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De la Politique
à la Vie
Suivi de Dix coups de poignard à la politique

mis en ligne le 1er novembre 2009 - Anonyme , Venomous Butterfly et Willful Disobedience , Wolfi Landstreicher

A propos de l’auteur

Wolfi Landstreicher (de l’allemand « vagabond ») est un auteur anarchiste américain contemporain. Il est notamment l’individu derrière le journal anarchiste Willfill Disobedience qui fut édité de 1996 à 2005. Il s’occupe à présent des éditions Venomous Butterfly à travers lesquelles il publie de nombreux textes anarchistes d’autres auteurs, les siens, de la poésie surréaliste et toutes sortes de brochures, pamphlets ou écrits historiques ayant traits à l’anarchisme international. Il est également le traducteur aux États-Unis de nombreux textes européens (particulièrement italiens). Wolfi a déjà produit de nombreux écrits en anglais, sous différents noms de plume. Il a précédemment édité sous le nom Feral Faun. Très peu de son œuvre est traduite en français, cependant ceux pour qui la recherche est un plaisir pourront se mettre sous la dent quelques-uns de ses écrits qui, selon nous, sont assez importants pour mériter une meilleure diffusion parmi les anarchistes qui ne veulent plus attendre et qui ne souhaitent pas se contenter d’une pensée virtuelle, connectée et déconnectée à la fois.


De la Politique à la Vie

A partir du moment où l’anarchisme fut d’abord défini comme un mouvement radical distinct, il fut associé à la gauche, une association qui a toujours été difficile. Les gauchistes qui étaient en position d’autorité (incluant ceux qui se sont appelés des anarchistes, comme les leaders de la CNT et de la FAI dans l’Espagne de 1936-37) ont toujours considéré les fins anarchistes, par exemple celles de la transformation totale de la vie ou le principe conséquent que les fins doivent déjà exister dans les moyens, comme des entraves à la réalisation de leurs programmes politiques. L’insurrection réelle éclate toujours loin et au-delà de n’importe quel programme politique, et les anarchistes les plus cohérents ont vu la réalisation de leurs rêves précisément en cet endroit inconnu qu’est cet au-delà de la politique. Pourtant, à maintes reprises, quand les feux de l’insurrection venaient à se rafraîchir (et même parfois, comme en Espagne en 1936-37, tandis qu’ils brûlaient encore), des leaders anarchistes prenaient à nouveau leurs rôles de « conscience de la gauche ». Mais si l’expansivité des rêves anarchistes et les principes qu’elle implique ont toujours été une entrave aux arrangements politiques de la gauche, ces arrangements ont aussi toujours été un fardeau beaucoup plus lourd sur le dos du mouvement anarchiste, lui pliant les genoux à coup de « réalisme », en l’empêchant de rêver.

Pour la gauche, la lutte sociale contre l’exploitation et l’oppression est essentiellement un programme politique qui doit être réalisé par n’importe quels moyens opportuns. Une telle conception exige évidemment une méthodologie politique de lutte, et une telle méthodologie est nécessairement vouée à contredire quelques principes anarchistes de base.
Tout d’abord, la politique comme catégorie distincte de l’existence sociale est la séparation des décisions qui déterminent nos vies de l’exécution de ces décisions. Cette séparation réside dans les institutions qui font ces décisions et les imposent. Peu importe le niveau de démocratisme ou de consensus de ces institutions ; la séparation et l’institutionnalisation inhérente à la politique constituent toujours une imposition, simplement parce qu’elles exigent que les décisions soient faites avant que ne surgissent les circonstances auxquelles elles s’appliquent. Cela rend nécessaire la forme de règles générales qui doivent toujours être appliquées à tout instant, indépendamment des circonstances spécifiques. Les graines de la pensée idéologique - dans lesquelles les idées gouvernent les activités des individus plutôt que de les servir dans le développement de leurs propres projets - sont semées ici, mais j’y reviendrai plus tard.
D’une importance égale pour les perspectives anarchistes est le fait que le pouvoir git nécessairement dans cette prise de décisions et dans ses institutions de mise en application. Et la conception gauchiste de la lutte sociale est précisément d’influencer, de se ré-approprier ou de créer des versions alternatives de ces institutions. Autrement dit, c’est une lutte pour changer, et non pas détruire, les relations institutionnalisées de pouvoir.

