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Pour l’abolition du mitard
mis en ligne le 16 juillet 2021 - fracas
Introduction : le mitard, la prison dans la prison
« Dans le pays des libertés, on n’a pas le droit de tuer » a déclaré Christian Chouviat [1] lors de la manifestation contre les violences policières du 20 mars 2021 à Paris. Et pourtant, il semble bien que la peine de mort ne soit toujours pas abolie en France.
Ces dernières années, les mouvements de dénonciation des violences policières ont pris une ampleur inédite, introduisant dans le débat public la question de l’impunité des fonctionnaires de l’État détenteurs du monopole de la violence « légitime » et parfois auteurs d’abus de pouvoir allant jusqu’à causer la mort.
Ce contexte permettra peut-être de rendre enfin audibles les voix qui s’élèvent depuis tant d’années pour dénoncer l’invisibilisation d’une autre violence, elle aussi trop souvent mortelle, elle aussi perpétrée par des représentant·es de la force étatique : celle qui règne dans l’ombre des prisons françaises, et plus encore au sein des quartiers disciplinaires, les « mitards » ou « prisons dans la prison ».
Dans les cellules des quartiers disciplinaires (QD), les conditions de détention sont encore plus intolérables que dans le reste de la prison. Isolées du reste de l’établissement pénitentiaire, elles sont le lieu où des dizaines de prisonnier·ères meurent chaque année dans des conditions obscures.
C’est pour cela que le mitard est aussi appelé « cachot », « couloir de la mort », « cellule d’incitation au suicide » par les prisonnier·ères et leurs proches.
Fermer les mitards et les quartiers d’isolement qui humilient, détruisent, tuent jour après jour les prisonnier·ères est une urgence absolue ; c’est aussi le début de la fin des prisons.
I. Qu’est-ce que le quartier disciplinaire, dit « mitard » ?
I.1. A quoi ressemble un mitard ?
La cellule disciplinaire est une pièce minuscule, sombre, et presque vide. Les quelques meubles en béton sont fixés au sol ; un simple matelas peut faire office de lit. Contrairement à une cellule classique, il est impossible de disposer d’une télévision ou d’autres biens personnels. La cellule peut ne pas excéder une surface de 4,5m², comme à la prison de Vars en Isère.
Le ou la détenu·e y passe 23h par jour, ne pouvant bénéficier que d’une heure de promenade qui n’a pas forcément lieu à l’extérieur [2], ou parfois dans un extérieur semi-clos qui laisse à peine passer la lumière :
« Qu’est-ce que vous ne savez pas sur le QD de la MAF (Maison d’arrêt pour femmes) ? Il y a trois cellules, deux cours goudronnées 6x8m cernées de murs ou grilles de trois ou quatre mètres de haut, et au plafond tellement tapissé de barreaux, grillage serré et rouleaux de barbelés que j’imagine que la neige ne passe pas (en tout cas le soleil, c’est sûr, n’atteint jamais le sol). »
_ Christine depuis le QD de la Maison d’Arrêt de Corbas, lettre du 31 janvier 2013.
La lumière naturelle est faible, parfois inexistante. Les conditions hygiéniques peuvent varier, mais les prisons françaises sont réputées pour leur état déplorable, particulièrement au sein des cellules disciplinaires. Le rapport de 2019 de la Contrôleuse Générale des Lieux de Privation de Liberté relève à leur propos :
« Plusieurs des établissements visités en 2019 présentaient des locaux disciplinaires ou d’isolement qui ont été qualifiés d’immondes et, dans un cas, leur fermeture immédiate a même été demandée. Les cellules de quartier disciplinaire et d’isolement sont nues et sombres, y compris pour des séjours de longue durée, les cours de promenade ne sont que des espaces exigus et humides dépourvus de tout et souvent recouverts de grilles diverses assombries par des débris végétaux. »
Cette expérience est traumatisante, ainsi qu’en témoigne Henriquès, un ancien prisonnier de Fleury-Merogis :
« Je passe quant au décor dantesque, les murs nauséeux, la gamelle en métal, que le maton vous tend après qu’il a servi des milliers de prisonniers avant vous ! Draps pleins de puces, hurlements psychédéliques de prisonniers souvent plus disposés à être en psychiatrie, un maton pour vingt mecs ! Si t’as mal aux dents, l’attente pour voir un dentiste c’est minimum deux jours, si t’as le malheur de frapper à la porte parce que la douleur est trop forte, on te fait attendre encore plus longtemps. (…) Telle fut ma première expérience du mitard. Lors d’autres incarcérations, j’ai connu le mitard d’autres prisons et à quelques détails près, ils partageaient tous ce même décor et ce même cynisme cruel des matons et de l’arbitraire. (…) Si la prison est l’école du crime, le mitard est l’université de l’inhumanité. »
Henriquès, propos rapporté par Numéro Zéro, 2018. Cellule disciplinaire de la prison de Fresnes.
