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Société nucléaire

mis en ligne le 14 mars 2012 - Roger Belbéoch

Introduction

Il peut paraître à première vue étrange de republier cet article de 1990 tiré d’un dictionnaire de référence de « notions philosophiques ». Un tel ouvrage universitaire implique, on le sait, une langue et un ton de spécialiste, froid, distancié mais surtout prétendument neutre et non polémique. C’est en pastichant plus ou moins volontairement le style de l’objectivité que Roger Belbéoch, physicien anti-nucléaire décédé en décembre 2011, décrit la « société nucléaire » à la manière d’un anthropologue. Son contenu précis et synthétique justifie cependant de ne pas laisser ce texte s’empoussiérer dans les bibliothèques universitaires.

L’intérêt de ce texte est qu’il ne présente pas le nucléaire simplement comme une réaction physico-chimique ou une énergie, mais comme une organisation sociale. De sa mise en place au cœur de l’appareil militaire à l’ensemble des décisions qui sont prises à son sujet, le nucléaire est une affaire de puissance d’Etat. Ainsi, nous dit Belbéoch, l’industrie nucléaire ne peut être regardée comme une industrie comme les autres, car elle permet l’émergence d’un régime étatique spécifique. L’auteur égrène les différentes caractéristiques de la « société nucléaire » : la toute puissance des experts, le gouvernement par la statistique, la peur comme outil de gestion, la médicalisation généralisée, la militarisation, accompagnent la nucléarisation du monde.
Écrit peu de temps après Tchernobyl, ce texte est marqué par la gestion de cette catastrophe [1]. Dans un premier temps, ce sont des mensonges d’Etat sur les conséquences immédiates de l’accident et la mise en scène soviétique d’une guerre contre la radioactivité. Ensuite, la gestion internationale de populations crevant sur les territoires contaminés constitue très vite un vaste laboratoire scientifique et social pour l’ensemble des pays nucléarisés : des programmes internationaux sont mis en place pour envoyer des experts étudier l’évolution sanitaire des populations et leur imposer une « vie sous contrainte radiologique. » [2]
Avec la catastrophe de Tchernobyl s’est développée, en particulier en France, une « culture du risque » qui correspond à une phase historique de la gestion sociale du nucléaire dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Loin de nier la menace de la catastrophe, il s’agit de la faire accepter comme un phénomène naturel. Ce type de danger devient inévitable, de même que l’angoisse qu’il suscite : il faut donc apprendre à vivre avec, à y faire face de manière responsable et discipliné tout en réclamant protection aux Etats.

Il peut sembler réducteur de définir cette société uniquement par son rapport au nucléaire [3]. Les différentes caractéristiques de la « société nucléaire » sont celles de tout Etat moderne. Il ne s’agit pas d’une forme achevée de société mais de mécanismes à l’œuvre dans nos démocraties capitalistes et nucléarisées. L’exploitation des générations futures ou la quantification des vies humaines en valeur d’échange, évoquées dans ce texte, existaient bien avant l’avènement de la dite « société nucléaire ». Mais ces logiques sont poussées à l’extrême dans un Etat nucléarisé car le nucléaire nous projette dans une temporalité infinie : celle de la gestion des déchets et de la contamination. Ainsi, même en imaginant l’arrêt de toutes les centrales et installations militaires, nous sommes déjà dans une situation où l’on ne peut pas « sortir » du nucléaire, ni maintenant, ni dans vingt ans. Comprendre comment cette société s’est façonnée avec le nucléaire, particulièrement en France, est un élément central d’une critique sociale qui permettrait d’alimenter des luttes débarrassées du carcan de l’écologie.

Février 2012

SOCIÉTÉ NUCLÉAIRE

L’adoption de l’énergie nucléaire tant civile que militaire et sa mise en œuvre rapide se placent dans la logique du développement industriel. Elle mène cette logique jusqu’à un point limite qui confère à cette société certains caractères particuliers permettant de parler de société nucléaire. Que celle-ci s’instaure ou non dépend de forces antagonistes qui freinent ou accélèrent le processus. Nous analyserons succinctement les facteurs intervenant dans cette évolution. Dès sa première manifestation publique le 6 août 1945, l’énergie atomique fut présentée et perçue comme une « révolution scientifique », titre choisi par le journal Le Monde pour annoncer le bombardement et la destruction quasi totale d’Hiroshima. De vieux mythes furent immédiatement réactualisés. L’humanité voyait arriver l’ère de la maîtrise totale de l’énergie, inépuisable et bon marché lui assurant par là même la domination absolue de la nature. L’énergie, fondement de la société industrielle, prenait une dimension de caractère divin. Les savants devenus les grands prêtres proposaient des actions grandioses : raser le Mont-Blanc, assécher la Méditerranée après avoir comblé le détroit de Gibraltar, faire fondre la glace des calottes polaires, modifier les climats, etc. Il ne s’agissait pas là d’une action promotionnelle afin de mieux vendre ce nouveau procédé. Ce n’étaient pas des rêves d’ignorants mais des possibilités pour un futur très proche gagées par la parole des plus hautes sommités du monde scientifique. La belle simplicité de la formule d’Einstein E = mc2 transcrivant l’équivalence de la matière et de l’énergie faisait d’un kilogramme de matière une fabuleuse réserve d’énergie. Provenant de la disparition de la matière, l’énergie nucléaire ne pouvait être qu’une énergie propre. Quand certains scientifiques évoquaient la possibilité d’existence de résidus (le terme de déchets n’apparaîtra que bien plus tard), ils mentionnaient que de toute façon les produits ainsi créés seraient fort utiles à l’humanité. Il est intéressant de noter que le premier usage de cette énergie fut un acte de destruction et que les applications civiles proposées initialement étaient elles aussi des actes de destruction.