Cette conception de la lutte, avec sa base programmatique, requiert une organisation comme moyen de mener cette lutte. L’organisation représente la lutte, parce qu’elle est l’expression concrète de son programme. Si ceux qui s’y impliquent définissent ce programme comme révolutionnaire et anarchiste, alors l’organisation aura pour fonction de représenter la révolution et l’anarchie, et la force de l’organisation sera égalisée avec la force des luttes révolutionnaires et anarchistes.
La révolution espagnole nous fournit un exemple clair, le leadership de la CNT, après avoir poussé les ouvriers et les paysans de Catalogne à exproprier les moyens de production (par exemple ceux des armes avec lesquelles ils ont formé leurs milices), il n’a pas dissous l’organisation pour permettre aux ouvriers d’explorer la re-création de la vie sociale en leurs propres termes, elle a préféré reprendre la direction et la gestion de la production. Cette confusion entre la gestion du syndicat et l’auto-gestion des ouvriers a eu des résultats qui peuvent être étudiés par ceux qui sont prêts à regarder ces événements de façon critique.
Quand la lutte contre l’ordre en place est ainsi séparée des individus qui la mènent et placée dans les mains de l’organisation, elle cesse d’être le projet auto-déterminé de ces individus et devient au lieu de cela une cause externe à laquelle ils ne font qu’adhérer. Parce que cette cause est égalisée avec l’organisation, l’activité principale des individus qui y adhèrent est le maintien et l’expansion de l’organisation.

En fait, l’organisation gauchiste est le moyen par lequel la gauche entend transformer les relations institutionnalisées de pouvoir. Que cela se fasse en faisant appel aux dirigeants actuels et par l’exercice du droit démocratique, par la conquête électorale ou violente du pouvoir d’État, par l’expropriation institutionnelle des moyens de production ou par une combinaison de tous ces moyens à la fois n’a que très peu d’importance.
Pour l’accomplir, l’organisation essaye de se muer en un pouvoir alternatif ou un contre-pouvoir. C’est pour cela qu’elle doit embrasser l’idéologie actuelle du pouvoir en place, c’est-à-dire la démocratie.
La démocratie est ce système de prise de décisions séparée et institutionnalisée qui exige la fabrication d’un consensus social. Bien que le pouvoir réside toujours dans la contrainte et la coercition, dans la structure démocratique, il est surtout justifié par le consentement qu’il peut gagner. C’est pourquoi il est nécessaire pour la gauche de recruter le plus d’adhérents possibles, des numéros pour correspondre à l’appui de ses programmes. Ainsi, dans son adhésion à la démocratie, la gauche doit embrasser l’illusion quantitative.

La volonté de gagner des adhérents exige un abaissement jusqu’au plus petit dénominateur commun. Ainsi, au lieu de persévérer dans une exploration théorique pourtant vitale, la gauche va développer un jeu de doctrines simplistes et manichéennes, basées sur la diabolisation et la litanie, souhaitant ainsi provoquer une adhésion massive à ses programmes. Toute interrogation ou exploration à l’extérieur de cette structure idéologique est condamnée avec véhémence, elle peut même paraitre incompréhensible. L’incapacité d’une exploration théorique sérieuse est le prix à payer d’une acceptation de l’illusion quantitative selon laquelle le nombre d’adhérents, indépendamment de leur passivité et de leur ignorance, constitue le reflet d’un mouvement fort, peu importent la qualité et la cohérence des idées et des pratiques.

La nécessité politique de faire appel « aux masses » pousse aussi la gauche à user de la méthode, petit à petit, de la demande aux dirigeants en place. Cette méthode est tout à fait compatible avec le projet de transformation des relations de pouvoir, précisément parce qu’elle ne défie pas ces relations à leurs racines.
En fait, en revendiquant à ceux au pouvoir, elle implique que de simples (quoique parfois extrêmes) ajustements des relations actuelles sont suffisants pour la réalisation des programmes gauchistes. Ce qui n’est pas remis en cause dans cette méthode est l’ordre dirigeant lui-même, parce que cela menacerait la structure politique de la gauche.