La sanction de placement en cellule disciplinaire s’accompagne nécessairement de la suppression de toutes les activités qui ponctuent habituellement le quotidien de la personne incarcérée Ainsi, les activités sportives, religieuses, ou de loisirs sont suspendues, ainsi que les activités de formation (qui peuvent inclure un enseignement scolaire), ce qui peut avoir des conséquences à long terme lorsque la personne essaie d’obtenir un diplôme ou un certificat de compétences. La personne incarcérée n’a donc plus d’interaction sociale, parfois pendant plus de sept jours, excepté avec les médecins, les avocat·es, ainsi que les surveillant·es connu·es pour leurs propos violents et racistes :
« Tous ceux qui sont passés par le quartier disciplinaire pourront témoigner des humiliations qu’ils y ont subi, des insultes racistes, des crachats à la figure, des ordres donnés comme si on était moins que des chiens… Là-bas, celui qui a le malheur de « la ramener » peut finir comme J. : pendu. Aucun droit n’est respecté dans ce mitard. Les promenades ont lieu au bon vouloir des surveillants, et en général il n’y en a pas. L’accès aux douches nous y est refusé, et il peut se passer quinze jours sans qu’on puisse y aller. Pareil pour l’accès au feu, pour allumer une cigarette : c’est maximum trois fois par jour et ils usent de beaucoup de zèle, il faut presque les supplier. La peur y règne, et y aller est pour chacun d’entre nous, prisonniers, une vraie descente aux enfers. »
Des prisonniers de la Maison d’Arrêt de Seysses, 2018.
Enfin, si leur droit à voir leur avocat est inchangé, les personnes majeures placées au mitard n’ont plus droit qu’à un appel et une seule visite de leur proche par semaine, sachant que le ou la chef·fe d’établissement peut décider que cette seule visite se fera avec un dispositif de séparation (une vitre en plexiglas dotée d’un hygiaphone).
I.2. Pourquoi et comment va-t-on au mitard ?
Pour quelles raisons peut-on aller au mitard ?
On peut finir au mitard pour…
…avoir insulté un·e surveillant·e (y compris dans une lettre ou dans son journal intime)
– 20 jours de mitard
…avoir tenté de lancer un mouvement de grève pour protester contre les conditions de travail indignes
– 20 à 30 jours de mitard
…avoir essayé de filmer un surveillant en train de frapper une personne détenue
– 20 à 30 jours de mitard
…ne pas avoir nettoyé sa cellule
– 7 jours de mitard
…avoir pratiqué un jeu interdit par le règlement :
– 7 jours de mitard
Le placement au sein de l’une de ces cellules disciplinaires est une des sanctions qui peut être prononcée par la commission de discipline d’un établissement pénitentiaire lorsqu’un prisonnier ou une prisonnière enfreint le règlement.
Il faut souligner que le mitard est une sanction qui ne vient jamais seule :
« La sanction de cellule disciplinaire emporte pendant toute sa durée la suspension de la faculté d’effectuer en cantine [3] tout achat autre que l’achat de produits d’hygiène, du nécessaire de correspondance et, pour les personnes majeures, de tabac ainsi que la suspension de l’accès aux activités, sous réserve des dispositions de l’article R. 57-7-45. »
article R. 57-7-44 du code de procédure pénale.