La méfiance du monde industriel. L’État promoteur de l’énergie nucléaire

L’industrie nucléaire s’est développée très rapidement, bien que le monde industriel demeurât méfiant et peu enthousiaste malgré les scientifiques les plus éminents qui en vantaient les propriétés merveilleuses.
L’intervention des scientifiques (à l’époque, on disait les savants) fut capitale pour convaincre les États de la nécessité de promouvoir cette industrie nouvelle. Ils quittèrent le domaine qui était traditionnellement le leur, la connaissance des mécanismes de la nature, pour celui de la maîtrise de la nature. Il en avait été de même au début de la guerre avec les bombes atomiques. L’initiative ne vint pas des militaires américains mais des savants qui durent persuader le président Roosevelt. Et pourtant la possibilité de fabriquer des bombes extraordinaires était bien connue. Un brevet avait même été déposé en 1939 par Frédéric Joliot-Curie et son équipe pour l’amélioration des explosifs.
A l’origine, l’énergie nucléaire semble prolonger le développement industriel du début du siècle. Cependant, une différence se manifeste d’emblée : les industriels laissèrent aux services de l’État la majeure partie, voire la totalité des responsabilités techniques et financières. Ils exigèrent des garanties importantes, refusant d’assumer leurs responsabilités en cas d’accident. Aux États-Unis, dès 1954, avant que ne soient engagés les premiers gros investissements, la Commission de l’énergie atomique faisait voter une loi (le Price Anderson Act) qui limitait la responsabilité civile des producteurs d’électricité nucléaire à 60 millions de dollars. Au-delà de cette somme, le gouvernement devait intervenir pour les indemnisations jusqu’à 500 millions de dollars. Cette loi, en principe votée pour dix ans, fut régulièrement reconduite. Même si les limites de responsabilité furent révisées en hausse, elles n’atteignirent jamais les limites prévisibles des accidents possibles, chaque accident nouveau faisant apparaître la possibilité d’accidents bien plus graves que ceux envisagés auparavant. C’était la première fois que la responsabilité civile d’une entreprise privée était légalement limitée et relayée par la prise en charge de l’État.
En France, l’État prit à sa charge la totalité des dépenses, garantissant aux industriels la rentabilité des investissements indépendamment des conjonctures économiques. Les industriels devinrent de simples sous-traitants sans responsabilité, placés sous la tutelle de certains organismes spécialisés de l’État. La structure particulièrement centralisée de l’État français, la formation de ses cadres techniques et de ceux de la grande industrie par le système des grandes écoles (Polytechnique), l’existence des corps d’ingénieurs (corps des Mines), furent des éléments exceptionnellement favorables à la mise en place de cette technobureaucratie nucléaire dirigeante qui dès l’origine s’est placée totalement en dehors de tout contrôle politique ou démocratique. De plus, le mythe du progrès, traditionnellement très fort en France (siècle des Lumières, Révolution française, les grandes figures scientifiques du XIXe siècle et du début du XXe siècle), contribua à donner à ces organismes tout-puissants de l’État une justification idéologique, voire morale, très largement acceptée par la population. Après la phase initiale de promotion, l’État accéléra son emprise sur l’industrie nucléaire. C’était inéluctable compte tenu des dangers très grands de cette nouvelle industrie. Il n’était pas possible de laisser à des entreprises privées des initiatives qui pouvaient être redoutables. Ce sont ces dangers qui vont donner son originalité à la société nucléaire.

Les dangers de l’industrie nucléaire

Si les promoteurs de l’industrie nucléaire ont réalisé assez rapidement l’importance des difficultés techniques de la production d’énergie à bas prix, ils ne prirent réellement et pleinement conscience des dangers que très progressivement au fur et à mesure qu’incidents et accidents se produisaient. L’évolution n’est certainement pas encore terminée. Au départ, les dangers semblaient très faibles et les experts étaient persuadés que l’industrie nucléaire pouvait être l’activité la moins dangereuse du monde moderne pourvu que l’état exerce son contrôle afin qu’à chaque niveau d’exécution le travail soit effectué correctement. Il suffisait en somme de faire respecter strictement quelques règles simples pour que la sûreté soit assurée. Cela ne devait pas entraîner des coûts supplémentaires très importants. Cette certitude fut ébranlée assez rapidement, entraînant une multiplication des normes de construction et d’exploitation avec pour conséquence une gestion plus lourde et bureaucratisée. La sûreté nucléaire, en devenant compliquée et coûteuse, perdait beaucoup de crédibilité non seulement dans la population mais également chez certains responsables du pouvoir politique. Il fallut bien admettre officiellement que la sûreté totale et absolue ne peut exister.

1. l’évaluation probabiliste des risques nucléaires

L’approche probabiliste de la sûreté nucléaire fut développée pour réduire les contraintes d’une conception strictement déterministe qui aurait exigé la prise en compte de tout événement physiquement possible pour le dimensionnement des installations. L’adoption d’une sûreté probabiliste permettait de réduire des exigences fort coûteuses, voire impossibles à satisfaire, tout en garantissant une protection suffisante. De toute façon certains événements particulièrement graves ne pouvaient être pris en compte, aucune parade n’existant pour les gérer correctement (ils sont dits « hors dimensionnement »). Leur probabilité d’occurrence fut calculée. Les accidents qui en résultaient étaient déclarés « très peu probables » et évacués des préoccupations des constructeurs. Le « peu probable » fut assez rapidement assimilé à « l’impossible » !
La conception probabiliste fut étendue à un grand nombre d’accidents industriels et aux catastrophes naturelles. Dans l’échelle ainsi établie, l’énergie nucléaire apparaissait anodine et les frayeurs issues de l’irrationalité populaire injustifiées. De nombreuses critiques furent faites à la méthodologie de la sûreté probabiliste, mais les promoteurs nucléaires n’en tinrent pas compte et d’énormes moyens de propagande furent mis en œuvre pour vaincre la méfiance de la population. Le consensus n’a finalement été obtenu qu’au prix d’une importante campagne publicitaire à laquelle les institutions médicales ont apporte leur aide.