Implicitement se dégage, dans cette approche décousue du changement, la doctrine progressiste. En fait, il s’agit là-même de l’une des étiquettes les plus populaires parmi les gauchistes de nos jours qui préféreraient prendre congé des autres étiquettes, majoritairement souillées.
Le progressisme est l’idée que l’ordre actuel des choses est le résultat d’un processus (possiblement « dialectique ») d’amélioration et que si nous y mettions l’effort (que ce soit par le vote, la pétition, le litige, la désobéissance civile, la résistance passive, la violence politique ou même la conquête de pouvoir - en fait : quoi que ce soit d’autre que sa destruction), nous pourrions pousser plus loin encore ce processus. Le concept de progrès et l’approche revendicative qui est son expression pratique nous révèle un autre aspect quantitatif de la conception gauchiste de transformation sociale. Cette transformation est simplement une question de degrés, de position le long d’une trajectoire en mouvement. La bonne quantité d’ajustement est la solution. La réforme et la révolution ne sont simplement que des niveaux différents d’une même activité.
Telles sont les absurdités du gauchisme, qui reste aveugle aux preuves accablantes démontrant que la seule trajectoire sur laquelle nous sommes, au moins depuis les débuts du capitalisme et de l’industrialisme, est l’appauvrissement croissant de l’existant, et que cela ne peut pas être reformé.

L’approche réformiste et le besoin politique de catégoriser mènent aussi la gauche à valoriser des gens sur la base de leur appartenance à divers groupes spécifiques d’opprimés et d’exploités, comme les « travailleurs », les « femmes », les « gens de couleur », les « gays » et les « lesbiennes » etc. Cette catégorisation est la base de la politique identitaire, et la politique identitaire est une forme de fausse opposition par laquelle les opprimés choisissent de s’identifier à une catégorie sociale particulière, renforçant leur oppression, mais en feignant un acte supposé de défiance contre leur oppression. En fait, l’identification continue avec ce rôle social limite la capacité de ceux qui pratiquent la politique identitaire à analyser profondément leur situation dans cette société et d’agir en tant qu’individus contre leur oppression. Elle garantit ainsi la continuité des relations sociales qui sont la cause de leur oppression.
Lorsqu’ils ne se définissent que comme les membres de catégories opprimées, les gens deviennent alors des pions des manœuvres politiques gauchistes, parce que de telles catégories sociales prennent le rôle de groupes de pression, de lobbies, et font le jeu de la structure démocratique.

La logique politique des gauches, avec ses exigences organisationnelles, son adhésion à la démocratie, l’illusion quantitative et la valorisation de certaines personnes en fonction de leur simple appartenance à des catégories sociales, est collectiviste en soi, supprimant l’individu comme tel.
Cela s’exprime dans l’appel aux individus à se sacrifier à des causes diverses, des programmes et des organisations de la gauche. Derrière ces appels, l’on découvre les idéologies manipulatrices de l’identité collective, de la responsabilité collective et de la culpabilité collective. Les individus qui sont définis comme faisant partie d’un groupe « privilégié » - « hétéro », « blanc », « homme », « occidental », « classe moyenne » - sont tenus responsables de toute l’oppression attribuée à ce groupe. Ils sont alors manipulés et sommés d’expier ces « crimes », donnant leur appui acritique aux mouvements de ceux qui sont plus opprimés qu’eux. Les individus qui sont uniquement définis comme faisant partie d’un groupe opprimé sont manipulés dans l’acceptation d’une identité collective, avec sa « solidarité » obligatoire - la solidarité féminine, le nationalisme noir, l’identité queer, etc. S’ils rejettent ou même si ils critiquent profondément et radicalement cette identité de groupe, ce sera compris comme une acceptation de l’oppression.
En fait, l’individu qui agit seul (ou seulement avec ceux et celles avec qui il/elle a développé une affinité réelle) contre son oppression et son exploitation tel qu’il/elle l’éprouve dans sa vie, est accusé d’« individualisme bourgeois », malgré qu’il/elle lutte précisément contre l’aliénation, la séparation et l’atomisation qui est le résultat inhérent de l’activité sociale collective et aliénante que l’État et le capital - la prétendue « société bourgeoise » - nous imposent.

Parce que le gauchisme est la perception active de la lutte sociale comme un programme politique, il est idéologique de bout en bout. La lutte des gauches ne provient pas des désirs, des besoins et des rêves des individus exploités, opprimés, dominés et dépossédés par cette société. Elle n’est pas l’activité de personnes s’efforçant de se ré-approprier leurs propres vies et de rechercher les outils nécessaires à cela. C’est un programme formulé dans les esprits des leaders gauchistes ou dans les réunions organisationnelles qui existent au-dessus et en-avant des luttes individuelles des gens, et auquel ces derniers doivent se subordonner. Indépendamment des slogans du programme - socialisme, communisme, anarchisme, solidarité féminine, peuple africain, droits des animaux, libération de la terre, primitivisme, auto-gestion des travailleurs, etc, etc - il ne fournit pas aux individus d’outil à utiliser dans leurs propres luttes contre la domination, mais exige plutôt des individus qu’ils échangent la domination de l’ordre dirigeant avec la domination du programme gauchiste. Autrement dit, il exige que les individus continuent de renoncer à leur capacité à déterminer leur propre existence.

