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Objecteurs de conScience face aux Etats Généraux de la Recherche (Grenoble - Alpexpo - Octobre 2004)

mis en ligne le 7 décembre 2004 - Collectif


Le laboratoire grenoblois, nouvel inventaire

Voici bientôt 40 ans qu’à travers d’innombrables livres, articles et campagnes de
pub se propage le “mythe” grenoblois, aussi nommé “modèle” ou “laboratoire” [1]. Mirage de la
technopole à la neige où une population d’Ingénieurs, Techniciens, Cadres, exploitant son
inépuisable fonds de matière grise, inventerait un social-futurisme à l’usage de tout le pays,
entre sciences fondamentales et applications industrielles, engagement écolo-socialiste et
ski le dimanche à Chamrousse [2].

I - De la recherche d’Etat à “Sauvons la Recherche”

Sociologues et politologues se sont beaucoup émerveillés de l’émergence de ces
fameuses “couches nouvelles”, liées à l’activité technologique en voie de devenir la mono-
activité de l’Y grenoblois.
Dès 1967, un certain Claude Glayman publiait chez Robert Laffont un ouvrage intitulé
50 millions de Grenoblois” (préface de Pierre Mendès-France) où il célébrait le “laboratoire grenoblois” et le règne de cette classe “moyenne”, “intermédiaire”, qu’il rêvait d’étendre à tout le
pays. C’est aujourd’hui chose faite. Et nous découvrons que ce rêve de laboratoire consis-
tait surtout à nous changer en rats, que cette classe moyenne, entre la plèbe et les maîtres
du monde, n’est intermédiaire qu’à la manière du chien entre la proie et les chasseurs. Que
de Crolles à Voiron et de Voiron à Vizille prolifèrent les petites graines de technopole que
papa Néel [3] a planté dans le ventre de maman Merlin [4], et dont les affreuses pousses “essaiment” maintenant sous l’œil ravi des économistes. Que la gauche et la droite communient dans ce complexe techno-financier qui depuis trois générations colonise les pouvoirs politiques locaux (mairies, partis, syndicats), et en contrôle la réalité derrière les
oppositions de façade.
Votre esprit est empli de rumeurs, de légendes, il tourne et retourne le nom de Grenoble comme un mythe
dont vous ne pouvez plus vous débarrasser. Depuis des années, la chronique a fait de Grenoble ses “choux
gras”. La presse a lancé M. Dubedout et son équipe municipale ; elle se réfère à Grenoble comme à
quelque chose de symptomatique. Tout récemment encore la campagne électorale de Pierre Mendès France

(NDR : pour une circonscription de Grenoble) a passionné le pays comme si son destin en avait
dépendu
.” [5]

Mendès-ville

De son côté Mendès vaticine sur “l’heureuse conjonction d’une grande gauche tantôt traditionnelle tantôt nouvelle, confrontée aux besoins d’une agglomération en voie d’évolution rapide et de ces
hommes, de ces groupes moins politisés qui s’interrogent sur l’avenir de leur cité, de leur région, de leur pays,
et veulent contribuer activement à leurs efforts de modernisation
(...) Dans cette tâche complexe, ils seront
aidés par le “mythe de Grenoble” dont on a parlé à tort et à travers, mais qui exprime, au fond, une foi
agissante en l’expansion et doit donc en faciliter la réalisation
.”

En somme Grenoble serait Mendès-ville, la cité où la gauche et le modernisme auraient communié dans le Progrès. Une idée assez corroborée lors du mouvement
“Sauvons la Recherche”. C’est à Grenoble, “capitale des chercheurs” où une personne
sur cinq travaille dans l’enseignement supérieur ou la recherche, qu’eurent lieu les
seules manifestations de blouses blanches en dehors de Paris en mars 2004.

Les plus obsolètes des mandarins, tel François Jacob (Prix Nobel de Médecine
1965), se réfèrent plus que jamais à Mendès, gémissant sur le bon vieux temps de la
recherche d’Etat (nucléaire, aérospatial, plan Calcul, etc) : “L’histoire montre, en France, que
tant que le chef ne désigne pas la voie à suivre, rien n’avance comme il convient. Ce fut notamment le cas
avec Mendès France et de Gaulle. Mais aujourd’hui la science n’intéresse pas le monde de la politique
.” [6]

Au début des années 1950, “Mendès France recréa un secrétariat d’Etat à la recherche
scientifique. Mais, après sept mois de gouvernement, il dut quitter le pouvoir et ne put donc poursuivre les
réformes nécessaires. Il en jeta cependant les bases en convoquant le colloque de Caen
(NDR : en
novembre 1956). Là, un groupe de jeunes scientifiques et fonctionnaires mit au point un programme en
douze points visant à rééquilibrer l’enseignement au profit des sciences en expansion et à assouplir les struc-
tures administratives. Ainsi étaient définies les modalités d’une politique volontariste pour le développement
de la recherche combinée à une réforme des enseignements secondaire et supérieur
.” [7]
PMF éliminé du pouvoir, De Gaulle en 1958 reprend le programme du colloque
de Caen pour définir sa politique de recherche : avant tout création de la Délégation
Générale à la Recherche Scientifique et technique (DGRST) qui “réussit à remettre en route la recherche par des aides de toutes sortes : actions concertées, subventions à long terme, constructions de nouveaux laboratoires dans des domaines nouveaux, bourses pour les jeunes, colloques.” [8] Bref, le programme de “Sauvons la recherche”.

Rappelons que ce colbertisme scientifico-industriel (technocratisme) remonte à “La France de Vichy” (cf. le livre d’O. Paxton) et par-delà, au Front Populaire de Léon Blum qui
institua un sous-secrétariat d’Etat à la Recherche confié à la communiste Irène Joliot-Curie,
et la “Caisses des Sciences”, germe du futur CNRS.

Mais pourquoi tant d’efforts ?
« Longtemps, la puissance d’une nation s’est mesurée à celle de son armée. Aujourd’hui, elle s’évalue plutôt à son potentiel scientifique. C’est leur prédominance en sciences qui a donné aux Etats-Unis leur supériorité dans de nombreux domaines : industriel, agricole, militaire, etc. Cette supériorité a débuté à la fin
de la seconde guerre mondiale. Elle n’a fait que s’accroître depuis lors, au point que l’on parle aujourd’hui
d’”hyperpuissance”
 » [9]

II - Généalogie du mythe

Noyau du mythe grenoblois, la domestication de la “Houille blanche” par
Aristide Bergès en 1869, qui fait d’une ville gantière, sans matière première et à l’écart des
grands axes, un centre métallurgique et chimique. De cet événement fondateur émerge
l’exception grenobloise, la fameuse “synergie recherche-industrie” qui cent ans plus tard, constitue plus que jamais le moteur du développement local. C’est dire qu’à Grenoble, plus tôt,
plus vite, plus à fond qu’ailleurs, la science s’est vendue à l’industrie et que l’industrie a
acheté la science, pour leur mutuel bénéfice (synergie !). Que le patronat a su créer une
caste techno à la solde de ses entreprises, tandis que ces “ingénieurs, universitaires, cadres,
techniciens” lui soutiraient l’argent nécessaire à “l’innovation technologique”. Qu’au nom du
Progrès et de la “merdonité” (Leiris), ils ont ainsi été les pionniers de la marchandisation en
physique-chimie, électronique, nucléaire - et désormais, bio et nano-technologies - ouvrant
au pillage ces nouvelles frontières que l’on ne trouvait plus dans un monde fini. [10]

La Belle Epoque

Avant la première guerre, patrons, ingénieurs, enseignants, banquiers, élus locaux
s’organisent en groupes de pression pour créer des laboratoires et des formations universitaires, mêlant fonds publics et privés, au service des usines électrochimiques et électro-
métallurgiques de la cuvette.

1914. Divine chance de la recherche et de l’industrie grenobloise. Des biscuits Brun et des pâtes
Lustucru aux obus Bergès, les entreprises locales
explosent  : aménagements hydroélectriques, construction mécanique, usines électro-chimiques, matériel électrique, explosifs, coton nitré, papier à cartouche, gaz
de combat, chlore, aluminium, aciers spéciaux ; production de 50 000 obus par jour, etc.
 [11]. Les cher-
cheurs mettent la main à la pâte. Ainsi Georges Flusin, responsable de labo à la fac, sollicité par Aimé
Bouchayer, gros patron de la région et intermédiaire du gouvernement pour la production de guerre
.
Les industriels charmés multiplient par quinze leurs subventions au laboratoire
d’électrochimie et l’après-guerre ouvre une grande ère de “synergie recherche-industrie” :
Fondation de l’Ecole d’Ingénieurs Hydrauliciens, du Laboratoire d’Essais Mécaniques, de
l’Institut d’Electrochimie et d’Electrométallurgie ;
Création de l’Association des Producteurs des Alpes Françaises (APAF), qui exerce dans
les années 1920 et 30 une influence nationale ;
Subventions militaires dans les années 1930 pour l’étude de la mécanique des fluides au
sein de la faculté des sciences - entre autres.

Le père des technarques

L’individu qui incarne le mieux ce trio scientifico-militaro-industriel, c’est Louis
Néel, prix Nobel de physique 1970. En septembre 1939, il explore pour le CNRS Armées
le potentiel militaire des universités scientifiques. Il remarque Grenoble et en fait son fief.
Sous sa tutelle ses assistants créent une série de laboratoires qui seront autant de viviers
pour l’industrie : service radio (hiver 1942), futur laboratoire d’électronique ; service de
détection sous-marine, laboratoire de magnétisme du navire, laboratoire de haute fréquence, laboratoire d’antennes, Institut de Mathématiques Appliquées de Grenoble, laboratoire d’électrostatique et de physique du métal.
Non seulement ces labos turbinent pour l’armée et l’industrie, mais “entrepreneurs” et
chercheurs apprennent ainsi à extorquer à l’Etat les crédits et les postes nécessaires à leurs
projets.
1954 : Louis Néel prend la direction de l’Institut Polytechnique de Grenoble et obtient peu
après la création du Centre d’Etudes Nucléaires de Grenoble (CEA-CENG). “En l’espace
de trois ans on va le trouver à la tête de toutes les institutions : l’Académie, le Conseil de l’Enseignement
Supérieur etc. L’autre idée de la seconde moitié des années cinquante c’est de trouver un moyen de contourner la cour des comptes et autres organismes bureaucratiques qui ont l’air de gêner le fonctionnement local,
en fondant l’Association de Développement des Recherches, énorme caisse par laquelle va transiter des
masses d’argent, des contrats essentiellement.
 [12]

La ville du CEA

Grenoble devient la ville du CEA, même si ses habitants en sont rarement
conscients. C’est du CEA-CENG que procèdent en 1967 l’Institut Laue-Langevin et surtout le Léti : le Laboratoire d’Electronique et de Technologie Informatique - dont le I
signifia ensuite “Instrumentation” puis “Information” - présenté dès l’origine comme un
“laboratoire de recherches appliquées”, “au service de l’industrie”.