Elle s’accompagne aussi systématiquement de la suppression des remises de peine qui rallonge la durée de la détention d’autant de temps qu’aura duré le placement au mitard. D’autres sanctions administratives peuvent également être prononcées en plus du placement en cellule disciplinaire, sanctions administratives qui peuvent aussi être cumulées à des sanctions pénales. Une personne sanctionnée disciplinairement par un placement au mitard peut par exemple être traduite devant une juridiction pénale pour les mêmes faits, et condamnée ensuite par cette juridiction à une nouvelle peine de prison qui viendra s’ajouter à celle qu’elle purge déjà. Le mitard, c’est donc une double, voire une triple peine pour les personnes incarcérées.
Par ailleurs, le placement au mitard s’accompagne souvent de violences et d’humiliations : les personnes détenues sont fréquemment privées d’eau, d’électricité, de tabac, de nourriture, voire tabassées par les surveillant·es qui ne sont, elles et eux, surveillé·es par personne
Illustration issue du Journal du Comité d’Action des Prisonniers (CAP), n°52, janvier 1978.
Les articles qui définissent les fautes disciplinaires sont supposés les énumérer limitativement. Néanmoins, ils sont rédigés dans des termes particulièrement vagues, qui peuvent donner lieu à interprétation et laissent ainsi une grande marge de manœuvre à l’administration qui peut, de fait, recourir à la sanction du placement en quartier disciplinaire selon son bon vouloir.
D’ailleurs, la mise en quartier disciplinaire est la sanction à laquelle l’administration pénitentiaire recourt le plus, dans 70% des infractions au règlement [4].
Comment va-t-on au mitard ? [5]
La procédure qui conduit à cette sanction particulièrement dure qu’est le placement en quartier disciplinaire ne respecte pas les droits fondamentaux des personnes détenues.
La sanction ne peut être prononcée qu’après un passage devant une commission de discipline ; le placement peut néanmoins être mis en place à titre préventif avant la réunion de cette commission.
Cette commission comprend le ou la chef·fe de l’établissement et deux assesseu·ses qui l’assistent : l’un·e choisi·e parmi les membres du personnel de surveillance de l’établissement, et l’autre parmi les personnes extérieures à l’administration pénitentiaire qui « manifestent un intérêt pour les questions relatives au fonctionnement des établissements pénitentiaires »… Le Code de procédure pénale exclut la possibilité que des personnes détenues ou leurs proches soient désignées comme assesseu·ses.. En outre, les voix de ces assesseu·ses ne sont que consultatives. En définitif, c’est le ou la chef·fe de l’établissement qui décide, seul·e, de la sanction.
Ces dispositions ne peuvent que questionner :
l’administration pénitentiaire est juge et partie dans ce processus décisionnel. Le placement au mitard étant appelé « sanction disciplinaire » et non « peine », on prétend qu’il n’y a pas d’atteinte aux droits des personnes détenues à l’indépendance et l’impartialité de celles et ceux qui les jugent. Pourtant, la nature de cette « sanction » est telle qu’elle a tout d’une peine, et d’une peine particulièrement sévère.
Comment expliquer qu’il existe un lieu où celui ou celle qui vous surveille peut décider seul·e de vous envoyer 30 jours à l’isolement dans des conditions indignes ?
À noter au demeurant que les maigres droits de la défense ne sont souvent guère respectés. L’administration pénitentiaire peut par exemple tout-à-fait refuser de faire droit à une demande de communication d’un « élément utile à l’exercice des droits de la défense » si elle considère que cette consultation porte « atteinte à la sécurité publique ou à celle des personnes » ; la communication des images des vidéosurveillances, éléments de preuve pourtant souvent essentiels dans les procès pénaux, est ainsi souvent refusée.
Et si la personne détenue ne comprend pas la langue française ou est dans l’incapacité de s’exprimer, elle peut être assistée d’un·e interprète… mais toujours « dans la mesure du possible » selon l’article R57-7-25 du Code de procédure pénale.