À son meilleur, l’effort anarchiste a toujours été la transformation totale de l’existence basée sur la ré-appropriation de sa propre vie par chaque individu, agissant en libre-association avec ceux/celles de leur choix. Cette vision peut être trouvée dans les écrits les plus poétiques de presque tous les anarchistes connus, et c’est ce qui a fait de l’anarchisme « la conscience de la gauche ». Mais quel est l’intérêt d’être la conscience d’un mouvement qui ne veut ni ne peut partager la largeur et la profondeur de nos rêves, si par ailleurs nous désirons comprendre ces rêves ? Dans l’histoire du mouvement anarchiste, ces perspectives et pratiques proches de la gauche, comme l’anarcho-syndicalisme et le plateformisme, ont toujours contenu moins de rêves que de programmes.
Maintenant que le gauchisme a cessé d’être une force significative et distincte du reste de la sphère politique, au moins en occident, il n’y a certainement aucune raison de continuer à porter ce fardeau sur nos épaules. La réalisation des rêves anarchistes, des rêves de chaque individu toujours capable de rêver et de désirer indépendamment pour être les créateurs autonomes de leurs propres existences, exige une rupture consciente et rigoureuse avec la gauche.

Nous pouvons tenter de poser ici une base minimale pour cette rupture :

-I-

Le rejet d’une perception politique de la lutte sociale ; la reconnaissance que la lutte révolutionnaire n’est pas un programme, qu’elle est la lutte pour la ré-appropriation individuelle et sociale de la totalité de la vie. Ainsi, elle est anti-politique en soi. Autrement dit, elle est opposée à n’importe quelle forme d’organisation sociale - et à n’importe quelle méthode de lutte - dans laquelle les décisions concernant la façon de vivre et de lutter sont séparées de l’exécution de ces décisions, peu importe à quel point ce processus de prise de décisions séparé est démocratique et participatif.

-II-

Le rejet de l’organisation, nous entendons par là le rejet de l’idée que n’importe quelle organisation puisse représenter des individus exploités, des groupes, la lutte sociale, la révolution ou l’anarchie. Aussi, donc, le rejet de toutes les organisations formelles - partis, syndicats, fédérations et autres formes analogues - qui, en raison de leur nature programmatique, prendront nécessairement un rôle de représentation. Cela ne signifie pas le rejet de la capacité à organiser les activités spécifiques nécessaires à la lutte révolutionnaire, mais plutôt le rejet de la soumission de l’organisation au formalisme d’un programme organisationnel. La seule chose qui requiert l’organisation formelle est le développement et la maintenance d’une organisation formelle.

-III-

Le rejet de la démocratie et de l’illusion quantitative. Le rejet de la vision qui voudrait que le nombre d’adhérents à une cause, une idée ou un programme serait ce qui détermine la force de la lutte, plutôt que la valeur qualitative des pratiques de lutte comme attaque contre les institutions de domination et comme ré-appropriation de nos vies. Le rejet de toute institutionnalisation ou formalisation de la prise de décisions et, de façon effective, de toute conception de la prise de décisions comme un moment séparé de la vie et de la pratique. Le rejet, aussi, de la méthode évangéliste qui s’efforce de convaincre les masses. Une telle méthode suppose que l’exploration théorique est arrivée à sa fin, que l’on a la réponse à laquelle tout le monde doit adhérer et que donc tous les moyens sont acceptables pour diffuser le message, même si ces moyens entrent en contradiction avec nos fins. Cela mène à chercher des disciples qui acceptent nos positions plutôt que des compagnons et des complices avec qui continuer nos explorations. La pratique et la lutte pour rendre effectives nos perspectives aussi bien que nous le puissions, et avec des moyens en accord avec nos fins, nos rêves et nos désirs, pourra attirer des complices potentiels avec qui développer des relations d’affinité et étendre des pratiques de révolte.