Trente ans plus tard Jean Therme, directeur du CEA Grenoble :”Aux Etats-Unis,
Appolo a lancé la microélectronique, l’équivalent en France, c’est le programme électronucléaire. Le succès
du Léti, de Minatec, de Crolles, l’accord entre ST, Philips et Motorola sont le couronnement de plusieurs
dizaines d’années de recherches issues à l’origine du nucléaire, avec notamment le cas du silicium et de l’électronique “durcie”.
 [13]Premier bourgeon du nucléaire, (le Léti) est aujourd’hui à la pointe de la
recherche dans l’électronique, les micro et nanotechnologies.
 [14]

Brevets, transferts, essaimages : depuis sa création le Léti a rempli sa mission.
Création de EFCIS en 1972, devenu STMicroelectronics en 1987 et qui, coté en Bourse,
bénéficie encore de l’appui du Léti en technologies et en personnels. Sofradir-Ulis (détec-
teurs infrarouges militaires et civils) et Soitec (silicium sur isolant), sont aussi les rejetons
rentables des “transferts de technologie” du CEA-Léti.

III - Culture grenobloise

C’est vraiment la culture grenobloise qui a permis de développer ce nouveau centre” déclare Jean-
Charles Guibert, “Responsable des programmes et du partenariat au sein du pôle
Minatec”. [15]
Vraiment ? La culture grenobloise ?

Rappel. Louis Néel, officier de marine et physicien, crée le CENG. Hubert Dubedout,
officier de marine et collaborateur de Louis Néel au CENG, devient maire de Grenoble
en 1967. Lors de son troisième mandat (1977), Michel Destot, un jeune ingénieur du
CENG, devient l’un de ses adjoints. En 1995, Michel Destot devient maire de Grenoble,
réélu en 2001.
La mairie de Meylan compte trois chercheurs, dont deux du CENG à sa tête. Georges
Bescher, maire de La Terrasse, est un ancien ingénieur du Léti. Vincent Comparat, président récent de l’Association Ecologie Démocratie Solidarité, est chercheur à l’Institut des
Sciences Nucléaires et - pardi - “n’est pas antinucléaire”. [16]
La culture grenobloise, c’est le techno-gratin au pouvoir. Comme le dit François Brottes, député PS et premier adjoint du maire de Crolles : “Ici les élus ont été vaccinés à la high-tech, cela per-
met d’avancer plus vite et d’éviter de se poser des questions métaphysiques
.” [17]

A la tête du laboratoire grenoblois, la techno-caste technifie la ville. Non seulement par ses
techniques, ses outils, ses investissements, son mode de vie, sa propagande, mais aussi par
l’ingénierie de population. Par cet appel constant aux ITC - parisiens dans les années soixante,
anglo-saxons dans les années 2000 - à immigrer vers cette technopole d’opportunités.
N’est-ce pas pour ces élites qu’on a rasé le vieux quartier de la Frise afin d’y édifier un
Europole de verre et de béton, mi-résidentiel, mi-financier, qu’on achève aujourd’hui tout
un nouveau quartier (Vigny-Musset), que l’on requalifie l’une des premières Maisons de la
Culture [18], au bas prix de 42 millions d’euros ? C’est que selon Michel Destot, “On n’attire
pas Minkowski
 [19]
avec des MJC” et que “l’excellence culturelle va de pair avec le développement économique. [20]
Quant à la plèbe, on lui réserve du pain (l’emploi) et des jeux (Multiplexe Chavant. Grand Stade
de foot
 [21]). Encore heureux si elle trouve à se loger dans la cuvette où les loyers privés sont
parmi les plus chers de France. Pourquoi un tel emballement du marché des locations ? Première raison : l’attractivité économique du département. L’Isère, bassin d’emploi important, accueille un fort pourcentage de cadres.” [22]

Ainsi le techno-gratin s’assure-t-il une masse de manœuvre croissante pour ses nombreux
projets, dont le plus important, bien sûr, est de régner toujours plus.
Bernard Pecqueur, conseiller municipal PS : “C’est la tyrannie de la réussite. Les pauvres cèdent
la place aux riches
.”

Culture du risque

La culture grenobloise, c’est la variante techno de l’esprit de clocher. On est fiers de vivre dans la
“Silicon Valley à la française”, mais aussi d’affronter crânement les multiples risques naturels et techno-
logiques pesant sur l’agglomération. Comme ce syndicaliste de l’Institut Laue Langevin qui s’esclaffe : “S’il
y a un tremblement de terre, le premier endroit où j’irai est un réacteur nucléaire
.” [23]

Quand le maire affirme “Le nucléaire est dangereux comme la montagne est dangereuse”, il
faut entendre l’orgueil du montagnard bravant l’avalanche pour atteindre le sommet : à Grenoble, on n’a
pas froid aux yeux.

Et les techno-rats, conditionnés dès l’enfance aux “bons réflexes”, de rabâcher avec gourmandise la litanie
des risques - 19 sites Seveso, 4 sites nucléaires, 3 laboratoires P3 pour 424 000 habitants vivant sur
une faille sismique au fond d’une cuvette en aval de 9 barrages. Les écologistes quant à eux réclament la
distribution de pastilles d’iode aux populations voisines des sites nucléaires : il s’agit que chacun participe
à la co-gestion du risque et prenne sa part de responsabilité dans le traitement de la catastrophe. Comme
le rappelle Pierre Kermen, “écologiste” adjoint à l’Urbanisme et à l’Environnement : “Développer la
culture du risque c’est acquérir de bons réflexes, c’est aussi être acteur de sa propre protection et participer à celle des autres
.” [24]

L’opinion ça se pétrit

Culture grenobloise que cette “forme d’éducation”, de “vulgarisation scientifique rapide qui se couple
d’une manière imprévue avec le Centre Culturel Scientifique et Technique
 [25], que ce constant lavage de cerveaux via les services de communication des collectivités locales (Les Nouvelles de
Grenoble
, le Métroscope, Isère Magazine), que ces cycles de propagande organisés conjointement par l’Université Joseph Fourier et le Centre Culturel Scientifique, Technique - et Industriel (depuis juin 2000) - : “Génome mode d’emploi”, “Ecole de l’ADN”, “Image et Science”,
Semaine du Cerveau”, “Midi Sciences”... et en 2005, une exposition sur les nanotechnologies.

Culture grenobloise, que cet impayable “Serment d’Archimède”, que prêtent désormais les diplômés de l’INPG, “Charte éthique de l’ingénieur au XXIe siècle”, conclusion d’un “manifeste pour
la technologie au service de l’homme
 [26].

Culture grenobloise que cette proposition de l’Union de Quartier Berriat-Saint-Bruno pour
une vitrine digne d’une ville qui se veut la capitale des Alpes. Une ville mondialement réputée dans les
domaines scientifiques et technologiques
” : afficher sur la façade de Bouchayer-Viallet, à l’entrée
de la ville les noms des équipements scientifiques et industriels. L’entrée sud arborant déjà
un panneau “Ville des micro et nanotechnologies”.
Culture grenobloise enfin, que ce glaçant numéro du Métroscope (périodique de la commu-
nauté d’agglomération), où “300 lecteurs, à travers 36 textes”, livrent leur vision de
Grenoble en 2020. Cité néo-technologique, pragmatique et utilitaire du maillage intra-
muros. Cité-bulle high tech. Techno-Eden ordonné pour chacun. Cité “hype” à l’heure de
la mondialisation. Cité-BD futuriste et laboratoire citoyen. Illustré de gratte-cieux, de perspectives colossales et de quincaillerie futuriste, où l’on voit que le techno-rat répond avec
ferveur à son conditionnement.

La culture grenobloise, c’est la culture qui pose toujours la question : Comment ? et jamais la
question : Pourquoi ? Qui résout par le ferroutage les nuisances du trafic de marchandises,
sans s’attaquer à cette mère des nuisances que constitue la marchandise [27]. Qui résout
par la pile à combustible (mise au point entre l’Air Liquide à Sassenage et le futur Minatec)
la pénurie d’énergie et la destruction de l’environnement, sans s’attaquer aux raisons du
pillage et du gaspillage des ressources. Un paroxysme de la culture grenobloise, c’est ce logiciel de contrôle des logiciels industriels mis au point par Polyspace Technologies pour éviter les accidents de... logiciels. (Mais qui contrôlera ce logiciel ?) Grenoble est une ville
où, comme l’aurait dit Karl Kraus, on ne tire pas de conséquences. Et la culture grenobloise,
c’est l’anti-culture, techno-marchande, fonctionnelle, performante et imperturbable.

IV - Ailleurs comme à Grenoble

Tout ce qui précède décrit un objet politico-économique nouveau, ni une ville, ni
une banlieue : une technopole, comme le nomment à juste titre ses promoteurs. Un agglomérat organisé pour et par l’expansion high tech. Si désormais 80 % des Français habitent
dans les villes, celles-ci de plus en plus se tranforment en technopoles. Le terme désignant
aussi bien la mutation organique de certaines villes (Toulouse, aérospatiale ; Rennes, télécoms, Grenoble, électronique), que la création ex nihilo de “parcs” ou “zones high tech”
(Sofia Antipolis, plateau de Saclay, ZIRST de Meylan).
La critique sociale qui a bien enregistré l’émergence du “système technicien”, de la “socié-
té industrielle”, du “laboratoire-monde”, se montre depuis des décennies remarquable-
ment atone face à ce nouvel objet, qu’elle ignore le plus souvent, faute de l’avoir repéré,
démonté, exploré.

C’est pourtant dans la technopole que se situe la ligne de front de la guerre au
Vivant, aussi bien que de la guerre sociale, et non pas dans les zones rurales périphériques
où se liquident des conflits agraires et/ou coloniaux. Ce qui se joue au Chiapas ou au
Larzac est de l’ordre des conséquences. Ce qui se joue dans les technopoles américaines,
asiatiques, européennes, est de l’ordre des causes.

On vous parle de Grenoble, mère de toutes les technopoles hexagones, “capitale des chercheurs”, “ville des micro et nanotechnologies”, “Silicon Valley à la française”, “Vallée de
l’Intelligence”, etc. Si cette réalité vous déplait, changez-la, mais ne feignez pas l’ignorance, ne cédez pas au déni.

Si contester c’est prévoir, l’enquête est le carburant, la condition première, quoiqu’insuffisante, à toute opposition. Il est trop paresseux de se contenter de condamnation de principe théorique, altière et intemporelle - top down - du monde tel qu’il va. Il faut rentrer dans
le détail concret, factuel et fastidieux - bottom up - de la machine pour saisir et troubler, si
peu que ce soit, son fonctionnement. La beauté du geste, c’est que pour ce faire, nul n’est
besoin d’être “radical”, “révolutionnaire”, “alternatif”, de quelque teinture que ce soit ; au
contraire même, tant l’arrogance doctrinale a empêché de fortes têtes de s’intéresser à l’endroit où ils vivaient pour le connaître.
Ceux qui depuis trois ans ont entrepris de démonter le laboratoire grenoblois l’ont fait au
titre plus que suffisant de simples citoyens. D’individus politiques, si l’on veut. De socié-
taires de la société. Non seulement ils n’ont excipé d’aucune autorité officielle (scientifique,
médiatique, électorale), mais ils ont résisté à la bien-pensance associative qui n’accorde de
valeur qu’à une parole réputée collective. Ce n’est pas faute d’avoir été sollicités pourtant,
et rien n’aurait été plus facile que de fonder une petite boutique “collectif Simples
Citoyens”, voire de remplir une demande de subvention, d’ouvrir un local, de se fondre
dans l’altermondanité régnante.
Comble d’inconvenance, ils s’en seront tenus à ce même anonymat qui frappe “le Français
moyen”, “l’homme de la rue”, “l’individu lambda”, “l’homme quelconque”, si méprisé des
élites : c’est qu’on ne tenait ici qu’à être jugé sur pièces.

