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Comment rater l’avion Stratégies de résistance à l’expulsion

mis en ligne le 12 juillet 2020 - Kounta Kinté

Je travaillais à vélo, je suis livreur. Un soir, en rentrant chez moi, j’ai vu des policiers à un feu rouge, sur la voie opposée. Quand le feu est passé au vert, leur voiture s’est mise derrière moi en mettant la sirène, pour me rattraper. J’ai pas compris. « Bonjour monsieur, contrôle d’identité. » Pourquoi ? Parce que, soi-disant, je roulais avec des écouteurs. C’était faux, je les avais autour du cou, mais pas moyen de me faire entendre : « Arrêtez de négocier, vous n’allez quand même pas m’apprendre mon travail ! » Ils m’ont demandé si j’avais une pièce d’identité sur moi. J’ai dit non. Comme je savais que j’avais une OQTF, il valait mieux pas qu’on me reconnaisse. J’ai tenté un truc : comme quelqu’un me prêtait ses papiers d’identité pour travailler, c’est son nom que j’ai donné. Là, ils m’ont demandé ma date de naissance, et j’ai sorti une date au hasard. Quand ils m’ont demandé mon âge, j’ai dû réfléchir, j’ai mis un peu de temps. « Ben, monsieur, vous ne connaissez pas votre âge ? » Et j’ai raté de peu. Ils ont fouillé mon sac, malheureusement le passeport du type dont j’utilisais le nom y était. Ils ont décidé de m’embarquer pour vérification. J’ai fini par leur donner mes vrais nom et prénom. Au commissariat, ils ont découvert l’OQTF qui datait de dix mois, et ils m’ont placé en garde à vue. Là, ils ont essayé de jouer avec moi : si j’avouais que la personne m’avait donné son passeport contre une somme d’argent, je pouvais être considéré comme victime. J’ai répondu qu’elle voulait juste me dépanner, sans rien en échange. Ils l’ont fait venir de force au commissariat, en lui faisant croire que j’avais avoué qu’il me louait son passeport. Ils lui ont dit que s’il ne portait pas plainte contre moi pour avoir volé son identité, ils allaient le poursuivre et prendre son titre de séjour. Heureusement le mec a compris que c’était du chantage, et il a donné la même version que moi. Ils l’ont laissé partir.

J’ai passé plus de vingt-quatre heures en garde à vue, ils m’ont réveillé au moins cinq fois pendant la nuit pour me poser les mêmes questions. Ils ont pris mon ADN et une photo avec la pancarte à numéros, comme pour les criminels.

Le matin, on m’a menotté et emmené en CRA avec quatre policiers. Dans la voiture, celui qui était au volant a conduit comme un fou, on aurait dit qu’ils escortaient un grand criminel : à toute allure, prenant des contresens, roulant sur les voies de bus ! Je ne comprenais pas trop.

Quand on est arrivés au centre du Bois de Vincennes, on m’a dit que j’allais y rester jusqu’à ce que tout soit mis en place pour que je sois renvoyé dans mon pays.

J’étais plutôt énervé, et puis j’ai vu l’ambiance et ça m’a rendu vite triste. Être là, enfermé, tourner en rond sans n’avoir rien à faire... Certaines personnes étaient devenues à moitié folles. On était deux par chambre, les portes étaient numérotées. Ils allumaient et éteignaient la TV quand ça leur chantait. Tu as le choix : soit tu dors, soit tu fais des allers-retours dans un couloir de trente centimètres de large. Au bout de quarante-huit heures, si tu n’as toujours pas été expulsé, ils te présentent devant un·e juge pour décider si on te libère ou si on prolonge la rétention. Je me suis retrouvé devant la juge et lui ai dit que je travaillais, que j’étais intégré. En plus, à ce moment-là, j’avais un récépissé encore valable : ça veut dire que j’étais en même temps autorisé et pas autorisé à rester en France. Mais elle a quand même pris la décision de prolonger la rétention de vingt-huit jours. Qu’est-ce que je pouvais y faire ? Sa parole suffisait à me condamner ou à me faire partir.

Si au bout de vingt-huit jours, je n’avais pas été expulsé, je devais repasser devant un·e juge. Si j’arrivais à tenir, j’avais une chance d’être libéré à ce moment-là. Mais tous les jours, ils venaient prendre au moins neuf personnes, et chaque soir, je me disais que le lendemain, ce serait moi.

