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La baguette magique de l’agro-industrie De la domestication des céréales aux multinationales du pain

mis en ligne le 7 décembre 2020 - Groupe Blé , Mathieu Brier

Bien avant l’apparition du blé tendre et de ses cousins, il y a un peu plus de dix mille ans, l’humanité avait déjà pour habitude de consommer des céréales. Seulement, il s’agissait de plantes sauvages, de la famille des graminées, qui produisaient des grains très petits. Ces derniers avaient la particularité de tomber tout seuls au sol une fois arrivés à maturité pour germer quelques mois ou quelques années plus tard au gré des conditions climatiques et ainsi produire une nouvelle plante.

C’est en cueillant ou en ramassant ces grains pour les consommer que l’être humain a progressivement influé sur l’évolution des graminées sauvages. Intentionnellement ou non, il va d’abord ressemer une partie des grains ramassés pour ensuite en cueillir à nouveau le produit. Peu à peu, les plantes qui ont la capacité de germer rapidement et dont les grains sont mieux attachés à la tige vont prendre le dessus sur les autres. La raison en est simple : les grains, dans ces cas, sont plus faciles à récolter pour les cueilleurs·ses et ont un meilleur pouvoir germinatif que ceux des plantes voisines. Ce lent processus de domestication se déroule dans la région du Croissant fertile et aboutit aux espèces de blé que l’on cultive encore aujourd’hui. Ailleurs dans le monde, et à peu près à la même époque, l’être humain va domestiquer également le riz (Asie), le maïs (Amérique centrale) ou encore le mil (Afrique subsaharienne), pour ne citer que des poacées (communément appelées céréales).

Les conséquences sociales de la domestication des céréales sont considérables, à commencer par l’apparition de systèmes agricoles, c’est-à-dire d’organisations plus ou moins fixes des cultures et des travaux autour de celles-ci. Et, liées à ces organisations, rien de moins que les premières civilisations urbaines, et les premières formes d’État [1].

LES BLÉS POPULATIONS, DIX MILLE ANS D’HISTOIRE

De la domestication néolithique jusqu’au XVIIIe siècle, la sélection des blés par celles et ceux qui les cultivent se fait essentiellement sur des ensembles de plantes. Les paysan·nes sèment des ensembles de grains sélectionnés en fonction de la vigueur de la plante qui les porte, de la taille ou de la couleur des grains ou des épis, etc. Les plantes sont choisies à même le champ. On parle de sélection massale. Les champs sont donc composés de blés – parfois semés avec d’autres espèces (seigle, avoine, etc.) – de différentes couleurs, aux épis de diverses formes et de hauteurs variées. Ces caractères apparaissent et disparaissent selon les croisements entre individus qui ont lieu dans le champ sans contrôle humain. Pour désigner ce mode de culture, on parle aujourd’hui de blés populations : une population composée d’individus qui se ressemblent, sans être totalement homogène. De génération en génération, la population évolue au gré de la sélection à la fois naturelle et humaine et des croisements qui peuvent parfois s’effectuer par la libre reproduction des blés au champ.

Ainsi, à partir du tournant néolithique s’ouvre une période d’environ huit mille ans au cours de laquelle les céréales domestiquées se dispersent depuis la Mésopotamie en direction du Caucase, de la Méditerranée, puis du nord de l’Europe continentale, de l’Asie et de l’Afrique. Durant cette longue période, les céréales s’adaptent à des situations climatiques très variées. Les populations de blé vont se spécialiser en fonction des conditions locales (climats, types de sols, etc.). C’est ainsi que des grains vêtus (protégés par leurs glumelles, cf. Notre pain est politique, p. 37) se sont maintenus en culture dans des zones aux sols pauvres comme la Haute-Provence où l’engrain (petit épeautre) a continué à être cultivé jusqu’à aujourd’hui [2]. Parmi les blés tendres, certains ont des épis plutôt rouges, d’autres plutôt blancs, d’autres encore plutôt jaunes ; certains ont des épis qu’on dit « barbus », parce qu’ils ont des sortes de piques qui protègent les grains, d’autres non ; certains ont des épis carrés et d’autres des épis ronds ; certains ont des tiges de presque 2 mètres, d’autres sont moins hauts. Ces variations sont liées aux informations contenues dans la plante : c’est le patrimoine génétique dont elle hérite de la génération précédente, mais, pendant des millénaires, l’humanité ne le sait pas.

