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Réflexions sur la (dé)construction masculine et le militantisme anticapitaliste

mis en ligne le 1er avril 2004 - Nicolu

Préalable : à l’intention de ceux qui pensent que parler, aujourd’hui encore, d’oppression patriarcale dans notre société est dépassé, et qu’il est d’autres problématiques beaucoup plus pertinentes (il est possible pour les autres de passer directement au paragraphe suivant).

Le capitalisme a bien voulu, au cours de ce siècle, faire dans les pays riches quelques compromis historiques et permettre à ces anciennes esclaves au foyer d’accéder de plus en plus égalitairement aux "libertés" du travail salarié et de la consommation. On note aussi heureusement quelques évolutions indéniables suite à des siècles de résistances souterraines et de luttes collectives féministes pour plus de liberté et d’autonomie : possibilité d’autonomie financière, contrôle des naissances, reconnaissance d’un droit à une sexualité épanouissante, accroissement de la participation à la vie sociale et politique, début d’une participation des hommes au travail ménager... Ces quelques acquis et changements théoriques de statut restent néanmoins bien insuffisants. Les structures fondamentales sur lesquelles s’appuient la différenciation des genres et la domination patriarcale restent en effet souvent inchangées :
 la division des tâches et la double journée travail + ménage pour les femmes reste la réalité de la majorité des foyers ;
 dans la sphère publique (que ce soit les collectifs gauchistes, les entreprises ou les institutions politiques) les rôles organisationnels et décisionnels, voire même les rôles tout court, restent majoritairement l’apanage des hommes ;
 les femmes sont toujours généralement vues et éduquées comme des êtres faibles, à la vue courte, et dirigées par leurs sentiments et leurs émotions tandis que l’on considère que les hommes comprennent, réfléchissent et changent le monde avec leur esprit rationnel et leurs outils ;
 l’homme est toujours vu comme la norme et la femme en négatif comme la différence, l’homme comme libre de déterminer son être et la femme comme engluée dans des déterminations "naturelles" ;
 depuis l’amour courtois et la construction de la culture occidentale, l’homme est l’acteur qui doit prouver sa valeur par des exploits, tandis que la femme a pour rôle passif de refléter cette valeur en se montrant séduite par l’homme et en s’affichant à ses cotés comme une médaille ;
 les femmes sont des objets de consommation sexuelle et des arguments de vente avant d’être douées de raison et de parole ;
 les femmes sont toujours les premières victimes des viols, violences conjugales, harcèlements, intimidations, menaces, de la peur de sortir seules et des divers traumatismes qui en découlent et étouffent leur vie ;
 le droit à jouir de leur corps leur est encore souvent contesté ou alors comme des dominées ravies par la sexualité masculine ;
 elles doivent toujours, sous la pression sociale, obéir à des normes de beauté aliénantes.

Bon j’arrête la liste... là n’est pas l’objet de ce texte. Tant mieux si des exceptions à ces normes sont de plus en plus courantes dans certains contextes, mais elles n’en restent pas moins actuellement vraies.
Pour quelques chiffres, infos, précises et analyses à ce sujet, une petite bibliographie annexée à ce texte propose des lectures profitables.

Le patriarcat et le système capitaliste en nous

Commençons par deux définitions pour situer ce que ces mots recouvrent dans ce texte. Elles sont personelles car je trouve en la matière le dictionnaire assez patriarcal et capitaliste.

Patriarcat
Système social, politique, culturel, sexuel et juridique historiquement basé sur l’autorité prépondérante des pères de la cellule familiale à la sphère publique, et caractérisé par la domination des hommes sur les femmes (voir illustrations ci-dessus).

Capitalisme
Système économique, politique et social fondé sur la propriété privée des moyens de production et d’échanges. Dans le système capitaliste, la dynamique primordiale est la recherche du profit et la concurrence entre les entreprises. Selon la théorie marxiste, le capitalisme est régi par la recherche de la plus-value grâce à l’exploitation des travailleur-euse-s par ceux qui possèdent les moyens de production et d’échange. Je rajouterai que les forces en présence ne se scindent pas aussi facilement en deux classes distinctes et que le capitalisme fonctionne plus généralement grâce à la domination des plus puissant-e-s/possédant-e-s sur les moins puissant-e-s/possédant-e-s à chaque niveau de l’échelle sociale.