Heureusement, j’ai compris un peu le système. Quand tu arrives au centre, les gens t’expliquent ce qui se passe, comment tu peux faire si tu ne veux pas partir, comment faire annuler ton vol. Une association avec laquelle je suis en contact m’a aussi filé des tuyaux. À l’intérieur, ils affichent une liste avec les noms, les destinations, et les jours des vols. Dix jours après mon arrivée, j’ai vu mon nom sur la liste. Je me suis dit que ça commençait à être chaud ! Repartir sans rien alors que j’ai toute ma vie ici ! J’ai réfléchi à toutes les possibilités pour sortir de là.

Quand c’est ton premier vol, ils viennent te chercher dans la journée. Là, si tu commences tout de suite à faire la force, on t’attache. À l’aéroport, un jeune maghrébin à côté de moi criait pour ne pas partir. Ils l’ont attaché direct de manière inhumaine, je n’avais jamais vu ça : une ceinture énorme autour du bassin qui retient aussi les bras ; attaché aux pieds et aux genoux, il ne pouvait plus bouger. Pour te porter, il y en a un qui te prend par les pieds, l’autre par le bassin, le dernier par la tête et voilà. Retourner dans son pays ligoté de cette manière, c’est plus que dur.

Donc le jour prévu, quand ils sont venus me chercher, je suis resté tranquille. Si tu as l’air d’accord avec eux, ils ne te menottent pas, ils t’accompagnent pour t’installer dans l’avion quarante minutes avant le décollage, et après ils te laissent. Une fois dedans, tu es seul, libre, tu peux crier ! Mais si tu commences trop tôt, ils ont le temps de te faire descendre, de t’attacher et de te remonter. Alors il faut rester assis tranquille, attendre la dernière minute. Quand l’avion est plein, c’est là qu’il faut faire la force ! Vingt minutes avant le décollage, j’ai dit à l’hôtesse de l’air que je voulais parler au commandant et annuler mon vol. Elle a refusé, je me suis levé, j’ai fait du remue-ménage, j’ai crié et je me suis dirigé vers la porte pour descendre. Paniquée, l’hôtesse a appelé les policiers. Ils sont montés, m’ont menotté et m’ont fait descendre de l’avion. À ce moment, ils n’ont plus le choix : ils ne peuvent pas t’attacher ni te brutaliser devant les gens. Ils ne prendront pas ce risque. Ils m’ont dit : « Tu verras la prochaine fois... Tu nous auras pas deux fois ! » Il n’y a pas eu de prochaine fois !

Au centre, un Algérien ne mangeait pas et avalait des vis continuellement. Son estomac en était rempli. Ils n’ont jamais réussi à lui faire prendre l’avion, il allait tout le temps à l’hôpital. Un autre ami sénégalais a réussi à éviter plusieurs vols. Pour le premier, il a bu du shampoing et pris des comprimés juste avant le départ, et il a dû être transféré à l’hôpital. Une fois soigné, ils ont essayé de le réexpédier tout de suite à l’aéroport, attaché et menotté. Il a cogné sa tête contre un mur. Ils ont encore dû le renvoyer à l’hôpital et il a raté l’avion. Mais ils ont fini par l’avoir. La veille de son dernier vol, il s’est planqué dans une autre chambre que la sienne, et on l’a aidé à bloquer la porte pour qu’ils ne l’attrapent pas tout de suite. Il a profité du temps qu’ils ont mis à le dénicher pour se rendre malade avec des médicaments. Mais ils ont fini par le retrouver. Ils étaient six policiers pour lui attacher les pieds, les jambes, lui mettre la ceinture autour du bassin qui coince les bras, et sur la tête, un genre de casque qui bloque la bouche pour empêcher de crier. C’est soit ça, soit du scotch et une cagoule. Ils l’ont renvoyé comme ça à Dakar.

Quand tu refuses un vol une première fois, tu sais qu’une semaine après, maximum, un deuxième t’attend. Cette fois, pour t’empêcher de tenter quelque chose, ils n’affichent pas ton nom sur la liste des vols. On te tombe dessus à 4 ou 5 h du matin, et on t’amène de force à l’aéroport. Ils venaient très tôt, comme ça, et quoi que tu fasses – avaler des comprimés, boire du shampoing, te tailler les veines, te blesser –, ils avaient le temps de gérer le problème et de te faire monter dans l’avion. On appelle ça le « vol caché ».