GRIS DE SAINT-LAUD, BARBU DE L’AVEYRON...

À partir du XVIIIe siècle, les botanistes s’attachent à décrire les plantes et à les classer. Ils remarquent les grandes variations qui peuvent apparaître entre des plantes d’une même espèce et se demandent si l’être humain pourrait les contrôler. Des herbiers sont dessinés, des grains d’aspects identiques sont récoltés pour les reproduire et les multiplier. Les populations de blé sont décrites et nommées, de plus en plus précisément, souvent à l’aide du nom d’un lieu, qui signale leur enracinement local : gris de Saint-Laud, barbu de l’Aveyron, petit rouge du Morvan, saissette de Provence ou Saumur de mars...

Les céréales sont alors des plantes à très hautes tiges, dépassant parfois la taille d’un·e humain·e. Cette hauteur, si elle est favorable à la récolte de la paille parfois utilisée en construction, comme litière ou comme fourrage pour les animaux, peut rendre la récolte difficile. En cas d’orage, la plante alourdie par l’épi et par l’eau de pluie ou soufflée par le vent se couche au sol et ne se relève plus. Les risques sont importants de voir le grain pourrir ou germer prématurément. La récolte est fortement ralentie. C’est ce phénomène que l’on nomme la verse. Vers 1820-1830, des populations de blé venues d’Angleterre apparaissent dans le nord du pays et dans la région parisienne, tandis que le blé Noé venu d’Ukraine s’installe dans le sud-ouest et le centre. Ces blés résistent mieux à la verse et donnent de meilleurs rendements que les populations qui y poussaient auparavant. Ils ont donc tendance à se répandre, à se mélanger avec d’autres blés, à donner naissance de manière spontanée à de nouvelles populations et à remplacer les blés présents auparavant.

À partir du XVIIIe siècle, les botanistes s’attachent à décrire les plantes et à les classer. Ils remarquent les grandes variations qui peuvent apparaître entre des plantes d’une même espèce et se demandent si l’être humain pourrait les contrôler. Des herbiers sont dessinés, des grains d’aspects identiques sont récoltés pour les reproduire et les multiplier. Les populations de blé sont décrites et nommées, de plus en plus précisément, souvent à l’aide du nom d’un lieu, qui signale leur enracinement local : gris de Saint-Laud, barbu de l’Aveyron, petit rouge du Morvan, saissette de Provence ou Saumur de mars...

Les céréales sont alors des plantes à très hautes tiges, dépassant parfois la taille d’un·e humain·e. Cette hauteur, si elle est favorable à la récolte de la paille parfois utilisée en construction, comme litière ou comme fourrage pour les animaux, peut rendre la récolte difficile. En cas d’orage, la plante alourdie par l’épi et par l’eau de pluie ou soufflée par le vent se couche au sol et ne se relève plus. Les risques sont importants de voir le grain pourrir ou germer prématurément. La récolte est fortement ralentie. C’est ce phénomène que l’on nomme la verse. Vers 1820-1830, des populations de blé venues d’Angleterre apparaissent dans le nord du pays et dans la région parisienne, tandis que le blé Noé venu d’Ukraine s’installe dans le sud-ouest et le centre. Ces blés résistent mieux à la verse et donnent de meilleurs rendements que les populations qui y poussaient auparavant. Ils ont donc tendance à se répandre, à se mélanger avec d’autres blés, à donner naissance de manière spontanée à de nouvelles populations et à remplacer les blés présents auparavant.