La procédure conduisant au mitard ne respecte ainsi ni les principes d’indépendance et d’impartialité, ni les droits de la défense. Pour toutes ces raisons, le mitard est une « incohérence constitutionnelle », notamment du fait de cette procédure, dans laquelle « l’administration détermine les fautes et la procédure, puis interprète et applique les textes qu’elle a écrits. L’administration pénitentiaire [...] est à la fois victime, autorité de poursuite, enquêteur, arbitre, et geôlier. » [6]
I.3. Combien de temps va-t-on au mitard ?
Le Code de procédure pénale [7] détermine trois degrés de faute disciplinaire. Une faute de premier degré peut conduire à une sanction de 20 ou 30 jours de mitard, une faute de deuxième degré à une sanction de 14 jours et une faute de troisième degré à 7 jours [8].
Ainsi, le placement au mitard peut en théorie durer jusqu’à 30 jours en France pour les personnes majeures. Cette durée est bien supérieure à la durée recommandée par le Comité de Prévention de la Torture (CPT) qui considère qu’au-delà de 14 jours la peine relève de la torture.
Cette durée maximale est par ailleurs supérieure à celle d’autres pays européens comme l’Italie (10 jours), les Pays-Bas (14 jours) – avec la visite d’un·e médecin tous les jours (contre deux fois par semaine en France), et celle d’un·e psychologue régulièrement – ou encore la Suède (24h) [9].
Et pourtant, dans la pratique, certain·es prisonnier·ères y passent parfois plusieurs mois, voire des années. Christine Ribailly, par exemple, qui a subi quatre ans de prison, a passé 752 jours au mitard et 210 jours à l’isolement. Pour de nombreu·ses prisonnier·ères, les peines de mitard s’enchaînent : 30 jours, puis une journée en cellule « normale » avant d’être à nouveau placé·es au mitard pour 30 jours.
I.4. Quartier disciplinaire et quartier d’isolement : quelle différence réelle ?
En théorie, le quartier disciplinaire (QD) se distingue fortement du quartier d’isolement (QI). Une circulaire de l’Administration Pénitentiaire (1999) établit très clairement que le quartier isolement ne « constitue pas une sanction disciplinaire », ce qui permet notamment d’y placer les prisonnier·ères pour une durée indéterminée. Les cellules du QI doivent recevoir le même ameublement qu’une cellule normale, la personne détenue n’est pas interdite d’activités et les deux heures de promenade quotidienne sont maintenues. Simplement, tout se déroule de manière isolée du reste de la prison et des autres prisonnier·ères. Cette mesure peut être appliquée sur demande de la personne, ou lorsque l’administration pénitentiaire estime la personne en danger, sur avis d’un médecin délivrant un certificat médical.
« Le quartier d’isolement, c’est le mitard sans limitation de durée » (Christine)
En pratique, le QI peut aussi être utilisé par l’administration pénitentiaire comme un moyen de sanction, d’autant plus qu’elle bénéficie pour un placement au QI d’une plus grande liberté dans la justification des motifs. Si la procédure disciplinaire ne permet pas de placer la personne au QD, ou si le QD est déjà rempli, il est alors possible d’envoyer la personne au QI sous couvert de protection et d’assistance à personne en danger. L’isolement est parfois utilisé comme une mesure « préventive », terme ambigu qui cache des logiques de sanction et laisse plus de place à l’arbitraire des décisions. Quoi qu’il en soit, la privation des interactions sociales entraine une grande souffrance et constitue de fait une forme de punition. Par ailleurs, si les cellules du QI sont censées maintenir des conditions d’hygiène et un confort minimum, des témoignages de prisonnier·ères révèlent une réalité toute autre :
« Connaissez-vous « Santa Muerte » ? Moi, ça fait quatre longs mois que je vis au creux de ses mains froides… Je parle bien évidemment de la centrale de Saint-Maur… Pourquoi l’appeler ainsi ? Parce que, littéralement, je suis en train de mourir à petit feu entre ces quatre murs glaciaux, j’ai perdu 20 kg à cause de l’eau polluée du robinet, et récemment j’ai chopé une angine au cachot tellement il fait froid. Mais le plus triste, c’est que la toubib m’a prescrit un spray pour le nez pour soigner mon angine tenace, à croire qu’elle ne connaît que ça, comme médocs ! Nos conditions de détention au QI sont horribles et on n’a même pas droit à des soins dignes de ce nom ! Faut-il que l’on se laisse mourir pour attirer l’attention de hauts responsables sur ce lieu inhumain ? Ca ne servirait à rien car nos vies ne comptent pas, nous ne sommes que des numéros pour eux ! »
Lettre de Michaël envoyée à l’Envolée depuis le quartier d’isolement de la Centrale de Saint-Maur, janvier 2021.