Ce texte ne vise pas à fondre dans un seul problème patriarcat et capitalisme, mais à lier sur certains aspects les deux problématiques. Je pense que l’on peut en théorie imaginer qu’un grand nombre de femmes s’approprient les valeurs et privilèges actuellement détenus par les hommes et propres au capitalisme, et donc une hypothétique société capitaliste où l’oppression genrée soit beaucoup moins présente. On peut aussi imaginer que le capitalisme disparaisse et que l’oppression patriarcale soit toujours aussi présente, tout comme elle a pu l’être, à ma connaissance, dans des modes d’organisation sociale qui nous ont précédés. Il me semble néanmoins, comme je vais l’exposer, que ces deux systèmes d’oppression reposent pour l’instant souvent sur un ensemble de valeurs communes et complémentaires. Une grosse différence, c’est que dans le premier, patriarcal, les hommes sont pour la plupart bénéficiaires et oppresseurs, tandis que dans le second, capitaliste, une majorité des hommes et des femmes en sont victimes... Ce qui ne veux pas dire que toutes les femmes sont victimes du patriarcat au même degré ni que tous les hommes sont pareillement de méchants oppresseurs. Il y a aussi, bien sûr, des hommes opprimés parce qu’ils ne peuvent/veulent pas répondre aux valeurs masculines : "timides", peu sûr d’eux, "faibles", doux... La spécificité des femmes quant à ces oppressions c’est que ces diverses caractéristiques leur sont automatiquement attribuées par appartenance à une catégorie et considérées comme les définissant par essence. Il leur est donc d’autant plus difficile d’y échapper.

La culture patriarcale qui caractérise nos sociétés depuis quelques milliers d’années est une culture basée sur la compétition, le pouvoir et la domination. Dans cette société, les hommes sont ceux qui acquièrent les facilités éducationelles et bénéficient des facilités structurelles pour être compétitifs, acquérir du pouvoir et dominer les autres personnes - à commencer par les femmes. Ces principes de pouvoir et de domination sont promus au rang de valeurs positives et de critères de jugement. Elles sont profondément enracinées en chacun de nous et définissent nos estimes de nous-même, nos rapports sexuels, affectifs, amicaux, de travail... On les retrouve comme moteurs des rapports sociaux capitalistes et étatiques : compétition économique et politique entre entreprises et partis, compétition à tous les niveaux de l’échelle sociale entre individus, volonté d’accumulation et de centralisation des pouvoirs et des richesses. On pourrait aussi souligner le parallèle entre la dépendance économique et pratique des femmes dans la structure familiale traditionelle avec la dépendance croissante d’une majeure partie de la population vis-à-vis des savoirs et outils technologiques d’une minorité dominante. Ces deux systèmes, l’un plus ancré dans la sphère dite "privée" et l’autre plus dans la sphère dite "publique", se complémentent et se renforcent mutuellement. Une analyse critique cohérente de l’un peut alors nous amener logiquement à mieux comprendre et critiquer l’autre, voire même à penser vain de vouloir changer seulement dans une sphère les valeurs que l’on continue à entretenir dans l’autre. Ce qui ne condamne pas pour autant la légitimité et/ou l’intérêt stratégique d’étapes de luttes spécifiques sur l’un ou l’autre de ces sujets. On peut aussi citer un grand nombre de cas où la société capitaliste s’est constituée et s’appuie encore concrètement sur la culture patriarcale :
 entretien gratuit des outils de production salariés (ménage, nourriture, soins, prise en charge des enfants, soutien affectif) ;
 création d’une catégorie de main d’ouvre moins payée ;
 séparation des individus en familles au dépend de structures collectives ou communautaires potentiellement plus difficiles à soumettre ;
 utilisation des frustrations sexuelles et de la réification de la femme pour créer et entretenir des pulsions d’achat.