SALUTAIRES FRIGOS

Le danger représenté par la perte de biodiversité a-t-il été perçu, l’impasse de ce chemin uniforme a-t-elle été pressentie ? Toujours est-il que l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), institution publique à la manœuvre dans cette transformation profonde de l’activité agricole, a aussi été à l’initiative d’une précieuse entreprise de conservation. Dès les années 1950, les agronomes parcourent les champs partout en France et prélèvent les blés cultivés en notant le nom que les paysan·nes leur donnent. L’institut récupère aussi les collections obtenues auprès des paysan·nes par les sélectionneurs·ses privé·es depuis le XIXe siècle dans l’optique d’augmenter la diversité génétique utilisable pour leurs créations de nouvelles variétés, à commencer par celle de Vilmorin. Ils et elles conservent alors les graines dans des frigidaires. Au bout de quelques années, la graine finit par ne plus être capable de germer : pour que la conservation soit efficace, une fois tous les cinq à dix ans, l’Inra plante la graine conservée et cultive le blé jusqu’à ce qu’il arrive à maturité. Les nouvelles graines sont alors récoltées, mises au frigo plusieurs années, puis plantées à nouveau, et ainsi de suite. C’est ce qu’on appelle la conservation ex situ : ne se reproduisant plus librement au champ, la plante n’évolue plus, c’est la version de l’année de collecte qui est conservée. L’objectif est de pérenniser un patrimoine génétique et de favoriser la création variétale future. Il a été assez drôle pour les premiers·ères d’entre nous d’aller au cœur même de la machine à standardiser, dans les frigos de l’Inra, chercher les quelques graines qui nous permettraient de faire renaître un peu de diversité.

LE TOURNANT DE LA VARIÉTÉ PURE

L’apparition des théories biologiques de l’hérédité, au milieu du XIXe siècle, donne des outils intellectuels et techniques qui bouleversent l’approche de la sélection. Si les caractères d’une plante peuvent être prédits en fonction de ceux de ses géniteurs, il devient possible de modifier des plantes en fonction des besoins en faisant se reproduire deux blés aux caractéristiques différentes. La sélection devient l’affaire de spécialistes capables de repérer les caractères souhaitables, d’imaginer leur combinaison et de procéder aux croisements : c’est l’apparition de la notion de variété. Une variété est une forme distincte d’une plante à l’intérieur d’une espèce. Ainsi, un blé rouge, barbu et haut pourra être distingué d’un blé blanc, non barbu et bas. Mais comme ces distinctions se font à l’intérieur de l’espèce, les différents blés peuvent se reproduire entre eux, et ainsi rebattre les cartes à chaque génération. Cette instabilité ne permet pas de distinguer des variétés pures, au sens de plantes réellement différentes les unes des autres. Pour disposer de semences avec la certitude que le blé qui poussera présentera bien certaines caractéristiques, il faut une intervention humaine plus absolue. C’est l’organisation de cette dernière qui va permettre de donner une existence à la variété en lignée pure : un blé bien distinct des autres, au sein de la même espèce. Si « famille » (poacées) et « espèce » (blé tendre) sont des mots choisis pour désigner ce qui pousse depuis toujours, « variété pure » est le nom d’une technique précise d’agriculture. Le nom d’un rapport à la nature. C’est cette relation aux plantes qui va permettre l’industrialisation de l’agriculture. Une variété pure n’existe que si elle répond à trois critères : distinction, homogénéité et stabilité (cf. Notre pain est politique, p. 38).

« SEMENCIER », UN NOUVEAU MÉTIER

La redéfinition de la nature par son organisation en variétés distinctes au sein d’une même espèce est allée de pair avec une nouvelle organisation de la production [3]. Alors que pendant des siècles les paysan·nes prélevaient des grains au champ pour les semer l’année suivante, un nouveau métier va se structurer : semencier·ère. Une activité autonome qui consiste à maintenir des lignées pures pour vendre les grains aux paysan·nes, uniquement chargé·es de les planter et de faire pousser le blé. Les semenciers·ères, descendant·es des botanistes du XVIIIe , vont chercher à isoler des grains dans les populations cultivées et à les croiser pour obtenir certaines qualités en culture : résistance aux maladies, augmentation du rendement, précocité, etc. Ils et elles cherchent aussi à développer un marché aussi large que possible : il faut créer des blés cultivables partout en France et non plus dans telle ou telle région afin de pouvoir vendre les mêmes semences dans l’ensemble du pays.

À la fin du XIXe siècle, le semencier français Vilmorin obtient les premières variétés de blés issues de croisements organisés par l’être humain. C’est un tournant dans l’histoire de la sélection des céréales. Jusqu’alors, l’amélioration génétique des plantes s’était faite sur un temps très long et en lien direct avec l’activité agricole. Désormais, la production de semences se sépare de cette dernière. Le fait de provoquer volontairement des croisements permet d’assigner des objectifs précis à la sélection : c’est ce qu’on appelle dès cette période l’amélioration des plantes.

