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Extraits du papier CUL
De La Liberté comme Ressort Oppressif suivi de Milano Centrale

mis en ligne le 26 mars 2006 - Berenice Kalo , Le Chat

De La Liberté comme Ressort Oppressif

Par Berenice Kalo, membre en fuite du CUL, Décembre 2004.

« Qu’est ce que ça veut dire, devenir raisonnable ? Qu’est-ce que ça veut dire, devenir libre, une fois dit qu’on ne l’est pas ? On ne naît pas libre, on ne naît pas raisonnable. On est complètement à la merci des rencontres, c’est-à-dire : on est complètement à la merci des décompositions. Et vous devez comprendre que c’est normal chez Spinoza ; les auteurs qui pensent que nous sommes libres par nature, c’est ceux qui se font de la nature une certaine idée. Je ne crois pas qu’on puisse dire : nous sommes libres par nature si l’on ne se conçoit pas comme une substance, c’est-à-dire comme une chose relativement indépendante. Si vous vous concevez comme un ensemble de rapports, et pas du tout comme une substance, la proposition “je suis libre” est strictement dénuée de sens. Ce n’est même pas que je sois le contraire : ça n’a aucun sens, liberté ou pas liberté. En revanche, peut-être a un sens la question : “Comment devenir libre ?” »
G. Deleuze

Le problème de la liberté renvoie traditionnellement à celui du prisonnier, de l’esclave. Ma réflexion actuelle me porte vers cette question comme une série d’ennuis théoriques et pratiques que je ne parviens pas à résoudre seul. J’aimerais mettre à plat ce qui tournoie en moi à ce sujet, histoire de lancer quelques discussions avec mes amis... Selon moi, la question de la liberté dépasse les bornes de la détention et de l’esclavage sur deux points, en gros :

1°) Le mot de liberté semble aussi et presque surtout servir pour des discours propagandistes, autrement dit s’insère dans des logiques de pouvoir précises et oppressives pour les sujets-groupes ; et aujourd’hui on fait tout et n’importe quoi au nom de la liberté.

2°) La liberté se sépare nettement entre : d’une part un concept de liberté, d’autre part un sentiment de liberté. Je me demande jusqu’où nous désirons sentir l’esclavage plutôt que la liberté, et j’aimerais distinguer les uns des autres les concepts de liberté, libération, autonomie, indépendance, etc. de manière à voir quel nom mettre sur le mouvement politique que poursuit mon corps dans ses pratiques, ne me sentant pas du tout convaincu de me battre « pour la liberté ».

A partir de ma faible culture historique et avec un effort de naïveté, il me semble que nous vivons une époque particulièrement libre, les conditions de la liberté en pays dits démocratiques semblent l’aboutissement d’un certain progrès politique. On sent réellement une marge d’action, on sent des sphères sociales décloisonnées, du moins en décloisonnement.

Acceptez les règles du jeu, et le reste suivra. Pack liberté comprise. « Liberté, égalité, télé », annonce la publicité pour PinkTV, programmes ciblés pour homosexuels. On vote, on danse, on s’associe, on manifeste, on informe, on pousse des coups de gueule, on pamphlète...

Pour prouver notre liberté, il suffit d’invoquer l’histoire, le Moyen Age, l’Occupation, la Monarchie absolue... ou la géographie, l’Afghanistan, la Chine, la Birmanie... envoyer loin les yeux, construire les sentiments ailleurs, comparer le pire pour s’autoglorifier. Le monde n’a jamais été aussi libre.

Pendant que j’entends répéter que nous sommes les plus libres, qu’il faut veiller sur notre liberté, l’assurer, je sens monter toutes sortes de logiques de pouvoir qui resserrent silencieusement nos fers, jusqu’à les rendre transparents...

J’ignore si cela vient d’une paranoïa géopolitique, mais je ne peux m’empêcher de me dire que pendant que certaines formes de libertés se renversent pour être mieux distribuées, les logiques de pouvoir transfèrent leurs prises sur d’autres lignes. Ainsi de la liberté d’expression ; le droit à la parole et les contenus de discours ont été peu à peu élargis, à doses mesurées, jusqu’à l’océan d’expression libre que nous connaissons aujourd’hui. Le dernier bastion du langage étant la forme du discours, sévèrement protégée par les mœurs, c’est-à-dire l’acceptation des affects par l’opinion commune et l’orientation médiatique des codes de l’humeur. « D’où ça parle ? » : de partout, sans arrêt. Ma boulangère commente la guerre en Irak au journal de 20heures et Bernard-Henri Levy me ré-explique la paix pour la 86ème fois en tribune du Monde... Il suffit de l’ouvrir pour se faire entendre. Ou d’avoir un truc à vendre, de la camelote ou son corps, une opinion ou son talent, c’est égal. Démocratisation de l’expression opinée, resserrement des prises de décision. La parole croule sous la communication et la libre expression, plus aucune sélection, plus aucune valeur des conjugaisons sur les mondes... pendant qu’on brame les valeurs de la République. La parole politique se trouve neutralisée et l’expression devient organe de pouvoir, loin de constituer une forme d’épanouissement de nos puissances. Au §96 de son Manifeste sur la société industrielle et son avenir, Unabomber écrit : « Pour que notre message ait quelque chance d’avoir un effet durable, nous avons été obligés de tuer des gens ». Je me sens triste quand on me propose de perturber une conférence ou un sommet à coups de sifflets et de tambours ; il me semble qu’une action politique n’a aujourd’hui comme espoir que les murmures de l’intime et le silence de l’action... fini le temps de celui qui criera le plus fort, « L’important, ce sera peut-être de créer des vacuoles de non-communication, des interrupteurs, pour échapper au contrôle. »(1).

