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La mécanique des lettres

mis en ligne le 17 juin 2013 - Un homme de lettres anonyme

1.

On ne regardait plus les pendules, jamais. On était payés à la tâche,
c’est-à-dire qu’on avait une certaine quantité de courrier – variable selon les
jours – à distribuer, et qu’une fois ces sacs triés et distribués dans les
boîtes aux lettres, on pouvait partir, rentrer chez nous ou aller au bar.
Alors, on en avait passé des heures dans des troquets, au Télégraphe ou à La
Piscine. Tous ces vélos jaunes garés sur le trottoir et tous ces uniformes qui
picolaient des demis à onze heures du matin. Et les repas à trois euros à la
cantine, le restaurant inter-entreprises La Poste-France Télécom. Et les
collègues qui n’allaient pas à la cantine et qui restaient à picoler au
Télégraphe, parce que les coups en terrasse avec les copains c’est ça qui leur
permettait de tenir. Alors ils restaient là, et on les retrouvait au même
endroit une heure après. Et les pauses-cafés dans la nuit et le froid, déjà la
pause alors qu’il n’était que huit heures du matin et qu’il caillait, on se
mettait un peu à l’abri pour fumer une cigarette. Et la découverte des nouveaux
quartiers, les rues qu’on n’avait jamais prises avant et qu’on explorait
méthodiquement, boîte aux lettres par boîte aux lettres, maison par maison,
immeuble par immeuble, jusqu’à les connaître par cœur. Et la dame folle qui
nous poursuivait dans les rues chaque matin pour savoir si elle avait du
courrier, et on savait très bien qu’elle n’en recevait jamais. Et les
après-midis perdus à dormir quatre heures quand on s’était allongé pour une
sieste de vingt minutes, mais la fatigue accumulée avait pris le dessus.
Cotonneux, jusqu’au soir. Et les collègues sympas qui déboulaient de nulle part
pour nous aider à finir la distribution d’une tournée qu’on ne connaissait
pas ; on croyait être là encore pour une heure et avec leur aide en quinze
minutes c’était bouclé. Et les blagues les plus lourdes de la Terre racontées
en boucle, tous les matins, tous les jours, par les collègues les plus lourds
de la Terre, qu’on finissait par en rire d’entendre les mêmes mots tous les
matins. Et d’être touché par l’humanité de ces collègues, qui étaient aussi les
plus humains de la Terre. Et les chefs qui mettaient la pression sur les CDD la
veille des jours de grève, leur disant de bien venir le lendemain sous des
prétextes fantasques. Les chefs, les mêmes, un an plus tard, qui partaient en
dépression ou qui se faisaient muter dans un autre bureau sans prévenir
personne ni dire au revoir ; épuisés de jouer leur rôle de fusibles dans le
grand jeu de la privatisation postale.

2.

La Poste, c’est là où je travaille depuis cinq ans. Pas tout le temps : trois à
quatre mois par an, en CDD. Ça me va bien, j’y vais quand j’en ai besoin et le
reste du temps je fais ma vie. Ces trois mois-là, je bosse en ville, à vélo, et
je suis « rouleur », ça veut dire que je n’ai pas de tournée attitrée. Parfois
je distribue le même quartier un mois d’affilée, d’autres fois je fais trois
tournées différentes dans la semaine. Là c’est sport, surtout quand les chefs
oublient de me mettre une « doublure », un facteur qui connaît la tournée pour
me montrer le premier jour. Moi ça me va comme ça, je suis jeune, je n’ai pas
encore (trop) mal au dos, partir à l’aventure ça me convient. D’autant que le
matin, pour rattraper le temps que je perds à trier une tournée que je ne
connais pas, je suis dispensé de « TG ». De quoi ?

La journée du facteur, on peut la diviser en quatre parties.