2. le coût social et l’ "acceptabilité" des risques nucléaires

Les concepts d’acceptabilité et d’analyse coût/bénéfice ont été développés dans les années 70. Ils concernaient essentiellement la protection du personnel et de la population dans le cadre d’un fonctionnement normal des installations nucléaires. En fait, ils restèrent au niveau théorique sans réelle application quantitative concrète. Ils servaient à donner une justification sociale et morale au système de radioprotection. L’acceptabilité, qui se fondait sur un coût extrêmement faible, voire inexistant, s’appliquait essentiellement aux individus. L’accident de Three Mile Island (EU) en 1979 fit perdre beaucoup de crédibilité à l’approche probabiliste de la sûreté et mit en évidence que les accidents nucléaires pouvaient avoir des conséquences importantes. Le désastre de Tchernobyl amplifie encore ce phénomène. L’acceptabilité de l´énergie nucléaire doit désormais prendre en compte le coût social des accidents. L’argumentation concernant l’acceptabilité est assez simpliste : le risque fait partie de la vie et lui est organiquement lié. Il est naturel. Toute activité humaine qui apporte un bienfait à la société a en contrepartie un certain coût. L’énergie nucléaire n’échappe pas à ce principe. L’évaluation de son coût social ne pouvant être faite par l’ensemble du corps social, elle est du ressort des experts. Pour eux, ce coût est bien inférieur à celui des autres sources d’énergie. L’énergie nucléaire devient ainsi automatiquement acceptable sans que ceux qui sont censés l’accepter aient besoin d’être consultés. On nous révèle maintenant que le charbon et le fuel ont eu un coût social élevé et que des générations d’ouvriers furent sacrifiées dans les mines. Grâce à l’énergie nucléaire, la société peut se racheter de ses fautes passées. Les préjudices (le détriment, comme disent les experts) que peut engendrer l’énergie nucléaire sont très variés. Ils concernent des populations diverses : les travailleurs des installations nucléaires, les populations du voisinage soumises aux rejets radioactifs « normaux », les populations de tout un pays, voire d’un continent, soumises à des contaminations post-accidentelles. Il peut s’agir de productions agricoles non consommables, de l’alimentation en eau de grandes villes ou de zones fortement urbanisées compromise par une contamination radioactive importante. On doit envisager la neutralisation éventuelle de territoires s’étendant sur des milliers de kilomètres carrés. Les préjudices sur la santé peuvent être un accroissement de mortalité par leucémies et cancers, une aggravation de la morbidité, en particulier pour les enfants issus de fœtus irradiés (maladies d’origine thyroïdienne, retards de développement mental et moteur, etc.). On doit tenir compte du coût de l’aggravation du « fardeau génétique » qui s’exprimera tout au long des générations futures par une augmentation des tares génétiques. Enfin il faut aussi tenir compte des contraintes que la gestion de nos déchets nucléaires fera peser sur notre descendance pendant des milliers d’années.

3. le rationnel et l’irrationnel

La seule unité « rationnelle » pour évaluer toutes ces composantes du détriment c’est l’argent. Des experts travaillent sur ce problème pour tenter d’évaluer « rationnellement » le prix d’une vie humaine, d’une maladie handicapante ! Mais comment résoudre des équations du type : enfant mongolien + argent = enfant normal. Cette attitude « rationnelle » des promoteurs de l’industrie nucléaire conduit à considérer la vie des individus comme un bien de consommation sociale, une simple valeur d’échange. Dans cette perspective, il est parfaitement cohérent d’implanter usines dangereuses et centres de stockage des déchets dans les pays sous-développés où la valeur d’échange de la vie est très faible. Dénuer tout sens à une valeur d’usage de la vie au profit d’une valeur d’échange purement comptable, abstraite, immatérielle est l’extrême limite de la postmodernité.
Doit-on inclure dans les préjudices l’angoisse que de telles analyses peuvent engendrer ? L’angoisse, la peur, les principes élémentaires de la moralité sous leurs diverses formes d’expression sont systématiquement dévalorisés. Il s’agit pour les experts d’attitudes irrationnelles primitives tout à fait incongrues dans notre vie moderne. Mais, si « toute culture est une culture de la vie, au double sens où la vie constitue à la fois le sujet de cette culture et son objet » (Michel Henry, La Barbarie), ces attitudes primitives sont loin d’être dénuées d’un sens raisonnable. Le couple rationnel/irrationnel est ainsi totalement inversé. Il en est de même du couple objectif/subjectif. Le rationnel et l’objectif, chez les experts qui se chargent de notre protection, ne sont finalement qu’une manipulation abstraite de concepts arbitrairement détachés des objets qu’ils sont censés représenter et surtout absolument étrangers à la vie, à notre vie. Adorno, dans Minima Moralia, a bien décrit l’attitude de ces experts dans leur démarche rationnelle : « Et ce qu’ils nomment “subjectif”, c’est ce qui déjoue les apparences, qui s’engage dans une expérience spécifique de la chose, se débarrasse des idées reçues la concernant et préfère la relation à l’objet lui-même au lieu de s’en tenir à l’avis de la majorité, de ceux qui ne regardent même pas et a fortiori ne pensent pas ledit objet : en somme l’objectif. »

4. les dimensions planétaires des risques nucléaires

Certains aspects développés précédemment n’appartiennent pas exclusivement à l’industrie nucléaire, mais l’énergie nucléaire est spécifique en ce qu’elle introduit des dangers considérables sur une échelle bien plus grande. Tout d’abord, l’espace concerné par les catastrophes est à une dimension jamais envisagée jusqu’à présent pour les autres industries ; il peut s’agir d’un pays entier, d’un continent, voire de la planète dans sa totalité. De plus, les agressions de l’énergie nucléaire se placent dans une échelle de durée difficile à imaginer, des siècles pour les contaminations par des radioéléments à vie moyenne. Ainsi, l’activité du césium 137 dispersé en Europe par le réacteur de Tchernobyl n’aura décru d’un facteur 1 000 que dans 300 ans ! Pour des éléments à durée de vie longue comme le plutonium, leur activité demeurera significative pendant des centaines de millénaires !
Il en est de même pour les déchets radioactifs provenant du fonctionnement normal des installations nucléaires. Le problème de leur stockage fut totalement ignoré pendant la période de promotion de cette énergie nouvelle. Quand il ne fut plus possible de l’ignorer, on l’escamota, tout simplement. Des évaluations fantaisistes conduisaient à des volumes de déchets extrêmement faibles, donc aisément gérables. En réalité, ils sont produits en grande quantité et, compte tenu de la durée du stockage, leur accumulation continuera tant que l’énergie nucléaire sera utilisée. Après une dizaine d’années d’exploitation industrielle de l’énergie nucléaire, le stock de déchets pose déjà de réels problèmes. Qu’en sera-t-il dans une centaine d’années ? On lorgne avec avidité les déserts d’Afrique ou d’Asie pour se débarrasser de ces indésirables résidus toxiques et encombrants. Des savants honorables nous avaient garanti que la science était parfaitement capable de faire disparaître ces déchets et des solutions étaient avancées : enfouissage sous les calottes polaires, envoi dans le soleil, transmutation des éléments à vie longue dans les réacteurs nucléaires, enfouissage entre les plaques du manteau terrestre, etc. Ce n’était en réalité que des rêveries de songe-creux. Ces scientifiques cautionnèrent une entreprise de publicité mensongère ! C’est bien chez eux qu’on trouve la meilleure expression de l’irrationalité moderne. L’évaluation de l’impact sanitaire dans ces conditions ne porte plus sur quelques individus ou groupes d’individus mais sur l’humanité entière, actuelle et future. Évaluer la survie de l’humanité en termes probabilistes de la théorie des jeux, gagner des paris en relevant des défis, telles sont les composantes du fondement de la culture nucléaire.