Idem pour la liberté de circulation, quand les flux gérés ne circulent librement que dans des espaces publics humano-immunes et préformés pour une surveillance et une orientation rationalisées. Espaces publics de couloirs et de publicités, espaces panoptiques et polis, où l’on expérimente le contrôle des sens et des affects.

Espaces publics comme chantiers des pouvoirs sur l’odorat (diffusion de parfums près des magasins), la vue (publicités et lignes sèches des architectures), le toucher (les rampes d’escalators lisses (2) comme une peau Nivea, et les marbres des halls), l’ouïe (pollution sonore, messages intempestifs par haut-parleurs, les musiques d’ascenseur) et le goût (saveurs standardisées et cafés en distributeurs, mode mondialisée H&M).

Espaces publics où je me sens dressée à éprouver mes limites affectives : pas trop de cris, de gestes... pas de larmes, pas d’éclats de rires, pas de rage, pas de fougue : ma tête risquerait de dépasser du troupeau (3). On observe ce renversement : pendant que le mot de liberté de circulation est exalté, le libéralisme privatise les espaces et les routes, les repos et la psychomotricité. Mais surtout je désaffecte mes lieux de vie...

N’en déplaise à ceux qui chérissent la liberté, il s’agit d’une valeur certifiée conforme par le libéralisme et ses meurtres, le capitalisme et ses génocides, la République et ses appareils d’Etat... Rien ne m’étonne dans la libre circulation des marchandises censée entrer en contradiction avec les frontières protégées et assassines. Le réseau No Border voudrait-il une égalisation des déplacements marchandises-personnes ? Mais ça viendra, n’ayons crainte, dès qu’une personne sera traçable comme l’est une marchandise. Les biopuces et les contrôles biométriques (4) feront plus en ce sens que les luttes anticapitalistes. Le but n’est pas selon moi une libre circulation des personnes, mais une autonomie de notre rapport à l’espace, dans l’apprentissage de constructions de lieux de vie. Le lieu n’existe pas a priori. Il exprime la construction spatiale du sujet, son agencement des puissances alentour, relativement à son projet. Un lieu exprime toujours une volonté politique : les espaces vierges n’existent pas. Ce qui ne fait pas lieu pour moi fait espace pour moi et lieu pour d’autres puissances. Lorsque le lieu semble venu d’ailleurs, alors on vit en mode répressif, dans un espace - public ou privé : on peut parler d’espace a priori : cela signifie qu’un lieu exprime la volonté d’autres puissances qui ont organisé un lieu dans lequel nous agissons en vue de leur projet, selon des technologies de pouvoir. Or c’est dans cet espace - kantien - a priori que s’élaborent les luttes contre les frontières. Vouloir détruire les frontières, cela revient à vouloir niveler l’étranger sur le soi, ou l’inverse. Le lieu exprime le champ d’action d’une communauté de puissances.

La signalisation de l’espace : panneaux, feux électriques, passages piétons, ponts, chemins, exprime la trace d’un sens déjà donné : cette signalisation continue les frontières historiques et étatiques. Faire plier les frontières c’est constituer ma ville au lieu de vouloir qu’elle soit organisée. Les meurtres des sans papiers s’appuient d’abord sur des sentiments xénophopbes locaux, puis, en langage d’élite sur « logiques géopolitiques à l’échelle inter-étatique » : autrement dit, ce qui est le plus politique dans le mouvement No Border, ce ne sont pas les revendications ni les manifestations mais ce qui se noue ou se construit dans les campements et se qui s’épaissit ou se dissout quand chacun retourne à sa vie collective ou séparatiste. La réappropriation d’un lieu de vie signifie la volonté de rendre convenant un lieu, autrement dit cela implique une remise en question du sens de l’espace, et c’est ce que fait un campement. Mais j’ignore encore comment vivre la permanence de tels campements, nomades ou sédentaires, plutôt que leur répétition.

L’ici signifie le champ d’action des puissances proches des miennes, inséré dans l’horizon de mes liens affectifs directs.. L’ici signifie avant tout ce qui s’exprime le plus en convenance avec moi : en général, il s’agit des humains que j’aime. Si mon frère ou mon partenaire vit à Londres, alors Londres exprime une part de mon ici. On peut donc parler de lieu de conscience (pour ce qui est loin mais me constitue) et de lieu de circonstance (pour ce qui m’affecte directement) : le milieu que je perçois directement constitue mon lieu comme champ d’action, sur fond du lieu-horizon (l’ensemble de mes ici) où je m’exprime comme singulier et qui correspond à l’ensemble des personnes, ou autres, que j’aime. Vouloir s’impliquer pour sauver des personnes que j’ignore, au nom de liberté ou du pacifisme, en Irak, ou ailleurs, cela me semble non seulement dérisoire mais directement issu de logiques de pouvoir à mon encontre, parce qu’entièrement constitué d’ailleurs. Vouloir la libre circulation des personnes en général revient à se sentir perdu dans la complexité DU monde et conduit par conséquent à vivre en mode répressif, et en servitude volontaire, par sentiment d’impuissance et peur des gros méchants super armés.