Ces quelques exemples montrent ainsi qu’en s’attaquant au patriarcat, on a des chances, par la même occasion, de saper quelques unes des bases structurelles du capitalisme. Le problème de la critique anticapitaliste est qu’elle vise constamment des structures de pouvoir extérieures ; l’intérêt de la critique féministe, plus centrée sur l’individuE, est qu’elle offre les outils nécessaires pour comprendre " de l’intérieur" les mécanismes d’oppression et la manière dont nous intégrons et reproduisons personnellement ces valeurs de pouvoir et de domination dans nos rapports sociaux, intimes, quotidiens - de la manière dont nous nous exprimons à notre rapport à la technologie... Cela n’annule pas une certaine pertinence de l’analyse de classe (homme/femme ou prolétariat/bourgeoisie) mais l’enrichit d’un indispensable retour sur soi-même (processus que nous avons encore beaucoup de mal à accepter et qui explique sûrement en partie les montées de fiel systématiques qu’occasionnent l’exposition des théories féministes). L’ennemi auquel nous cherchons habituellement à nous confronter dans la rue est en fait aussi à l’intérieur de chacun d’entre nous. Sans nous attaquer à la culture patriarcale nous pouvons détruire autant de sommets du G8, de multinationales, d’Etats et de banques mondiales que nous voulons, nous finirons sûrement quand même par recréer, au bout du compte, exactement le même type de rapports sociaux. On ne change pas la société sans commencer par changer l’individu et on ne fait pas la révolution sans expérimenter dès aujourd’hui d’autres façons de vivre.

Une émancipation des hommes ?

Le problème du patriarcat ne concerne pas seulement l’oppression des femmes et la lutte contre le capitalisme. En tant qu’hommes nous pouvons aussi analyser combien la culture patriarcale peut nous faire aussi souffrir et s’érige souvent en obstacle à notre émancipation et à la construction de relations sociales différentes. Nous sommes de toute évidence agents mais aussi souvent victimes de la manière dont nous devons sans cesse rester compétitifs, forts, ressentir le besoin de dominer les autres même dans nos propres espaces et collectifs "alternatifs". Mais nous avons habituellement peur de remettre en question ces attitudes car elles nous constituent et nous donnent des rôles de pouvoir... Nous souffrons également d’une culture sexuelle qui assure la domination masculine et plus largement la sauvegarde des structures en couples/familles/Etats, mais qui doit pour ce faire baser notre sexualité sur la violence, la frustration, des normes extrêmement restrictives, le refoulement de nos désirs. A cet égard la lecture de Reich et de La révolution sexuelle me semble encore assez pertinente, il montre d’ailleurs, là encore, tout le potentiel de destruction de la société capitaliste que pourrait avoir la déconstruction de la sexualité masculine.
Un militantisme d’hommes

Beaucoup d’entre nous, militants européens impliqués dans divers collectifs, sommes majoritairement des garçons blancs hétérosexuels et issus des classes moyennes. Nous avons été éduqués à nous sentir forts, confiants dans nos idées, dans nos analyses, capables de parler fort et de combattre pour montrer que nous sommes meilleurs que les autres. Cela fait de nous de bons "compétiteurs de réunion". De même en ce qui concerne nos facilités dans divers domaines valorisés, domaines techniques spécifiques comme la construction, la réparation, le travail informatique... D’autres personnes et tout spécialement les femmes souffrent généralement d’une culture et d’une éducation - et ce jusque dans les familles de gauche classe moyenne intello-émancipée... - qui vise à les empêcher d’acquérir toutes ces jolies capacités patriarcales. Elles se sentent généralement tout aussi désemparées qu’ailleurs face à l’univers du militantisme et à ses façons de fonctionner supposées être si "différentes". Beaucoup d’entre elles en sont rapidement dégoûtées, les autres ont souvent bien du mal à s’y affirmer.

