dans les mêmes secteurs que Moulinex, il n’était pas difficile de deviner les non-dits de l’accord de reprise. Pour les travailleurs de Moulinex, c’était un nouveau plan de restructuration, plus ou moins copie conforme de ce qui avait provoqué l’explosion de la grève du 27 avril : ils avaient seulement changé de patron pour la mise en œuvre de la guillotine. Les deux principales usines du groupe, Alençon et Cormelles, restaient définitivement fermées et les autres devaient subir des « dégraissages » plus ou moins importants.

La révolte des laissés-pour-compte

Les travailleurs de Moulinex avaient perdu six mois de lutte et avaient été menés en bateau uniquement pour émousser leur combativité et les amener à avaler la pilule. Il ne leur restait plus qu’une seule issue, alors qu’il était évident qu’ils ne pourraient plus empêcher la dislocation du groupe et les fermetures d’usines. Tout comme les travailleurs de Cellatex, leur seule lutte se résumait maintenant à se battre pour obtenir des indemnités de licenciement plus substantielles et des promesses plus sérieuses de reclassement. Le jour même de l’annonce de la reprise et des intentions du repreneur, les usines condamnées d’Alençon et de Cormelles étaient de nouveau occupées et bloquées. Les revendications étaient exactement ce qu’avaient obtenu les Cellatex : 80 000 F en sus des indemnités contractuelles légales pour tous, quel que soit le statut.

Comme les discussions menées par les syndicats et les actions légales ne conduisaient nulle part, après vingt jours de palabres, les travailleurs de Cormelles-le-Royal prirent le mors aux dents et mirent en place spontanément ce qui dans leur esprit était dans la ligne de ce qu’avaient fait les Cellatex. Cette méthode radicale de lutte ne s’étendit pas à Alençon, où la CFDT pouvait se prévaloir d’une plus grande influence, qui lui permettait le maintien de la lutte dans ses limites légales. Cormelles allait bien au-delà ; le 13 novembre, les travailleurs de cette usine (qui devait être fermée définitivement, avec plus de 1 100 licenciements), qui l’occupaient déjà, empilèrent à différents endroits stratégiques des produits inflammables (bouteilles de gaz, bidons d’essence, autres produits chimiques…) et affichèrent clairement leurs intentions avec une banderole proclamant fièrement : « Du fric ou boum ! ».

Et, pour montrer leur bonne volonté, exactement ce qu’avaient fait les Cellatex en déversant de l’acide sulfurique dans la rivière ou comme ceux de Mossley en confisquant le stock et peut-être, pour certains, en incendiant une partie de la filature (mais là, à la différence des autres luttes, cet incendie ne fut pas reven-diqué), ces travailleurs de Moulinex mirent le feu à certains bâtiments de « leur » usine. Naturellement cette action fut immédiatement dénoncée, notamment par le ministre socialiste des Affaires sociales. Mais, en même temps, un sondage effectué parmi la population montrait un soutien à 90 % de l’action des travailleurs de Moulinex.

Personne ne tenta de les arrêter alors que les discussions continuaient avec les autorités pour tenter de régler le « problème ». Les différences dans les méthodes de lutte à Alençon et à Cormelles peuvent être perçues dans le fait que la police n’intervint nullement à l’usine de Cormelles, alors que dans le même temps, elle intervint brutalement pour empêcher les travailleurs d’Alençon entraînés par la CFDT d’envahir le siège du Medef à Paris (c’était là le type même d’objectif traditionnel de la part des syndicats). N’importe comment, c’est l’action des travailleurs de Cormelles et certainement la crainte que leur méthode de lutte ne s’étende aux autres usines Moulinex qui accéléra le règlement du conflit, lequel intervint dans la semaine même. Mais aussi, comme d’habitude, comme cette forme de lutte restait circonscrite à une seule usine, cette solution était prise de manière à diviser les travailleurs concernés d’une façon sensiblement différente de Cellatex.

Cet ultime « plan social », accepté par tous les syndicats, à l’exception de la CFDT qui ne voulait pas perdre la face à Alençon pour avoir modéré les troupes, autorisait SEB, le nouveau patron de Moulinex, à licencier 3 700 travailleurs sur 5 600 avec la fermeture définitive, entre autres, des usines d’Alençon et de Cormelles et des coupes sombres dans les autres usines.