Tel est un des ressort du libéralisme, perdre dans la boue du « tout se vaut » et du vouloir tout à la fois, rengaine du nihilisme égalitaire ou libertaire. La devise de certaines des Lumières, inscrites depuis sur les pièces de monnaie : liberté, égalité, fraternité, décline les concepts oppressifs par leur éclat. En un mot comme en cent, invoquer la liberté à grands bruits, c’est opprimer en silence, c’est tuer « au nom » d’un principe transcendant et fallacieux ; égaliser en droit c’est justifier l’écrasement des minorités en acte, c’est donner aux plus riches les meilleurs avocats ; socialiser par la fraternité c’est vouloir regrouper les gens selon un schème familial, fraternel, sanguin, c’est eugéniser les rapports humains. Si la déclaration des droits de l’homme pose tant de problèmes, c’est surtout par sa volonté de figer les devenir-révolutionnaires, de substantialiser les oppressions et les répressions historiques. Non seulement plus on les clame, moins on respecte les droits de l’homme, mais surtout il faut toujours attendre l’inscription dans la constitution, l’amendement aux droits universels pour qu’une répression devienne réelle. Les recherches publiques pour fabriquer des robots policiers par la firme Cybernetics, dans la vallée de Chevreuse, près de Paris, ne constituent pas légalement d’atteinte aux droits de l’homme et à notre état libre. Ce n’est qu’une fois qu’on se fera tabasser par des machines qu’on dira qu’il y a un petit problème. La Raison en progrès et la judiciarisation des hommes des Lumières marquent le mouvement de formes d’oppression sournoises, car il faut toujours attendre pour lutter : attendre que les brevets soient déposés, attendre que les magistrats aient reçus l’ordre de la loi pour empêcher les répressions ... (5)

Dans cette liberté absolue, tout est permis, et c’est se montrer obscurantiste ou fanatique, réactionnaire ou suspect que de dire « non », refuser d’ouvrir une porte. Si le journalisme de détail reste possible, si l’investigation fouineuse me semble encore à l’abri de l’exécution sommaire (en omettant les exemples comme l’affaire Kelly en Grande Bretagne), rien ne sert de courir ni de partir à point, le travail de compréhension se noie dans l’indifférence des consciences saturées. Au risque de reprendre la comparaison de Locke, associant la conscience à un magasin, on pourrait dire que le stock est plein, il déborde, en quantité comme en intensités. Aucun temps pour organiser les pensées, aucun moment pour hiérarchiser les critiques. Entre les bruits des voitures et les messages du métro, entre les signaux d’orientation urbains, les 39 codes mémorisés, et dans tout ça penser à ma mère et rester originale pour mes amant-e-s... Stiegler parle de crise écologique de la conscience. Oui, oui... mais plus qu’une crise, puisqu’aucun repos pour revenir sur la crise. Obligée de gérer mes affects et mes amis... Cette obligation de rentrer en logique gestionnaire de l’intime me pousse à croire que nous vivons sur nos derniers retranchements.

Alors ils peuvent bien fabriquer des nanorobots, des robots policiers, des armes nucléaires miniaturisées, des biopuces d’identité... quel temps aurais-je pour questionner ces décisions qui me contrôleront davantage demain ? et pourquoi les critiquer si mon enquête tombe dans une case « à classer plus tard » chez les gens que mon discours atteindra ? Quoique cela crée parfois de l’intérêt de mettre le doigt sur les nouveaux dispositifs de pouvoir, sur les nouvelles technologies de contrôle, mais pour s’entendre dire que nous vivons en pays libre et qu’on n’a rien à se reprocher... On a beau ne rien avoir fait de « mal », refuser un test ADN lors d’une instruction, qu’on soit innocent ou non, est passible de prison.

Pour Spinoza, la liberté ne se joue pas au moment de l’action, car on est pris par l’action, il est trop tard, impossible d’avoir tout prévu. Tout se joue dans ma mise en disposition, dans mon entraînement à l’arrivée de l’évènement. Ce n’est pas une question de jugement, mais d’évaluation. Evaluation de mes possibilités, de mes désirs et préparation pour l’effectuation de ces désirs et puissances. En bref, cela veut dire que ce n’est pas de se savoir libre ni de vivre libre qui compte, mais c’est la manière dont les mondes s’agencent en vue de ce qui arrivera. Mon sentiment est que nous sommes en train d’agencer un gros monde, géopolitiquement simple dans ses antagonismes et complexe dans la justification, l’explication de ces antagonismes. Ce que je sens, c’est que sous couvert de propagation de la liberté, et de préservation de ce monde-ci tel qu’on nous le vend, les portes s’ouvrent à la fabrication de conditions idéales pour l’instauration de nouveaux fascismes. Non seulement les micro-fascismes se développent au niveau de l’appauvrissement des expressions affectives, loin des luttes racistes et nationalistes, mais aussi des macro-fascismes, structurels et systématiques sont en train de s’armer. Alors on va me traiter de catastrophiste. Sauf que je ne dis pas que ça va arriver, je ne prophétise pas : je dis qu’en ce moment c’est en train d’arriver, que nous le construisons, que c’est ce que nous désirons et ce que nous mettons en œuvre au jour le jour. Je ne renvoie à aucun futur, je dis que notre présent, la journée que je suis en train de vivre devient fasciste.