Prenons seulement quelques exemples de ce militantisme patriarcal :
 dans nos actions et la mythologie dont nous les entourons, nous ne cessons de glorifier les aspects les plus spectaculaires, les plus confrontationnels et les situations dans lesquelles les héros mâles peuvent s’élever sur la scène de l’activisme ; pour prendre un exemple bateau, on accordera plus d’attention à la personne qui est allée accrocher la banderole au dessus du bâtiment qu’à celles qui l’ont peinte. Plus d’attention à la pierre jetée sur la police, qu’au temps passé à parler des nouvelles lois sécuritaires avec un-e passant-e (ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas accrocher de banderoles ni jeter de pierre sur la police... c’est un autre débat) ;
 dans de nombreuses situations, nous pouvons ressentir une pression constante de montrer combien nous sommes courageux, et comme nous n’avons, par exemple, pas peur de la répression ou de se venger oeil pour oeil, dent pour dent. Un concours de jet de testostérone, qui, pour ne pas parler de l’aveuglement stratégique dans lequel il nous enfonce parfois, est aussi très rapidement excluant ;
 même si certaines formes d’efficacité (dans le sens de mener à bien de manière intéressante et correcte un projet) sont bonnes, nous devrions prendre conscience que la conception typiquement mâle de l’efficacité (avoir les choses faites le plus vite possible par ceux qui savent déjà le mieux les faire...) désempare et exclut souvent d’autres personnes, tout spécialement les femmes. On pourrait dire la même chose de la tendance à essayer d’additioner le plus possible d’évènements spectaculaires, au lieu de construire des campagnes à long terme, efficaces sur un sujet spécifique ;
 les "belles" justifications que l’on se donne pour faire à la place des autres (ce sera moins fatigant, moins dangereux, mieux fait...) cachent souvent des processus classiques de galanterie sexiste ;
 que ce soit dans des cadres militants ou plus personnels, on cultive à outrance les conversations techniques, la complicité de spécialistes. Nous développons incessament des rapports de type "je sais mieux que toi, je fais mieux que toi", où il s’agit de montrer que l’on est plus radical, plus rude, plus héroïque, que l’on y était, qu’on a raison, que notre parole a été écoutée, que cela fait longtemps que l’on est investi, que l’on a beaucoup donné à la cause...

 au vu des rapports dans la scène militante en général, je me demande même souvent si l’on est heureux que des gens fassent des choses bien, de diverses manières et changent le monde ensemble ou si l’on est pas plutôt secrètement ou ouvertement avide d’apprendre que tel collectif ou groupe s’est cassé la gueule, stagne... Souhaite-t-on que des genTEs fassent plein de trucs chouettes et les y aider, ou rester nous-même les plus prestigieux, ceux qui font le mieux et dont on s’inspire ? A quel point ne reproduit-on pas des logiques politiques de blocs ("j’suis d’accord avec lui parce que c’est mon ami", "tant pis si je suis pas d’accord il faut rester unis"). Les sentiments décris ici peuvent sembler bien mesquins mais nombre de conversations montrent qu’ils ne nous sont pas toujours étrangers et on peut constater tous les jours combien ils peuvent être paralysants à une large échelle.

De la pseudo-importance des questions de genre dans nos collectifs

Nous avons tous vécus des réunions où des débuts de débats aboutissaient à cette triste blague pleine de bonnes intentions "oui, les questions de genre sont vraiment importantes, mais bon il faut que nous arrivions à une conclusion sur ce débat/que nous arrivions à organiser cette action... mais on va faire en sorte d’en parler la prochaine fois". L’efficacité a toujours le dos large. Ceci n’est qu’un exemple parmi d’autres de la manière généralement non assumée dont nous reproduisons la vieille priorisation des luttes qui voudrait que l’on attende le grand soir et la fin du capitalisme pour commencer à se préoccuper sérieusement du patriarcat (ou des rapports de pouvoir dans nos modes d’organisation, ou des incohérences entre nos idées et nos mises en pratique...)
Nous nous disons toujours antisexistes, mais en réalité combien de temps passons nous à travailler sur la question du patriarcat ? Quand nous abordons ce sujet dans un contexte mixte, cela se résume souvent seulement à une focalisation sur ce qui se passe loin de chez nous ou à une liste/catalogue déprimante du type "les hommes (ne) font (pas) ci, les femmes (ne) font (pas) ça" (voir le premier paragraphe de ce texte) sans beaucoup plus d’analyses et de possibilités réelles d’aller vers des changements concrets. Si l’on s’en tient aux initiatives prises par les hommes hétéros, l’antisexisme dans le mouvement anticapitaliste radical me semble être actuellement de l’ordre du folklore superficiel. On discute parfois mais on laisse généralement les femmes prendre les quelques initiatives concrètes à ce sujet. Et celles qui le font se voient souvent jugées et condamnées parce que certains pensent qu’elles ont agit de manière trop confrontationnelle (quand elles perturbent le consensus de la camaraderie masculine, pointent le doigt sur des incohérences entre la théorie et les pratiques individuelles... pensez seulement aux réactions extrêmement tendues lorsque sont proposés des espaces ou réunions non-mixtes lors de rencontres, réunions, campements). Il en découle que beaucoup de femmes qui veulent lutter contre la société patriarcale finissent par abandonner les actions, groupes et mouvements mixtes comme l’AMP.