Ainsi, la relation s’inverse entre la plante, la paysannerie et la science. Il a fallu des siècles pour que les paysan·nes apprivoisent les plantes et que les botanistes parviennent à les classer. En quelques décennies, c’est la botanique qui va orienter la pratique des paysan·nes, via la « création » de plantes par les semenciers·ères. Des objectifs sont déterminés en matière de rendement, de précocité, de résistance aux maladies, et on cherche des géniteurs susceptibles d’apporter les caractères espérés, comme le raconte la société Vilmorin à l’époque : « L’idéal cherché, c’est-à-dire de créer un blé gros bleu à épi plus fort et à meilleur rendement, a été obtenu grâce à l’influence du blé Seigle [le blé Seigle est un blé qui parvient à pousser dans des conditions habituellement réservées au seigle], qui cependant n’a laissé à l’hybride aucun de ses caractères physiques. » [4]

La pieuvre

Vivescia, une coopérative agricole devenue multinationale

L’entreprise se présente comme un "groupe coopératif agricole et agroalimentaire de dimension internationale opérant dans 25 pays, avec 3,2 milliards d’eurosde chiffre d’affaires et 7500 collaborateurs". Effectivement, son champ d’action est bien large...

NAISSANCE DU CATALOGUE

Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les efforts d’amélioration des blés portent surtout sur l’adaptation des plantes à la mécanisation de l’agriculture. La taille des tiges est par exemple diminuée pour éviter que les blés se couchent au sol aumoindre orage (la fameuse verse). Cette vision très technique de la sélection va rapidement supplanter la sélection paysanne au champ.

À partir des années 1930, un « catalogue » des variétés cultivées est progressivement mis en place : désormais, l’État s’arroge le droit de définir
la liste exhaustive des plantes bonnes à cultiver. La sélection variétale par lignées pures s’est progressivement imposée jusqu’à devenir omniprésente dans les champs de France au cours du XXe siècle.

En permettant aux blés les plus « efficaces » d’être plantés partout, elle a permis une spectaculaire hausse de la productivité. En rendant l’activité agricole plus prévisible, elle a été un des moteurs de son industrialisation : en utilisant telle semence avec tel engrais et tels pesticides, on peut prévoir tel rendement de manière assez fiable.

Beaucoup de paysan·nes ont été sensibles à ces arguments permettant de réduire le caractère profondément aléatoire de leur activité, et porteurs de la promesse de revenus meilleurs. Certain·es ont même largement milité pour cette idéologie « progressiste ». Pour autant, cette transformation de l’activité paysanne ne s’est pas faite avec un « consentement libre et éclairé » sur la totalité du territoire, mais à marche forcée, encadrée par l’État, soucieux de développer la « ferme France », et encouragée par des industriels voulant développer les marchés des machines agricoles, des pesticides, puis des semences.

MORT DE LA BIODIVERSITÉ

En 1951, l’Office national interprofessionnel des céréales (Onic) s’engage dans une vaste opération d’échanges standards. Les paysan·nes peuvent échanger leurs semences de ferme contre des semences de variétés-« modernes ». Dans le même temps, les modalités d’accès à la production de semences se ferment de plus en plus. Il faut un agrément administratif (carte professionnelle) pour devenir « sélectionneur » ou « multiplicateur ». Le métier de sélectionneur·se n’est plus compatible avec celui d’agriculteur·rice, tandis que le multiplicateur ou la multiplicatrice n’est qu’un·e simple tâcheron·ne rémunéré·e pour conduire une culture selon un protocole très strict visant à maintenir la pureté variétale et à produire de la semence en grande quantité pour alimenter le marché. Dès 1949 (décret du 11 juin), il n’est plus possible de commercialiser des semences de variétés non inscrites au catalogue : elles peuvent être cultivées, mais pas vendues. Dès 1960, on ne trouve plus aucune variété de pays (blés populations) inscrite au catalogue officiel des variétés cultivées.