Ce monde libre justifie a priori et prépare les pires totalitarismes ; les sociétés post-totalitaires sont celles qui ont intégré le totalitarisme comme système, et qui, après l’avoir refoulé, le rejouent plus discrètement, incarné cette fois-ci (6). On sait que le règlement des années sombres ne fut que spectaculaire : procès des têtes pensantes, exécution des fortes gueules et des moins malins ; mais que le gros de la police vichyste est restée en place, pour ne citer que cet exemple. Les mentalités et les sentiments fascistes sont restés, ont compris que l’expression directe ne payait pas, et ont patienté. Ce que nous vivons aujourd’hui, avec l’UMP qui fait un congrès pour sacrer Sarkozy à 6 ou 7 millions d’euros par exemple (7), c’est le fait que les pulsions fascistes sentent un peu de marge, elles sentent que leur long travail d’habituation en chacun de nous, leurs lentes constructions xénophobes et surveillantes se sont cimentées dans la société et dans les intimités. Elles peuvent dorénavant se permettre quelques coups d’éclat, quelque faste, quelques bavures : la machine discrète est en marche. A toute attaque contre la techno-science, les directions eugénistes du Téléthon, les champs d’O.G.M., la bureaucratie, on les entendra brailler « Fascistes ! Intégristes ! » comme pour nous retourner le compliment...

« Jeune fille, à ce stade je vous stoppe : si les affects fascistes ont survécu aux jugements post-totalitaires, les affects libertaires des résistants sont aussi bien présents, et seront toujours là pour lutter contre la bête immonde ». A cela je répondrai par une question : les résistants français se battaient-ils pour la « liberté » ou pour des questions nationalistes et militaires - pour la France, pour le Général ? et comment se fait-il que si peu de résistance existe alors que de nouveaux fascismes de contrôle surgissent, qui n’ont rien à voir avec ce que l’on a connu ?

Pendant qu’en Amérique, pays de l’esclavage, des capteurs de mouvement parsèment le sol, au pied du mur qui sépare le Mexique des victimes du 11 septembre, en Europe on continue de bâtir des villes forteresses, urbanisant une lutte qui dépasse des classes mais oppose les désirs organise la gestion des pulsions plutôt que d’en permettre la maîtrise.

Hier, je me suis amusée à compter les caméras rencontrées sur un de mes trajets courants : 34 caméras pour un trajet de 40min, depuis celle de mon hall d’immeuble jusqu’à celle qui orne l’entrée de ma fac, en passant par celle de ma rue et celles du métro. Nous vivons l’époque de l’1caméra/minute.

L’époque des propositions de service de sécurité, nouvelle politique accroissant la nouvelle économie et les nouvelles technologies (8). Pour chaque sphère de ma vie des emplois plus précaires apparaissent en même temps que des techniques matérielles de contrôle, certes, mais aussi des emplois liés à la sécurité. En plus des dispositifs purement techniques, je vois au jour le jour s’amonceler des milices privées ou publiques autour de mes gestes. Je vis cette époque où je peux voir la différence, j’ai aujourd’hui 25ans, et quand j’en avais 15 je ne voyais que des flics en uniforme. Ces milices privées dont le modèle vient directement des Etats-Unis (9) sont censées œuvrer au bien public. Mais elles sont composées de personnes qui ont peur de perdre leur emploi, et qui sont gavées de séries et de films policiers ou d’action US. S’instaurant en cow-boys agressifs, flics bad boys, justiciers mercenaires qui protègent ceux qui les paient.

Nous vivons les années qui additionnent les micro-fascismes. Ce qui ne signifie pas qu’on entend poindre les bottes noires, mais plutôt que l’on travaille à l’acceptation (10), à la résignation, ou qu’on dresse à l’espoir.

Si les affects jouent dans les relations de pouvoir, d’une part c’est par l’existence au sein des appareils d’Etat d’une « machine abstraite qui organise les énoncés dominants et l’ordre établi d’une société, les langues et savoirs dominants, les actions et les sentiments conformes, les segments qui l’emportent sur les autres » (11). D’autre part, c’est par l’orientation des affects selon des schèmes reconnus par les logiques de pouvoir, codés pour nous faciliter la vie. Le pouvoir ne fonctionnant pas du haut vers le bas mais de partout, je vois que les logiques affectives de pouvoir ne peuvent se passer de notre bienveillance, de notre désir de simplifier nos relations avec les autres en usant de techniques de pouvoir : humiliations, voix fortes, moqueries, rétention, etc. Enfin, nos relations sont traversées de logiques de contrôle qui peuvent, pour l’instant, permettre de caractériser les sociétés post-totalitaires comme des micro-fascismes de contrôle. Contrôles dans tous les sens : de l’Etat sur les citoyens, des entreprises sur leurs employés, des écoles et des universités sur leurs bambins, des magasins sur leurs clients, des couples entre eux (dernier appel composé...), des amis sur leurs mœurs, des groupes politiques sur leurs opinions, de soi sur soi (régimes, calme-toi, ne crie pas trop fort en jouissant)... Qu’il soit équipé de nouvelles technologies ou qu’il perpétue d’anciennes surveillances, le contrôle rétrécit le bocal de la liberté. Bocal dans lequel le poisson se sent toujours libre, tant qu’il peut respirer et se déplacer dans l’intégralité du volume d’eau qui lui est imparti. Nos poissons occidentaux sont libres : de choisir des nike ou des adidas, la gauche ou la droite, le cinéma de quartier ou le multiplexe, la glace bio ou le Mr Freeze... Mais si tu questionnes le bocal, si tu remarques son rétrécissement, tu es un marginal ou un terroriste. La loi sur le terrorisme actuelle est plus large que nos libertés : en tant que cela porte atteinte au bon fonctionnement économique de la France, ne pas consommer d’électricité, ou mettre trop de temps à payer ses courses dans la queue d’une caisse de supermarché pourrait légalement être soumis à des poursuites pour terrorisme. Les terroristes sont partout, dans les lois, dans les peurs des chefs d’Etat, dans les facs, les gares, les centres commerciaux, les rues, partout... le plan vigipirate s’étend sur l’ensemble du territoire. Nous sommes tous des vigipirates. Rassurés par les contrôles de sac dans les musées, les universités, les aéroports... mais je me fais à chaque fois la même réflexion : j’aurais une grenade dans mon sac, je serais passé sans ennui ! Il nous faut ce spectacle du contrôle, cette théâtralisation du fichage et du « laisse-moi jeter un coup d’œil dans ton sac », sans cela on resterait chez nous morts de trouille. Quel délice de voir des mitraillettes dans la gare de Perpignan, 100 000 habitants...