-IV-

Le rejet des revendications au pouvoir, leur préférant des pratiques d’action directe et d’attaque. Le rejet de l’idée que nous puissions réaliser notre désir d’autodétermination par des services demandés qui, au mieux, n’offriront qu’un ajustement provisoire de la nocivité de l’ordre social du capital. La reconnaissance de la nécessité d’attaquer cette société dans sa totalité, de réaliser une conscience pratique et théorique dans chaque lutte partielle de la totalité qui doit être détruite. Ainsi, aussi, la capacité de voir ce qui est potentiellement révolutionnaire - ce qui s’est déplacé au-delà de la logique réformiste des revendications - dans les luttes sociales partielles, puisqu’après tout, chaque rupture radicale ou insurrectionnelle a été suscitée par une lutte qui a commencé comme une tentative de gagner des demandes partielles, mais qui s’est déplacée en pratique, d’une demande de ce que l’on désire à son appropriation directe, et plus.

-V-

Le rejet de l’idée de progrès, de l’idée que l’ordre actuel des choses est le résultat d’un processus continuel d’amélioration que nous pouvons pousser plus loin encore, probablement jusqu’à son apothéose, si nous y mettons l’effort. La reconnaissance que la trajectoire actuelle - que les dirigeants et leurs loyaux opposants réformistes et « révolutionnaires » appellent « progrès » - sont en soi nuisibles pour la liberté individuelle, la libre-association, les relations humaines saines, la totalité de la vie et la planète elle-même. La reconnaissance qu’il faut mettre fin à cette trajectoire et expérimenter de nouvelles façons de vivre en réinventant les rapports est incontournable si nous souhaitons réaliser notre pleine autonomie et notre liberté. (Cela ne mène pas nécessairement à un rejet absolu de la technologie et de la civilisation, un tel rejet ne constitue pas le résultat final d’une rupture avec la gauche, mais le rejet du progrès signifie certainement un empressement à sérieusement examiner de façon critique la civilisation et la technologie, et particulièrement l’industrialisme. Ceux qui ne sont pas enclins à soulever de telles questions continueront très probablement à s’en tenir au mythe de progrès.)

-VI-

Le rejet des politiques identitaires. La reconnaissance que, tandis que des groupes opprimés divers éprouvent leur dépossession de façon spécifique à leur oppression, l’analyse de ces spécificités est nécessaire à la compréhension pleine du fonctionnement de la domination, néanmoins, la dépossession est fondamentalement le vol de la capacité de chacun d’entre nous, en tant qu’individus, à créer nos vies en nos propres termes dans la libre-association avec d’autres individualités. La ré-appropriation de la vie sociale, aussi bien que la ré-appropriation de la vie dans sa totalité, ne pourra réussir que lorsque nous arrêterons de nous identifier essentiellement en fonction de nos identités sociales.

-VII-

Le rejet du collectivisme, de la subordination de l’individu au groupe social. Le rejet de l’idéologie de la responsabilité collective. Il s’agit là d’un rejet qui ne signifie pas le refus de l’analyse sociale, mais qui extirpe plutôt le jugement moral d’une telle analyse, et refuse la pratique dangereuse de blâmer des individus pour des activités qui ont été faites en leur nom supposé ou qui leurs sont attribuées à tort en fonction d’une catégorie sociale dont on dit qu’ils font partie, sans n’avoir fait aucun choix à ce sujet - par exemple, « le Juif », « le gitan »,« le mâle », « le blanc », etc. Le rejet de l’idée que quelqu’un, que cela soit le résultat d’une « favorisation » sociale ou de l’adhésion supposée à un groupe opprimé particulier, doit une solidarité acritique à n’importe quelle lutte ou mouvement, et la reconnaissance qu’une telle conception est une obstruction majeure à n’importe quelle pensée révolutionnaire sérieuse. La création de projets collectifs et d’activités pour servir les besoins et les désirs des individus impliqués, et pas vice versa. La reconnaissance que l’aliénation fondamentale imposée par le capital n’est basée dans aucune idéologie hyper-individualiste qu’il promeut, mais plutôt du projet collectif de production qu’il impose, et qui exproprie nos capacités créatrices et individuelles pour accomplir ses buts. La reconnaissance de la libération de chaque individu pour être capable de déterminer les conditions de son existence en libre-association avec d’autres individus de son choix - c’est-à-dire, la ré-appropriation individuelle et sociale de la vie - comme le but principal de toute révolution.