Changer... quelques idées
spécifiques

Les questions de genre devraient être un problème central dans chacun de nos collectifs et à chacune de nos actions : pourquoi cette action est-elle réalisée principalement par des hommes blancs issus des classes moyennes ? Qu’est-ce que nous allons faire concrètement pour changer cet état de fait et créer un espace confortable pour les autres ? Est-ce que nous sommes prêts à prendre du temps pour cela ? Voici néanmoins quelques premières idées :
 accorder du temps et de l’espace pour des réunions non-mixtes entre hommes et entre femmes dans chaque collectif ;
 intervenir à chaque fois que nous percevons la division habituelle entre les tâches prises en charge par les hommes et les femmes dans nos collectifs, espaces, réunions et activités ;
 diverses personnes estiment que le fait d’avoir des modes de structuration clairement formalisés pour les réunions (par exemple par le biais de gestes, de tours de parole, d’ordres du jour, de comptes-rendus clairs, de modérateurs/trices, un processus fluide de prise de décision par consensus, le fait de donner la priorité aux personnes qui se sont peu exprimées auparavant, etc.) aide au moins à se sentir plus à l’aise durant ces réunions et à briser un peu le monopole des grandes gueules ;
 les femmes qui ont des enfants à charge doivent souvent réduire le temps qu’elles pourraient vouloir consacrer à des activités militantes. Les groupes politiques devraient prendre des mesures concrètes pour s’occuper collectivement des enfants à des moments où leur mère souhaite se libérer (un exemple concret : des militant-e-s londonien-ne-s présent-e-s à la conférence avaient occupé une crèche qui devait être fermée à cause d’un processus de privatisation. Les militant-e-s ont essayé d’autogérer la crèche et en ont fait un centre social communautaire avec des activités de garde des enfants) ;
 on devrait aussi prendre le temps de réfléchir à des attitudes pro-féministes ostentatoires qui peuvent facilement cacher une stratégie quelque peu superficielle de reconnaissance, de séduction, voire même des postures paternalistes et de réappropriation des luttes féministes. Ceci ne veut surtout pas dire à mon sens qu’il faille s’interdire d’aborder les thématiques patriarcales avec des femmes, mais un minimum se questionner sur nos raisons et manières de le faire.

Si tu sais faire une bombe....

D’autres stratégies basiques et primesautières pour subvertir la culture patriarcale en partant de nous même pour finir, pourquoi pas, par le monde entier
Nous pouvons estimer que la plupart des différences entre hommes et femmes ne sont ni essentielles, ni inamovibles, ni justifiées par quelque ordre naturel ou religieux transcendental. Elles sont pour la plupart un produit de notre socialisation, d’enjeux culturels et économiques à travers l’histoire... Il nous est donc possible d’intervenir à notre guise sur ces différences et de les modifier comme bon nous semble (même si c’est pas facile et que cela prend du temps, voire des générations)... Je m’amuse donc ici à développer un paradigme de processus de changement à recycler ou recomposer à loisir.