Vivre avec les catastrophes

L’optimisme du monde moderne se manifeste d’une façon éclatante dans le domaine nucléaire. Il s’est développé essentiellement en trois phases : 1) au départ, c’était : il n’y a strictement aucun danger, 2) au cours du temps, des dangers apparaissent mais la science et la technique seront capables de les maîtriser, 3) finalement, il faut les considérer comme naturels et vivre avec car ils ne sont pas maîtrisables. L’ampleur des catastrophes et la gestion des déchets sont les aspects fondamentaux de l’industrie nucléaire qui introduisent des valeurs nouvelles dans la morale publique de la société.

1. la médecine de catastrophe et les fortes doses de rayonnement

Les effets du rayonnement sur les hommes sont de deux types. Pour des doses d’irradiation très fortes, les effets sont rapides (de quelques heures à quelques semaines). Si l’irradiation dépasse certains niveaux, la mort est assurée, quoi qu’on fasse. Cela concerne surtout les intervenants rapprochés sur des installations en détresse. Il est possible aussi, en cas de conditions météorologiques particulières, que des populations entières soient touchées. Cela aurait été le cas à Tchernobyl si au moment de la catastrophe il avait plu dans la région, ce qui aurait impliqué des dizaines de milliers de personnes. De telles situations sont maintenant rationnellement envisagées par les autorités « responsables ». Une nouvelle branche de la médecine, la médecine de catastrophe, a été créée où les accidents majeurs nucléaires figurent en bonne place. Sa première tâche consiste à « trier » les victimes. Il est inutile de consacrer des efforts importants à des victimes dont la probabilité de survie est très faible. Pour elles, il suffit de les aider à mourir. L’ensemble des moyens dont on peut disposer devra être réservé en priorité aux individus qui ont une certaine chance de survie. Il y a là une rupture assez nette entre l’éthique traditionnelle du corps médical et ces nouvelles valeurs fondées sur une stricte « rationalité » signe d’efficacité. L’autre volet de ces catastrophes est l’obligation de disposer d’une équipe de travailleurs destinée à limiter l’ampleur du désastre. La Commission internationale de protection radiologique, qui sert généralement de couverture scientifique et morale aux promoteurs de l’industrie nucléaire, recommandait en 1977 que dans les cas d’urgence il ne fallait faire appel qu’à des volontaires parfaitement informés des dangers qu’ils auraient à affronter. La société nucléaire arrivera-t-elle à susciter dans la population ce corps de héros d’un nouveau type dont elle a besoin ? Si ce n’est pas possible, ce qui est vraisemblable, la nécessité d’un tel corps subsiste et il faudra bien obliger certains à se « sacrifier »... La société nucléaire doit pouvoir disposer en permanence de ces héros qui défendront les intérêts de l’humanité. Autrefois, les héros ne défendaient que les intérêts de la nation et ils n’étaient nécessaires qu’en période de tension guerrière ! La militarisation de la vie civile devient indispensable.

2. la mort statistique et les faibles doses de rayonnement

Les « faibles doses » de rayonnement concernent de multiples domaines. Pour certains d’entre eux, elles n’introduisent pas un changement d’échelle par rapport aux dangers et aux pollutions industrielles, même si elles ont certainement des effets plus nocifs qui ont été systématiquement sous-estimés jusqu’à présent. C’est le cas des travailleurs de l’industrie nucléaire (en situation non catastrophique) et des populations vivant au voisinage des installations nucléaires et baignant dans les rejets normaux, y compris ceux provenant d’accidents mineurs. En revanche, les faibles doses de rayonnement donnent à la pollution industrielle des dimensions nouvelles par la contamination radioactive planétaire en cas de désastre nucléaire et, même sans catastrophe, par le stockage à long terme, éternel, des déchets du fonctionnement normal de l’industrie nucléaire.
Les effets biologiques du rayonnement aux faibles doses ne sont pas immédiats. Ils sont différés de quelques années pour les leucémies, de quelques dizaines d’années pour les autres tumeurs cancéreuses, plus longtemps encore s’il s’agit des effets génétiques qui affecteront nos descendants. Les cancers radio-induits sont totalement indiscernables des cancers habituels. Il en est de même des maladies génétiques qui seront induites dans les générations futures. Le dommage initial sur les cellules est un phénomène purement physico-chimique et est donc le même pour tous les individus. Par contre, l’expression clinique du cancer n’apparaît pas de façon identique et uniforme chez des personnes exposées à la même irradiation. De nombreux facteurs interviennent : le sexe, l’âge, l’état immunitaire, etc. Effectuer des suivis médicaux sur des individus isolés pour mettre en évidence les effets des faibles doses de rayonnement n’a aucun sens. Seule est valable une étude statistique sur des groupes importants, à condition qu’elle porte sur un temps très long. Cela est, bien sûr, hors de portée des citoyens et ne peut être fait que par des agences contrôlées par les États. Les données statistiques de mortalité deviennent un matériau stratégique important pour la gestion d’une société nucléaire. Il est réaliste d’exiger des mesures sérieuses dans et hors des installations nucléaires, d’exiger des mesures précises des rejets de produits radioactifs dans l’environnement, d’exiger des examens médicaux fréquents (formule sanguine, analyse de moelle, anthropogammamétrie...), d’exiger qu’on nous mette en fiche dès notre naissance et même avant, d’exiger une autopsie après la mort afin de connaître la charge corporelle de certains radioéléments comme le plutonium... Cela, bien évidemment, ne nous protégera pas du danger. Mais quand nous serons tous morts les statisticiens pourront connaître les risques que nous avons subis. Après avoir scruté de cette façon plusieurs générations, il sera possible de savoir si le pari nucléaire a été gagné ! Ces risques statistiques ne sont pas directement perceptibles par les individus. Quelques considérations mathématiques assez simples montrent qu’une population soumise à un risque important peut ne pas en prendre conscience. Seuls des experts le mettront éventuellement en évidence. Cela est profondément choquant car nous ne pouvons nous rendre compte d’effets considérables nous concernant directement. Notre propre mort et celle de nos amis nous échappent, bien qu’elles soient statistiquement programmées. Pour les promoteurs de l’industrie nucléaire, toutes ces considérations ne sont que phantasmes et imagination en délire. Mais cette mort, bien que statistique, n’en est pas moins parfaitement réelle. C’est l’impôt silencieux du coût social de l’énergie nucléaire.