Cette politique d’imposition des semences améliorées coïncide avec la « fin des paysans », selon l’expression du sociologue Henri Mendras [5], c’est-à-dire à la fois la diminution extraordinaire du nombre de paysan·nes dans la population et la disparition de structures sociales et culturelles qui fondaient la vie rurale. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, une modernisation de la boulangerie et de la meunerie, sur la base des méthodes et des objectifs construits presque un siècle auparavant, devient possible. Des semences jusqu’au pain, c’est toute une filière qui se constitue autour des impératifs de l’industrie : production en série, économies d’échelle, suppression des variations liées à l’imprévu.

UN PAIN PLUS VITE FAIT

En boulangerie, les techniques du travail de la pâte se mécanisent. Les pâtes sont divisées en pâtons à l’aide de machines, les temps de fermentation sont raccourcis et le recours au froid, voire à la congélation, apparaît [6]. Les boulangeries font l’objet d’un démarchage intensif de la part de firmes qui vendent des machines (pétrins à deux vitesses, chambres de pousse, diviseuses volumétriques, etc.), des produits (acide ascorbique, Supernerfarine, qui donne « du nerf » à la farine [7]) et des recettes (appelées méthodes ou diagrammes) mécanisant l’activité [8]. Le boulanger Guy Boulet explique le processus de mécanisation de son métier :

« Ces investissements vont m’obliger à changer toute l’organisation de ma production ; la diviseuse remplacera mon épouse qui participait à la production (division-pesage des pâtons) ; la façonneuse et la balancelle automatiseront le façonnage ; la chambre de fermentation me permettra de stocker mes pâtes façonnées le jour pour le lendemain, l’avance ainsi réalisée diminuant mes heures de travail de nuit ; enfin l’achat d’un four à vapeur programmable m’amènera à commencer ma journée par la fin, c’est-à-dire par la cuisson. » [9]

Pour justifier ces modifications, la pénibilité du travail du boulanger est souvent invoquée. Si personne ne peut contester que le travail non mécanisé était en effet physiquement fort pénible, il faut remarquer que la solution à cette pénibilité aurait pu passer par d’autres moyens, par exemple un accroissement du nombre des travailleurs·ses de la branche, autrement dit par un partage du travail. Or c’est précisément l’inverse qui s’est produit. L’option mécanique n’était pas la seule possible, elle était en revanche la seule qui coïncidait avec les intérêts des industriels [10].

L’ABUS DE « FORCE BOULANGÈRE »

Ces modifications de la boulange, comme celles de la meunerie qui se déroulent au même moment, nécessitent des blés présentant une très bonne « force boulangère », c’est-à-dire capables de produire des réseaux de gluten très tenaces (cf. Notre pain est politique, p. 137). Le monde dans lequel se décident les orientations de la recherche agronomique est restreint à un petit nombre de spécialistes (chercheurs·ses, associations professionnelles, sélectionneurs et multiplicateurs) [11]. L’historien Christophe Bonneuil raconte comment cet ensemble de spécialistes pousse « à relever le seuil éliminatoire de force boulangère à l’inscription [au catalogue officiel], initialement fixé à 40, puis même à radier du catalogue toutes les variétés de force boulangère inférieure à 60. » [12] L’Inra fait siens les critères de la boulangerie rationalisée et se charge donc de sélectionner des variétés adaptées aux nouvelles pratiques sans les questionner [13].

Le processus de rationalisation a des conséquences sur la qualité du produit. Les observateurs·rices de l’époque le constatent sans se cacher. Les responsables de l’amélioration du blé à l’Inra notent par exemple que « les pains sont moins denses, la mie est blanche et moins odorante » [14], et le boulanger Guy Boulet parle lui de « fadeur totale ».

LE RETOUR DU BON PAIN ?

Nous ne sommes pas à la recherche d’un âge d’or du pain qu’il s’agirait de retrouver. Celui fabriqué avant la modernisation, s’il n’était pas marqué par les défauts du pain contemporain, en avait d’autres, notamment liés à la farine de l’époque. Cependant, il semble bien, si l’on en croit l’historien Steven L. Kaplan, que l’après-guerre fût l’âge du pain médiocre. Il étudie, dans un ouvrage intitulé Le Retour du bon pain, comment la boulangerie artisanale a connu une sorte de résurrection dans les années 1990, après avoir failli s’éteindre dans les années 1970 [15], tuée par les usines à pain qui commençaient à prospérer dans un climat de modernisation acharnée.