Grenoble, octobre 2004
www.piecesetmaindoeuvre.com
Site de bricolage pour la construction d’un esprit critique grenoblois


Croissance Progrès Rentabilité

« ... la raison elle-même n’est plus qu’un auxiliaire de l’appareil
économique qui englobe tout,
[...] les hommes attendent que ce
monde soit mis à feu par une totalité qu’ils constituent eux-mêmes
et sur laquelle ils ne peuvent rien
. »
Le concept d’« Aufklärung », in La dialectique de la Raison,
Horkheimer & Adorno, 1944.

L’armée de chômeurs est aujourd’hui constituée, réserve de suppléants-suppliants, avec
sa honte et ses désirs, son envie et sa jalousie... « T’as quelque chose à redire ? La porte
est ouverte, barre-toi, y en a des millions qui attendent ta place. ». Qui nous donnera plus
que le pain quotidien ? « On vous propose en avant première expérimentale le stage de
combat pour améliorer votre employabilité. Sachez augmenter vos chances de survie dans
la jungle du marché ! ».
Visiblement, on attend beaucoup de la recherche et de ses innovations, ses docteurs
savants capables de créer de la richesse à partir de rien, guérir les maux de la société...
Curieux mélange de styles, la richesse s’appelle aujourd’hui croissance, pour mieux révéler son élan vital : étrange biologisme économique... Elle continue de préparer cette lune
de miel où s’accomplira son destin tristement conjugal de médecine sociale, censée rattraper les erreurs commises dans les autres sphères :
L’économique pollue : peu importe, la recherche découvrira des industrialisations
saines grâce aux explorations sur Mars, elle inventera des green-robots, polluants à la fabrication mais à usage dépolluant...
L’éducation est submergée, ennuyante, démodée : peu importe, un ordinateur par élève
et des cours sur internet...
L’armée tue trop et trop grossièrement, peu importe : la miniaturisation et le téléguidage donneront des guerres propres, et les GPS installés sur nous tous, et les fichages
ADN, et les écoutes par satellite de toute la planète, ne nuiront qu’aux terroristes...
Mais surtout, l’emploi baisse, les gens s’appauvrissent : la recherche créera des emplois
et démocratisera les biens de consommation élémentaires : des OGM pour tous, DVD de
voiture, télévision sur le frigo ; nouveaux champs d’activité : nouvelles usines biochimiques, robotiques, nucléaires - ah la baisse du chômage grâce aux centrales nucléaires
et aux usines d’armement, quel gain social ! -, la voiture du peuple « hard discount » :
d’une main la recherche crée du boulot, de l’autre, elle baisse le coût de la vie (démocratisation de la salade piémontaise en plastique grâce aux chercheurs en agronomie).
Avec le pied droit, elle augmente la longévité, avec le gauche, elle multiplie les petits
plaisirs de la vie, et avec son troisième nanopied bionique à extension numérique, et à commande laser, il...

La Recherche ne crée des emplois que là ou ça paie, dans une concurrence internationale pourrie. Les recherches fondamentales ne sont là que comme noblesse, coffre à idées.
Le chercheur qui se croit pur de tout rapport au monde des guerres et de la misère, qui
cherche pour chercher, on l’utilise dans la même logique des boîtes de pub : « Eh, coco,
t’as pas un concept ? ».
Sous le capitalisme avancé, dénoncer
un
collègue
pour
le
bien
de
l’entrepriseou du
C.N.R.S. permet d’accéder à un meilleur poste ; dissimuler certains chiffres est une nécessité et le « communicant », le « leader », le chef de labo sont des êtres exceptionnels
dotés de superpouvoirs. « Raphaël est fatigué, il vient de quitter sa femme, je pense que sa
déprime pourrait
nuire
à sa bonne collaboration pour atteindre les objectifs prévus... avec
lui, on peut dire adieu à nos primes cette année... ».
Le mode d’être du consommateur seconfond désormais avec celui du jeune travailleur.
Le monde de l’entreprise a besoin de lui, de son absence de contestation, de sa capacité à
tolérer toutes sortes de pratiques au nom de la sacro-sainte rationalité économique. « Un
tiers des salariés font confiance à leur patron pour leur assurer un avenir ». Fi des revendications, les exploités aiment leurs doux leaders si charismatiques. Quel diplômé d’école
de commerce se refusera à vendre un produit de merde si on lui propose un statut de chef
de produit à la clef ? Quelle blouse blanche refusera de perfectionner les caméras biométriques en échange de devenir chef de laboratoire ? Jamais l’évolution de la société n’est
apparu aussi inexorable et les comportements même les plus critiquables n’ont été aussi
légitimés. Si tu n’arrives pas à te regarder dans la glace le matin, mets du fond de teint...
Les employés de l’Entreprise moderne comme ceux de la Recherche ne maîtrisent d’aucune manière ni l’organisation de leur travail, ni les objectifs globaux et finaux de la structure d’ensemble pour laquelle ils triment. « Fais ceci et contente-t-en ». Chacun, séparé
des autres, mais en équipe, poursuit son petit but à courte vue. Pas de formation à l’esprit
critique dans les écoles de commerce ni dans les formations scientifiques. « Lis la presse, et choisis entre l’Humanité et le Figaro. Lis le Monde, c’est le plus objectif ». Comme
si les financiers et les scientifiques étaient trop cons pour comprendre l’ethnologie, la philosophie, la littérature... Sauf cas exprès où l’on forme les économistes en sciences
humaines - les autres seraient-elles inhumaines ? - pour devenir consultants-consentants du libéralisme...

La logique du secret prime dans cet univers : secret professionnel, secret de laboratoire, on ne doit pas divulguer ce sur quoi on travaille, l’espion industriel ou le voleur de brevet sont partout. Dans ces conditions, l’employé ou le laborantin trouverait presque indé-
cent d’en trop savoir sur ce qu’ils préparent... « Reste fixé sur ta mission, ne cherche pas hors de tes limites, on veille aux applications, on sait comment surnager dans ce monde de
requins, tu y laisserais des écailles... Ne sors pas du bocal. C’est ton monde. »
L’esprit scientifique et économique se maintient par son ancrage à la surface des mondes :
tout est fait pour ne pas approfondir les autres disciplines, pour ne pas vivre éclaté entre
divers angles de vue... pourtant seule condition de la critique. Les individus dociles des
entreprises et des labos doivent vivre en blocs simples : monomaniaques centrés sur leur
objectif annuel, angoissés par la décoration de leur intérieur.
Et en ce qui concerne les sciences humaines, même topo : spécialise-toi, vas pas fouiner dans les amphis de biotechnologie, de gestion, etc. , on ne compare pas les sphères du
réel. Concentre-toi sur les tribus des iatmul, sur l’askesis antique ou sur la sociologie des
machines à café.

La qualité du travail moderne, en entreprise comme en laboratoire referme les personnes sur leur petit domaine d’activité, sur leur vision du monde, - dans ces deux
casernes, la pensée vise le résultat. L’objectif global de l’entreprise, par exemple la conception et la réalisation de missiles, n’est porté que par la minorité qui met en commun les différents résultats. Untel affirmera être en charge du téléguidage, un autre du fuselage, un
autre du transport des matériaux dans les différents sites de production, passant sous
secret l’essentiel de sa participation. L’organisation en réseau qui s’est développée corrélativement à la sophistication technologique est un puissant vecteur de cette déresponsabilisation.
Culture d’entreprise, culture scientifique, vases communicants entre eux-mêmes, vases
clos sur eux-mêmes.
L’enfermement mental du travail moderne mène en effet à la déresponsabilisation de
l’activité du travailleur, ou du chercheur... Arendt, Anders, Dejours, on ne rappellera pas
ici leurs analyses du cas Eichmann, parce qu’on n’a pas la place et puis on les connaît pas
personnellement, mais il paraît qu’ils auraient parlé de ça...
Seule morale, seules valeurs : le mieux, le plus, la résolution optimale du problème.
Dans leurs études, une équipe de scientifiques américains comptait les morts de la seconde guerre mondiale en « megacorpses » : 1 million de corps = 1 megacorpse. Plus d’êtres
vivants, plus d’êtres sociaux, mais des unités mesurables, on compte l’humain en quintaux...
Non tantum, on veut de l’humain utilisable, mort ou vif, du matériau humain, pour que
fructifie le capital humain. Sed etiam, on veut de l’humain calculable, du chiffre humain,
pour améliorer la prévisibilité des comportements et des vies. Au regard de la science ou
de l’économie, je suis le même : une donnée.
Les chercheurs, comme les financiers créent un monde de toutes pièces, qui leur
convient : peu d’intensité affective, beaucoup de sécurité et de normalisation sociales, avec
leurs valeurs : progrès, réussite, libre circulation des choses et des capitaux, propriété privée. Un monde sur lequel ils puissent avoir prise. Puis, ils recrachent cet univers sur tous
les mondes minoritaires, et l’assènent à coups de matraques et de chars d’assaut.
Et voudraient que nous l’habitions.