La suppression des quartiers disciplinaire ne peut pas s’envisager sans la suppression des quartiers d’isolement. Abolir le quartier disciplinaire sans abolir le quartier d’isolement n’empêcherait en effet pas l’administration pénitentiaire d’utiliser l’isolement comme substitut au mitard, une pratique déjà existante bien que totalement illégale.
Car il y a bien un précédent : les conditions d’incarcération au QI ne sont pas sans rappeler celles des Quartiers de Haute Sécurité (QHS) pourtant abolis en 1982 après des années de lutte des prisonnier·ères et de leurs proches. Ce ne sont donc pas seulement les QD et les QI qu’il faut fermer, c’est le concept même d’isolement qu’il faut abolir.
« Les conditions d’isolement, donc la privation sensorielle, que subissent aujourd’hui certains détenus, qu’ils soient politique ou droits communs, ne sont rien d’autre que des assassinats lents et propres. Les quartiers d’isolement, quelque soient leur appellation sont la forme futuriste de la peine capitale. On y assassine le mental en mettant en place le système de l’oppression carcérale à outrance, conduisant à la mort par misère psychologique. »
Bulletin de l’Association des Parents et Amis de Détenus, n°9, février 1988
II. Pourquoi faut-il supprimer les quartiers disciplinaires et les quartiers d’isolement ?
Le 27 avril 2021, un jeune homme de 18 ans est retrouvé pendu dans sa cellule du quartier d’isolement à la maison d’arrêt de Saint-Brieuc après avoir demandé en vain à ce que son placement en QI soit fractionné ; un autre prisonnier d’une vingtaine d’années, placé en cellule disciplinaire depuis plusieurs jours, s’est pendu le 6 janvier 2021 à la prison de Gradignan ; le 23 janvier, un homme d’une trentaine d’années s’est lui aussi suicidé au quartier d’isolement ; c’est au mitard de la maison d’arrêt de Seysses que Jules, 20 ans, est mort dans la nuit du 5 au 6 décembre 2020 ; Idir, 22 ans, est décédé le 9 septembre 2020 au quartier disciplinaire de la maison d’arrêt de Lyon Corbas ; le 27 mai 2019, Amara Fofana est retrouvé mort dans la cellule du quartier disciplinaire de Réau où il a été placé une demi-heure plus tôt ; le samedi 21 juillet 2018, L.H., 21 ans, est retrouvé mort à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis où il était incarcéré ; en octobre 2011, Jamal meurt à 23 ans dans sa cellule du mitard de la maison d’arrêt de Nanterre ; la vie d’Eric Blaise a pris fin le 13 novembre 2005 dans une cellule du mitard de la prison de Fleury-Mérogis.
Cette liste est loin d’être exhaustive, les faits sont incontestables : les morts s’enchaînent en prison et plus particulièrement au mitard. Condamner une personne à la prison, et plus particulièrement au QD ou au QI, équivaut souvent à une condamnation à mort qui ne dit pas son nom. Plus qu’inutiles, les quartiers disciplinaires sont nuisibles, dangereux, et souvent mortels.
Toutes les personnes concernées, prisonnier·ères, proches, « spécialistes » en tout genre, psychiatres, cherch·euses, associations, comités de prévention, journalistes, militant·es, font le même constat : le mitard est une torture physique et psychologique, un obstacle supplémentaire aux objectifs de « réinsertion » pourtant brandis par les partisan·es de la prison. En effet, l’isolement carcéral compromet l’adaptation à la vie en communauté et complique les futures interactions sociales. Il est un des facteurs principaux du développement de maladies psychotiques chez les personnes incarcérées, provoquant panique, anxiété, dépersonnalisation, paranoïa, hallucinations, dépression ou aggravant les pathologies existantes. Car comme le dit Christine, ancienne prisonnière « la solitude, c’est dangereux, ça mange le cerveau ».