Les travailleurs devaient, en cas d’accord, évacuer immédiatement les usines occupées pour que la production puisse reprendre. Le montant des indemnités supplémentaires, contrairement à ce qui avait été obtenu chez Cellatex, n’étaient pas les mêmes pour tous les travailleurs, variant en fonction de l’ancienneté de 30 000 à 80 000 F. Comme le « plan social » devait être accepté par les travailleurs en grève, cette division en fonction de l’ancienneté fut accentuée par un vote par usine et non par un vote global. Le résultat du scrutin était en quelque sorte connu d’avance. Comme la CFDT avait refusé de signer le « plan social » en raison de sa position dominante à Alençon, elle ne pouvait faire dans cette usine autre chose qu’un baroud d’honneur. Les syndicats maintinrent pendant quelques jours l’occupation, sans rien changer à ses méthodes légales de lutte, et continuant d’exercer le strict contrôle de cet ultime combat.

Une forme d’action directe pour une revendication immédiate

Par pure coïncidence, les menaces des travailleurs de l’usine de Cormelles intervinrent alors que se développait l’offensive guerrière « contre le terrorisme » qui suivit les attentats du 11 septembre contre les tours du World Trade Center à New York. Mais personne ne se risqua à établir des parallèles et à qualifier ces menaces et leur commencement d’exécution de « terrorisme ». De nouveau, comme pour Cellatex, quelques commentaires dans des milieux divers parlèrent de luddisme et de luddites, considérant plus ou moins ces actions comme des combats contre la technologie et l’utilisation des techniques par le capitalisme. Comme nous l’avons déjà souligné dans des articles précédents, le combat des luddites n’était nullement idéologique : c’était une lutte de classe contre les exploiteurs utilisant sélectivement la destruction des machines pour obtenir de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail, destructions visant non pas tous les patrons (ce qu’aurait été une logique anti-technique), mais seulement ceux qui refusaient d’appliquer de meilleures conditions déjà concédées ailleurs.

Le courant de violence qui se manifeste en France depuis près de deux années maintenant, seulement dans le cas de fermetures d’usines en vue d’obtenir plus d’argent est très similaire à ces actions des luddites mais n’a rien à voir avec l’idéologie que l’on essaie d’y plaquer. C’est seulement, et seulement cela, un moyen de lutte, plus radical et naturellement plus efficace que les moyens légaux, les seuls que peuvent préconiser et tenter d’imposer les syndicats, quels qu’ils soient, à cause précisément de leur existence et activité légales.

Naturellement, il serait complètement faux de considérer ces actions comme une sorte de poussée révolutionnaire. Mais le recours à des méthodes violentes a une signification. Si ces luttes transgressent les formes de médiation et brisent avec les méthodes traditionnelles préconisées par les syndicats, ces derniers sont encore reconnus comme capables de discuter avec les représentants du capital pour fixer les conditions d’une solution du conflit. Pas n’importe quelles conditions bien sûr. Les solutions doivent être soumises au vote des travailleurs concernés, mais les syndicats, même contraints d’endosser d’une certaine façon les revendications de base défendues par des méthodes qu’ils réprouvent, ont toujours, comme on vient de le montrer pour Moulinex, des possibilités de manipulation, à la fois pour prévenir quelque extension du conflit hors des sentiers battus et pour imposer des solutions bâtardes. Mais ils dansent sur une corde raide. Les propos d’une ouvrière de Moulinex citée plus haut montrent que cette possibilité d’extension n’est pas pure utopie.

Il est nécessaire de replacer de tels événements dans le processus dialectique des relations capital-travail. Sur le plan économique d’un tel conflit, si l’on considère ce que le capitalisme (firmes et différentes instances gouvernementales) doit payer pour une solution des problèmes actuels au-delà de ce qui est considéré comme tolérable pour la maintien du taux de profit, le fait qu’il soit contraint par la lutte de classe de verser d’importantes sommes pour le maintien de la paix sociale peut être vu comme un frein aux tentatives permanentes pour enrayer le déclin du taux de profit du capital.