Quand ils venaient la nuit chercher des gens pour l’aéroport, il y en avait plein qui ne dormaient pas. Moi-même je ne dormais jamais avant 5 h du matin. Certains étaient assis dans le couloir. Dès que les policiers débarquaient, ils criaient : « Vol caché, vol caché, vol caché ! » Quand on entendait ça, on sortait tous de notre chambre et on se mettait à crier. Les policiers s’énervaient, ils nous demandaient de rentrer, ils étaient débordés. Même quand ils venaient pour un contrôle de routine, on leur demandait « Vol caché ? », ça les rendait fous ! Ils avaient la rage, ils ne te répondaient même pas.

Au final, les policiers avaient un peu peur aussi, car c’était souvent la bagarre, ils étaient paniqués par les tentatives d’évasion. Avant que j’arrive, certains avaient mis le feu aux deux bâtiments en même temps, en allumant des matelas, et trente personnes avaient profité du chaos pour s’échapper. Quand j’y étais, il y a eu deux tentatives, mais ce n’était pas assez organisé, pas assez méthodique. On a décidé un soir de frapper à la porte des surveillants pour demander un briquet, puis de forcer le passage en nombre pour piquer leurs badges. Sur le moment, tout le monde était là, mais il n’y en a que deux ou trois qui ont eu le courage d’avancer vraiment. Les autres ont eu peur et se sont mis à courir dans l’autre sens. Les policiers ont bien bastonné les trois fonceurs.

Une autre fois, on a essayé de casser la vitre blindée d’une chambre. J’étais dedans, même si je savais que ça allait foirer. On a démonté une porte, discrètement à cause des caméras, et pendant ce temps, les autres devaient chahuter les policiers pour détourner leur attention. Au bon moment, on est tous entrés dans une chambre, et on a pris la porte pour défoncer la vitre blindée. Elle cédait petit à petit, mais ça prenait du temps. En passant la tête par la porte pour surveiller, on a fini par attirer l’attention des policiers. Ils se sont doutés qu’il se passait quelque chose. La panique a encore tout gâché, tout le monde s’est éparpillé en les voyant approcher : on y était presque ! Après ça, ils ont commencé à renvoyer les gens massivement, ils ont été impitoyables, ils mettaient tout le monde en vol caché et ils les attachaient direct.

Pour mon deuxième vol, pile une semaine après le premier, on est venu me chercher au milieu de la nuit. Au moment de partir à l’aéroport, ils mettent tous nos effets personnels dans un sac qu’ils ne te restituent qu’une fois dans l’avion. Je me suis laissé faire mais j’ai planqué mon téléphone. Ils m’ont mis dans une fourgonnette inqualifiable, pleine de cages. On était là-dedans comme des chiens, on n’y voyait rien, on sentait juste le mouvement de la voiture.

On est arrivés très en avance à l’aéroport, à 6 h du matin. Je suis resté calme et j’ai appelé discrètement mon avocate. En apprenant la situation, elle a immédiatement déposé un recours au tribunal administratif. J’ai aussi appelé une amie qui a reconstitué mon dossier médical avec des rapports rédigés par plusieurs médecins, dont celui du CRA, qui me contre-indiquaient de prendre l’avion au risque de dégrader irréversiblement mon audition. Elle est aussi allée à l’ambassade faire annuler mon laissez-passer [1]. L’expulsion est devenue illégale et mon avocate les a harcelés jusqu’à ce qu’ils fassent machine arrière et qu’ils me ramènent au centre. Quelques jours après, ils avaient déjà réservé un autre vol pour moi ! Mais au trentième jour de ma détention, j’ai été présenté de nouveau devant un juge. Il fallait vraiment justifier le fait d’avoir refusé les deux vols. C’est mon dossier médical qui les a convaincus de me libérer. Je suis enfin sorti de là.

[1Lorsqu’un·e étranger·e en instance d’expulsion ne présente aucun passeport, la préfecture doit demander un laissez-passer auprès du consulat du pays de destination. Faute de ce laissez-passer, la reconduite ne peut pas avoir lieu.


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Cet article est initialement paru en 2018 dans le cinquième numéro de la revue Jef Klak, « Course à pied » (contact@@@jefklak.org).



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