« Ne compte pas les heures, tais tes peurs, mange ou tu seras mangé, sois raisonnable,
évalue » on ne sait d’où vient le discours, d’un colloque scientifique ou d’un comité d’entreprise... L’audace, l’atomisation des team-workers, l’hors-monde de la production se rejoignent entre science et capitalisme. On avance - et c’est là la valeur - sans se soucier du
monde dans lequel on régurgite sa production. Oui nous avons fait des chaussures pas
chères, jolies et fabriquées par des enfants, et alors ? oui nous avons construit des armes
sophistiquées qui tuent des enfants, et alors ? la logique du « so what ? », l’irresponsabilité du processus de recherche ou de production réunit science et capitalisme. C’est l’univers
de la « comme-sci-ence »... comme si tout cela ne nous affectait pas... Nous travaillons
sur ce monde comme si nous n’y appartenions pas, comme si nous n’y vivions pas, comme
si jamais nous n’y ferions des enfants... et en vertu du fait étrange qu’il est toujours possible de nous enfuir coloniser Mars ou Jupiter grâce aux avancées de la science et aux structures économiques - « Tu ne respires plus ? Des nanopoliciers te pourchassent ? Tu as
le gène de l’asociabilité ? Plus d’inquiétude, Le Club Med et les Laboratoires de la NASA
te proposent le voyage spatial à moins de 15euros ... ».
Entre économie et science, même projet de contrôle rationnel total des événements.
Avec la Raison qui préside, l’Aufklärung des Lumières, la raison qui progresse, sans cesse
perfectible, ennemie de l’expression « le mieux est l’ennemi du bien »...
D’un côté, une économie rationnelle, une organisation de l’entreprise rationnelle, une
distribution sociale rationnelle, un système de santé rationnel, une gestion des individus
rationnelle, et puis des calculs rationnels, des découvertes rationnelles, des pôles de
recherche rationnels, et des applications rationnelles, voire « éthiques »...
De l’autre côté, on esquinte la peur, on l’escamote et la nie... pourtant peur au principe : peur de ne pas trouver de postes, peur des accidents de travail, peur des cadences qui
empêchent de vivre avec nos proches, peur du boss, peur du collègue, peur d’être mis au
placard, de la faillite, peur de la trouvaille si dangereuse, peur de faire mal, de créer de la
puissance non maîtrisable... etc.
Aux noces de la science et de l’économie, on convoque la peur et la raison pour témoins.
Résignations. « On ne peut rien y faire, c’est comme ça... ». « Et si c’est pas moi qui
le fait, ce sera un autre... et si ce n’est pas la France qui découvre l’arme qui tue mieux ou
qui délocalise au plus vite sa main d’œuvre, ce sera l’Angleterre, ou les States, ou la
Chine... ». Restons compétitifs, en science comme en économie, en science économique
comme en économie scientifique... pour donner forme à la science politique et à l’éco-
nomie politique...
On croyait l’esprit capitaliste cynique, il n’est que scientifique : c’est-à-dire objectif.
L’esprit objectif, l’esprit scientifique, l’esprit capitaliste et l’esprit libéral, au croisement du
« brainpower » contemporain. Un monde d’esprits désaffectés, qui travaille sans passion,
mais dans l’obsession du résultat, de terminer le calcul. Comment voir la bombe H ou les
robopoliciers au bout d’une équation ?
Et sans temps disponible pour cultiver des affects dans le « temps libre », plus de liberté quand le temps c’est de l’argent...

Un monde où la technologie n’oublie personne, où « nous avons les moyens de vous
faire rire », qui recherche sans état d’âme : Plus besoin d’âme, aujourd’hui, on a des neu-
rones...
Bienvenue dans le monde des bio-morts-vivants, des détachés, des séparés, des atomisés, des amoureux du bonheur sous cellophane. La résignation n’est pas l’apanage des
tristes mais des bienheureux, de ceux qui ne disent mot et vivent dans une douce inconscience.

N’est-ce pas cela la vie ?

Nos collaborations avec le système sont multiples, comme nos dépendances. Certains y
participent plus que d’autres.
Certains, aujourd’hui, tentent de s’en sortir, de construire des savoirs autonomes, des
savoirs pour eux, des savoirs correspondant à leurs goûts, à leurs désirs pratiques. Quand
certains continuent à construire leurs sciences, leurs techniques, leurs jobs sans autre projet que de poursuivre, détruisant ce monde par leur adhésion aveugle à des mondes désen-
sibilisants, d’autres tentent de fonder sur la base de sensibilités communes et de projets
partagés des formes de vie et de connaissances qui, pour une fois, ne seraient pas séparés
de leurs désirs éthiques et politiques. Il s’agit bien d’une tentative, et encore d’une expérimentation. Pourtant, la petite différence réside peut-être en ce que nous tentons de comprendre
ce que nous faisons, en le faisant. Les recherches que nous menons portent non pas sur
un souci détaché et métaphysique de compétitivité, de productivité - mais sur nos
propres vies, et partent de nos propres vécus et désirs...

Une fraction de conScience du
CUL
(
Comité Universitaire de Libération)


« Qui les chercheurs s’imaginent-ils encore pouvoir tromper ? »

A travers ce texte, extrait de « OGM : Fin de Partie » par Quelques ennemis du meilleur des
mondes
, il s’agit de rappeler à ceux qui voudraient l’oublier que la campagne contre les
OGM, chaque fois qu’elle s’est émancipée du carcan syndical et citoyenniste, a notamment
pris pour cible la fonction même du chercheur dans cette société. Ainsi, dans un texte trouvé dans une serre saccagée de l’Inra à Toulouse, le 26 juin 2000, et signé « Chercheurs dans la
nuit
 », on pouvait lire une description de l’aliénation si caractéristique du milieu scientifique
 : « (...) le chercheur, même dans la fosse à purin, refuse de se fier à ses sens : il ne juge de rien, il pense
que tout ce qui est possible doit être fait et il abandonne à ses bailleurs de fonds la responsabilité d’une
activité qui l’engage au premier chef. Élevé à l’école du mépris et de la concurrence féroce avec ces pairs, il
ne songera bientôt plus qu’à trouver des financements privés ; il est happé par la course aux publications
 ; parfois, il n’hésite même pas à truquer ses résultats pour faire des annonces aussi médiatiquement fra-
cassantes que visiblement inconsistantes ; et quand il se sent citoyen, certains dimanches, il n’hésite pas à
pétitionner contre ce qu’il fait le reste de la semaine.
 » [28]

Les chercheurs la ramènent

Dans un très instructif recueil qui a circulé en 2002 [29],
on peut mesurer - déjà - les chocs
qu’ont produit, dans tout le milieu de la recherche, le saccage revendiqué de plants de riz
transgéniques dans une serre d’État du Cirad (Centre international de recherche en agronomie pour le développement) à Montpellier en juin 1999 et celui, clandestin, d’une serre
de l’Inra (Institut national pour la recherche agronomique), à Toulouse en juin 2000 [30].

L’histoire du Cirad en particulier avait connu un certain retentissement, puisqu’elle avait débouché sur les procès de José Bové et de René Riesel, à l’issue desquels
quelques centaines de chercheurs avaient « signé » une lettre ouverte au président de la
République pour demander la grâce du porte-parole du syndicalisme agricole écologiste,
condamné à plusieurs mois de prison [31]. Intitulée Ouvrons la recherche !, cette lettre salue en
Bové le « lanceur d’alerte » qui dénonce des « dangers - comme la contamination - jusque-là
insoupçonnés
 [32]
 » (sic).

Mais, face à la recrudescence inattendue des destructions de champs d’expérimentation transgénique de l’été 2003 [33] (plus de 25 en France, la plupart clandestines et
pour certaines non revendiquées, loin de l’encadrement syndical et de ses simulacres), des
généticiens et autres chercheurs, apparemment d’une toute autre opinion, rendirent public
un manifeste intitulé Défendons la recherche ! [34] En à peine une quinzaine de jours, quelques
milliers de chercheurs furent enrégimentés par un lobby des grandes firmes du secteur - l’association France Biotech - et amenés à « signer par Internet » cette pétition virtuelle,
qui sommait surtout le gouvernement de prendre des mesures sévères contre les destructeurs d’essais en plein champ.

L’une des destructions du mois d’août 2003 [35] avait, en particulier, déclenché
cette indignation. La destruction du champ d’OGM « thérapeutiques » destinés à produire de la lipase gastrique (médicament employé dans un traitement palliatif des malades
atteints de la mucoviscidose) touchait en effet un point central de la propagande du complexe génético-industriel [36], qui est d’imposer partout son point de vue réductionniste au
détriment de toute autre approche [37].
Il s’agissait pour la firme de chercher par l’expérimentation en plein champ à
abaisser les coûts de fabrication
de ce médicament déjà existant et réalisé jusque-là en milieu
confiné. La diminution des coûts justifiait la production de l’enzyme recherché d’une
manière totalement aléatoire et dangereuse.

Or on retrouve derrière Défendons la Recherche ! quelques pontes des institutions
scientifiques, comme le paléontologue Yves Coppens - conseiller scientifique pour la série
télé L’Odyssée de l’espèce, fable socio-biologique - ou le physicien Pierre-Gilles de Gennes,
inventeur de la physique « de proximité ». Bien sûr, ce petit lobby hâtivement monté obtint
sans difficulté un rendez-vous avec le Gouvernement, qui s’est alors déclaré prêt à
défendre « leur liberté » de chercheurs : « L’intervention des forces de l’ordre n’est pas exclue, au
moins temporairement, en mettant en place par exemple des patrouilles de surveillance autour des champs
sensibles
. » [38]

Il est intéressant de noter que, malgré leurs divergences apparentes, Ouvrons la
Recherche !
et Défendons la Recherche ! partagent en fait un souci commun : réaffirmer le cadre
nécessaire à « tout débat serein » sur les OGM. Les uns dénoncent « ces saccages répétés - sans
précédent dans le monde
 »(sic) - qui « portent préjudice aux activités de recherche et de développement en
biologie végétale
 » et donc à « la compétitivité scientifique et économique » de la nation. Les autres
remercient nos citoyens écologistes d’avoir signalé par leurs actions les problèmes de « dissémination d’OGM dans les milieux qu’elles vont immanquablement contaminer », et surtout d’avoir
épargné l’essentiel - leur existence et leurs légitimité - en réaffirmant avec soulagement
que « ce n’est pas la recherche fondamentale qui est en cause. » Ouf !

Les mœurs se dégradent, le sens des mots y participe

Les deux pétitions emploient le même vocabulaire emprunté à la rhétorique progressiste,
les mêmes litanies qui de nos jours constituent le discours de tout pouvoir, dont l’objet est
d’exprimer le désir morbide que tout continue : « développement durable », « principe de précaution », « développement d’un progrès maîtrisé et partagé », etc.

Sur le terrain du langage, un affrontement doit donc aussi avoir lieu.

De nos jours, la fabrication du consensus est un élément vital pour l’existence et
la perpétuation du pouvoir : l’usage des mots ne trompe pas, que ce soit pour faire accepter les OGM, mettre au travail ou contrôler des chômeurs, ou encore pour déclencher une
guerre. Ainsi, l’apparition d’un néo-langage citoyenniste chez les chercheurs témoigne de
leur volonté de dissiper toute velléité de formulation autonome d’une critique des OGM,
et bien sûr de l’impasse politique dans laquelle se trouve aujourd’hui la science d’État.

Tous les efforts de propagande des chercheurs et de leurs patrons ont pour but
de nous faire admettre que la question des OGM ne pourra se résoudre que sur les
paillasses des laboratoires. C’est une erreur de « programmation » si d’autres ont pu en
juger autrement et conclure en se manifestant par des actes « violents », « terroristes », « obscurantistes », etc.
Pourtant, c’est bien contre l’ensemble du fonctionnement social devenu laboratoire-monde que s’est constituée la véritable opposition aux OGM. Les experts le subodorent,
quand ils écrivent : « La société n’accepte pas d’être vécue comme un laboratoire. » [39]
Toute tentative pour confiner dans les laboratoires les questions posées par les
destructions, de les traiter dans le langage des experts, est un moyen pour cette recherche
mercenaire de reprendre la seule initiative qu’elle pouvait craindre de perdre : celle de
contribuer toujours plus au progrès, dynamisme mortifère de la société techno-marchande. Il s’agit de récupérer la critique en actes entrevue ici ou là pour moderniser le discours
de l’acceptation : on parle de développement durable quand on ne parle pas encore de
décroissance soutenable. Bref, les affaires doivent reprendre.