3. un eugénisme généralisé

Les faibles doses d’irradiation ont un autre effet vicieux. Les humains ne sont pas identiquement sensibles aux rayonnements. Ce sont les plus faibles qui d’une façon générale seront le plus fortement touchés. Les personnes ayant des défenses immunitaires amoindries verront plus facilement s’exprimer sous forme de cancers les dégâts que le rayonnement aura causés à leurs gènes. Il y a là un phénomène d’eugénisme généralisé qui se met en place sans qu’il y ait besoin d’en débattre dans un quelconque comité d’éthique médicale. Les rayonnements de l’industrie nucléaire renforceront l’effet de sélection naturelle que la médecine essaie d’entraver depuis quelque temps. Les fœtus qui donneraient vie à des enfants fragiles (et coûteux pour la société) seront peut-être, avec une irradiation additionnelle, éliminés par avortement spontané. Mais il est inévitable que le fardeau génétique augmente et que le nombre de malformations congénitales s’accroisse. II peut devenir « naturel », soit pour des raisons de coût social, soit pour des raisons humanitaires, de pratiquer le dépistage systématique avant la naissance des malformations congénitales et l’avortement thérapeutique obligatoire. Il pourrait être rationnel d’en arriver à la stérilisation des individus au fardeau génétique trop chargé. Tant que le nombre de malformations génétiques reste faible, ces problèmes peuvent être abordés du point de vue de l’éthique, mais, si la fréquence augmente et dépasse un certain seuil, les problèmes deviennent socio-économiques et la morale, quoi qu’on pense, devient une notion périmée. L’eugénisme hitlérien, s’il a finalement échoué, c’est peut-être qu’il n’était pas encore une « nécessité » sociale absolue et qu’il manquait de moyens pour se réaliser rationnellement. Du bricolage d’apprentis, en somme, et beaucoup trop en avance sur son temps.

L’exploitation du futur

La gestion du stockage des déchets a des implications logiques impossibles à ignorer et qu’il faut introduire dans le système de valeurs qui fonde la morale de la société nucléaire. Il s’agit d’un engagement pris pour les générations futures. Nous imposons à nos descendants des coûts qui risquent de s’avérer déterminants pour la société. La logique impérialiste du monde moderne atteint là son point culminant. Après avoir exploité les peuples colonisés, les paysans, les ouvriers, et dans l’impossibilité d’étendre encore son champ d’activité, le monde industriel s’est lancé dans l’exploitation des populations à venir. Là aussi le changement d’échelle de l’impérialisme moderne donne une dimension originale à la société nucléaire.
La gestion des déchets implique un niveau de connaissance technologique élevé. Seules les générations futures qui posséderont ce niveau de connaissance ont quelques chances de pouvoir gérer « au mieux » ces déchets. Les autres auront des taux de mortalité qui pourront être élevés sans savoir pourquoi, des générations maudites. La technologie dure impose sa permanence comme nécessité pour la survie des sociétés sans que celles-ci aient la possibilité d’en débattre et d’envisager éventuellement d’autres voies pour leurs civilisations. Comme les technocrates ont quand même un certain sens de leur responsabilité, ils ont abordé ce problème. Ils se sont inquiétés des conséquences possibles pour les sociétés futures. Ainsi, on a pu lire dans la très sérieuse revue scientifique américaine Science cette curieuse information (C. Holden, 1984) : « Le ministère de l’Énergie [du gouvernement américain] (...) avait demandé au Batelle Memorial Institute de proposer des moyens qui permettraient de mettre le public en garde et de l’éloigner [des dépôts de déchets nucléaires de haute activité] pendant des siècles, dans le cas où toutes les archives auraient été détruites, où barrières et signes auraient totalement disparu et où la langue anglaise elle-même aurait muté en de nouvelles formes étrangères. Une des « meilleures » solutions proposées consistait à inventer des mythes dans la filiation de la « malédiction des pharaons », qu’un « clergé atomique » pourrait perpétuer, le renouvellement de ce clergé se faisant par cooptation parmi les plus savants et les érudits !

Le risque technologique majeur et la gestion sociale des crises nucléaires

Le risque technologique majeur n’est pas une création de la société nucléaire. Il fait partie de la société industrielle moderne, mais l’énergie nucléaire, en élargissant considérablement son champ d’action, lui donne véritablement son sens profond. Son élude relève d’une « science » nouvelle. Si en 1976 en Italie certains responsables de la santé s’interrogeaient pour savoir s’il fallait évacuer Milan après l’accident de Sévéso, dix ans plus tard autour de Tchernobyl c’est 135 000 personnes qui furent évacuées d’une région couvrant 300 000 hectares, en abandonnant définitivement tous leurs biens.
La décision des responsables soviétiques fut prise en moins de quarante-huit heures, ce qui, compte tenu des dangers que courait la population, est considéré comme un délai trop long. Déjà, pendant l’hiver 1957-1958, les Soviétiques avaient dû évacuer un territoire équivalent dans l’Oural à Kychtym, près d’un centre de stockage de déchets nucléaires. Les villages avaient été détruits pour dissuader les habitants de retourner chez eux malgré les interdictions officielles. Cette information a pu être gardée secrète pendant près de vingt ans grâce au manque de curiosité (ou à la complicité) des responsables occidentaux de la promotion nucléaire. Pour les autorités officielles, le risque majeur se définit plus par son impact médiatique et social, dont l’effet est immédiat, que par ses conséquences objectives. Ainsi l’orientation donnée à cette nouvelle « science » la pousse plus vers la gestion sociale des catastrophes que vers l’élimination des risques majeurs du champ du possible. Ces conceptions permettent d’envisager les catastrophes comme des événements parfaitement « maîtrisables » même dans le cas où il est impossible d’intervenir efficacement sur les effets concrets !
Les problèmes posés par cette gestion sociale sont assez largement étudiés et les experts en la matière sont bien évidemment les spécialistes en communication. Pour eux, l’accident majeur ne peut pas se réduire à un fait objectivement mesurable sans laisser toute décision pertinente aux experts au détriment du pouvoir politique. Mais renoncer totalement aux évaluations objectives c’est laisser les gestionnaires à la merci des divagations et des phantasmes de la population. Dans un système démocratique, ce serait une attitude suicidaire. Ce que le pouvoir politique entend par gestion démocratique du risque majeur, c’est : non aux experts tout-puissants, oui au peuple dans la mesure où il aura été possible de le purger de son irrationalité et de ses phantasmes !
On nous apprend que nous vivons dans une société où le risque nul n’existe pas. Ainsi les risques technologiques majeurs deviennent des risques naturels majeurs ! Des considérations économiques sont évidemment sous-jacentes. La multiplication des contrôles et des normes pour réduire le risque accroît les coûts. Il n’est pas concevable dans nos sociétés modernes de lier des décisions économiques à une hiérarchisation des risques qui dépendrait de leur perception par les populations. La peur est une composante importante du risque majeur. La lutte contre la peur pourrait être la solution recherchée par ceux qui administrent la société. Elle entraînerait des dépenses bien moindres que la multiplication de normes contraignantes. Évacuer l’objectivité des accidents graves laisse par principe la peur sans objet. Supprimer la peur anéantit le risque lui-même. C’est un bel exemple d’attitude magique des experts objectifs.