Alors qu’on estime que le risque de suicide à l’isolement est sept fois plus élevé qu’en cellule ordinaire et jusqu’à quarante fois plus élevé qu’en dehors de la prison, le mitard est entièrement soustrait aux regards. En l’absence de témoins directs, savoir avec certitude ce qui s’y passe est impossible, et les témoignages de détenu·es comme d’ancien·nes surveillant·es pénitentiaires dénoncent sans cesse les violences qui y sont commises sur les personnes détenues :
« Ensuite, je suis arrivé au QD, ils m’ont mis à genoux et m’ont laissé nu, toujours sans médecin (alors que j’en faisais l’appel). Ils sont violents. Je ne sais plus quoi faire ! »
Lettre d’Abderrazak Djefour, prisonnier à Bapaume le 16 octobre 2020
« KO, à terre, je suis roué de coup de pieds ! Combien de temps ? je sais pas, mais ça m’a paru interminable. ¾ KO, ¼ conscient, je vois les jambes des surveillants me frapper, mon corps faire des sursauts – mais impossible de me protéger. Aucune partie de mon corps de voulait bouger à cause de l’état de KO dans lequel j’étais. Puis celui qui m’a mis le KO est monté sur mon dos, m’a fait un espère d’étranglement, puis il m’a dit : « On va voir c’est qui l’enculé ! »
Ensuite, ben ça a été la lacrymo. Ils m’ont mis 27 jets de gazeuse (mes oreilles ont entendu 27 pshitt) ! Les endroits visés sont multiples : les yeux, le nez, l’intérieur des narines, sur et dans la bouche, sur et dans les oreilles, sur les testicules et sur le sexe. »
Lettre d’un prisonnier le 17 Novembre 2020, Vendin-le-Vieil
« Ils m’ont ensuite emmené au palier entre le rez-de-chaussée et le 1er étage, dans l’angle mort de la caméra, où ils m’ont mis au sol et molesté, avec des coups de pied. A force de coups et de clés de bras, ma main est sortie de ma menotte qu’ils m’ont remise, n’empêchant pas leurs coups. Ils m’ont ensuite ramené au QD sous les menaces du chef : – t’as de la chance, c’est pas moi qui te tient le bras, je te l’aurais cassé. »
Témoignage de B., enfermé au mitard de Mont-de-Marsan, décembre 2019
III. Peut-on se passer des quartiers disciplinaires et des quartiers d’isolement ?
"Une existence pareille ne devrait pas avoir le droit d’exister. Car, la joie barricadée, l’intellect bien empaqueté, les fringues dans le naphte, que reste-t-il ?"
Albertine Sarrazin, Le Times, 1959
Mais comment faire alors, sans « mitard » ?
Cette question revient à se demander : comment faire pour pacifier les relations humaines sans un lieu de torture physique et psychologique qui permet d’éliminer les personnes considérées comme dangereuses ?
Comment faire pour que les « criminel·les » cessent de tuer, violer, blesser sans les enfermer dans un lieu où iels sont elleux-mêmes tuées, violées, blessées ?
Ces questions ne sont-elles pas emplies de contradictions ?
Que penserait-on d’une personne qui en séquestre une autre pendant des jours ou des semaines dans un lieu étroit, insalubre, sans lumière, la laissant sortir une heure par jour dans une cour tout aussi insalubre, contrôle ses possibilités de communiquer avec ses proches, lui interdit de posséder un quelconque objet de divertissement ou de culture ?
Quand quelque chose d’absolument intolérable se produit, différer son arrêt est inacceptable. Peu de choses (rien ?) n’est pire que le mitard.
On ne peut se cacher derrière l’excuse qu’il est difficile d’imaginer les choses autrement : avec un peu de courage, d’imagination, de volonté, des réponses plus satisfaisantes, acceptables, utiles, tolérables ne sont pas si difficiles à trouver.