1) Les ingrédients et l’objectif acquis
Une première chose à faire est de définir et d’analyser méthodiquement ce qui dans notre culture patriarcale est actuellement plus souvent l’attribut, d’un coté des hommes, de l’autre des femmes. Puis de percevoir les diverses manières par lesquelles ces différences sont utilisées par certaines personnes pour en dominer d’autres. On peut considérer qu’il y a actuellement des choses bonnes et mauvaises, à prendre et à laisser dans les qualités spécifiques masculines et féminines. Un objectif possible est alors la construction de sociétés où ce que l’on juge épanouissant puisse être partagé et mêlé de manière égalitaire, que ce soit la confiance en soi, les capacités techniques, l’attention donnée aux autres, les compétences en communication, le fait de faire des belles choses, des choses pratiques, de cuisiner, de faire pousser des légumes, de réparer un ordinateur ou de construire un mur...

2) Théorie pâtissière et recomposition des ingrédients
Une seconde étape serait d’évaluer nos différentes capacités, ce qu’elles peuvent nous offrir de positif ou de négatif, ce que nous voudrions garder et transformer pour se diriger vers une société moins laide. Aucune de ces qualités ne peut être vue comme intrinsèquement bonne ou mauvaise. Tout dépend de l’usage que l’on en fait et de la manière dont on estime possible de la faire évoluer : par exemple la confiance en soi masculine telle qu’elle s’exprime à l’heure actuelle peut souvent aboutir à écraser les autres. Pour autant elle contient aussi des potentiels épanouissants pour l’individu, elle peut être source de dynamiques énormes, de volonté de se dépasser et de transformation... Cette étape doit amener à se poser plein de questions théoriques instructives et bouleversantes comme : comment garder l’envie de faire les choses bien sans la compétition, l’excitation sexuelle sans la domination, la capacité de parler et d’argumenter sans s’en servir pour forcer les autres à se rallier à sa position... La théorie pâtissière est un processus à renouveler constamment.

3) La pratique et le mélange de la pâte
Il nous faudrait ensuite développer des pratiques par lesquelles les hommes et les femmes puissent s’approprier les acquis positifs de chaque genre. Parvenir à échanger des savoirs, ralentir le rythme de ce que nous faisons habituellement et prendre le temps d’expliquer aux autres. Valoriser ce qui ne l’est pas habituellement (le ménage par exemple...) et en découvrir les secrets. Nous définissons principalement notre rôle social, même dans le monde militant, par les activités que nous sommes habitués à faire (que ce soit la cuisine, l’écriture de tracts, les réunions, le rangement, la peinture, le fait de communiquer avec d’autres personnes). Nous sommes souvent trop angoissé-e-s pour abandonner ce rôle. Nous avons peur de perdre certains privilèges. Nous avons aussi souvent peur d’essayer de faire quelque chose de nouveau quand quelqu’un-e le fait déjà super bien. Il faut néanmoins essayer de prendre le temps de sortir de notre coquille, faire tout ce que l’on ne fait pas habituellement, et laisser la place pour d’autres dans les occupations que nous accaparons habituellement (cela peut aussi prendre un bout de temps avant de fonctionner). Cette démarche devrait être guidée par une volonté de se sortir de ses focalisations habituelles pour voir comment il est possible de ressentir autrement, de trouver d’autres choses belles. Un élément important dans cette étape peut-être de disposer de lieux un tant soit peu protégés et confortables pour expérimenter. Il me semble important que ces lieux, comme certains squats, lieux autogérés, apparts collectifs... ne soient pas seulement des lieux d’activités publiques mais aussi des lieux de vie collective au quotidien, des lieux d’habitation quoi !