La communication et le contrôle de l’information

L’information, ou plutôt le contrôle de l’information (ce qu’on désigne le plus souvent par la communication), est pour tous la clé de la gestion d’une crise majeure. A défaut de pouvoir intervenir objectivement sur les conséquences, il est important que les décisions prises pour la protection de la population soient acceptées par tous. Toute discordance entre les diverses sources d’information déclenche inévitablement une méfiance très dommageable pour la bonne application des décisions. Après l’accident de Three Mile Island, des responsables français avaient très fortement critiqué les autorités de sûreté américaines qui, à plusieurs reprises, avaient rendu publiques leurs difficultés à appréhender la situation. Pendant toute la durée de l’accident, les centres de décision furent mis sous écoute et le compte rendu de la totalité des discussions fut publié. Ce sont là des pratiques qui se sont révélées peu favorables à développer la confiance dans la population. Les autorités françaises préfèrent de loin les méthodes soviétiques. Les reproches adressés par les dirigeants français à leurs collègues soviétiques au moment de Tchernobyl visent le fait que les gouvernements n’ont pas été informés immédiatement de l’accident ; les événements devenaient alors difficiles à interpréter et source de controverse ce qui a finalement permis d’apprendre qu’un accident grave avait lieu. Récemment un syndicat mondial des producteurs d’électricité s’est créé. Des transmissions rapides d’information dans des canaux étanches deviendraient possibles sans qu’à aucun moment les populations soient averties. Les réactions irrationnelles difficiles à maîtriser seraient ainsi évitées. Il est encore trop tôt pour savoir si de tels organismes sont déjà viables. L’Agence internationale de l’énergie atomique (Vienne) mise en place pour promouvoir l’énergie nucléaire civile a vu récemment ses pouvoirs étendus à la gestion des crises accidentelles et pourrait jouer dans ce processus un rôle prépondérant. Signalons que la conférence tenue à Vienne en août 1986 sous les auspices de l’AIEA et réunissant les experts mondiaux pour analyser l’accident de Tchernobyl a eu lieu à huis clos sans que cela soulève la moindre protestation publique des journalistes.

La peur, frein ou moteur de la société nucléaire

La catastrophe nucléaire fut pendant longtemps un sujet tabou même au sein du mouvement écologiste. Pour des raisons de crédibilité, elle ne pouvait être évoquée par des gens raisonnables. L’accident de Three Mile Island, malgré sa gravité, ne renversa pas complètement cette tendance car ce ne fut qu’une catastrophe manquée. Évidemment, après Tchernobyl il ne peut plus être question d’occulter le problème sans accroître la peur, l’angoisse et les phantasmes dans la population, ce qui est objectivement beaucoup plus dangereux en termes de coût social que des cancers supplémentaires. La lutte contre la peur jusqu’à son éradication n’est guère réaliste et peut s’avérer insuffisamment bénéfique pour la société nucléaire. Entretenir une peur raisonnable pourrait être une solution envisageable par ses gestionnaires, à condition qu’en parallèle soit maintenu le mythe de la toute-puissance des experts. La population, méfiante, exigera la participation de contre-experts en qui, d’une façon assez mystérieuse, elle aurait confiance. Les discussions entre experts et contre-experts renforcent encore plus le sentiment de culpabilité de la population devant son ignorance et son incapacité à justifier « rationnellement » ses choix. Ainsi la peur engendrée par les dangers de catastrophe devient un moteur de développement dans l’extension de la société nucléaire par la démission qu’elle risque d’entraîner et par le renforcement de la soumission aux experts. Avec une telle dynamique, il ne serait plus nécessaire d’entretenir des moyens très importants de répression physique et idéologique pour qu’un groupe dominant s’implante, tout-puissant, et se perpétue. Si le danger est le moteur essentiel de l’évolution vers la société nucléaire, il est également le fondement de la prise de conscience au sein de la population de la nécessité de s’opposer à cette évolution. Tout se joue entre ces deux forces antagonistes.