La mise en scène autour des interrogations de la recherche prend tout son sens
et toute sa mesure quand elle rencontre un franc succès auprès du mouvement citoyenniste ; quand elle répond à l’intarissable soif d’expertise et d’éthique de ce conglomérat
d’associations et d’organisations néo-gouvernementales (ONG) très officiellement chargé
de « refuser les OGM ». Dans son projet de « vigilance citoyenne » envers l’activité technoscientifique, le militant citoyen s’incline en fait devant l’autorité d’experts ou de contre-experts
qui, en dernier recours, lui désigneront les « bons » et les « mauvais » OGM. Par sa contestation empruntée et déléguée, il assume en fait son destin de dépossédé, en laissant toujours
aux experts de la vie quotidienne le soin de lui expliquer comment manger, boire et penser en toute sécurité dans une société jamais assez surveillée. Son rêve d’un « monde
meilleur » vire au cauchemar du meilleur des mondes car il n’a de cesse de reproduire,
moderniser et faire proliférer les médiations bureaucratiques du pouvoir. Il n’est pas ques-
tion, ici, de discuter d’un quelconque refus des OGM mais, au contraire, des moyens du
renforcement des essais « sous contrôle de l’autorité de l’État ». Certains chercheurs (les plus
gauchistes) préfèrent dire la même chose autrement, en s’inquiétant de « l’utilisation qui
risque d’être faite des résultats de
[leurs] propres recherches, si la société et les pouvoirs politiques, ensemble,
ne définissent pas les moyens d’en garder le contrôle
. » Mais, on l’a compris, il s’agit surtout de sau-
ver sa place, d’assurer ses arrières et de diluer les responsabilités au moindre incident.

Et pourtant, en France, il faudrait encore croire au petit jeu du « débat public sur les
OGM
 ». Quand cette société impose démocratiquement au citoyen de s’associer aux décisions
déjà prises, c’est précisément au moment où il obéit qu’il abandonne toute possibilité d’in-
tervenir en quoi que ce soit sur le cours des choses. C’est pourquoi la mise en scène, depuis
quelques années, de l’affrontement autour des OGM est restée la manœuvre politique la
plus efficace pour contenir tout débordement hors du cadre administratif et éthique.

Ce ne sont pas les acteurs d’une telle mise en scène qui manquent.

Après « Ouvrons la recherche ! » et « Défendons la
recherche ! »,
the show must go on
 : « Sauvons la recherche ! »

Le point culminant de la mise en scène et de la confusion aura été atteint avec la
dernière pétition des chercheurs, Sauvons la recherche !, à l’automne 2003. Plus de la moitié
de la profession, 76 000 chercheurs ou assimilés, du cacique [40] à l’étudiant aux dents plus
ou moins longues, tous ont poussé le sempiternel cri d’alarme : L’Europe de la recherche est
en train d’être distancée par l’exemplaire recherche américaine !
Oubliant les conséquences morti-
fères de leurs activités et la dépendance du chercheur par rapport aux bailleurs de fonds et
à un système de pensée réductionniste, c’est l’ensemble d’une caste, soutenue par une
majorité de thésards et de laborantins prolétarisés, qui a demandé à l’État les moyens financiers de continuer à sévir. Après avoir étouffé les velléités de ceux qui, peu nombreux dans
leurs rangs, auraient pu vouloir discuter du sens et des finalités de leur activité, ils ont fait
grand étalage de leur arrogante irresponsabilité. Leur ralliement à la proposition des présidents de l’Académie des sciences et de l’Académie de médecine de tenir des « États généraux de la recherche » le prouve. Rappelons que ces deux institutions sont, en fait, des agences
gouvernementales, créées pour justifier l’activité industrielle et ses conséquences mortifères. Ainsi, l’Académie de médecine, qui s’était déjà distinguée, entre autres, en publiant
des rapports négationnistes sur les conséquences de Tchernobyl et sur celles de la diffu-
sion de l’amiante dans l’environnement (1996), a, dans un rapport intitulé « OGM et Santé »,
logiquement conclu à l’innocuité des OGM. Très soucieux de business, cet aréopage
d’étranges médecins s’est en revanche alarmé de ce que « l’exigence de l’étiquetage total et de la
traçabilité peut très bien se traduire par des conséquences commerciales désastreuses
 » [41].
Quant au gouvernement, il a bien rapidement battu en retraite devant l’agitation
de ces blouses blanches de si bonne composition dans les conseils d’administration des
entreprises nationales de gadgétisation du vivant. Emballement libéral devant les ronfle-
ments un peu trop sonores de spécialistes fumeux dans leurs bureaux concédés à vie ? Ou
réhabilitation paradoxale de la figure bien ternie du « savant » à la faveur d’un bonneteau
médiatique ? Le léger trouble qui s’était manifesté dans le milieu scientifique au moment
des destructions d’OGM a pu se dissiper : l’ordre règne de l’éprouvette au champ de
bataille.

Les pétitions de chercheurs, loin d’être rejetées comme de la vulgaire propagande, se
voient applaudies. Elles collaborent à la création d’un « jardin d’acclimatation » où l’on prépare des têtes citoyennes gavées par l’injonction participationniste à accepter ce qu’elles
ont fait mine de refuser. Elles participent d’un projet pédagogique où l’on apprend à s’adapter
sans fin à ce qui a été décidé ailleurs. Mais jamais sans risques.

Quelques ennemis du meilleurs des mondes
c/o ACNM (Association contre le nucléaire et son monde)
B.P. 178, 75967 Paris cedex 20 (C.C.P. 34683E Paris)


« Nous n’avons pas à nous sentir responsables du monde dans lequel nous vivons. »

Il y a des discours, des écrits et des faits qui pris séparément paraissent innocents
mais réunis ne trompent pas. Des scientifiques affirment a posteriori, aujourd’hui encore, le
bien-fondé qu’il y eut à organiser la recherche et le développement industriel qui ont produit la destruction totale de Hiroshima et de Nagasaki (avec plus de deux cent mille victimes dont cent mille tués), puisqu’on pouvait craindre que les nazis ne produisent la
bombe atomique les premiers [42]. Or, non seulement l’Allemagne nazie avait capitulé avant
que l’on utilisât l’arme nucléaire, mais encore la reddition du Japon pouvait-elle être obtenue sans bombardement atomique ni invasion
(paix
négociée). Ces
deux
essais in situ et en
vraie grandeur devaient réaliser la suprématie des États-Unis et aussi cette « révolution
scientifique » que célébrait le journal Le Monde dans son édition du 8 août 1945.
Sur ce sujet et la prolifération des armes nucléaires qui s’ensuivit, le philosophe
Günther Anders entamait une réflexion puis une correspondance avec Claude Robert
Eatherly [43] ; ancien commandant de l’armée de l’air américaine, ce dernier fut l’un des
pilotes qui participèrent à cette forteresse volante qui largua une bombe atomique sur
Hiroshima. Anders essaya de convaincre Eatherly, alors torturé par le remords et la culpabilité d’avoir participé à l’innommable, que notre époque exigeait de chacun de nous des
actes qui échappaient à l’individu et dont on ne pouvait prévoir ou imaginer les conséquences. Mais, alors que nombreux sont ceux qui par cynisme ou pas s’installent dans la
complaisance assassine, Anders dénonçait cette réalité, qu’il n’eut de cesse de combattre.
Ce haut degré de conscience morale, qu’ont su atteindre un philosophe désespéré ou un american boy, la pouvons-nous attendre de la part de la caste des physiciens ou des
mathématiciens ? Pas si l’on en croit Richard Feynman évoquant les temps où il travaillait
à la conception et à la réalisation de la bombe atomique, voici ce qu’il écrit : « Et puis, j’ai
connu von Neumann, le célèbre mathématicien. Le dimanche, lui, Bethe, Bob Bacher et
moi allions souvent marcher dans les canyons avoisinants. C’était fort agréable. Je dois à
von Neumann d’avoir compris que nous n’avons pas à nous sentir responsables du monde
dans lequel nous vivons. Depuis lors, je n’ai cessé de me sentir « socialement irresponsable », et je me suis toujours bien porté. Cette irresponsabilité active qui est la mienne est
née de ces conseils que von Neumann me donnait lors de nos promenades [44]. »
En juillet 1959, Eatherly envoya, à Anders une lettre, dans laquelle, dans l’enthousiasme et l’espoir, il s’interrogeait : « Ne serait-il pas possible que vous et moi, et les
milliers de pacifistes du monde entier puissions convaincre un seul groupe (celui des
savants) ; ne pourrions-nous les convaincre de délaisser l’objet de leur prédilection (la recherche), d’écouter la voix de leur conscience, de s’allier à nous, de suspendre leurs
recherches sur les armes atomiques jusqu’à ce qu’une commission internationale de
juristes ait installé un gouvernement mondial, gouvernement sans organisations politiques,
sans moyens militaires surpuissants ? Seuls, les savants sont à même de réduire à l’impuissance le groupe des régnants en refusant de collaborer avec lui. Sans l’aide de la
recherche scientifique, les puissances politiques et militaires dépériraient et mourraient. »
La responsabilité des scientifiques et les relations qu’ils entretiennent avec la domination
sont clairement désignées par ces propos. En revanche, sûrement par naïveté, Eatherly
prête à la communauté scientifique des qualités et une conscience morale qu’elle n’a jamais
prétendu détenir ou défendre ; cette communauté scientifique n’a jamais non plus exprimé la moindre objection quant au rôle que la domination lui fait jouer. George Orwell,
dans un article intitulé Qu’est-ce que la science ? publié dans le journal Tribune du 26 octobre
1945 écrivait : « [...] est-il vraiment certain qu’un « scientifique », dans l’acception étroite du terme, soit mieux à même que toute autre personne d’aborder les questions non
scientifiques de manière objective ? Il n’y a guère de raisons de le croire. Prenons un seul
et simple critère : la capacité de résister au nationalisme. On affirme souvent de manière
assez nébuleuse que la « science est internationale », mais, dans la pratique, les travailleurs
scientifiques de tous les pays se rangent derrière leurs gouvernements respectifs avec
moins de scrupules que n’en éprouvent les écrivains et les artistes. Dans son ensemble, la
communauté scientifique allemande n’a opposé aucune résistance à Hitler. Ce dernier a
peut-être ruiné les perspectives à long terme de la science allemande, mais il n’en reste pas
moins qu’il y eut bon nombre d’hommes compétents pour accomplir les recherches nécessaires dans des domaines tels que ceux du pétrole synthétique, des avions à réaction, des
projectiles propulsés par des fusées et de la bombe atomique. Sans eux, la machine de guerre allemande n’aurait jamais pu être édifiée [45]. »
À Los Alamos, des centaines de scientifiques, dont une vingtaine de lauréats ou
futurs lauréats des prix Nobel se sont retrouvés à travailler autour du Projet Manhattan,
sous la direction de Julius Robert Oppenheimer ; un projet commun défini par une autorité administrative supervisée par des militaires. Parmi ceux-ci, un comité présentera au
ministre de la guerre Henry Stimson un rapport défavorable à l’utilisation des bombes
atomiques contre le Japon dans les conditions prévues. Ce rapport proposait au ministre
de réaliser plutôt une démonstration dissuasive en zone inhabitée. Leo Szilard lança une
pétition où il était demandé qu’on n’utilisât pas les bombes à moins que les États-Unis
ayant fait connaître les conditions qui seraient faites après la guerre au Japon vaincu, celui-
ci ne refusât sa reddition [46]. Il avait été l’inspirateur de la lettre qu’Einstein envoya à
Roosevelt en 1939, pressant le président de prendre des dispositions pour développer d’urgence les recherches qui permettraient de mettre au point l’arme nucléaire. Physicien
nucléaire, il se tournera ensuite vers la biophysique et la biologie moléculaire.
C’est dans un tel contexte que sont apparus le Centre national de la recherche
scientifique (CNRS) en octobre 1939 ou encore le développement de Grenoble comme ville scientifique, industrielle et militaire, avec la venue de l’ambitieux et pragmatique Louis
Néel (« un bon chasseur de monnaie » dira-t-on plus tard [47]) au début de cette seconde
guerre mondiale [48]. Le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), quant à lui, fut créé en
1945 par le général de Gaulle et animé au tout début par le physicien Frédéric Joliot-Curie
et l’ancien ministre de l’armement Raoul Dautry. Très vite il allait développer un programme indépendant d’armes nucléaires. La première bombe nucléaire française explosera en 1960 au cours d’un essai aérien dans le désert saharien au sud de l’Algérie alors colonie française. Au total, dix-sept essais nucléaires dont quatre aériens auront lieu dans le
Sahara algérien, entre 1960 et... 1966 ; soit quatre ans après les accords d’Évian qui
reconnaissaient l’indépendance de l’Algérie [49].
La seconde guerre mondiale fut une période de précipitation qui imposa de façon
décisive de profondes mutations dans l’esprit des savants transformés alors en chercheurs,
intégrant de plus en plus la fonction d’inventeur breveteur [50], comme dans la façon et les
moyens d’organiser et de mener le travail de recherche. Cette période imposera un modèle à la science.
Les Assises nationales des États généraux de la recherche, qui se tiendront à
Grenoble les 28 et 29 octobre prochain [2004], sont héritières de ces mutations. Lorsqu’on
consulte le rapport de synthèse grenoblois réalisé à partir des opinions recueillies sur un
site Internet ouvert à cet effet, on voit que les préoccupations tournent toutes autour des
moyens administratifs, techniques et financiers qu’il faudrait accorder à la recherche pour
qu’elle se porte mieux. Mais qu’elle se porte mieux sans déborder du cadre esquissé plus
haut : une recherche issue de la guerre et du développement industriel qui allait suivre. La
science avait déjà cessé depuis longtemps d’être une aventure individuelle et patiente où
l’on cherchait à observer, comprendre, et savoir, sans faire. L’homme de science moderne
chercha plutôt à expliquer la matière et le monde, à agir sur eux, et à les transformer. La
naissance de la Big science après la guerre débloqua des budgets et des investissements
colossaux qui par leur massification même la pervertira. La science se doit alors de
répondre aux besoins de la société industrielle et par là même déploie, pour ses besoins
comme pour les besoins de la société, une machinerie gigantesque, arrogante, et dévastatrice. Dès lors la science se rapproche de plus en plus de l’art de l’ingénieur inventeur ;
c’est pourquoi dans les inquiétudes des jeunes thésards revendicateurs et sauveurs de la
recherche
(nous nous référons au document de synthèse déjà mentionné) apparaît cette nécessité de voir s’ouvrir des passerelles entre leur formation et celle des jeunes ingénieurs et de
valoriser le doctorat auprès des industriels. Le travail dans les laboratoires s’organise comme dans
l’industrie. Les scientifiques se voient constamment sous la pression de l’urgence de financements à trouver pour les thésards, de dossiers à constituer pour des appels d’offre de
plus en plus nombreux, de publications scientifiques à faire ou de rapports d’expertise à
rédiger [51], de tâches administratives ou de missions d’enseignement à assurer pour certains
d’entre-eux, de la concurrence féroce entre chercheurs d’un même laboratoire à supporter, du prochain congrès et des prochaines évaluations à préparer ; ces évaluations d’eux-mêmes, des structures, des projets que réclament à cor et à cri nos sauveurs de la recherche (ils
demandent aussi à être plus efficacement gérés comme ressources humaines). Le scientifique
moderne finira tout naturellement par trouver de l’intérêt à ce que jaillissent problèmes,
accidents et catastrophes, qu’il se proposera d’expliquer, et, qui sait, de prévenir, puisque
cela le rendra indispensable devant le prochain comité d’évaluation. Problèmes, accidents
et catastrophes deviendront alors moteur du progrès scientifique. Après quoi notre scientifique moderne et revendicateur conviendra que la mission principale de la recherche
serait la production de la connaissance [52] ; qu’il faudrait tout de même être à l’écoute des
préoccupations du public et de la société ; et ma foi que le monde de la recherche fonctionne
avec une échelle de valeurs difficilement conciliable avec les critères marchands
. Le monde de la
recherche est soumis depuis déjà longtemps à des impératifs économiques et de rentabilité. Seule une fausse conscience cherchera à voiler cette évidence.