D’abord, le matin, à 7h, le TG, pour Tri Général. Un camion livre toutes les
lettres qui sont destinées au bureau, qui ont toutes le même code postal, par
exemple 52330 (Colombey-les-deux-églises) ou 75014 (Paris XIVème). Les lettres
sont triées par les facteurs, celle-là elle est pour la tournée à Robert,
celle-là pour la tournée à Martine. 8h environ, chaque facteur trie sa tournée
avec les lettres du TG et celles des caissettes pré-triées par les machines.
« Il trie sa tournée », ça veut dire qu’il met les lettres dans l’ordre de la
tournée, 2, 4, 6 rue Machin, puis rue Truc, debout face à un casier en métal.
Ça s’appelle la mise en cases. Certains commencent par rentrer les grandes
lettres, d’autres les petites, d’autres les journaux ; habitudes personnelles.
Dans le tri de la tournée, il faut aussi enlever les lettres des gens qui ont
déménagé et qui ont demandé à ce que leur courrier les suive. Et ça, c’est
laborieux, il faut reprendre les lettres une à une en vérifiant les noms (sauf
quand on connaît la tournée par cœur : alors ces noms on les connaît et on
retire les lettres directement lors de la mise en cases). 9 ou 10h, on part en
tournée, en vélo, en scooter ou en voiture, on distribue le courrier dans les
boîtes et les recommandés en mains propres. Et pour finir, on rentre au bureau
« rendre les comptes », ramener les recommandés non distribués et le courrier
dont les destinataires ont déménagé. Alors, c’est la fin. Dans mon bureau ça
veut dire midi ou 13h selon les jours, et on peut aller manger.

Donc, moi, le boulot que je ne fais pas c’est le tri général, parce que j’en ai
bien assez à trier avec la tournée que je ne connais pas. Je mets deux fois
plus de temps qu’un facteur titulaire, surtout les premiers jours. Et parfois
j’ai besoin d’aide : quand on ne connaît pas la tournée on est écrasé de
travail, car tous les réflexes de la tournée on ne les a pas. On va lentement.
On ne connaît pas les noms, on ne trouve pas les cases, il faut tout classer et
reclasser en se servant des listes ; au risque de galérer dans la rue si on a
mal préparé le courrier au bureau. Alors, pendant que les autres font le TG,
moi je commence déjà à trier ma tournée.

Mais, vous allez me dire, comment tu peux trier ta tournée si le TG n’est pas
terminé ? Quel courrier tu peux mettre en cases ? C’est simple : il y a le
courrier pré-trié par les machines. C’est du courrier qui ne passe pas au TG,
parce que l’adresse a été libellée bien proprement et qu’au centre de tri une
machine à lecture optique a placé la lettre dans la caissette correspondant à
ma tournée. Et ces caissettes-là arrivent le matin, avant le début du tri. Donc
le petit CDD a de quoi s’occuper pendant que ses collègues « passent au TG ».
L’innovation épatante d’il y a deux-trois ans, c’était le « TPD+ » : non
seulement les caissettes oranges qu’on reçoit sont triées par tournées, mais en
plus le courrier est classé dans l’ordre de la tournée. 2, 4, 6 rue Machin,
puis rue Truc, etc. C’est beaucoup plus rapide à trier, et il n’est pas besoin
de connaître la tournée par cœur depuis seize ans pour la rentrer correctement.

3.

La Poste, un service public qui marche bien. Le courrier arrive à temps, des
fois les colis se perdent (mais pas souvent), les timbres sont à un prix
raisonnable, le facteur passe tous les jours, en général il connaît les gens,
on peut discuter, etc. Mais... Mais. Il y a deux ans, en Une du journal : « La
Poste remplacera un départ à la retraite sur trois. Dans les prochaines années,
il y aura 4 000 embauches pour 12 000 départs à la retraite. » L’époque est aux
privatisations : couper en morceaux les entreprises publiques et vendre les
parties bénéficiaires au secteur privé. Au prix, souvent, d’une dégradation de
la qualité de service et de nombreux drames humains.

Octobre 2010, le gouvernement annonce le changement de statut de La Poste : de
service public, elle devient une entreprise à capital majoritairement détenu
par l’État. Postiers, militants de gauche, maires de petites communes,
syndicalistes, tout le monde se mobilise pour organiser un référendum
symbolique pour protester contre cette étape de la privatisation. Un an avant
déjà, il y a eu un mouvement de grève national. Mal préparé par les syndicats,
les postiers ne l’ont guère suivi. Dans mon bureau on était dégoûtés : ça avait
bien pris dans le département. Dans le bureau, même les CDD étaient en grève,
au grand dam de nos chefs (« Quand même, c’est pas pour ça qu’on les a
embauchés, tu comprends. »), on était prêts à continuer, mais au niveau
national ça n’avait pas suivi, alors après quelques jours, même les acharnés
ont repris le boulot, la tête basse, sachant que la bataille était perdue.