L’historien attribue pour partie le mérite de ce sursaut à l’action réglementaire de Jean-Pierre Raffarin, alors ministre des Petites et Moyennes Entreprises, du Commerce et de l’Artisanat (1995-1997), qui promulgue un arrêté encadrant l’usage de l’enseigne « boulangerie » : seul·es peuvent désormais vendre du pain des professionnel·les qui réalisent l’ensemble des opérations de boulangerie (pétrissage, apprêt, cuisson) sur le lieu de vente. Cela permet de distinguer nettement les terminaux de cuisson (dans lesquels du pain préparé ailleurs est cuit) ou les dépôts de pain qui ne se chargent que de la commercialisation (cf. Notre pain est politique, p. 156).

Pour Kaplan, ce cadre juridique n’a pas été le seul moteur de la renaissance de la boulangerie artisanale. Selon lui, elle est aussi due à une génération d’entrepreneurs·ses qui, en conciliant une rationalisation de la fabrication et une exigence de qualité, a permis d’échapper à une industrialisation complète de la filière et à la disparition d’un réseau relativement dense de boutiques : par exemple, Eric Kayser, qui a remis sur le devant de la scène la panification au levain, et la famille Holder, qui possède la chaîne Paul [16].

Mais ce « retour du bon pain » marque plutôt une diversification de l’offre qu’un changement radical du modèle de production. Si des pains relativement bons sont maintenant accessibles à certain·es, la « BVP » (boulangerie-viennoiserie-pâtisserie) industrielle se porte très bien. Alors que la consommation de pain diminue, celle de viennoiseries et de snacking (sandwiches, quiches, etc.) augmente [17]. Ce sont les mêmes acteurs économiques qui animent les différents marchés. C’est ce qu’on a choisi d’appeler l’industrie boulangère : un ensemble d’acteurs économiques qui convergent vers une production en masse de pains et autres produits de boulangerie, dans une optique dictée par la recherche du profit au détriment des travailleuses et des travailleurs, de l’état de la planète, mais aussi de la santé de celles et ceux qui mangent du pain.

VIVESCIA : « UN CROISSANT SUR DIX EN EUROPE »

Prenons l’exemple de la coopérative agricole Vivescia. Deuxième groupe à vendre le plus de produits phytosanitaires en France [18], Vivescia est aussi le premier meunier européen : il écrase 1,3 million de tonnes de blé (blé dur et blé tendre confondus) par an. Il fournit 32 % des farines vendues en grandes et moyennes surfaces en France. À travers sa filiale de viennoiseries surgelées Délifrance, il produit un croissant sur dix en Europe. Il dispose d’une filiale de conseil pour les personnes qui souhaitent s’installer en « boulangerie artisanale ». Il est, avec sa filiale Malteurop, le leader mondial du marché du malt, matière première de la bière. Pour cette activité, il est présent dans toute l’Europe, mais aussi en Chine, en Russie, aux États-Unis, au Canada et en Australie. Toutes ces activités sont menées par des sociétés qui sont des filiales, non pas de la coopérative elle-même, mais d’une holding, Vivescia industries. C’est elle qui empoche les profits réalisés par les filiales agro-industrielles, qui ne sont donc pas réinvestis dans la coopérative et ne servent pas à garantir des prix d’achat élevés aux agriculteurs et agricultrices qui en sont adhérent·es.

En ce qui concerne la meunerie, Vivescia a pris sa place de numéro un européen en procédant à l’acquisition de structures qui résultaient déjà d’une concentration. Ainsi, la société Nutrixo, aujourd’hui filiale à 100 % de Vivescia industries, a été fondée en 2001 par la fusion des Grands Moulins de Paris, d’Euromill Nord (Reims et Saint-Quentin), des Grands Moulins Storione (Marseille) et d’Inter-Farine (Troyes).

QUE RESTE-T-IL D’ARTISANAL DANS UNE BOULANGERIE ?