La fin de l’utopie et l’écofascisme

Il est possible de discuter de l’intérêt et des avantages d’un système autogéré, par exemple d’une production industrielle d’automobiles, de souhaiter vivre dans une société conviviale où il n’y aurait plus de ruptures entre les différents moments de la vie. Même si les forces sociales en présence ne permettent pas objectivement de réaliser de telles sociétés, il est toujours sensé d’en élaborer la théorie. Jusqu’à présent aucune répression n’a réussi à empêcher les hommes de bâtir de telles utopies. Dans une société nucléaire, tout devient différent. Il serait assez délirant d’imaginer l’autogestion d’une usine de fabrication de combustible nucléaire ou de proposer d’expérimenter de nouveaux modes de gestion des cuves de stockage des déchets de haute activité en laissant plus d’initiative aux employés afin de rendre leur travail plus intéressant. Bien au contraire, si nous sentons un certain laxisme dans l’encadrement, il sera naturel d’exiger une discipline plus stricte et au besoin un renforcement des forces de répression, la moindre erreur pouvant conduire à la disparition d’une région entière.
On pouvait penser autrefois que des expériences utopiques étaient réalisables et certaines ont d’ailleurs été tentées à petite échelle. Avec la société nucléaire, l’utopie perd tout sens. Quelle que soit la famille spirituelle à laquelle on appartienne, libertaire antirépressive, libérale ou autoritaire, nous exigerons le renforcement indéfini de la répression, l’accroissement continu des contrôles à tous les stades de la production, pour le recrutement des employés, pour la compétence des dirigeants techniques et des fonctionnaires chargés de ces contrôles, le renforcement des contrôles dans les usines de production de tous les matériels entrant dans la composition des installations nucléaires. Si la population venait à prendre au sérieux les déclarations officielles sur la gestion des risques, elle devrait imposer un système plus contraignant, voire répressif, vis-à-vis des gestionnaires. Les coûts d’exploitation augmenteraient considérablement et la direction technobureaucratique n’aurait pas la stabilité et la permanence qu’elle connaît actuellement. Quant aux employés, il devient évident qu’ils doivent assumer leurs tâches quelles que soient les conditions, et la grève revendicative sous la forme que nous connaissons sera remisée au placard des antiquités. Au cas où une installation serait en détresse, la population doit être assurée que tout le monde restera à son poste pour « gérer » en rapproché la catastrophe. La militarisation des entreprises est une nécessité sociale. La voie vers un État autoritaire, voire totalitaire, devient une nécessité « naturelle » et non plus le résultat d’un choix de la population ou de la prise de pouvoir d’une minorité. La dynamique de la société nucléaire est redoutable par sa logique extrême. Les antinucléaires et plus généralement le mouvement écologiste, en ne réclamant que des contrôles de plus en plus stricts et une réglementation plus contraignante, participent à cette dynamique indépendamment des valeurs nouvelles qu’ils voudraient développer dans la société. C’est ce que dans les années 70 le mouvement « Survivre et Vivre » avait pressenti en expliquant ce que pouvait être « l’écofascisme ».

La démocratie dans la société nucléaire

Quelle part de démocratie peut subsister en cas de crise grave ? Qui peut prétendre avoir la compétence pour prévenir ou gérer une telle crise ? Il est évident que le pouvoir politique est incompétent et ne désire aucunement acquérir une quelconque compétence dans ce domaine. S’il ne veut pas disparaître, il doit s’accrocher en parasite au pouvoir technocratique et lui servir d’« alibi » dans un dernier simulacre de démocratie. Le pouvoir judiciaire, quant à lui, devrait s’en remettre aux expertises des responsables techniques qui sont à l’origine même de la crise. Le système instaure sa propre circularité dans la toute-puissance des experts. Dans les pays nucléarisés, ce système est déjà institutionnalisé et ne fait guère l’objet de critique tant il paraît naturel. Le pouvoir politique ne pourrait avoir qu’une action symbolique en décapitant de temps en temps le sommet de la technobureaucratie ou en fournissant lui-même quelques victimes en sacrifice. La nature des catastrophes nucléaires exclut une gestion démocratique même formelle. L’ampleur de leurs conséquences exige l’ignorance de la population afin d’éviter un maintien de l’ordre par des répressions socialement coûteuses. En cas de catastrophe sur un réacteur nucléaire, connaître les dangers, être capable de décrypter les informations fournies, refuser le rôle essentiellement incantatoire des plans de sauvegarde, déclencherait certainement une panique collective totalement ingérable. La connaissance n’est pratiquement utilisable que si elle est en possession d’une élite restreinte. Largement répandue dans la collectivité, elle devient éminemment dangereuse et en toute logique devrait être combattue. Elle pourrait être à l’origine de crises de désespoir suicidaire dans des actes de jacquerie sauvage qui anéantiraient les faibles moyens dont on peut disposer pour atténuer légèrement les effets du désastre. L’ignorance des masses est un absolu indispensable pour une gestion « socialement correcte ». Les dirigeants techniques et les fonctionnaires les plus intelligents l’ont déjà bien compris. Il leur est bien sûr difficile de l’expliquer aux attardés qui voudraient instaurer ce qu’on a baptisé « transparence ». L’échec inévitable de cette ultime tentative justifiera l’abandon de tout rituel démocratique dans la gestion de la société nucléaire.