C’est pourtant une belle connerie que de laisser se privatiser cette belle
institution (et je ne suis pas enclin à dire du bien de beaucoup
d’institutions).

4.

Les abeilles butinent et la ruche bourdonne. Il faut ramasser, vite tout
ramasser, et tout ranger dans les alvéoles. Ramasser le courrier du TG, le
classer dans les cases de sa tournée. Chaque abeille fait son miel à sa
vitesse, mais le bourdonnement est incessant, les vannes fusent, les
discussions s’enchaînent. On bourdonne beaucoup à La Poste, et ça change
d’autres boulots que j’ai pu faire où on ne discutait pas, pas du tout. La
discussion fait partie du boulot de ces abeilles bleues et jaunes, discussion
avec les collègues au bureau, discussion avec les usagers dans la rue. Le
facteur, on lui cause, c’est comme ça. Ses petites vieilles l’attendent pour
lui parler. S’il n’était pas là, parleraient-elles encore à quelqu’un ?

C’est un fait : à La Poste on bourdonne beaucoup, et on est là pour ça. On
bourdonne avec le chef pour qu’il répare le vélo crevé, on bourdonne avec les
collègues autour de la machine à café. On bourdonne pour rendre du courrier mal
trié. On bourdonne au collègue qui a son casier juste en face de notre nez. On
bourdonne parce qu’il fait froid. Ou trop chaud. On bourdonne encore pour
demander des explications sur les réformes bureaucratiques incompréhensibles.
On bourdonne parce qu’il y a toujours des problèmes et des imprévus. On
bourdonne parce qu’on est ensemble.

Mes excuses aux muets, mais pour moi le métier de facteur est un métier de
paroles autant que de gestes. Que seraient les abeilles sans leur
bourdonnement ?

5.

« — Et alors, cette machine, elle te fait le boulot de cinquante bonshommes ! »

À la cantine avec Léa. La fatigue nous tombait sur la gueule, mais ça nous a
fait du bien de manger après six heures de boulot à fond la caisse. Le type qui
est venu s’asseoir à côté de nous, c’est un facteur aussi, mais on ne le
connaissait pas, juste de vue : il bosse dans un autre bureau. On a un peu
discuté et dans la conversation, il nous a parlé de la « TTF », une machine
incroyable. C’est la « trieuse par tournée de facteur ». Elle trie cinquante
tournées à la fois. Elle met les lettres dans l’ordre, elle regarde si les gens
ont déménagé et elle enlève les réexpéditions. Quand le facteur arrive, il n’a
plus qu’à prendre le courrier dans chaque case et l’emmener en tournée, dans
l’ordre. On gagne la moitié du temps sur l’ancienne journée du facteur.

TTF, TPD+, machines de tri : on remplace du travail humain par du travail
mécanique. Et alors, me direz-vous ? Ça doit pas être bien épanouissant de
trier des lettres devant un casier en métal. Oui, c’est vrai. Et c’est pas
vrai.

C’est vrai parce que des fois, toutes ces factures et ces publicités envoyées
par des inconnus à d’autres inconnus, on n’en a rien à secouer et qu’on
préférerait aller se recoucher. Parce que les collègues sont fatigants avec
leurs blagues nulles. Parce qu’on fait un peu un travail de robots.

Et c’est pas vrai, parce que c’est là où on bosse, où on a des collègues, où on
rencontre des gens. Parce que tous ces moments où on fait des choses
répétitives, on en profite pour discuter. C’est pas vrai parce que de temps en
temps on sauve une carte postale mal adressée. Parce qu’un facteur qui trie sa
tournée avant de la distribuer, c’est pas la même chose qu’un intérimaire qui
distribue des sacs pré-triés par une machine. Franchement, moi j’en ai
distribué, des tournées préparées en partie par des collègues qui étaient venus
m’aider. Et bien on est vite paumé, c’est la surprise perpétuelle, et pas
toujours agréable : Sandra groupe les lettres par rue, Jérémy par panneau de
boîtes aux lettres. Roger fait des marques au stylo sur les enveloppes. Marlène
met les grosses enveloppes dessus, Michelle dessous, alors que moi j’ai
l’habitude de les classer par nom. Alors quand trois collègues différents
viennent m’aider à préparer mes liasses de courrier sur une tournée que je ne
connais pas, c’est chaotique !