En 2002, Claude Feuerstein, président de l’Université Joseph Fourier, par ailleurs
initiateur du projet Biopolis qui essuyait alors les feux de la critique, recruta le philosophe
Nicolas Aumonier pour ouvrir [les] formations scientifiques et technologiques sur d’autres disciplines,
et en particulier sur l’histoire et la philosophie des sciences
. Ce dernier a créé, alors avec d’autres universitaires de Grenoble, un Groupe de réflexion interuniversitaire éthique appliquée à la recherche en
sciences et technologie
. La réflexion de ce groupe est toutefois plus courte que le nom qu’il s’est
choisi ; et son activité semble consister en l’organisation de formations doctorales tels les
modules d’éthique appliquée Responsabilté dans la conduite de la recherche ou encore Bioéthique
et biotechnologies - Risques et responsabilité
. Il organise les 27 et 28 octobre un colloque
« Regards sur les Technosciences » qui se tiendra à la Maison des Sciences de l’Homme. Tous
ces titres pompeux, toutes ces appellations emphatiques veulent attirer l’attention des universitaires éclairés sur le souci éthique. Désormais, ceux-ci instruiront leurs étudiants de l’art
et de la manière de se conduire et de se soumettre à certains jugement de valeur et de réalité, lorsqu’ils aborderont un travail. Et les promoteurs de machineries innovantes s’en
réjouissent. Ils ne voient effectivement pas d’un mauvais œil qu’une prise en considération
de ces problèmes accompagne leurs projets, puisque cela leur évitera l’affrontement brutal
qu’ils ont à endurer face aux « états d’âmes » et aux questions morales qu’ils ne maîtrisent
pas ; les OGM ont servi de leçon et de laboratoire dans la gestion de la crise. En réalité,
cette éthique et cette critique d’accompagnement bornent le domaine de ce que la société
peut consentir à accepter. Les pouvoirs publics pourront ensuite, par étapes successives,
réaliser l’objectif que la société rejetait à l’origine : l’exemple de l’extension du fichier
ADN est révélateur d’un tel procédé. Cette critique et cette éthique menées par l’entreprise
ou le laboratoire, comme celles conduites par certaines associations citoyennes, écologistes
ou scientifiques, toujours prêtes à négocier la réglementation en vigueur ou son améliora-
tion, ne contribuent, en fin de compte, qu’à rendre présentable et tolérable une situation
de moins en moins maîtrisable.

L’analyse que faisait Anders en 1956, dans son livre L’Obsolescence de l’homme, selon
laquelle « l’entreprise est le lieu où l’on crée le type de l’homme “instrumentalisé et privé
de conscience morale” » reste cruellement d’actualité. Quelles places peuvent alors
prendre une critique et une éthique institutionnalisées au sein de l’entreprise ? Cela paraît
être une bonne façon de réduire toutes consciences critiques et morales en un ensemble
de lois, de codes, de procédures et de conduites que la société devra supporter tout en s’affranchissant un peu plus, si ce n’est totalement, de son humanité.

À vouloir discuter seulement du seuil de tolérance nous perdons l’espoir de jours
meilleurs. L’intelligence est de retirer le mal et bien sûr d’abolir les conditions qui rendent
possibles ce cancer. Nous ne pouvons rien attendre d’un monde qui ne peut satisfaire que
l’économie triomphante, ses gestionnaires de l’État et de l’industrie.

Henri Mora, le 10 octobre 2004


Des crédits, pour quoi faire ?

Le mouvement « sauvons la recherche » s’est constitué en réaction au projet gouvernemental de restriction budgétaire. Cette mobilisation, à très haute visibilité médiatique,
véhicule un discours scientiste que nous devons réfuter d’urgence.
L’argumentation de la pétition « sauvons la recherche » soutient que la baisse des crédits alloués à la recherche pénalise la compétitivité de la France, qui s’expose de cette façon
au risque d’une « fuite des cerveaux » - anomalie anatomique pour le moins préoccupante. La coupe budgétaire serait également défavorable au « rayonnement culturel de la
France » ; enfin, la science ne doit en aucun cas être limitée à sa rentabilité économique
car elle est utile à la société. Sans recherche, nous apprend-on, pas de téléphonie mobile.
Pas de cristaux liquides.
Dénonçons dès à présent le cynisme de cette conception utilitariste de la science, qui
cherche à impliquer, sinon émouvoir, la masse des contribuables non-spécialistes. La
conception - du reste erronée - d’une science neutre, motivée par la saine curiosité intel-
lectuelle et la passion de la découverte, a dorénavant cédé le pas à une argumentation qui,
malgré son cynisme, a le mérite de révéler le vrai visage de la science moderne, liée par des
liens organiques à la société industrielle qu’elle alimente en progrès (dans un premier temps
militaires, mais néanmoins aisément gadgétifiables). Nous dénonçons donc la recherche
actuelle car ses objectifs, ses contenus, ses outils, la manière dont sont sélectionnés les
chercheurs ne font que répondre point par point aux besoins de la société industrielle.
Les applications industrielles de la recherche scientifique ont permis un développement
considérable des forces productives ainsi que la rationalisation de la société. Dans le même
temps, les désastres écologiques et la décomposition sociale, qui en sont les conséquences
inévitables, génèrent une demande sociale de protection de l’environnement, de gestion
des risques, de thérapies pour maladies nouvelles et de psychotropes destinés à soulager
les souffrances de l’humanité face à sa déshumanisation organisée. De la dextre, la
recherche fournit bienveillamment les palliatifs dérisoires au désastre qu’elle orchestre de
la senestre. Il est donc juste de dire, à l’instar de ses défenseurs, que la recherche scientifique n’est pas seulement utile du strict point de vue de la croissance économique et qu’elle n’est pas réductible à un investissement rentable. Elle est la clé de voûte et la justification centrale d’une société qui ne peut plus se fonder que sur l’illusion d’une amélioration
constante des conditions de vie. Tant que l’espérance de vie (médicalement assistée) augmente, qui donc oserait protester ?
C’est pour cette raison que nous condamnons la recherche. Pour sa contribution au progrès et pour toutes les découvertes qui font désormais partie de notre vie quotidienne :
centrales nucléaires et téléphones portables, industrie agroalimentaire, pesticides, voitures,
TGV, tapis roulants, silicone...
Les découvertes scientifiques sont essentielles tant à la création technique de produits,
souvent nuisibles, dont l’utilité sociale n’a jamais été mise en question (et encore moins
décidée démocratiquement) qu’à la satisfaction de nouveaux besoins que cette production
fait naître. Le tout a lieu dans une surenchère technologique où l’humanité est à tous les
coups perdante - parce qu’elle est devenue l’ennemi. Quand elle est dépourvue d’applications pratiques, la recherche sert, via une présence médiatique, à rehausser le blason des
chercheurs.
Découverte spatiale et préhistoire représentent, au même titre que les maladies orphelines, les chevaux de Troie par lesquels la société industrielle extorque littéralement l’adhésion des individus à la nécessité de la recherche.
Il est plus qu’urgent, aujourd’hui, de démystifier la recherche. « L’image du scientifique
prenant un plaisir fou à son activité quotidienne en quête de la vérité est stupide » (Roger
Belbéoch). En pratique, l’activité du chercheur est ultra-spécialisée ; elle consiste, dans une
large part, à piller les résultats de ses confrères (et de ses thésards, s’il en dirige), à chercher
des crédits, à produire du résultats et de la publication. Tout ceci relève davantage de l’absurdité bureaucratique que de la passion pour le bien-être de l’humanité.
Dans ce contexte, le mouvement de défense actuel est coupable d’opacifier les tenants
et les aboutissants de la recherche, de son rôle dans une société qu’elle a contribué à rendre
si moderne. La recherche scientifique a aujourd’hui le cynisme de se présenter comme une
espèce en voie d’extinction aux côtés de celles qu’elle a activement contribué à faire disparaître.
Les êtres humains sont en réalité confrontés à un phénomène de dépossession très
avancé en ce qui concerne connaissances empiriques et savoirs-faire pratiques, ainsi qu’à
une dégénérescence physique prononcée (obésité, maladies cardio-vasculaires, cancers) et
à la mise en place d’un environnement pathogène durable (radioactivité, pollution de l’eau,
etc.)
Face à cette situation dont ils sont coupables car responsables, les scientifiques jouent aux
Eichmann et profèrent des énormités.