-VIII-

Le rejet de l’idéologie, c’est-à-dire le rejet de chaque programme, idée, abstraction, idéal et théorie qui se place au-dessus de la vie et des individus comme une construction à servir. Le rejet, donc, de Dieu, de l’État, la Nation, la Race, etc, mais aussi du Primitivisme, du Communisme, de l’Anarchisme, de la Liberté, la Raison, l’Individu, etc lorsque ceux-ci deviennent des idéaux pour lesquels nous devons sacrifier nos vies, nos désirs, nos aspirations et nos rêves. L’utilisation des idées, l’analyse théorique et la capacité à raisonner et penser abstraitement de façon critique doivent être des outils pour comprendre ses buts, pour se ré-approprier sa vie et agir contre tout ce qui bloque cette ré-appropriation. Le rejet des réponses faciles qui se transforment en œillères contre toute tentative d’examiner la réalité contre laquelle nous faisons face, à la faveur de l’interrogation continuelle, du doute et de l’exploration théorique.

***

A mes yeux, voila ce qui constitue une rupture réelle avec la politique, avec la gauche. Là ou n’importe lequel de ces rejets fait défaut - dans la théorie comme dans la pratique - les vestiges de la gauche restent, et c’est une entrave à notre projet de libération. Puisque cette rupture avec la gauche est basée sur la nécessité de libérer la pratique de l’anarchie des confins et des limites de la politique, ce n’est certainement pas pour embrasser la droite ou toute une autre partie du spectre de la politique. Il s’agit plutôt d’une reconnaissance qu’une lutte pour la transformation de la totalité de la vie, une lutte pour reprendre le contrôle de chacune de nos vies dans un mouvement collectif pour la réalisation individuelle, ne peut qu’être entravée par des programmes politiques, des organisations « révolutionnaires » et des constructions idéologique auxquelles il faudrait s’asservir, parce que celles-ci aussi, tout comme l’État et le capital, exigent que nous leur donnions nos vies plutôt que d’en reprendre le contrôle.

Nos rêves sont bien trop grands pour les limites étroites du réalisme politique.
Cela fait déjà depuis trop longtemps que nous aurions du laisser la gauche derrière nous pour continuer sur notre joyeuse voie vers l’inconnu de l’insurrection et la création de vies pleines et auto-déterminées.

Wolfi Landstreicher.


Dix coups de poignard à la politique

La politique est l’art de la séparation. Là où la vie a perdu sa plénitude, où la pensée et l’action des individus ont été sectionnés, catalogués et enfermés dans des sphères séparées, là commence la politique. Ayant éloigné certaines activités des individus (la discussion, le conflit, la décision en commun, l’accord) en une zone en soi qu’elle prétend gouverner, forte de son indépendance, la politique est en même temps séparation parmi les séparations et gestion hiérarchique du cloisonnement. Elle se révèle ainsi comme une spécialisation, contrainte à transformer le problème en suspens de sa propre fonction en un présupposé nécessaire pour résoudre tous les problèmes. C’est justement pour cela que le rôle des professionnels de la politique est indiscutable – et la seule chose qu’on peut faire c’est les substituer, en changer de temps en temps. Chaque fois que les subversifs acceptent de séparer les différents moments de la vie et pour changer, en partant de cette séparation, les conditions données, ils deviennent les meilleurs alliés de l’ordre du monde. C’est justement parce qu’elle aspire à être une sorte de condition première de la vie même que la politique insuffle partout son haleine mortifère.

La politique est l’art de la représentation. Pour gouverner les mutilations infligées à la vie, elle contraint les individus à la passivité, à la contemplation du spectacle mettant en scène sa propre impossibilité d’agir, la délégation irresponsable de ses propres décisions. Alors, tandis que l’abdication de la volonté de se déterminer soi-même transforme les individus en appendices de la machine étatique, la politique recompose en une fausse unité la totalité des fragments. Pouvoir et idéologie célèbrent ainsi leurs propres noces funestes. Si la représentation est ce qui enlève aux individus la capacité d’agir, leur fournissant en contrepartie l’illusion d’être des participants et pas des spectateurs, cette dimension du politique réapparaît toujours là où une quelconque organisation supplante les individus et un quelconque programme les maintient dans la passivité. Elle réapparaît toujours là où une idéologie unit ce qui est opposé dans la vie.