C’est pas vrai, finalement, parce qu’on est humains et qu’on a besoin de
s’impliquer dans notre travail pour le supporter. Elle est belle, l’utopie de
déléguer tout ce qui est pénible à des machines. Mais enfin, le jour où les
machines feront le tri des lettres, distribueront le courrier les jours où il
fait froid, torcheront les gosses, feront la bouffe les jours où on est
fatigués ; le jour où on pourra se téléporter d’un point à un autre au lieu de
voyager ; le jour où on pourra communiquer parfaitement avec les autres,
24h/24, au lieu de penser toute la nuit à ce qu’on leur dira demain ; le jour
où les machines assureront le quotidien, je crois bien que la vie n’aura plus
exactement la même saveur.

En sortant de la cantine, on en recause, avec Léa. Elle me dit que quand même,
c’est bien pratique le TPD+, et que c’est vraiment du boulot de con de trier le
courrier, vraiment sans intérêt, qu’il y a des collègues qui ont des problèmes
d’articulation au coude à force de trier, et que si des machines, TTF ou
autres, peuvent faire ce boulot, c’est tant mieux. Et moi je dis qu’il ne faut
pas laisser les automates prendre le travail des humains, et que si on en est
là c’est qu’on s’est déjà laissé imposer un travail de robots. Quand on vit
dans une société déshumanisée, tôt ou tard on est remplacé par des machines.

6.

DSEM, Direction du Support Et de la Maintenance ; DSIIC, Direction du Système
d’Information et de l’Informatique du Courrier ; DTC, Direction Technique du
Courrier ; DTC/DPR, Direction du Pilotage et des Ressources ; DTC/DAOP,
Direction de l’Assistance aux Organisations de la Production ; DTC/DSCN,
Direction des Solutions Clients et de la Normalisation du courrier ; DTC/DMOE,
Direction de la Maintenance et l’Optimisation des Équipements ; DTC/D2IS,
Direction du Déploiement de l’Immobilier, des Infrastructures et du Support ;
DTC/DMRE, Direction de Matériel Roulant et des Équipements de distribution ;
DOTC, Direction Opérationnelle Territoriale Courrier ; CTC, Centre de
Traitement du Courrier ; PIC, Plate-forme Industrielle du Courrier ; PPDC,
Plate-Forme de Préparation et de Distribution du Courrier ; PDC, Plate-Forme de
Distribution du Courrier ; AMI, Antenne de Maintenance Industrielle ; MTI,
Machine de Tri Industriel ; MTP, Machine de Tri Préparatoire ; TTF, Machine Tri
Tournée Facteur ; RTI, Responsable Technique et Informatique ; GZI,
Gestionnaire de Zone Immobilière ; AT, Animateur Technique ; TM, Technicien de
Maintenance ; AM, Agent de Maintenance ; PFT, Performance des Fonctions
Transverses ; CQC, Cap Qualité Courrier ; SI, Système d’Information ; TAE,
Traitement Automatisé de l’Enveloppe ; OPTIMUM, Organisation du Poste de
Travail Industriel et Maîtrise de l’Utilisation des Machines ; TCD, Tri Complet
Distribution ; COLOSI, COrrespondant LOcal Système d’Information ; BRASMA,
Bonjour Regard Attention Sourire Merci Au revoir.

7.

« — Moi, je signerai jamais de CDI ! »

Lionel, des années dans la dèche à Paris et à Grenoble avant d’embaucher à La
Poste en même temps que moi, il y a quatre ans. Un peu zonard, un peu fêtard,
son parcours ne l’avait pas préparé à ça, mais il avait finalement signé un
CDI, tandis que moi je refusais. Depuis, il s’est syndiqué à FO, et s’est fait
élire délégué du personnel. Des choix individuels que je n’ai pas fait, restant
en CDD, m’estimant incapable de travailler à temps plein et de penser à mon
boulot dans mon temps libre. « Tu as choisi la liberté », m’avait dit un jour
le chef du bureau.