La disparition de l’individu

Que devient l’individu dans ces crises nucléaires ? Il n’est plus qu’un concept vieillot et sans intérêt. Il est impossible d’assurer une protection des individus en même temps qu’une protection de la société dans son ensemble. Il ne s’agit pas d’un choix délibéré qui privilégierait le collectif au détriment de l’individuel mais d’une nécessité. L’établissement de normes de contamination « acceptables » des denrées alimentaires après l’accident de Tchernobyl a bien mis ce phénomène en évidence. Pour protéger égalitairement les individus, les normes devraient être différenciées suivant les classes d’âge et les niveaux de santé de la population, ce qui est impossible à mettre en œuvre pratiquement ; il faudrait en effet aligner les normes sur les catégories les plus sensibles et les plus menacées (comme les femmes enceintes) afin d’assurer leur protection. Cela pourrait conduire à priver les autres groupes plus résistants de ressources importantes et éventuellement les acculer à la famine. Le coût économique correspondant aux pertes de produits agricoles serait exorbitant. Les experts chargés de l’établissement des normes de contamination des aliments en vue de la gestion des crises futures, dans les pays les plus nucléarisés comme la France, sont en réalité les représentants d’intérêts économiques et non pas les défenseurs de la santé publique.
Bien que l’individu soit nié en général, il demeure fort utile pour déculpabiliser les autorités en cas de crise. L’erreur humaine, manifestation de l’irrationalité des individus, permet de tout expliquer rationnellement, même les échecs de la rationalité. Comme l’erreur humaine est par nature inévitable, elle justifie et excuse a priori l’existence d’échecs catastrophiques. C’est une version rénovée des sabotages très utilisés il y a une cinquantaine d’années dans la société autoritaire stalinienne. Pour les experts nucléaristes, il n’y a d’erreur humaine qu’au niveau de l’exploitation. Il n’est pas question d’y inclure les erreurs des concepteurs. Celles-ci sont classées dans les défaillances techniques du matériel placées implicitement dans l’ordre du naturel (inhumain). Quelle solution rationnelle peut-on envisager ? Les robots et la télémanipulation informatique seront le salut et le gage d’une sécurité absolue... pour l’avenir ! L’homme étant le maillon le plus faible de tout le système, il est bien tentant de l’éliminer : la machine automatique n’a pas d’états d’âme. Si elle était capable de s’autoprogrammer, la sécurité absolue deviendrait possible car indépendante des comportements humains. Par cette programmation, c’est le suicide de l’homme qui est initié. Pour le moment, le problème des erreurs des concepteurs n’est que très timidement abordé, voire totalement ignoré. Cependant, il se posera un jour sous la pression des catastrophes et seules des purges rituelles de boucs émissaires pourront le « résoudre ». La société nucléaire est une invention moderne, mais les solutions dont elle dispose pour résoudre ses crises demeurent assez archaïques.
L’évolution de notre société vers la société nucléaire n’en est qu’à son début. Le développement très inégal de l’industrie nucléaire dans les divers pays et les conflits économiques conduisent à des divergences d’intérêts qui modifient le processus, pouvant éventuellement le ralentir et même le bloquer. Aux États-Unis, l’accident de Three Mile Island en 1979 a considérablement freiné l’industrie nucléaire. La nécessité d’inclure les catastrophes dans le coût réel des installations, l’accroissement des dépenses pour la sécurité ainsi qu’une conjoncture économique où les énergies traditionnelles demeurent à bas prix ont été des éléments déterminants dans un pays dont le système économique est fortement capitaliste. L’accident de Tchernobyl a de plus sensibilisé les responsables vis-à-vis de problèmes que poseraient des accidents au voisinage de grands centres urbains. Ainsi la centrale de Long Island près de New York ne sera pas mise en service, l’évacuation de la région étant matériellement impossible. En URSS, une certaine agitation populaire semble se manifester contre l’énergie nucléaire. Le pouvoir technocratique lui-même a été ébranlé et un réexamen de la situation a été fait. La gestion de l’accident ainsi que celle de l’ensemble de l’industrie nucléaire avant 1986 ont été mises en cause. C’est du moins ce que l’on peut supposer après le suicide de Legassov, un des responsables du programme électronucléaire soviétique, compte tenu du testament qui a été publié. En France, Three Mile Island et Tchernobyl n’ont guère infléchi la politique nucléaire de l’État. Les autres pays européens n’ont pas développé autant leur capacité de production de réacteurs. Il y a là une source de conflits économiques qui pourraient peut-être avoir une certaine importance. Les experts français refusent avec acharnement toute éventualité d’une standardisation internationale des règles de sûreté. Cela pose de gros problèmes pour les réacteurs proches des frontières allemande et luxembourgeoise. La France est pour la communauté internationale des promoteurs de l’énergie nucléaire le modèle et la force sur lesquels ils s’appuient pour faire pression sur leurs propres gouvernements.
Dans l’ensemble, l’opinion publique française n’a jamais été très active contre l’énergie nucléaire. Il y a eu quelques manifestations particulièrement énergiques et efficaces contre l’implantation de centrales en Bretagne, à Erdeven, Plogoff et dans la région de Nantes au Pellerin. L’ouverture de mines d’uranium ou l’implantation de centres de stockage de déchets soulèvent aussi souvent d’importantes protestations. Cependant, le programme nucléaire a bénéficié d’un large consensus populaire essentiellement en zone urbaine, même lorsqu’une centrale pouvait être menaçante (Superphénix pour Lyon, Nogent-sur-Seine pour la région parisienne). La très forte pression de l’idéologie scientiste du progrès a totalement asphyxié l’opinion. D’autre part, le rôle de service public que joue l’État dans la mentalité populaire ainsi que la situation juridique assez particulière en France ont permis de situer le développement nucléaire en dehors de toute contestation juridique possible, même quand il s’agissait d’obliger l’État à appliquer ses propres règles. Mais le désintérêt apparent de la population ne signifie pas qu’elle soit indifférente aux dangers de l’industrie nucléaire. Malgré la chasse forcenée que les responsables du corps médical ont pratiquée contre l’irrationalité primitive, il est certain que l’angoisse s’est développée dans la population, bien que son expression soit refoulée et impitoyablement culpabilisée. Tant que la société nucléaire n’est pas totalement implantée, cette angoisse inquiète fortement les autorités. Son utilisation comme moteur social nécessite un dosage précis de la peur.
Les « responsables » doivent désormais prendre en compte les dangers sous la pression conjuguée des accidents de plus en plus graves dans les installations nucléaires et des mouvements de protestation antinucléaire. La banalisation de la société nucléaire pourrait s’accélérer si ces mouvements de protestation n’envisageaient, par souci de réalisme et d’efficacité, qu’une meilleure gestion de la société par la multiplication des contrôles et des contraintes.
La logique et la rationalité nucléaires semblent extrêmement fortes ; cependant « dans le monde humain, “l’inévitabilité objective absolue” n’existe pas. A tout moment, des facteurs purement humains, subjectifs, peuvent intervenir et l’emporter » (Voline). L’avenir nucléaire ne se présente pas obligatoirement sous une forme apocalyptique. Il implique une société sans moralité, sans vie, ce qui ne suppose pas la disparition biologique de notre espèce. Mais ce qu’on a l’habitude de désigner sous le nom d’humanité peut-il survivre et vivre sans un minimum de moralité, gage de sociabilité ? C’est peut-être ce danger que les hommes et les femmes redoutent le plus et qui enrayera l’évolution vers la société nucléaire totalitaire.

[1Roger et Bella Belbéoch publient en 1993 un bilan de la catastrophe, Tchernobyl, une catastrophe, prochainement réédité par les éditions de la Lenteur.

[2Voir Liux, L’Ethos Biélorusse, Bulletin de la Coordination Contre la Société Nucléaire n°2, Printemps 2007. réédité dans Fukushima Paradise, La canaille /Mutines séditions, 2012 et dans Arcadi Filine, Oublier Fukushima, Les éditions du bout de la ville, 2012

[3Cette manière de penser conduira d’ailleurs Belbéoch des années plus tard à expliquer en quoi le charbon serait une alternative sociale à ce monde.




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