En synthèse, nous affirmons :
 que la seule manière dont le progrès scientifique peut régler les problèmes existants
est d’en créer de nouveaux, dans une fuite en avant constante
 qu’aucun problème social ne pourra être résolu techniquement, mais qu’il requiert au
contraire la libre discussion, entre êtres humains, de leurs besoins et des moyens de les
satisfaire collectivement
 que les chercheurs sont tout sauf neutres, que leurs actes ont des conséquences considérables sur l’environnement social et naturel et que nous sommes en droit d’en évaluer le
bénéfice éventuel
 qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre les financements public et privé ; seul
compte l’objectif du projet de recherche
 que la recherche fondamentale et la recherche appliquée ont une part égale de responsabilité, car elles remplissent des fonctions également utiles

Aux chercheurs et aux universitaires qui ne désirent produire ni application industrielle,
ni contrôle social, ni justification idéologique à l’ordre des choses, ils nous faut demander
s’ils pensent en toute bonne foi partager les mêmes intérêts que les nucléaristes et autres
généticiens et s’ils pensent bénéficier des conditions de travail nécessaires à la production
d’un savoir indépendant. Si cela n’était pas le cas, nous les incitons à déserter le plus vite
l’université ou le CNRS, en dehors desquels ils pourront espérer penser librement.

Nous appelons tous les chercheurs en sciences sociales, sciences dures et sciences
humaines qui partagent ces points de vue à combattre les comités « sauvons la recherche
 » et unir leurs forces dans un comité de promotion du sabotage et de répression du scientisme ayant
pour charge de :
 dénoncer la responsabilité de la recherche scientifique dans la dévastation du monde
 dénoncer les sciences sociales, productrices d’idéologie (économie), et de contrôle
social (sociologie)
 combattre le scientisme, le progressisme et l’étatisme jusqu’à leur discrédit total
dans l’espoir de fonder une connaissance libre et émancipatrice, totalement impossible
à l’intérieur d’une organisation sociale sans autre fin que la surenchère technologique.

Comité de libération des intellectuels non gouvernementaux
Contact : C.L.I.N.G.
13, rue Léon Giraud
75019 Paris


Notes sur l’ancrage social de la technoscience autonomisée

1

Sur le désastre en cours.
Il est presque inutile de revenir sur le désastre qu’engendre, au jour le
jour, le développement autonomisé de la technoscience. Tout le monde le voit. Il n’est plus question de « prise de conscience ». Car on nous dresse désormais à vivre avec le désastre. A boire
abondamment pendant l’été pour ne pas succomber aux vagues de chaleur. A choisir une
viande d’origine française pour ne pas mourir de la maladie des vaches carnivores. A mettre des
masques pour éviter la pollution de l’air. A bien contrôler, grâce aux éthiquettes, que nous n’allons pas nous empoisonner avec des semences modifiées. Il faudrait que, désormais, nous fassions preuve de responsabilité citoyenne à l’intérieur du désastre afin de ne pas succomber. « Prépare-toi, soldat-citoyen, à une nouvelle guerre, car l’Environnement ravagé menace aujour-
d’hui de se venger : prend des mesures pour t’en protéger. Mute ou meurs - comme les autres.
 » Et vive la nouvelle culture ! Vive la « culture du risque » !

2

Sur la« culture du risque » et l’écologie citoyenno-catastrophiste.
On nous prépare à la
Catastrophe.
D’un côté, les pilules d’iode et les petits conseils ; de l’autre, la prédiction de
l’Apocalypse écologique. On souhaite retirer quelques avantages de la crainte de la Nature technicisée. Le Spectacle étend son emprise par l’enfermement, la séparation, le nihilisme, l’angoisse que cette peur engendre et justifie. « Avec la Nature technicisée, l’ennemi est partout :
dans l’air, dans l’eau, dans la nourriture ; continuons, mais prenons garde... ». Tandis que ces
logiques d’adaptation à ce monde se maintiennent, certains cherchent à faire valoir la construction technocratique d’un équilibre de la société avec la Nature, pour parer à la fin du monde. « Les citoyens ne devraient-ils pas se ressaisir face à la destruction en cours de l’environnement
 ? ». Il est facile de s’imaginer que ceux-ci, qui connaissent si bien la Terre sacrée qu’ils veulent
protéger, détiennent aussi les règles scientifiques qui permettront de vivre en accord avec elle. A
quand ce merveilleux pouvoir bureaucratique délicieusement écologiste qui saura enfin construire une société sur les bases solides de la connaissance de l’écosystème ?La peur est toujours utilisée de manière nuisible.

3

Sur les impasses et les dangers d’une focalisation obsessionnelle sur la technoscience et ses
méfaits.
Depuis qu’a surgi le constat douloureux d’un développement scientifique sur
lequel
l’humanité
n’aurait
plus
de
maîtrise,
nous
sommesnombreux
à
en
avoir
fait
notre
nouveau
punching-ball. Il y a effectivement de quoi. Ces chercheurs naïfs qui réalisent tout simplement ce
qui est faisable et rentable touten faisant valoir la beauté de leur cause pure méritent bien des
baffes. Les dégâts de leur eichmannisme à la petite semaine sont légions. Mais gardons-nous de
trop rentrer dans leur jeu. Dénoncer les défauts de leurs méthodes, les mensonges de leurs
résultats nous fait devenir des technoscientistes à notre tour (avec nos experts en biotech, en
nucléaire, etc.), prêts à dire qu’une autre technoscience est possible - avec des chercheurs antimilitaristes et des Conseils de la Morale Scientifique plus rigoureux que les comités d’éthique. Dans
cette critique de détail (qui peut s’expliquer par un légitime souci de vérité et de ciblage de l’ennemi), nous perdons le recul d’une critique politique qui souhaite avant tout exprimer un refus
du monde qui va avec une technoscience impossible à réformer. Lève la tête du guidon, tu verras le
paysage !

4

Sur le monde dans lequel s’autonomise la technoscience.
L’évolution débridée de la technoscience n’est que le symptôme d’un projet plus global que s’est donné la modernité occidentale,
celui d’un contrôle « rationnel » de l’environnement et de la vie sociale. Comment ne pas relier un capitalisme qui ne cesse de se dire « rationnel », de concevoir les individus comme
rationnels et une science qui dit offrir prévisions et contrôles ? C’est un monde qui est entièrement tourné vers une volonté de contrôle absolu : quand la bureaucratie étatique gère la population-cheptel comme de la force de travail, des calories, un corps à soigner et à discipliner ;
quand les citoyens demandent des flics, de la sécurité, de la santé, une vie calme ; quand tout
semble s’orienter vers un état dans lequel rien n’arrive qui ne soit prévu. Il s’agit de comprendre
que la technoscience, dans son mode de développement absurde, dans sa capacité de destruction, dans ses agents inconscients, dans sa forme d’organisation bureaucratique tout à fait de
ce monde. En faire un bouc-émissaire, c’est manquer le fait qu’elle est le produit de cette société,
que c’est à celle-ci qu’il s’agit, en tout premier lieu, de nuire.

5

Sur des stratégies à mettre en oeuvre. Que ce soit une cible de second rang n’implique pas,
cependant, qu’on la laisse de côté. La technoscience ne cesse d’armer le Pouvoir - sous ses
multiples déclinaisons - par ses trouvailles cybernétiques, ses gadgets nanotechnnologiques
et de contribuer à accentuer notre dépendance à des appareils technobureaucratiques divers,
des laboratoires de semences biotech aux centrales nucléaires. La volonté de contrôle s’instru-
mente de plus en plus dans des technologies matérielles, contribuant aussi à un durcissement
généralisé de son emprise. Sous ces aspects, il nous appartient de nous en prendre à la technoscience pour ne pas se laisser enfermer. Mais il pourrait également s’avérer judicieux, pour nous,
de nous lancer dans la construction d’une science autonome qui soit ipso facto sortie de la nécessité de recourir au savoir de la technoscience dominante et science pour les contre-mondes que
nous élaborons.

Une autre fraction de conScience du CUL


[1cf. L’Ecologiste “spécial Développement”. Mars 2002.

[250 millions de Grenoblois. Claude Glayman, préface de P. Mendès-France. Laffont 1967. Livre fondateur du mythe. Grenoble ville-test. D. Dubreuil, éditions du Seuil. Grenoble, capitale alpine. P. Veyret,G. Veyret et F. Germain, éditions Arthaud.

[3Voir ci après

[4Paul-Louis Merlin : patron de Merlin Gerin, aujourd’hui Schneider

[5Id.

[6Le Monde, 11/03/04

[7F. Jacob, “Recherche : jusqu’où ira le déclin ?”, Le Monde 08/04/03

[8Id.

[9Id.