Il n’y a pourtant aucune raison de pavoiser. Si, dans les limites dont nous venons de parler, cette violence peut être considérée comme une manifestation de l’autonomie ouvrière, celle-ci n’est, pour autant qu’elle reste dans certaines limites, qu’une partie du processus dialectique entre l’action ouvrière et la constante répression du capital. Que ce soit dans l’intervention des syndicats ou de la police, cette répression essaie de faire face à une situation globale (dans la mesure où chacune de ces actions peut être considérée comme le témoignage d’un rapport de force plus général) et pas seulement l’action ponctuelle dans le cas spécifique de Moulinex ou d’autres actions du même genre : la fin du conflit Moulinex avec ses ambiguïtés ne fait que refléter les ambiguïtés du rapport de forces au niveau national. D’une part, si l’action chez Moulinex était allée au-delà d’une simple menace et s’était étendue localement, régionalement ou dans d’autres usines ou dans des actions réelles de solidarité (on peut rêver), la répression aurait montré son véritable visage dans l’ampleur des moyens mis en œuvre. Bien sûr avec le risque de voir surgir un mouvement plus vaste et des forces de répression tentant d’éviter une répression trop directe génératrice d’extensions ultérieures... D’autre part, la première ligne de répression de l’autonomie ouvrière, l’intervention syndicale, pouvait « organiser » quelque action prétendument autonome pour garder le contrôle du mouvement [4] (comme elle a pu le faire par exemple dans les grèves de 1995 en France) [5].

Vus sous cet aspect des rapports syndicats-travailleurs dans la lutte, les « nouveaux » syndicats (SUD, CNT…), bâtis dans la foulée de ces conflits en opposition précisément à l’action des syndicats « reconnus » et bien établis, peuvent jouer un rôle crucial en canalisant l’autonomie vers une autre sorte de légalité, car leur existence juridique même leur interdit sous peine de disparition de se fondre dans le mouvement autonome. Ce qui fait que de toute façon, dans ce processus dialectique action/répression, il est parfois très difficile de séparer ce qui ressort de l’autonomie et ce qui ne l’est pas. Nous pouvons seulement considérer que des choses évoluent et changent sous la pression de la lutte de classe, échappant aux formes précédentes dans lesquelles le système capitaliste tente d’emprisonner l’exploitation du travail. [6]

H. S., novembre 2001


Rage de classe, quelques exemples supplémentaires

Réunis par Zanzara athée (février 2010).

Cette liste d’actions menées par des exploité-e-s, généralement dans un cadre de lutte assez limité (conserver son emploi, obtenir de bonnes indemnisations de licenciement, améliorer ses conditions de travail, etc.), n’est pas exhaustive : il ne s’agit que d’exemples parmi d’autres de manières de lutter, plus ou moins efficaces selon les circonstances, mais en l’occurrence toujours illégales. Dans le domaine du travail, comme dans tout le reste, on arrache rarement quoi que ce soit aux dominants sans franchir les limites de la légalité… De fait, la voie légale (notamment syndicale) est la plus sûre garante du triomphe de la logique capitaliste. L’autonomie offensive des luttes des exploité-e-s (salarié-e-s ou non) passe nécessairement par le dépassement du syndicalisme et du respect des lois.