Le mot de « sécurité » est déjà incorporé par tous, repris dans le concept de lutte « anti-sécuritaire ». Mais je ne vois personne combattre la sécurité ; ce sont des luttes qui refusent le contrôle et la répression politique, mais qui se laissent enfermer dans un vocabulaire de pouvoir. Les mouvements contestataires, même les plus radicaux en restent donc à un plan d’organisation transcendantale. J’ai vraiment mal lortsque la réaction - lutte directe contre des vigiles ou des murs - si nécessaire et pertonente en tant que résistance, s’installe parfois dans un régime de priorité, reléguant au secondaire la construction de vies communes - c’est-à-dire singulières. Je me déplace sur les soutiens aux expulsions sur simple appel, je participe à des actions directes avec ou sans connaissance de cause, je rencontre à Belgrade ou à Grignoble, mais c’est à chaque fois avec ce goût amer, cette sensation triste de remettre au lendemain l’action constituante de l’université otonome ou la prise d’un squatt pour habiter avec mes proches, constituer un champ de vie.

La pleine liberté des affects et des puissances, la décharge à tout va, pour plus de plaisir, un meilleur bien-être, un confort optimisé, une prise de risque débridée : autant de modes du libéralisme existentiel qui donnent prise au pouvoir, lui ouvrant les portes de l’intimité et des corps. Si le contrôle vient d’ailleurs, tout comme la mort, en revanche la maîtrise et le mourir, comme styles de vie ne peuvent que se construire en groupes restreints et affinitaires.

On se veut et se croit libre... demandez à n’importe quelle personne qui n’a pas de menottes au poignets, elle se sent libre. Le milieu libertaire et autonome est-il libre ? oui. A condition de répéter que cette question et cette réponse n’ont que peu de sens. La question de la liberté relève de la métaphysique et des commentateurs sorbonnards de Suarez ou de Descartes. L’essence de la liberté, de même que définir l’homme selon la liberté ne veut rien dire. La question ne se pose pas entre fatalité, hasard et nécessité, mais entre ce qui arrive et ce qu’on accepte. Je suis sans cesse prise dans des jeux qui infirment ma liberté : jeux de séduction, jeux pulsionnels, jeux langagiers, jeux d’imagination, etc. tout dépend de ma manière d’accepter ces jeux qui ne sont pas des jeux de pouvoir a priori, mais le deviennent par la force des choses, c’est-à-dire tant que je ne les évalue pas. Mais après questionnement, je peux très bien accepter une autorité, une hiérarchie de compétences ou de talents... Dans une réunion politique, toute libre que je puisse me sentir, il existe des autorités et des hiérarchies, en termes d’intelligences pratiques ou théoriques, en termes de charismes et d’expérience, etc. ; vouloir aplanir ces différences relève d’une illusion qui voudrait que tout soit contrôlable dans une relation de groupe... Il suffit peut-être de voir certains jeux et de les accepter en tant que je ne suis pas toute puissante et que j’ai des limites comme les autres en ont. Un groupe refuse les déséquilibres de puissances ou les fige dans un code pouvoir (hiérarchie) quand il refuse que chacun crée - et non trouve - sa place au sein du groupe.

Tandis que la liberté ne vaut que comme abstraction, machine abstraite, servant allègrement à des prises de pouvoir, il me semble que le concept d’autonomie, non seulement prenne davantage de sens dans mes pratiques, mais se passe volontiers du concept comme du sentiment de liberté - qui n’ont de sens que lors d’une mise aux fers effective. L’autonomie signifie la mise en disposition de pratiques qui entravent la transcendance du pouvoir, l’intrusion extérieure et non désirée de modes de vie. Comme entraînement quotidien à des pratiques de critique intellectuelle ou de talent manuel. Non pas savoir mais savoir faire comme dit Beaumarchais, voici pour moi la clé d’une libération toujours possible. Et c’est bien le processus de libération qui prime sur l’état de liberté.