[10cf. Les plantations et la traite des esclaves d’où les “vieilles familles” grenobloises ont tiré leur fortune. Robert Chagny. Au temps de l’esclavage et de son abolition : planteurs grenoblois à St-Domingue. In La Pierre et l’Ecrit.1999. PUG.

[11cf. L’ingénieur moteur de l’innovation, opus cité

[12Dominique Pestre. Colloque sur l’Histoire du CNRS des 23 et 24 octobre 1989.

[13Chronique du CEA n°73, automne 2002

[14Acteurs de l’Economie n°40. Avril 2003.

[15Conférence MidiSciences de l’Université Joseph Fourier. 19/02/2002.

[16L’Essentiel de Grenoble et de l’Isère. 4/10/2000.

[17Le Monde 17/04/02.

[18cf. Grenoble, le mythe blessé. p.103

[19Minkowski : chef d’orchestre des Musiciens du Louvre/Grenoble.

[20Le Monde. 22/01/2002.

[21Coût prévu : 28,8 millions d’euros, suivant Le Dauphiné Libéré du 11/03/2002.

[22Isère Magazine, nov. 2002.

[23L’Essentiel de Grenoble et de l’Isère. 10/10/2001.

[24Plaquette “Risques majeurs, les bons réflexes”, Ville de Grenoble, 09/2004.

[25cf. La Technopole, une certaine idée de la ville. p.221. L’Harmattan

[26Manifeste pour la Technologie au Service de l’Homme. INPG. 2000.

[27Isère Nature n°229 et la Commission “Transports” de la FRAPNA.

[28Textes et documents choisis pour instruire le public et ceux qui font métier de l’informer sur la deuxième campagne contre le génie génétique, août 1999-avril 2002, Dossier diffusé à la conférence de presse de l’appel du procès, concernant la destruction de riz OGM au Cirad de Montpellier.

[29Id.

[30Suite à ce dernier sabotage, Bertrand Hervieu, président de l’Inra, a déclaré : « Je nourris une forte inquiétude. S’il s’agit de chercheurs “scientifiques”, nous avons chez nous des gens qui ont des interrogations fortes non exprimées publiquement. En clair il faut poursuivre le débat en interne », cf. Textes et documents..., op. cit., note 1.

[31Signalons que René Riesel a été condamné pour les mêmes raisons à la même peine. Mais il a refusé le jeu d’un affrontement factice et médiatique avec l’État (voir le tract : Feu vert pour les OGM, prison pour René Riesel, publié en annexe de OGM : fin de partie).

[32Une lettre ouverte au président de la République des personnels de la recherche et de l’enseignement supérieur de Montpellier, diffusée le7 juillet 2003, à l’initiative de Pierre Campagne-
Simon, professeur retraité, agronome ; Jean-Jacques Drevon, Inra, directeur de recherche ;
Michel Dulcire, Cirad, chercheur ; Michel Meuret, Inra SAD Avignon, chargé de recherche ;
Pierre-Louis Osty, Inra Toulouse, directeur de recherche ; Christian Prat, IRD, chargé de
recherche, et signée par 800 chercheurs.

[33Ce texte a été terminé en août 2004. Au cours de l’été 2004, comme l’année précédente, il y a
eu un certain nombre de destructions clandestines - sans compter les habituelles mises en
scène des Verts (n’étant plus au gouvernement, ils font de la surenchère) en présence des gendarmes.(Voir annexe 2, dans OGM : fin de partie) Ces évènements n’ont rien apporté de neuf
au bilan que nous tirons ici.

[34Défendons la recherche ! : « La recherche et l’innovation sont les atouts de notre compétitivi-
té. Ne laissons pas saccager les travaux des chercheurs français ! » ; initiateurs : Alain-Michel
Boudet professeur, université Paul-Sabatier, Toulouse, Michel Delseny, directeur CNRS,
Perpignan, André Gallais, professeur, Inra Paris, Emmanuel Guiderdoni, directeur de recherche
au Cirad, Louis-Marie Houdebine, directeur de recherche, Inra Jouy-en-Josas, Jean-Jacques
Leguay, directeur de recherche, Aix-en- Provence, Georges Pelletier, directeur de recherche,
Inra Versailles, Alain Toppan, coordonnateur de recherche, Biogemma Mondonville ; pétition
diffusée le 03/09/2003, avec 1800 signataires.

[35Pour la deuxième fois depuis 2001 : cf. Textes et documents..., op. cit., note 1.

[36Les États-Unis, qui organisent l’occultation des risques liés aux OGM, s’inquiètent pourtant des
problèmes spécifiques posés par ces plantes à finalité thérapeutique et réglementent fortement
les essais, surtout depuis l’affaire ProdiGène : en 2002 du maïs transgénique cultivé pour produire un vaccin porcin avait contaminé, par ses repousses, du soja destiné à l’alimentation
humaine (500 000 tonnes de soja, pour une valeur de 2,7 millions de dollars, avaient été
détruites).

[37Dans le texte Aux larmes citoyens !, publié en janvier 2003, nous avons décrit les logiques à
l’œuvre autour de la mise en scène de ces maladies dans le cadre du Téléthon.

[38Propos de Claudie Haigneré, ministre déléguée à la Recherche, Le Figaro, 25-26 octobre 2003.

[39Rapport à la suite du débat sur les OGM et les essais au champ dit « des quatre sages »,
Babusiaux, Le Deaut, Sicard, Testart.

[40Ponte en français, mandarin en chinois.

[41OGM et Santé, rapport de l’Académie de médecine, 26 novembre 2002. Voir pour une analyse
critique À propos de quelques chimères, 30 janvier 2003, Pierre Gérard, 6, cours Jean-Jaurès, 38000
Grenoble.

[42Un des exemples les plus récents étant le nucléariste François Lurçat. Selon lui, « les premiers responsables de l’apparition de l’arme nucléaire sont [...] les dirigeants et les peuples qui ont favorisé
ou toléré l’accession du nazisme au pouvoir ». (De la science à l’ignorance, 2003, Rocher.)

[43Avoir détruit Hiroshima - Correspondance de Claude Eatherly le pilote d’Hiroshima, avec Günther Anders,
1962, Robert Laffont.

[44Richard Feynman, Vous voulez rire, monsieur Feynman !, 2000, Odile Jacob. Prix Nobel en 1965, mort
en 1988, Richard Feynman fut le physicien le plus brillant de sa génération. Quant à von Neumann,
partisant convaincu de l’utilisation de la bombe atomique, il fut ensuite un des protagonistes du pro-
gramme d’armement nucléaire des États-Unis.

[45George Orwell, Essais - articles, lettres, volume IV (1945-1950), 2001, Ivrea/Encyclopédie des
Nuisances.

[46Le rapport et la pétition sont disponibles sur le site Internet Leo Szilard Online. Szilard dira plus
tard, dans une interview publiée dans le U.S. News & World Report du 15 août 1960 : « Nous aurions pu communiquer avec le Japon par les canaux diplomatiques habituels - disons par la Suisse - et
expliquer aux Japonais que nous ne voulions tuer quiconque, et que nous proposions donc qu’une
ville - disons Hiroshima - soit évacuée. Alors un seul bombardier viendrait et lâcherait une seule
bombe. » Nous traduisons d’après la version électronique.

[47Propos tenus lors du colloque sur l’Histoire du CNRS des 23 et 24 octobre 1989 par Jacques
Lautman, directeur scientifique du département SHS du CNRS.)

[48La loi du 10 mars 1941 confirme la nouvelle mission du CNRS qui devra, dès lors, unifier
recherches fondamentale et appliquée, jusque-là séparées (CNRS et CNRSA). Son nouveau directeur, Charles Jacob, dévoile ses intentions : « Le CNRS doit contribuer à rapprocher la science de
la production. » Nous pouvons compter parmi les autres institutions et projets scientifiques créés
par le gouvernement de Vichy : l’Office national des statistiques (ancêtre de l’INSEE), l’Institut
national de l’hygiène (ancêtre de l’INSERM) et la Fondation française pour l’étude des problèmes
humains confiée à l’eugéniste Alexis Carrel. (Cf. Nicolas Chevassus-au-Louis, Savants sous l’occupation - Enquête sur la vie scientifique française entre 1940 et 1944, 2004, Seuil.)

[49Des expérimentations d’armes chimiques auront lieu sur la base de B2-Namous dans le nord du
Sahara algérien, de 1972 à 1978. Mais cette fois, dans les tractations, le pouvoir algérien obtint que
des techniciens algériens participent à ces essais, mais aussi que plusieurs spécialistes de l’armée algérienne soient formés à la guerre chimique, à l’École militaire des Armes spéciales de Grenoble. (Cf.
Le Nouvel Observateur, 23 octobre 1997.)

[50Jusque là, « personne n’a jamais songé à déposer un brevet sur les procédés d’hybridation, de greffe, de bouturage et même sur la technique de propagation in vitro des végétaux ». (Gérard Nissim
Amzallag, La Raison malmenée - De l’origine des idées reçues en biologie moderne, 2002, CNRS.) Avec les
nanotechnologies et les nanosciences, nous voyons déjà déposer des brevets sur la matière pour
laquelle on ne fait pas, à échelle nanométrique, de distinction entre le vivant et l’inerte.

[51L’expertise n’est qu’une sombre comédie dans laquelle le falsificateur tient le rôle des pouvoirs
publics, le menteur celui de l’expert ; le rôle des simples citoyens étant interprété par l’ignorant.

[52En général, cette connaissance se résume à décrire mathématiquement certaines situations, en simplifiant ces situations. (Cf. Olivier Rey, Itinéraire de l’égarement - Du rôle de la science dans l’absurdité contemporaine, 2003, Seuil.) Elle consiste, dans quelques domaines comme la biologie moléculaire ou les
nanobiotechnologies, à réduire la vie à de simples phénomènes physico-chimiques. La science née
des Lumières promettait d’offrir à la connaissance et à la raison ses lettres de noblesse : un langage
universel délivré de toutes ambiguïtés afin de comprendre le monde de manière totalement objective. Elle permettra surtout à la bourgeoisie d’asseoir son autorité et de détruire l’ordre ancien : l’obscurantisme et l’aristocratie. La société industrielle, que cette bourgeoisie progressiste s’est appliquée
à mettre sur pied, développera une science qui élaborera, à partir du début du XXe siècle et surtout
après la seconde guerre mondiale, une connaissance globalement utilitariste.


)

Brochure réalisée à Paris en Octobre 2004
Reproduction libre et encouragée.

OcS
Objecteurs de conScience :
n.m. & n.f. groupe informel de tribus et de personnes susceptibles de se retrouver dans la sensation de vécu suivante : “ Le courage ? Je ne sais rien du courage.
Il est à peine nécessaire à
mon action.
La consolation ? Je n’en ai pas encore eu besoin.
L’espoir ? Je ne peux vous répondre qu’une chose :
par principe, connais pas.
Mon principe est :
s’il existe la moindre chance,
aussi infime soit-elle, de pouvoir contribuer à quelque chose en
intervenant dans
cette
situation dans
laquelle
nous nous
sommes mis,
alors il faut le faire. ”



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