- C’est toujours possible :
Avril 2003 – CDT, dans le textile (ex-Boussac) est en liquidation judiciaire. 138 travailleurs occupent l’usine de Wesserling (Haut-Rhin) et 60 celle du même groupe des Tissages de Nomexy : ils menacent de déverser des produits toxiques dans la Thur, puis de faire sauter le bâtiment administratif contenant les archives, qu’ils ont entouré de bonbonnes de gaz ; pour commencer, ils brûlent les stocks de tissu dans la cour. Quitte à être virés, ils exigent une prime de 1 000 euros par année d’ancienneté — la plupart ont de 20 à 30 années d’ancienneté.
Juin 2003 – Quarante travailleurs de la filature Le Thillot Sarl à Ramonchamp (Vosges), en liquidation judiciaire, occupent l’usine et menacent d’incendier le stock de fil pour faire augmenter leurs indemnités de licenciement ; ils disposent d’acide chlorhydrique, de bonbonnes de gaz et des palettes de fil brûlent déjà dans la cour. Ceux des Tissages de l’Est, dans la même petite ville, déroulent le 25 juin deux kilomètres et demi de tissu sur la route nationale 66, provoquant une série d’embouteillages ; ils ramassent ensuite le tout et le brûlent (ils demandent 9 000 euros d’indemnités).
Juin 2003 – Les 189 travailleurs de l’usine Coventry, à Haubourdin, près de Lille (Nord), ex-usine Lever de la multinationale du détergent Unilever, en liquidation judiciaire, multiplient les actions diverses en utilisant les produits qu’ils fabriquaient, y compris en les déversant sur les flics dans diverses manifestations, avec aussi des interventions dans les super-marchés, toujours axées sur les produits de la marque.
Août 2003 – Après le dépôt de bilan de la fonderie APM-Group (ex-Valfond) à Argentan (Orne), les travailleurs licenciés ne baissent pas les bras. Ce qu’ils réclament : d’abord, que l’indemnité de licenciement de 12 000 euros leur soit effectivement payée. 200 d’entre eux bloquent le train Paris-Grandville ; le 19 juillet, ils séquestrent quatre cadres de la direction pendant toute une nuit ; le 29 juillet, ils débarquent aux Haras du Pin pour y troubler les festivités de trois ministres protégés par la gendarmerie. Le 1er août, ils cessent leur mouvement après un accord qui maintient l’activité de l’usine jusqu’au 6 novembre 2003 et prévoit le paiement d’une indemnité de 13 000 euros.
[extraits du bulletin Dans le monde une classe en lutte de septembre 2003]

- Une solution aux déménagements de matériel vers les paradis délocalisés :
29 mars 2004 – Dix-sept machines d’un atelier du site Alstom-Belfort ont été brisées à coups de masse au cours du week-end qui faisait suite à l’envoi de 488 lettres individuelles annonçant la suppression des postes dans l’usine. A rapprocher de l’incendie de l’usine Daewoo en Moselle ou de la destruction de cartes à puces par les ACT d’Angers, et aussi, plus loin, de Cellatex dans les Ardennes. A suivre…
[extrait du bulletin Dans le monde une classe en lutte de septembre 2004]

- Les succès et les haines de l’ANPE (Agence Nationale Pour l’Emploi) :
Janvier 2006 – Six centres de l’ANPE partent en fumée et six autres ont failli subir le même sort avec des tentatives avortées dans des localités dispersées en France. Trois autres centres avaient subi le même sort depuis novembre 2005. Tout le monde, y compris la police, s’interroge sur les « causes »…
[extrait du bulletin Dans le monde une classe en lutte d’avril 2006]