Je commence à peine à lire Deleuze et j’aimerais comprendre ses histoires de plans, car ils me semblent éclairer la notion d’autonomie. 1°)Plan d’organisation transcendantale, c’est-à-dire qu’on m’organise d’en haut, et avant toute expérience que je pourrais faire, et 2°)Plan de consistance immanente, c’est-à-dire qu’à partir de moi-même, ou de mon groupe-sujet, j’expérimente, j’essaie de toucher la matière, de sentir l’épreuve, je fais dans le consistant, dans ce qui a de la tenue, de la durée intensive. Je me place donc aujourd’hui avec cet agencement : je vis de manière dépendante, non libre et en cours d’autonomisation ; j’essaie de parcourir le plan de consistance immanente de mon groupe-sujet. Mes amis, mes proches, les sentiments et les corps de ceux que j’aime restant la base friable de mon engagement politique. Mais il n’y a pas que deux plans, j’ai essayé de parler ici du plan d’espace disconvenant et du plan de lieux de convenance ; des plans d’expression libres et des plans de paroles autonomes ; aujourd’hui, je résume l’autonomie à la capacité de faire non, sur fond d’un « grand oui » : pouvoir sélectionner ce qui m’arrive, ne pas céder à la moindre sollicitation des puissances extérieures ou de mes puissances pulsionnelles.

Et j’aimerais finir ce texte en disant que je ne me sens ni responsable ni fier de mon engagement politique. Si la liberté pose problème, c’est au moins depuis Nietzsche et sa critique de la responsabilité, comme construction morale. Selon lui, on a inventé la responsabilité pour pouvoir juger, pour pouvoir dire à celui qui gène la société ou le groupe : « tu aurais pu faire autrement, tu étais libre, mais tu as mal choisi. ». Je préfère me dire que je fais ce que je fais par rapport aux rencontres que j’ai connues, et aux directions vers lesquelles m’ont portée mes affects. Et Amor fati. Je peux assumer mes actes, mais pour être responsable, je laisse cela aux juges, qu’ils soient fonctionnaires du ministère de la justice ou badauds. J’assume mais sans fierté, car je ressens le problème de la gloire ressentie par le sentiment de supériorité politique ; gloire de la différence qui ne fait qu’attiser en soi ce que l’on combat (12). Gloire politique quand on croit avoir mieux compris le monde et ses relations. Alors qu’on ne fait que voir par une autre lorgnette, qu’on prend d’autres lignes de fuite.

Avec toujours cette impression de vouloir accélérer le temps, d’abréger l’attente révolutionnaire. Vouloir le grand soir tout de suite maintenant. Vouloir ressentir la gloire de celui qui aura mené l’action décisive, qui restera, comme sujet-groupe, dans les livres d’histoire. Mais la révolution ne se décide pas. Elle se fait, c’est-à-dire se construit. Ce qui compte, ce n’est pas l’après révolution, ni le pendant, mais d’être attentif à comment la sauce a pris - devenir-révolutionnaire : qui fait quoi quand la tension monte, dans les deux camps...? Ce qui compte dans le mouvement d’autonomie, c’est qu’à aucun moment on ne puisse se dire autonome comme on voudrait se croire libre. Je vois de belles latitudes dans le sentiment d’autonomie...

« Enfin, l’ennemi majeur, l’adversaire stratégique (alors que l’opposition de L’Anti-Œdipe à ses autres adversaires constitue plutôt un engagement tactique) : le fascisme. Et non seulement le fascisme historique de Hitler et de Mussolini - qui a su si bien mobiliser et utiliser le désir des masses - , mais aussi le fascisme qui est en nous tous, qui hante nos esprits et nos conduites quotidiennes, le fascisme qui nous fait aimer le pouvoir, désirer cette chose même qui nous domine et nous exploite. Comment faire pour ne pas devenir fasciste même quand (surtout quand) on croit être un militant révolutionnaire ? Comment débarrasser notre discours et nos actes, nos cœurs et nos plaisirs du fascisme ? Comment débusquer le fascisme qui s’est incrusté dans notre comportement ? »
M. Foucault

Notes :

1 : G. Deleuze : « Vous demandez si les sociétés de contrôle ou de communication ne susciteront pas des formes de résistance capables de redonner des chances à un communisme conçu comme “ organisation transversale d’individus libres ”. Je ne sais pas, peut-être. Mais ce ne serait que dans la mesure où les minorités pourraient reprendre la parole. Peut-être la parole, la communication sont-elles pourries. Elles sont entièrement pénétrées par l’argent : non par accident, mais par nature. Il faut un détournement de la parole. Créer a toujours été autre chose que communiquer. L’important, ce sera peut-être de créer des vacuoles de non-communication, des interrupteurs, pour échapper au contrôle. »

2 : Deleuze prône l’espace lisse contre le strié... je ne comprends pas encore ; j’aime penser que le rugueux, le strié, le montagneux échappent au contrôle et à la normalisation.

3 :Adorno : « (Huxley) prend à la lettre la métaphore schopenhauérienne de la nature produite en série. Des troupeaux fourmillants de jumeaux sont fabriqués dans l’éprouvette, cauchemar de doubles à l’infini, tel qu’il fait irruption au grand jour dans la vie quotidienne, dans la période la plus récente du capitalisme, avec le sourire normalisé, la grâce apprise à la charm school, jusqu’à la conscience standardisée d’innombrables individus, adaptée aux industries de la communication. L’ici et maintenant de l’expérience spontanée, rongé depuis longtemps, est privé de tout pouvoir : désormais, les hommes ne sont pas seulement les consommateurs de produits fabriqués en série et fournis par les trusts, mais ils semblent eux-mêmes être produits par la toute-puissance de ces trusts et avoir perdu leur individualité. »

4 : Le correcteur orthographique d’IBM ne reconnaît pas ces deux mots : biopuce et biométrique... il me les souligne de son petit rouge denté et narquois, l’air de dire : « non, non, j’vois pas de quoi vous parlez ... ce doit être de la science-fiction... comment ça s’écrit déjà ? ».