Dans une société qui prétend refuser la barbarie, la destruction volontaire des liens sociaux et de l’intégrité psychique et physique des personnes ne saurait en aucun cas être considérée comme une solution.
Les pistes ouvertes par la justice transformatrice permettent un élargissement de la perspective et offrent des réponses beaucoup plus satisfaisantes aux situations de conflit. Il s’agit de cesser d’individualiser le « crime », d’essentialiser les « coupables », pour transformer les relations sociopolitiques qui produisent autant les comportements considérés comme illégaux que les réponses discriminatoires. Il s’agit de désamorcer la violence sociale par plus de justice sociale, plutôt que par une justice pénale basée sur la punition et non sur la réparation d’une communauté défaite.
Fermer les mitards et les quartiers d’isolement qui humilient, détruisent, tuent jour après jour les prisonnier·ères est une urgence absolue ; c’est aussi le début de la fin des prisons.
IV. Et maintenant : que faire ?
Les luttes contre l’isolement carcéral ne datent pas d’hier : elles constituent les plus importantes mobilisations de ces cinquante dernières années à l’intérieur et à l’extérieur des prisons. Les prisonnier·ères, leurs familles, leurs proches, dénonçaient déjà la torture de l’isolement dès les années 70 [10]. Des années de luttes, de révoltes et de grèves de la faim dans les années 70 et 80 ont fini par avoir raison des QHS (Quartiers Haute Sécurité), sans pour autant parvenir à abolir l’isolement. Ces revendications persistent depuis, alors que les prisonnier·ères de Roanne réclamaient encore en 2012 la fermeture des quartiers disciplinaires et d’isolement.
Tout cela a assez duré, et il est plus que temps : on ne veut pas que ça change, on veut que ça s’arrête !
Aujourd’hui, continuons à soutenir celles et ceux qui luttent pour que cessent l’humiliation et la torture tant des prisonnier-ères que de leurs proches, qui ne veulent plus voir mourir celles et ceux qu’iels aiment dans les prisons. Le Réseau d’Entraide Vérité et Justice se mobilise pour appeler à la fermeture des quartiers d’isolement et des quartiers disciplinaires. L’association Idir Espoir et Solidarité, créée à la suite de la mort d’Idir Mederess au mitard de la maison d’arrêt de Corbas en septembre 2020, a lancé une pétition pour radier les quartiers disciplinaires11 ainsi qu’une journée de mobilisation nationale chaque dernier dimanche de mai pour lutter pour le respect et la dignité des prisonnier-ères et contre les violences pénitentiaires.
Continuons à soutenir ces luttes et à être présent·es, partout, avec celles et ceux qui luttent, pour se battre, pour crier, pour dénoncer l’injustice et imposer la justice, pour faire advenir un monde sans mitards, et peut-être un jour un monde sans prisons.