4) De l’utilisation d’ingrédients exotiques
Se sortir de la culture patriarcale, c’est partir de ce que l’on a, redistribuer et réinventer nos vieux oripeaux d’hommes et de femmes, mais c’est aussi faire du nouveau :
 inventer des mots nouveaux car le langage structure notre rapport au monde (j’ai moi même dans ce texte, par facilité autant que par habitude utilisé de manière assez paradoxale un tas de concepts langagiers typiquement virils et guerriers dans le but d’en déconstruire d’autres) ;
 inventer d’autres sentiments, d’autres rapports de couple ou de pas couples, d’autres sexualités, inventer des qualités et des sourires qui n’existent pas encore, des espaces et des actions qui nous fassent vivre autrement. L’ensemble des histoires, images, films, situations que nous avons vécus, tout spécialement enfants, ont construit petit à petit notre sensibilité, notre manière d’avoir des rapports sexuels, ce que l’on trouve beau, excitant, ce qui nous fait pleurer ou nous rend fort-e. Nous avons tous-toutes fait l’expérience des difficultés que l’on peut avoir à faire coïncider des acquis et idées théoriques nouvelles avec notre sensibilité. Des questionnements et réflexions renouvelés, une volonté rationnelle de changer ses sentiments vis-à-vis des choses peuvent finir, petit à petit, par entraîner notre sensibilité. C’est souvent néanmoins difficile car les images et fictions du monde entier nous ramènent sans cesse à une sensibilité normée. De plus, même si nous changeons individuellement ou dans nos communautés, ces images et fictions continuent en même temps à modeler les désirs et frustrations des générations qui nous suivent. La sensibilité a besoin d’être alimentée par des rêves et des histoires, nos envies théoriques par un nouvel imaginaire. Je pense qu’un militantisme de déconstruction masculine aurait ainsi tout intérêt à accorder du temps à la construction d’une culture (livres, musique, peinture, théâtre, films) subversive qui renvoie des images d’une société dégenrée ou de luttes et de tensions pour y parvenir.

Attention ! La répétition de ces opérations pourrait nous amener à la composition d’un monde nouveau où chacun-e serait libre de vivre des sentiments, pratiques et sexualités aussi multiples qu’épanouissantes, sans que nos désirs et possibilités soient déterminés par le fait que nous naissions filles ou garçons. Alors...

Rêvons un peu !

P.S. Ce texte se veut principalement donner quelques idées sur des modes d’action pour des hommes dans le cadre d’une remise en cause de la masculinité ou du patriarcat. Je me permet néanmoins dans la dernière partie "si tu sais faire une bombe..." d’envisager une dynamique plus mixte car j’y énonce des idées extrêmement générales. Mais je dois dire que je juge généralement problématique, tout en profitant à bien des égards de ce système, de me prononcer d’une manière ou d’une autre sur ce que les femmes devraient faire en la matière.
Le fait que ce texte s’adresse à des hommes n’implique pas que les hommes sont les seuls acteurs de ce système et les seuls à devoir se remettre en cause. Le patriarcat comme tout système d’oppression est souvent accepté et entretenu des deux cotés, et il faut des initiatives et une volonté d’émancipation des deux cotés pour parvenir à un changement.
Mais pour commencer, des femmes agissent déjà à ce sujet sans grand soutien depuis des lustres. D’autre part, en tant qu’homme, il me semble contre-productif et malsain de me focaliser comme trop souvent sur ce que les femmes devraient faire, ce qu’elles font bien ou mal. Nous n’agirons jamais à leur place et ne devrions pas le souhaiter... alors, au lieu de nous ériger en juges extérieurs, soucions nous d’abord de ce que nous pouvons faire nous-même. En tant qu’oppresseurs, il devrait même nous être, à certains égards, bien plus facile de casser ce système avec un peu de bonne volonté.

nicolu - dijon - janvier 03
(nicolu@@@no-log.org)

A lire :

Sur la domination masculine, le rapport à l’espace quotidien, les évolutions d’hommes qui ont cherché dans des expériences communautaires ou des groupes d’hommes à remettre en cause leur masculinité :
Du propre et du rangé - les hommes à la conquête de l’espace quotidien, Welzer-Lang et De Filiod
Violence et masculinité, Peter Jackson et Daniel Welzer-Lang
Sexual Politics, Kate Millet

Sur le militantisme masculin des années 1970 analysé par des féministes :
C’est terrible quand on y pense, ouvrage collectif

Une enquête sociologique et engagée sur la construction de l’identité masculine et les moyens d’y remédier :
La fabrication des mâles, Georges Falconnet et Nadine Lefaucheur, Seuil, 1975.

Courant alternatif numéro spécial "Libération sexuelle et émancipation sociale"

Sur les justifications idéologiques du pouvoir masculin et la naturalisation des femmes :
Sexe, race et pratique du pouvoir, l’idée de nature, Colette Guillaumin, coté-femmes, 1992.

Sur les liens entre la subversion de la sexualité patriarcale, l’émancipation individuelle et la révolution sociale :
La révolution sexuelle, Wilhelm Reich



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