5 : Libération sam. 4 déc : « “Quand une affaire démarre, l’analyse du portable est devenue un réflexe comme l’enquête de voisinage”, explique un officier de gendarmerie. “La téléphonie est impliquée dans 99 % de nos enquêtes de stups et de braquages”, affirme un commissaire du Nord. Qu’il s’agisse de déterminer un emploi du temps, un itinéraire ou un réseau de relations, l’étude des appels téléphoniques fixes et mobiles est devenue “un recours quasi systématique”, selon un magistrat. » (...) « Le réseau GSM est précieux pour les micros espions. Il suffit d’une puce téléphonique, la carte SIM et d’un peu de technique pour permettre à un micro espion de fonctionner sur le réseau du portable. Les enquêteurs peuvent donc l’écouter en toute légalité en composant un simple numéro téléphonique et profiter ainsi d’une meilleure couverture qu’un micro classique. » (...) « La traçabilité téléphonique a évidemment un coût : 70 millions d’euros sur les 400 millions de frais de justice (analyses ADN, frais de fourrière et de scellés...) engagés l’année dernière par la chancellerie. “C’est le poste de dépenses qui augmente le plus, explique un haut fonctionnaire. 70 millions d’euros en 2003 contre 35 millions d’euros en 2002.” Les opérateurs en téléphonie mobile sont extrêmement peu diserts sur les réquisitions judiciaires : ils ne communiquent ni leurs nombres, ni leurs tarifications. “On applique la loi du 18 juillet 1991, on a une cellule qui s’occupe des réquisitions judiciaires”, indique-t-on chez Bouygues Télécom. (...) ». Et il ne faudrait pas penser que ce type d’intrusions se résume aux suspects de terrorisme ou de grand banditisme, puisqu’on peut utiliser les informations privées pour un simple fait divers : « Marie Leblanc trahie par son téléphone. Marie Leblanc, 23 ans, avait imaginé un luxe de détails pour décrire aux policiers son agression imaginaire dans le RER D. Mais elle n’avait pas prévu que son téléphone sèmerait le doute parmi les enquêteurs. Le 9 juillet 2004, cette jeune femme affirmait être montée vers 9 h 30 dans le RER D en gare de Louvres (Val-d’Oise) avec son bébé âgé de 13 mois. Selon ses déclarations, six jeunes gens d’origines maghrébine et africaine, dont trois armés de poignards, l’avaient bousculée et lui avaient volé son sac. Elle affirmait que ses agresseurs, persuadés qu’elle était juive, lui avaient tailladé les cheveux, lacéré jean et tee-shirt, lui griffant la peau de leurs lames et dessinant au marqueur noir des croix gammées sur son ventre. Elle avait indiqué aux policiers avoir quitté le RER à la gare de Garges-Sarcelles (Val-d’Oise), où elle avait prévenu son compagnon depuis son téléphone portable. Dans un premier temps, les enquêteurs épluchèrent les bandes vidéo du RER sans retrouver la trace d’éventuels agresseurs. Ils établirent ensuite que la jeune femme n’avait pas téléphoné de son portable de la gare de Garges-Sarcelles mais de Louvres, dans le Val-d’Oise. J. D. »

6 : De même que les sociétés post-disciplinaires ne sont pas celles qui sont sorties des modes disciplinaires de dressage mais qui les ont incorporées jusqu’à ne plus les noter. Les cours aujourd’hui dispensés sur Foucault n’ont pas besoin de matériel pour illustrer leur propos : ils se déroulent dans les mêmes salles de classe, avec le même dispositif panoptique et vertical, avec les mêmes rapports au savoir que ceux dénoncés par Foucault. Foucault capitalisé et illustré dans les modes de restitution de son apport.

7 : Libre UMP, qui fait voter électroniquement... « J’ai besoin de jeunes libres, pas de jeunes à qui on explique ce qu’ils doivent penser", a déclaré Sarkozy, avant de remercier son « armée de militants ».

8 : Libération sam. 4 déc : « Le procureur de la République de Meaux, René Pech, a ouvert vendredi une information à l’encontre de trois agents de la surveillance générale (Suge) de la SNCF pour “violences volontaires » ayant causé une interruption de travail de plus de huit jours “par personnes chargées d’une mission de service public en réunion”. Les trois ont été mis en examen, et l’un d’eux a été écroué. Ce sont eux qui, après ce qu’ils appellent “une neutralisation”, auraient expédié à l’hôpital [Abdelkadder,] un jeune homme de 21 ans dans le coma, avec une fracture du crâne. »

9 : On nous rabâche notre anti-américanisme, sans cesse contredit par l’accumulation de pratiques directement états-uniennes. Cf la mauvaise conscience que voudrait nous inculquer les juges de l’Intelligentsia, “vous êtes coupables de racisme envers les américains” ; mais ces intellectuels médiatisés ne parlent que pour la poignée de réels anti-américains débiles de France. En mettant tout le monde dans le même anti-américanisme, on condamne toute critique véhémente envers la politique américaine. La seule bravade autorisée étant : “Ah oui ils assassinent et envahissent, ils bafouent leurs droits civiques, ils construisent ECHELON et la NSA, et des armes nucléaires miniatures, mais bon ça va c’est le pays de la liberté, si les Ricains n’étaient pas là...” Sans compter qu’en faisant porter le débat sur les Etats-Unis, on évite de regarder la politique françafricaine meurtrière, les abus policiers ou vigiliers français, etc.
A noter que les Etats-Unis commencent à envoyer des robots armés de mitraillettes en Irak, à la place de soldats. Voir le journal télévisé d’Euronews, www.euronews.net.