Lionel, je le croise à la gare. Il travaille seulement l’après-midi en ce
moment, et moi, aujourd’hui je ne travaille pas. On décide d’aller manger à la
cantine. Le problème, me dit-il, c’est que les gains de productivité produits
par les machines ne vont pas au bon endroit. Les machines, ce serait pas mal si
c’était pas pour casser l’emploi. Mais alors là, je ne comprends plus. Dans une
organisation capitaliste, à quoi peuvent bien servir les machines si ce n’est à
casser l’emploi ? Il y a des gens qui sont payés pour les concevoir et les
fabriquer, à la Direction Nationale de la Recherche Technologique. C’est que La
Poste espère augmenter la productivité et se rattraper sur la masse salariale,
non ? Dans l’absolu, ça pourrait être pour améliorer les conditions de travail,
mais en réalité c’est pour remplacer du travail humain par du travail
mécanique. En priorité les tâches simples. Ça s’appelle « déqualifier le
travail ». Quand un métier auparavant complexe est décomposé par les services
techniques de l’entreprise, qui analysent chaque détail de chaque geste, et
qu’à la fin on créé de nouvelles positions de travail qui rationalisent
l’ancien métier. Tout le savoir ouvrier autonome a été digéré par
l’organisation du travail, et c’est le technicien qui apprend à l’ouvrier à
faire son boulot. Bien souvent ça passe, parce qu’on a mis un nouveau salarié à
la place de l’ancien, qui n’a pas connu « avant ».

Alors Lionel, voilà ce que je te réponds : oui, il y a un problème avec la
répartition des « gains de productivité ». Mais il y a aussi un problème avec
comment la machine transforme le métier, car nous ne sommes pas dans l’absolu,
mais dans la réalité. Quand ton métier c’est de distribuer du courrier trié par
une machine, ce n’est pas le même métier que de distribuer le courrier que tu
as toi‑même trié. Ça y ressemble. Surtout au début, ça y ressemble, et puis il
ne faut pas se mentir, quand le TDP+ est arrivé c’était vraiment classe. Ça
fait moins de taf, tout bénef’ ! Ensuite ça y ressemble de moins en moins, et à
un moment on se rend compte qu’on est devenu un assistant des machines, qui
reste là pour faire les tâches trop compliquées, pour réparer les machines, et
pour répondre aux questions des usagers (qui se sont eux-mêmes transformés en
clients).

8.

Un moment d’attention s’il vous plaît. Problème d’arithmétique. Sachant que les
entreprises et les administrations génèrent 90% du courrier et que les lettres
des particuliers aux entreprises et aux administrations représentent 6% du
trafic, combien de lettres d’amour le facteur distribue-t-il chaque jour ?

Je vous donne la réponse, tirée des statistiques de La Poste : le courrier
inter-particulier représente moins de 4% du trafic. Traduction : quand le
facteur s’approche de la boîte aux lettres, ce n’est pas pour y déposer
d’exotiques cartes postales, mais plus probablement le relevé de compte ou
l’avis d’échéance. Nous vivons dans le mythe du facteur qui transporte du
courrier manuscrit, mais dans la réalité la majorité du courrier est envoyé
automatiquement par les machines des administrations et des entreprises. Et
c’est pour cette raison que La Poste arrive si bien à le mécaniser.

Oublions l’arithmétique et rêvons un peu. Quand votre esprit vagabonde, à quoi
songez-vous ? Moi il m’arrive de rêver d’une société où les êtres humains se
seraient émancipés du joug du capitalisme, où les banques, les entreprises et
les administrations n’auraient plus leur place. Problème onirique : dans une
telle société, où il n’y aurait plus ni publicités ni factures, s’enverrait-on
encore autant de lettres ? Si la réponse est oui, lesquelles ? Et pour dire
quoi ? Si la réponse est non, le retour au Grand Service Postal de Papa et au
facteur de Tati – qui me semble être la réponse des syndicats à la
privatisation – a-t-il un sens ?

En fait, il y a bien un problème, mais il n’est ni arithmétique ni onirique.
Problème politique : quand d’un bout à l’autre de la chaîne tout est mécanisé,
les êtres humains sont-ils condamnés à devenir des maillons ; des variables
d’ajustement ; des citrons pressés ? À La Poste comme ailleurs, entre le
marteau des privatisations et l’enclume de l’informatisation, quelle place
reste-t-il à notre humanité martelée ?

9.