Sources
https://fermerlesmitards.over-blog.com
https://enfinpisserdanslherbe.noblogs.org/
http://cqfd-journal.org/La-prison-une-entreprise-de
https://www.liberation.fr/debats/2018/08/23/le-mitard-une-incoherence-constitutionnelle_1673944/
http://prison.eu.org/pour-jamal-ghermaoul
http://ericblaise.canalblog.com/
https://lenvolee.net/encore-un-mort-au-mitard-communique-de-prisonniers-de-seysses/
https://lenvolee.net/encore-un-mort-a-fleury-communique-du-prp/
https://oip.org/analyse/deces-au-qd-de-reau-la-famille-du-detenu-depose-plainte/
https://oip.org/communique/tribunal-administratif-de-lille-annulation-dune-mesure-disolement-sur-fond-de-pressions-contre-loip/
https://lenvolee.net/encore-un-suicide-au-mitard-de-seysses/
https://lenvolee.net/appel-a-laide-de-la-ma-dangouleme/
https://lenvolee.net/mon-frere-bloque-au-mitard-et-ne-lache-rien/
https://lenvolee.net/lettre-dabderrazak-djefour-prisonnier-a-bapaume/
https://lenvolee.net/lettre-de-linfame/
Pour aller plus loin…
Si les idées vous intéressent, si vous voulez en savoir plus sur la justice transformatrice et réussir à concevoir un monde sans prisons, voici quelques lectures :
– Pourquoi faudrait-il punir ?, Catherine Baker, 2004 (en ligne)
– Pour en finir avec la prison d’Alain Brossat, La Fabrique, 2001
– Punir une passion contemporaine, Didier Fassin, Seuil, 2017
– Un monde sans prison, Albert Jacquard, Seuil 1993
– La prison est-elle obsolète ? d’Angela Davis, Au Diable Vauvert, 2014
– Humaniser la peine, Yasmine Bouagga, Presses Universitaires Rennes, 2015
– Capitalisme carcéral, Jackie Wang, Divergences, 2019
– Pour elles toutes. Femmes contre la prison, de Gwenola Ricordeau, Lux, 2019
– Fumbling Towards Repair : A Workbook for Community Accountability, Mariame Kaba and Shira Hassan, Project NIA, 2019
– Se battre contre l’isolement, c’est se battre contre la prison. A propos du quartier d’isolement de Bruges. [http://infokiosques.net/spip.php?article958] (Belgique)
Des récits de prisonnier·ères et de leurs proches :
– Je ne reverrrai jamais le monde, Ahmet Altan, Actes Sud, 2019
– L’université de Rebibbia, Goliarda Sapienza, Le Tripode, 2013.
– L’Astragale, Albertine Sarrazin, Jean-Jacques Pauvert, 1965
– Le Times, Albertine Sarrazin, Editions du chemin de fer, 2013
– La Cavale, Albertine Sarrazin, Jean-Jacques Pauvert, 1965
– Ca ne valait pas la peine, mais ça valait le coup, Hafed Benotman, Du bout de la ville, 2017
– Lettres de prison, Rosa Luxembourg, Berg international, 2012
– A ceux qui se croient libres, Thierry Chatbi, L’insomniaque, 2015
Ou quelques films :
– « Matons violents, la loi du silence », Laurence Delleur - 2016.
– « Sur les toits », Nicolas Drolc - 2014
– « Enfermés mais vivants », Clémence Davigo - 2018
– « Danser sa peine », Valérie Müller - 2019
– « 10e chambre – instants d’audience », Raymond Depardon - 2004
– « Au pays des droits de l’homme », Frédéric Chignac - 2003
– « Le cri est toujours le début d’un chant », Clémence Ancelin - 2018
– « Cinq femmes », Sandrine Lanno,
– « A côté », Stéphane Mercurio
– « Zonzon », Laurent Bouhnik, 1998
[1] Christian Chouviat est le père de Cédric Chouviat, mort étranglé et plaqué au sol par des policiers en janvier 2020 à Paris.
[2] A Metz, dans le quartier disciplinaire des Femmes, la promenade a lieu dans une pièce plafonnée de 17,4m².
[3] Magasin interne au sein de la prison géré par l’administration pénitentiaire ou par des entreprises privées. Les prix pratiqués y sont notoirement plus élevés qu’à l’extérieur.
[4] Libération, "Le mitard, une incohérence constitutionnelle", 23 août 2018
[5] Voir les articles R.57-7-1 à R.57-7-61 du Code de procédure pénale
[6] Op. cit.
[7] Section 1 : De la discipline (Articles R57-7 à R57-7-61)
[8] Article R57-7-1 et suivants du Code de procédure pénale.
[9] (Prison Insider, 2020).
[10] Pour plus de précision, voir la chronologie des luttes que propose Thierry Chatbi dans son livre À ceux qui se croient libres.
Contact du texte : Fracas @@@ riseup.net
L’association Idir Espoir et Solidarité, créée à la suite de la mort d’Idir Mederess au mitard de la maison d’arrêt de Corbas en septembre 2020, a lancé une pétition pour radier les quartiers disciplinaires 13 ainsi qu’une journée de mobilisation nationale chaque dernier dimanche de mai pour lutter pour le respect et la dignité des prisonnier·ères et contre les violences pénitentiaires.
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