La politique est l’art de la médiation. Entre la totalité présumée et la singularité, et entre les individus. Tout comme la volonté divine a besoin de ses propres interprètes et représentants terrestres, la Collectivité a besoin de ses propres délégués. Tout comme il n’existe pas dans la religion de rapports entre les hommes mais seulement entre les croyants, ce ne sont pas les individus qui se rencontrent dans la politique, mais les citoyens. Les liens d’appartenance empêchent l’union, parce que ce n’est que dans la différence que disparaît la séparation. La politique nous rend égaux parce qu’il n’y a pas de diversité dans l’esclavage – égalité devant Dieu, égalité devant la loi. Au dialogue réel qui, lui, nie le pouvoir en niant la médiation, la politique substitue son idéologie. Le racisme est l’appartenance qui empêche les rapports directs entre les individus. Toute politique est une simulation participative. Toute politique est raciste. Ce n’est qu’en démolissant ses barrières dans la révolte qu’on peut rencontrer les autres dans leur et notre singularité. Je me révolte donc nous sommes. Mais si nous sommes, adieu révolte.

La politique est l’art de l’impersonnel. Toute action est unique et particulière. Toute occasion est comme l’instant d’une étincelle qui fuit l’ordre du vague. La politique est l’administration de cet ordre. « Quel sens veux-tu qu’aie une action face à la complexité du monde ? » C’est ainsi qu’argumentent les endormis par la double somnolence d’un Si qui n’est personne et d’un Plus tard qui n’est jamais. La bureaucratie, fidèle servante de la politique, est le rien administré afin que Personne ne puisse agir. Afin que d’aucun ne reconnaisse jamais sa propre responsabilité dans l’irresponsabilité généralisée. Le pouvoir ne dit plus que tout est sous contrôle, il dit au contraire : « Si même moi je ne réussis pas à trouver des remèdes, imaginez quelqu’un d’autre ». La politique démocratique se base désormais sur l’idéologie catastrophiste de l’urgence (« C’est nous ou le fascisme, c’est nous ou le terrorisme, c’est nous ou l’inconnu »). Le vague, même celui qui est antagoniste, est toujours un événement abstrait, un événement qui n’arrive jamais et qui efface tout ce qui advient. La politique invite chacun à participer au spectacle de ces mouvements en arrêt.

La politique est l’art de l’ajournement. Son temps est le futur, c’est pour cela qu’elle nous emprisonne tous dans un misérable présent. Tous ensemble, mais demain. Quiconque dit « Moi et maintenant » ruine, avec cette impatience qui est l’exubérance du désir, l’ordre de l’attente. Attente d’un objectif qui sorte de la malédiction du particulier. Attente d’un groupe dans lequel ne pas mettre en péril ses propres décisions et cacher ses propres responsabilités. Attente d’une croissance quantitative adéquate. Attente de résultats mesurables. Attente de la mort. La politique est la tentative permanente de transformer l’aventure en avenir. Mais c’est uniquement si « moi et maintenant » le décide qu’il peut exister un nous qui ne soit pas l’espace d’un renoncement réciproque, le mensonge qui fait de l’un le contrôleur de l’autre. Celui qui veut agir tout de suite est toujours vu comme suspect. Si ce n’est pas un provocateur, dit-on, il en a certainement l’apparence. Mais c’est l’instant d’une action et d’une joie sans lendemain qui nous porte au matin suivant. Sans le regard fixé aux aiguilles de la montre.

La politique est l’art de l’accommodement. Attendant toujours que les conditions soient mûres, on finit un jour ou l’autre par s’allier au patron dans l’attente. Au fond la raison, qui est l’organe de l’échelonnement et de l’ajournement, offre toujours une bonne justification pour se mettre d’accord, pour limiter les dégâts, pour sauver quelques détails d’un tout que l’on méprise. La raison politique a des yeux perçants pour dénicher des alliances. Tout n’est pas égal nous dit-on. Rifondazione comunista n’est certes pas comme cette droite rampante et dangereuse. (Aux élections on ne vote pas pour elle – nous sommes abstentionnistes, nous – mais les comités citoyens, les initiatives dans la rue, c’est autre chose). La santé publique sera toujours mieux que l’assistance privée. Un salaire minimum garanti sera toujours préférable au chômage. La politique est le monde du moins pire. Et en se résignant au moindre mal, on accepte pas à pas ce tout, à l’intérieur duquel ne nous sont concédées que des préférences. Celui qui en revanche ne veut rien savoir de ce moins pire est un aventuriste. Ou un aristocrate.