Claire avait un si beau sourire et une santé en acier. Lise était une cheffe
compétente et détestée. « Gros Tas » était un chef incompétent et détesté. Paul
chantait les chansons de Johnny sans connaître les paroles. Fred était
désinvolte dans son traitement du courrier parce qu’ « on s’en fout, c’est que
de la pub ». Michelle était gentille par devant et langue de vipère par
derrière. Jean, délégué syndical, avait disparu en devenant permanent syndical.
Édouard proposait toujours de remplacer les collègues grévistes. Astrid faisait
les collectes en CDD et voulait devenir infirmière. Marlène ne voulait jamais
qu’on dise de gros mots parce que ça plaisait pas au Bon Dieu. Thomas avait
toujours bien fait son travail jusqu’à ce qu’on lui rallonge sa tournée d’une
heure et demi et, depuis, déprimait sévèrement. Joëlle était très pro et
bossait à mi-temps. Alexandra faisait des remplacements et riait tout le temps.
Rémi avait été promu conseiller financier. Camille parlait tout le temps
d’écologie et n’arrivait pas à boucler les fins de mois avec ses deux gamins.
Jo ne savait plus s’il était un ouvrier avec des goûts culturels d’intellectuel
ou un intellectuel en immersion en milieu ouvrier. Noéline s’était battue
jusqu’à en pleurer pour être embauchée en CDI. Tony attendait la retraite en
fumant des Gauloises. Max concevait des logiciels pour améliorer son taf
pendant ses jours de repos. Léa était perpétuellement charriée par ses
collègues à propos de son copain, parce que tous rêvaient de la séduire.
William, très sympa mais complètement blasé. Georges, imbuvable. Pierre, trente
ans de boîte et toujours aussi lent.

10.

Aux temps jadis, les ouvriers livrèrent une belle et grande bataille, la
bataille d’un siècle.

La révolte luddite s’est livrée de 1770 à 1870 environ. Les tisserands viennois
qui jetaient les métiers à tisser mécaniques dans le Rhône en 1820, les
typographes qui opposaient une résistance farouche à la volonté des patrons de
comprendre comment ils bossaient. Dans toute l’Europe, pendant un siècle,
ouvriers et artisans ont lutté par milliers pour préserver leur autonomie
contre le pouvoir des techniciens : le capitalisme industriel naissant voulait
transformer les paysans en ouvriers, puis enfermer les ouvriers qui
travaillaient à façon dans les fabriques et les usines. Le travail, qui
constituait la vie des paysans et des artisans, était jusqu’alors enchâssé dans
une vie sociale plus large ; avec l’usine, le travail s’est séparé des autres
activités : dès lors, le prolétariat va bosser à l’usine, et la rétribution
qu’il en retire est pécuniaire. Le travail s’autonomise des autres activités,
et les communautés humaines perdent leur autonomie pour les décisions
collectives. C’est contre cette perte que les luddites se battaient.

Perdue, la bataille. Refoulée des mémoires. Oubliée. Escamotée. Enterrée.
Tabou. Secret ! Verboten ! On n’y touche pas sinon tout saute. On prétend même
ne pas l’avoir perdue, qu’il n’y a pas eu de bataille et que les ouvriers ont
toujours rêvé d’iPhones, de téléphones portables, de TTF, de TPD+, de DOTC, et
que l’Innovation c’est le sens de l’Histoire. On se fait croire beaucoup de
choses pour oublier une défaite.

Depuis, le mouvement ouvrier se bat sur le terrain syndical : temps de travail,
rémunération, avantages sociaux, FO (le syndicat qu’il vous faut). Depuis, il
prétend que peu importent les moyens de production, l’important c’est à qui ils
appartiennent. On gagnerait pourtant à étudier l’Histoire et à se remettre à
rêver collectivement. À tisser ensemble la critique de la propriété des moyens
de production et la critique des moyens de production eux-mêmes. La lutte pour
la répartition des richesses et la lutte pour la qualité des richesses
produites. Parce que si, comme les syndicats, on se bagarre juste sur la
répartition des gains de productivité de l’automation, on se condamne à rester
des prolétaires. Si on lutte seulement contre la privatisation de La Poste sans
prendre en compte l’automation, on reproduit les erreurs du mouvement ouvrier,
qui a choisi l’intégration au capitalisme. Alors je m’intéresse au passé, parce
que je rêve d’un autre futur.