- Séquestrations :
Mai 2005 – Dans la nuit du mercredi 25 mai au jeudi 26, pour protester contre un plan de réorganisation assorti de suppressions d’emplois (45 sur 600) les postiers du centre de tri de Bègles (Gironde) séquestrent pendant vingt heures cinq membres de la direction du centre (des plans similaires appliqués dans toute la France signifient la suppression de 10 000 emplois). Des flics des CRS et du GIPN interviennent pour « libérer » les dirigeants séquestrés.
[extrait du bulletin Dans le monde une classe en lutte de juillet 2005]
Février 2008 – Deux hauts cadres de l’usine Kléber (Michelin) de Toul (Meurthe et Moselle) séquestrés depuis le 14 février et libérés le 17 par les 826 grévistes, futurs licenciés... Ils finissent par obtenir une indemnité de licenciement de 2 500 euros par année d’ancienneté, le réemploi éventuel dans une des seize usines du groupe, une aide personnalisée jusqu’à réemploi, garantie de salaire pour douze mois et un engagement de créer 900 emplois dans les cinq années à venir.
[extrait du bulletin Dans le monde une classe en lutte de mars 2008]
Février 2009 – L’usine Brocard & Roux de Devecey, près de Besançon (Doubs), équipementier, veut délocaliser en Slovaquie et entreprend de déménager clandestinement le matériel tout en se mettant en faillite. Les 40 ouvriers bloquent les camions de déménagement, séquestrent le patron et l’accompagnent au tribunal pour la liquidation judiciaire qui autorise la poursuite de l’activité. Le patron doit rapatrier tout le matériel déjà transféré.
Mars 2009 – Pontonx-sur-l’Adour (Landes) : usine Sony (électronique), séquestration du PDG dans l’usine bloquée contre la fermeture du site le 17 avril, mettant 311 travailleurs à la rue. Une journée de négociations suffit pour obtenir une indemnisation conséquente : 10 000 euros par travailleur, en plus d’un mois de salaire par année d’ancienneté, avec un plancher de 45 000 euros.
Mars 2009 – Usine pharmaceutique 3M à Pithiviers (Loiret) : le trust veut supprimer 110 emplois sur 235. La grève illimitée a débuté le 20 mars pour une meilleure indemnisation et pour des garanties d’emploi. Le directeur est séquestré le 24 et libéré le 25 à minuit avec l’ouverture de pourparlers. Reprise le 2 avril après un vote à 80 % pour un accord comportant le report des licenciements à novembre 2010, une prime plancher de départ de 30 000 euros, une prime de transfert de 5 000 à 7 000 euros et des garanties d’emploi de quinze mois pour les licenciés.
30 mars 2009 – FCI Microcommunications, l’usine de Mantes-la-Jolie (Yvelines) doit être fermée pour délocalisation à Singapour. 400 travailleurs sont en grève avec occupation jour et nuit depuis cinq semaines pour une meilleure indemnisation. Deux directeurs, séquestrés pendant quatre heures, sont délivrés par les flics. Malgré un jugement d’expulsion, l’occupation est maintenue.
[extraits du bulletin Dans le monde une classe en lutte d’avril 2009]
31 mars 2009 – Les salariés de Caterpillar-France enferment leur directeur, Nicolas Polutnik, et trois cadres sur le site grenoblois du groupe américain. Cinquante employés se relaient durant la nuit pour tenir compagnie aux dirigeants séquestrés, finalement relâchés dans la journée du 1er avril. Ils voulaient débloquer les négociations portant sur les conditions du plan de départ après la décision de supprimer 600 emplois en France.
31 mars 2009 – François-Henri Pinault, président du groupe PPR, un des patrons français les plus emblématiques, est bloqué dans un taxi pendant une heure par une cinquantaine de ses salariés, à Paris. La Fnac et Conforama, deux enseignes du groupe, ont annoncé un plan d’économie susceptible de se traduire par 1 200 suppressions de postes.
8 avril 2009 – Quatre cadres de la filiale française de la société britannique Scapa, qui fabrique des adhésifs industriels, sont retenus par des salariés dans une usine du groupe menacée de fermeture, à Bellegarde-sur-Valserine (Ain). Ils acceptent de négocier et donnent satisfaction aux syndicats : 1,7 million d’euros de primes de départ au lieu de 890 000 euros la veille.
[extraits du site de France-Soir]
22 juillet 2009 – Blanzy (Saône-et-Loire) : séquestration de quatre cadres de Michelin pour protester contre une sanction visant un salarié en Contrat à Durée Déterminée.
[extrait du bulletin Sans préavis de l’été 2009]
25 juillet 2009 – Servisair Cargo (fret aérien), mis en redressement judiciaire : les travailleurs menacés de licenciement séquestrent les dirigeants pendant vingt-quatre heures et sortent les bonbonnes de gaz.
[extrait du bulletin Dans le monde une classe en lutte de septembre 2009]