Vivescia possède aussi la franchise Campaillette et son dérivé vaguement verdi Copaline (« complice de la nature » est sa signature commerciale). Cela signifie que les franchisé·es, des artisan·es boulangers·ères indépendant·es, ont un contrat d’approvisionnement exclusif. Ils et elles s’engagent à acheter leur farine et leurs « mixes » à Campaillette, à suivre les recettes et à proposer les produits du catalogue. En échange, ils et elles disposent d’un accompagnement, Campaillette leur envoie régulièrement de nouvelles affichettes à mettre en boutique, leur conseille d’acheter de nouvelles machines... et pompe une bonne partie de l’argent généré par leur boulangerie. La limite entre artisanat et industrie est alors floue. D’un côté, ces boulangeries sont bien différentes des usines à pain qui fabriquent à la chaîne des pâtons surgelés. Et l’autonomie du boulanger ou de la boulangère est plus grande que celle d’un·e ouvrier·ère employé·e dans ces usines. Mais d’un autre côté, la réalité de leur travail est bien loin de l’image d’Épinal sur laquelle jouent les boulangeries artisanales, qui aiment à faire perdurer le mirage d’un commerce authentique où se fabrique avec soin le juste pain pour le quartier. Si l’on considère l’artisan·e comme une personne qui maîtrise un savoir-faire et le déploie dans son travail, alors celles qui travaillent dans les boulangeries actuelles en sont très éloignées.

LE GROUPE BLÉ

Le Groupe blé rassemble des paysan·nes, des meuniers·ères, des boulangers·ères (une même personne y est souvent les trois à la fois) au sein de l’Association régionale pour le développement de l’emploi agricole et rural Auvergne-Rhône-Alpes (Ardear Aura).

Depuis 2004, le Groupe blé organise la sélection, l’échange et la conservation de semences paysannes à petite échelle. Entre mars 2017 et juillet 2019, un sous-groupe constitué au sein du Groupe blé a travaillé à cet ouvrage, avec l’appui de membres de Z, revue itinérante d’enquête et de critique sociale.

[1L’ouvrage Homo domesticus de James C. Scott (éd. La Découverte, 2019) a ouvert une discussion sur la notion de domestication :
est-ce bien l’humanité qui a alors domestiqué le blé, ou s’est-elle
plutôt laissée domestiquer ? (cf. Notre pain est politique, p. 192)

[2« Histoire de la culture des céréales et en particulier de celle du blé tendre (Triticum aestivum L.) », Alain Bonjean, Dossier de l’environnement de l’Inra, n o 21, p. 29-37.

[3Sur tout ce qui suit, on pourra lire « Gouverner le “progrès génétique”. Biopolitique et métrologie de la construction d’un standard variétal dans la France agricole d’après guerre », Christophe Bonneuil, François Hochereau, Annales. Histoire, sciences sociales, 63(6), p. 1305-1340, ainsi que Gènes, pouvoirs et profits. Recherche publique et régimes de production des savoirs de Mendel aux OGM, Christophe Bonneuil, Frédéric Thomas, éd. Quæ, 2009.

[4Meilleurs Blés. Supplément. Description et culture des principales variétés de froment d’hiver et de printemps, Vilmorin-Andrieux, 1909.

[5La Fin des paysans, Henri Mendras, éd. Actes Sud, 1992.

[6Le Retour du bon pain, Steven L. Kaplan, éd. Perrin, 2002.

[7Ouvr. cité, p. 161.

[8Ouvr. cité, p. 150-170.

[9Ouvr. cité, p. 161.

[10Ouvr. cité, p. 150-170.

[11Gènes, pouvoirs et profits, ouvr. cité.

[12« Gouverner le “progrès génétique” », art. cité, p. 1335-1336.

[13Lire aussi Semences : une histoire politique, Christophe Bonneuil, Frédéric Thomas, Olivier Petitjean, éd. Charles Léopold Mayer, 2012.

[14« L’amélioration génétique de la qualité technologique du blé tendre », Gérard Branlard, Jean-Claude Autran, Culture technique, n o 16, 1986, p. 134.

[15Art. cité.

[16Art. cité.

[17Le Commerce de boulangerie-pâtisserie. Évolution et repères, Institut
national de la boulangerie-pâtisserie, n o 103, juillet 2015, p. 5.

[18Gènes, pouvoirs et profits, ouvr. cité.


Écriture : Groupe blé, avec Mathieu Brier

Adapté en brochure - Août 2020
Fichiers sources & contact :
patatract@@@ riseup.net



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