Est-ce la même chose d’être facteur que d’être un opérateur de l’Usine La
Poste, distribuant le courrier préparé par des machines dans un lointain centre
de tri, pardon, une Plate-forme Industrielle Courrier (PIC) ? Pour se battre
« contre la casse du métier de facteur » (le mot d’ordre des syndicats), encore
faut-il avoir un « métier » à défendre, et pas seulement un « taf ». Le
facteur, c’est quelqu’un qui connaît les gens par leur nom, qui rend des
services. C’est important d’être en contact avec les collègues, et avec les
usagers. On ne veut pas être de simples distributeurs de pub mais connaître les
tournées et les gens. Tout simplement : on veut continuer à exercer un métier
utile qui repose sur la parole. On veut continuer à bourdonner. Si on veut bien
que les machines nous simplifient la vie, on ne veut pas devenir leurs
esclaves. Dans une organisation du travail sur laquelle les salariés n’ont
aucune prise (à La Poste, comme dans toute entreprise capitaliste), les
innovations technologiques sont globalement tournées contre les salariés.

Robotiser, automatiser, informatiser, c’est considérer les activités
productives comme une corvée, vouloir s’en débarrasser en réduisant la quantité
de travail nécessaire. Or, ne serait-il pas plus logique d’admettre que
certains métiers sont nécessaires (oui, on veut recevoir notre courrier tous
les jours, quel qu’il soit) et que pour les exercer on veut les inscrire dans
d’autres choses afin qu’ils ne soient pas vécus comme des corvées ? Quand on
voit le sens de son travail, qu’on trouve le moyen de s’y impliquer, d’y mettre
de soi, c’est ça qui le rend supportable. Et je dis que le métier de facteur
fait partie de ces activités qu’il faut conserver, donc qu’il faut rendre
supportables. Qu’il faut enchâsser dans le social.

De la privatisation et de l’automation, du mouvement du Capital et de celui de
la Technologie, je ne sais pas lequel est l’œuf et lequel est la poule. Mais on
ne peut pas faire comme si l’un des deux n’avait aucune importance – en
particulier si on se veut « révolutionnaire » ou « anticapitaliste ».

11.

Le métier de facteur, c’est celui que j’exerce. Mais je crois que ces questions
se retrouvent dans pas mal de métiers, qui sont de moins en moins des
« métiers », et de plus en plus des « tafs », des « jobs », des activités dont
on sent bien qu’elles nous sont extérieures et dans lesquelles il est compliqué
(voire peu souhaitable) d’y mettre du sien. Et moi-même je mets cette distance
en refusant de rentrer dans cette boîte, et d’y signer un CDI. Au point que ne
suis même pas sûr d’avoir vraiment un métier, tiraillé que je suis entre mille
passions.

Préserver une société du travail humain me semble primordial, parce que ce
n’est pas la même chose qu’une société du travail mécanique. Mais ça ne suffit
pas. On a laissé le travail prendre une drôle de place dans nos vies, une place
centrale qui écrase toutes les autres activités. Le travail salarié, c’est
cette contrainte qui fatigue les corps et pèse sur les esprits, et nous empêche
d’inventer d’autres mondes. Jusqu’à quand ?

Bibliographie indicative

  • Sur la Révolution industrielle et le mouvement luddite :
    • Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Gallimard-Le Seuil, 1988, Points, 2012.
    • Edward P. Thompson, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, La fabrique, 2004.
    • Collectif, Les luddites en France (résistance à l’industrialisation et à l’informatisation), L’Échappée, 2010.
  • Sur le travail à la Poste :
    • Thomas Barba, Le livre noir de la Poste, Jean-Claude Gawsewitch Éditeur, 2013.
    • Larabie, Front, Les Requins Marteaux, 2012.
  • Sur le travail et sa place dans la société moderne :
    • Matthieu Amiech et Julien Mattern, Le cauchemar de Don Quichotte, Climats, 2004.
    • Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1961.
    • Florent Gouget, « Le syndicalisme en question », dans Collectif, Métro, boulot, chimio, Le monde à l’envers, 2012.
    • Notes & morceaux choisis n°8, « Le travail mort-vivant », La Lenteur, 2008.
    • Offensive libertaire et sociale n°25, « Travail : quel sens ? », 2010.



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