- Blocages et saccages :
Avril 2009 – De 200 à 300 salariés de Continental saccagent en partie les locaux de la sous-préfecture de l’Oise, à Compiègne, après la décision du tribunal de Sarreguemines (Moselle) de les débouter de leur demande de suspension ou d’annulation de la procédure de fermeture de l’usine de Clairoix (Oise).
[extrait du site de France-Soir]
Juin 2009 – Nouvelle-Calédonie : suite au licenciement d’une hôtesse de l’air par la compagnie Aircal, l’aéroport est occupé pendant une semaine. Le syndicat néo-calédonien USTKE organise l’occupation de l’aéroport, occupant même les appareils et bloquant tout trafic. L’intervention policière violente pour faire évacuer les lieux et l’arrestation de 28 militants syndicaux (six seront poursuivis et condamnés), dont le président du syndicat, déclenchent grève et révolte dans toute l’île avec des barrages routiers et le blocage d’entreprises. Des affrontements violents se déroulent les 3 et 5 août alors que les gendarmes tentent de briser les barrages. Une vingtaine de flics sont blessés dont un par balles. L’extension de la révolte aux jeunes (avec pillage de magasins et incendies) faisant craindre un développement du conflit, un accord est finalement conclu avec la compagnie Aircal, qui abandonne certaines poursuites. Mais quelques militants restent condamnés, dont le président du syndicat, qui, en appel, écope de 9 mois de prison ferme.
[extrait du bulletin Dans le monde une classe en lutte de septembre 2009]
29 juin 2009 – Marseille : une quarantaine de travailleurs du Grand port maritime de Marseille (GPMM), dont certains sont cagoulés et armés de haches et de barres en fer, saccagent le bureau du directeur général du GPMM en sa présence. Sans doute une action de protestation contre la privatisation du terminal conteneurs de Mourepiane.
[extrait du bulletin Sans préavis de l’été 2009]
Octobre 2009 – Alors que les travailleurs du réseau de transports lyonnais (TCL) sont en grève et occupent le siège de leur employeur la société Keolis Lyon, dans la nuit du 29 au 30 septembre un incendie ravage un dépôt de bus : 34 bus partent en fumée.
[extrait du bulletin Dans le monde une classe en lutte de décembre 2009]

- Tout faire sauter :
Janvier 2003 – Une vingtaine de salariés de l’usine de tubes cathodiques Daewoo-Orion à Mont-Saint-Martin (Meurthe-et-Moselle) menacent de verser des produits chimiques dans un affluent de la Meuse. Dans la nuit du 24, un incendie ravage 6 000 m2 de l’usine placée en redressement judiciaire. 
[extrait du site de France-Soir]
Juillet 2009 – New Fabris à Chatellerault (Vienne) : mise en liquidation le 16 juin. Occupation et menace de faire sauter l’usine. Fin de conflit le 3 août avec indemnité spéciale de 12 000 euros et un contrat de transition de 12 mois payés à 95 % du salaire.
Juillet 2009 – Nortel (informatique) à Chateaufort (Yvelines) : mise en liquidation judiciaire fin mai, entre 460 et 680 emplois supprimés. Menace de faire sauter l’usine. Même un ministre se déplace. Fin de conflit le 21 juillet avec une indemnité spéciale comprise entre 30 000 et 50 000 euros.
Juillet 2009 – JLG à Tonneins (Lot-et-Garonne) : après trois semaines de grève et l’installation de bonbonnes de gaz, les 53 travailleurs obtiennent une indemnité spéciale de 30 000 euros.
[extraits du bulletin Dans le monde une classe en lutte de septembre 2009]

- Un mois sous tension :
Avril 2009 – Les actions se sont multipliées dans le secteur de l’énergie : lors de la journée de mobilisation à GrDF et ErDF du 16 avril, 66 500 usagers se retrouvent privés d’électricité et 9 160 de gaz (passage en heures creuses en Bretagne, blocage du chantier du réacteur nucléaire EPR à Flamanville, de l’aéroport de Toulouse-Blagnac, débranchement du parc éolien de Morlaix et d’un radar automatique en Auvergne, coupures dans le centre-ville de Lille et en Midi-Pyrénées, rétablissement du courant à de « mauvais payeurs » à Toulouse, etc.). Le 21 avril, tout l’Est du département du Lot passe à moitié prix (heures creuses permanentes). Deux jours plus tard, les coupures et rétablissements de courants continuent un peu partout (les coupures visant notamment des centres industriels et commerciaux, des hôtels, des sièges régionaux de banques, un casino, etc.). Le 29 avril à Toulouse, des « individus encagoulés » saccagent les locaux d’ErDF.
[extrait du bulletin Sans préavis de l’été 2009]

- Et ça continue :
Mai 2009 – Avignon, le 5 mai, une quarantaine de véhicules EDF sont dépouillés de leurs roues. Les pneus des fourgons d’intervention ont, eux, été dégonflés. Le 12, à Paris, dégradations et lâcher de cafards dans un bureau du patron de GDF-Suez. Le 19, à Cannes, après la manifestation d’ErDF-GrDF de l’après-midi, le centre-ville se trouve plongé dans le noir.
[extrait du bulletin Sans préavis de l’été 2009]


[1Sur Cellatex et les discussions qui ont suivi, voir Echanges n°94, p.3 (« A Givet, une nouvelle forme de la lutte de classe ? »), n°95, p.3 (« Des travailleurs devant les tribunaux “révolutionnaires” »), n°96, p.44 (« Correspondances », n°97, (« Cellatex, quand l’acide a coulé » : un chef-d’œuvre de récupération »), et n°98 p.7 (« La lutte des travailleurs de la filature Mossley-Badin »).