La politique est l’art du calcul. Afin que les alliances soient profitables il est nécessaire d’apprendre les secrets de ses alliés. Le calcul politique est le premier des secrets. Il faut savoir où on met les pieds. Il faut rédiger des listes détaillées des efforts et des résultats obtenus. Et à force de mesurer ce que l’on a, on finit par tout obtenir, excepté la volonté de le mettre en jeu et de le perdre. On est s’économise, attentif et prêt à présenter l’addition. L’œil fixé sur ce qui nous entoure, on ne s’oublie jamais soi-même. Vigilants comme les carabiniers.
Lorsque l’amour de soi déborde, il exige d’être propagé. Et cette surabondance de vie nous fait nous oublier, nous fait perdre le compte dans la tension de l’élan. Mais l’oubli de soi est le désir d’un monde où il vaille la peine de se perdre, d’un monde qui mérite notre oubli. C’est pour cela que le monde tel qu’il est, administré par des matons et des comptables, doit être détruit – pour qu’on puisse se dépenser sans compter. Là commence l’insurrection. Dépasser le calcul, mais non par défaut, comme le recommande cet humanitarisme qui pas après pas finit toujours par s’allier avec le bourreau, mais bien par excès. Là finit la politique.

La politique est l’art du contrôle. Afin que l’activité humaine ne se libère pas des entraves du devoir et du travail pour se révéler dans toute sa puissance. Afin que les ouvriers ne se rencontrent pas en tant qu’individus et n’arrêtent pas de se faire exploiter. Afin que les étudiants ne décident pas de détruire les écoles pour choisir comment, quand et quoi apprendre. Afin que les membres de la famille ne tombent pas amoureux les uns des autres et ne cessent d’être de petits serviteurs d’un petit Etat. Afin que les enfants ne soient rien d’autre que la copie imparfaite des adultes. Afin qu’on ne liquide pas la distinction entre les bons (anarchistes) et les mauvais (anarchistes). Afin que ce ne soient pas les individus qui aient des rapports, mais les marchandises. Afin qu’on ne désobéisse pas à l’autorité. Afin que si quelqu’un attaque les structures de l’Etat, on s’empresse de dire que « ce n’est pas l’œuvre de compagnons ». Afin que les banques, les tribunaux, les casernes ne sautent pas en l’air. En somme, que la vie ne se manifeste pas.

La politique est l’art de la récupération. La manière la plus efficace pour décourager toute rébellion, tout désir de changement réel, est de présenter un homme d’Etat comme un subversif, ou bien – mieux encore – transformer un subversif en homme d’Etat. Tous les hommes d’Etat ne sont pas payés par le gouvernement. Ils existent des fonctionnaires qui ne siègent pas au Parlement et encore moins dans ses pièces adjacentes ; au contraire, ils fréquentent les centres sociaux et connaissent discrètement les principales thèses révolutionnaires. Ils dissertent sur les potentialités libératoires de la technologie, ils théorisent des sphères publiques non étatiques et le dépassement du sujet. La réalité – ils le savent bien – est toujours plus complexe que n’importe quelle action. Ainsi, s’ils conçoivent une théorie totale, c’est uniquement dans le but de pouvoir, dans la vie quotidienne, l’oublier totalement. Le pouvoir a besoin d’eux parce que – comme ils nous l’enseignent eux-mêmes – lorsque personne ne le critique, le pouvoir est critiqué en tant que tel.

La politique est l’art de la répression. De celui qui ne sépare pas les différents moments de sa vie et veut changer les conditions données à partir de la totalité de ses propres désirs. De celui qui veut brûler la passivité, la contemplation et la délégation. De celui qui ne se laisse supplanter par aucune organisation, ni immobiliser par aucun programme. De celui qui veut avoir des rapports directs entre individus et fait de la différence l’espace même de l’égalité. De celui qui n’a aucun nous sur lequel jurer. De celui qui perturbe l’ordre de l’attente parce qu’il veut s’insurger tout de suite, pas demain, ni après-demain. De celui qui se donne sans contrepartie et s’oublie par excès. De celui qui défend ses compagnons avec amour et détermination. De celui qui n’offre aux récupérateurs qu’une seule possibilité : celle de disparaître. De celui qui refuse de prendre place parmi la foule innombrable des fourbes et des endormis. De celui qui ne veut ni gouverner ni contrôler. De celui qui veut transformer l’avenir en une aventure fascinante.

Traduit de Il Pugnale, journal anarchiste à numéro unique, Italie, mai 1996. Paru pour la première fois en français dans la revue anarchiste internationale, A Corps Perdu N°1, décembre 2008.



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