10 : Philippe Mallein a créé Ad-Valor, une entreprise qui propose des services d’acceptabilité : quand un produit de nouvelle technologie risque de subir une critique, comme ce fut le cas pour les O.G.M., Mallein et son équipe lancent un protocole sociologique censé faire accepter plus lentement mais plus sûrement l’innovation aux destinées éthiques ambiguës. Ses client sont E.D.F., Danone, Bouygues, etc. et des anonymes pour qui il fait des « Expertise d’usage sur un système de bracelet électronique pour la surveillance d’enfant ». Allez voir son site...

11 : G. Deleuze, « Le vieux fascisme si actuel et si puissant qu’il soit dans beaucoup de pays, n’est pas le nouveau problème actuel. On nous prépare d’autres fascismes. Tout un néo-fascisme s’installe par rapport auquel l’ancien fascisme fait figure de folklore. (...) Au lieu d’être une politique et une économie de guerre, le néo-fascisme est une entente mondiale pour la sécurité, pour la gestion d’une “paix” non moins terrible, avec organisation concertée de toutes les petites peurs, de toutes les petites angoisses qui font de nous autant de micro-fascistes, chargés d’étouffer chaque chose, chaque visage, chaque parole un peu forte, dans sa rue, son quartier, sa salle de cinéma. »

12 : Quand Nietzsche parle de pathos de la distance, il pense aux pairs, ce n’est pas une question de supériorité mais de convenance d’organisation pulsionnelle. Le sentiment de tenir une différence, de tenir une place, d’aimer la défendre et continuer à la créer, par la surprise des rencontres convenantes. On n’a pas besoin des conseils de personnes qui se sentiraient supérieures, pas de consultants, mais de stratégies élaborées en commun pour augmenter notre puissance ou du moins élaborer et faire vivre nos désirs au lieu de les inhiber et de les entraver trop. Un épaississement intensif de l’affectivité et non une désorganisation pulsionnelle qui veut tout sans rien vouloir vraiment. Mais pour cela, il me semble que l’épreuve consiste à vouloir sentir des affects, non pas contradictoires et emmêlés, - mais contrariés.


MILANO CENTRALE

Contre-poésie du Chat

Leurs demandes sont floues, prohibées par la clarté de nos slogans. En certains endroits nouveaux de la grande ville, il n’est de salut que leur chute.
Nos pupilles pulvérisent leurs yeux glabres. Un matin, le rajout de couleurs vives fut décidé unanimement.

Que fait le sans-toit ?
Il suinte des bancs publics telle une plante grasse.
La parole ?
Plus saoule que les soldats russes après la guerre.

Le bavardage est pris de grippe. Il dit ce qu’une putain ne dirait pas. Les danseuses ont un regard de mort.
Une petite pluie à roulettes déferle sur les pavés. En dedans, nous devenons à peu près des gens de maison.
Le plastique crève le bois. On tousserait bien une centaine de mygales, pour jouer à les regarder détaler sur la ferraille.
Pourquoi ne pas rompre le dos d’un vieux, et s’en faire un siège ?
Les lutins de gare sont plus humides que les corniches moisies de l’Hôtel Moderne.
Les agents suivent d’ingénieux carrosses emplis de sucre, qui roulent sur nos pieds.
Le marbre prêté par la municipalité susurre des boiteries et des ulcères, des lumbagos et des rages de dents. Les rigoles de pisse, s’il ne gelait, auraient bien la vulgarité de l’éclat. Ensemble, nous mâchons des piments lisses, vitaminés, au goût de violette.
Les grands-parents sont plâtrés sur les étagères de tous les buffets de France, à côté du passe-plat. C’est pourquoi nous pensons qu’il est dans votre intérêt de ne pas agir.
Ah les imbus, les propres ! Les enregistrements à court et à long terme !
Il a été dit que demain à l’aube trente veuves disputeraient le marathon de la ville.

Dort à mes côtés le dernier voyageur d’Europe.
Nous avons parlé de toi.
Nous nous sommes tenus sur la brèche, où l’aube et le crépuscule se disputent les contraires.
Tu nous as demandé de compter les habitants de Milano Centrale, entre le Jour du Seigneur et le premier rendez-vous de la semaine.

Décompte du 17 octobre, 2 : 59.
 Moribonds : 7

 Colleurs d’affiches, préparant l’arrivée des Acheteurs : 12
 Réfugiés, sains, avec bagages : 19
 Voyageurs et/ou rateurs de train : 6
 Curieux : 1
 Manutentionnaires de caisses métalliques, de chariots, avec musique : 0
 Policiers et gendarmes : 40
 Chats : 0.

3 : 30. Retour de la voix qui annonce et qui dénonce.
Nous avions à présent la mine roussie et le bras cassé de l’extincteur.
Nous avons pris note de ta proposition selon laquelle est à chercher ce qui n’existe pas encore. Nous disons : s’il faut murmurer quelque belle parole, qu’elle fasse route entre la marchande de loto et l’homme au costume gris, entre les Erythréennes endormies et le frère qu’elles attendent, qu’elle se dissipe entre deux hommes semblables.



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