[2Sur cette grève, voir Echanges n°98, p.10, « Si les CRS entrent dans l’usine, on détruit le stock ! ».

[3Ces restructurations, Lu, AOM et Marks & Spencer coïncidant dans le premier semestre 2001 bénéficièrent d’une médiatisation importante, en même temps que d’une exploitation politique sans commune mesure avec d’autres conflits. Cette « popularisation » permettait aux pouvoirs politiques et syndicaux de se réintroduire dans le circuit de médiation, d’autant plus facilement qu’ils n’ignoraient pas que des solutions existaient. Celles-ci leur permirent de se targuer d’un pouvoir illusoire, dû seulement à des circonstances spécifiques ; dès lors, les risques d’une irruption de violence style Cellatex étaient particulièrement faibles.

[4Un exemple de cette « violence organisée » a été donné récemment par ce qu’un journal a appelé « le coup de force des Bata » : le saccage de trois magasins parisiens de la marque de chaussures Bata par des travailleurs de l’usine de Lorraine à Moussey qui doit être fermée partiellement avec 530 licenciements sur 830 travailleurs ; les chaussures furent déversées sur la chaussée. Ces travailleurs se battent depuis juillet 2001. Au début de leur lutte plus ou moins sauvage, lors de l’annonce de la mise de l’usine en règlement judiciaire, ils avaient saisi un stock important de plusieurs dizaines de milliers de paires de chaussures. Ils auraient pu utiliser ce trésor de guerre comme monnaie d’échanges ou de récupération mais furent persuadés par les syndicats de les restituer on ne sait sur quelle fallacieuse promesse. Mais cette restitution n’a rien résolu et comme la pression de base augmente par la conscience d’avoir été roulés, les syndicats ne peuvent faire autrement que d’organiser des actions comme celle qui vient d’être mentionnée qui, pour spectaculaires qu’elles soient, sont soigneusement contrôlées et ne peuvent se répéter.

[5Sur les grèves de 1995-1996, voir la brochure d’Echanges « La lutte de classe en France, novembre et décembre 1995, témoignages et discussions sur un mouvement social différent » (mars 1996).

[6Nous avons reçu, sur Moulinex : Le Prolétaire n° 459, octobre-novembre 2001 : « Moulinex : sans la lutte, la défaite est assurée ».


)

Au moment du bouclage de cette brochure, la lutte des classes n’a rien perdu de son actualité :

- Des travailleurs sans-papiers, intérimaires grévistes de l’agence Randstad de l’avenue Daumesnil, dans le 12ème arrondissement de Paris, ont été expulsés par les flics le 24 mars 2010 de l’agence qu’ils occupaient depuis 18 mois pour leur régularisation.
- Dans la même logique, environ 250 travailleurs sans-papiers (la plupart dans le secteur du bâtiment) en grève pour leur régularisation, ont occupé le 15 décembre 2009 les locaux du Fonds d’assurance formation des salariés de l’artisanat du BTP (FAF-SAB), situés rue du Regard dans le 6ème arrondissement de Paris. Ils en ont été expulsés le 1er avril 2010 par la police.
- Début avril 2010 également, à Crépy-en-Valois, dans l’Oise, l’usine Sodimatex a été occupée par une soixantaine de salariés (sur 92). Le 2 avril au matin, ils ont placé des cocktails Molotov autour d’une citerne de gaz et menacent de la faire sauter. Les salariés ont fait brûler des balles de fibres de plastique et des rouleaux de moquette à l’extérieur de l’usine. Des cocktails Molotov ont également été placés sur le toit de l’usine...

Zanzara athée (zanzara at squat point net), avril 2010.
Pas de copyright. http://infokiosques.net/zanzara


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