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Ce qui crépite Dialogue à ciel ouvert sur la révolte et ses souffles

mis en ligne le 19 février 2018 - anonymes , Les Épineuses

Genre et grammaire
Tu trouveras à la fin de certains mots une petite croix (par ex. : révolté×). C’est une manière de genderfucker la virile langue française. Par son utilisation, on cherche à faire apparaître d’autres genres… ou pas de genre du tout ! On a conscience que cette forme n’est pas idéale et qu’elle compliquera peut-être la lecture pour certain×. C’est une tentative, qui en appelle d’autres…

Introduction

Le texte qui suit est un dialogue, né un jour d’automne sur le flanc d’une butte urbaine. C’était un après-midi de soleil et on causait moteurs, au sens figuré. Voici un échantillon de nos interrogations : Qu’est-ce qui fait que tu te révoltes ? Qu’est-ce qui me pousse vers l’agir ? C’est quoi tes carburants : La rage ? Le dégoût ? La joie ? La tristesse ? Est-ce que tu penses que la révolte c’est surtout une histoire de tripes et d’affects ? Et « révolté× » [1], c’est une identité ou un état ponctuel ? Pis d’ailleurs, très honnêtement, la rage tu connais ?

Quand le soleil s’est couché, on en était à faire des plans sur la comète, au sens figuré toujours. Un extrait : On pourrait écrire un texte là-dessus, un truc fabriqué à quatre mains et deux têtes, pour y voir plus clair dans les évidences jargonneuses qui peuplent les écrits anarchistes contemporains, et puis ça permettrait de se connaître mieux, et même qu’on verrait ce qui se passe quand on frotte les analyses avec les expériences, ou le contraire. Est-ce que ça fait des étincelles ? Une réaction chimique époustouflante ? L’effet d’un pétard mouillé ?

Quelques mois plus tard, on s’est retrouvé×s hors des villes pour reprendre le fil. On a continué à discuter, à se contredire et à débattre, on a alimenté le tout de lectures – des vieux articles poussiéreux et puis des brèves de l’avant-veille – on a enregistré des bouts, retranscrit des morceaux, fureté en biblio. C’est au moment de commencer à écrire vraiment que la forme dialoguée s’est imposée. On a constaté qu’à force de manier désaccords et contradictions, on finit par faire naître plusieurs voix en une seule tête et on a trouvé le phénomène suffisamment intéressant pour voir ce que ça donne de coucher cette dissonance sur papier. Pour nous, écrire de cette manière c’est aussi un moyen d’éviter au maximum de te livrer une pensée unique, quelque chose de lisse et d’implacable en forme de système… ou pire, de manifeste.

Choisir la forme dialoguée, ça fait qu’on s’est posé tout un tas de questions dramaturgiques. Qui sont les personnages qui parlent ? Dans quelle situation discutent-iels ? Ont-iels un nom ? Un genre ? De quel milieu social sont-iels issu×s ? Est-ce vraiment important ? Certaines de ces interrogations ont trouvé une réponse, d’autres non. Quoiqu’il en soit, on a cherché à garder le cap de la fluidité, tou×s ballotté×s que nous étions entre les codes de l’oralité et les exigences d’une langue qui se déploie sur papier.

Publier ce texte aujourd’hui, c’est une manière de diffuser des aspirations, de partager des doutes, de parler de nos envies destructrices, de s’attaquer à quelques évidences. On le fait aussi parce qu’on a la « prétention » de trouver le rendu intéressant et qu’on se dit qu’éventuellement, ça pourrait nourrir ailleurs.

La brochure que tu as entre les mains est une première partie. Nos échanges nous ont porté bien au-delà des questions abordées dans ce texte. En partant de cette histoire de moteurs de révolte, on en est arrivé×s à discuter des enjeux liés au fait de poser ou non des mots sur des actes. C’est quoi les intentions qui se cachent derrière le récit d’un acte de révolte ? Est-ce la lisibilité, la compréhension qui est recherchée ? La reconnaissance par ses pairs ? La possibilité que d’autres reproduisent ou s’inspirent de ce qui a été fait ? À qui cherche-t-on à s’adresser en posant des mots ? Aux personnes visées par l’acte ou à d’autres ? Et puis, il y a eu tout un bout autour de la solidarité. Solidaire avec des actes ? Solidaire avec des intentions ? Solidaire avec des étiquettes, avec des -istes ? Solidaires avec des individu×s mu×s par des idées qu’iels explicitent ?

La causerie continue donc, au gré des rencontres et des expériences, nourrie de flammes et de mots, aussi sur papier, sûrement, bientôt.

Ce qui crépite

Krète et Touf randonnent depuis trois jours dans les Pyrénées. Iels ont arrêté de marcher assez tôt cet après-midi après avoir trouvé un spot vraiment calé pour bivouaquer. Après avoir passé un bon moment à se baquer dans le ruisseau, iels ont lancé un feu puis ont mit de l’eau à chauffer dans une casserole pour le repas du soir. À mesure que le soleil décline, la conversation se fait moins superficielle. Comme s’il avait fallu attendre que les ombres grandissent pour attaquer les choses sérieuses. On prend l’échange en cours de route.

Krète : Depuis un moment, je t’entends souvent parler d’acte de révolte. Mais j’arrive pas bien à savoir ce que tu mets derrière.

Touf : Pour répondre le plus largement possible, c’est le fait de dire non avec des actes, d’agir contre, de se défendre d’une situation existante. C’est pas une critique, une remise en cause ou un questionnement vis-à-vis de quelque chose qui nous déplaît. C’est plutôt une réponse active, une tentative de détruire ou de s’extraire d’un rapport considéré comme pressurisant par cellui qui le subi.

K : C’est synonyme de rébellion alors ? Comme un enfant qui met le feu à « son » école, un soldat qui retourne son arme contre son adjudant, une taularde qui séquestre une matonne, une femme qui tue son amant violent…

T : Oui, pour moi, ces exemples sont des actes de révolte.

K : ...mais, ce qui me pose problème là-dedans, c’est qu’un faf qui crame un CAO [2], si on suit ta définition, c’est aussi un acte de révolte. Et moi, j’ai pas vraiment envie de mettre ce genre d’agissements dans le même sac qu’un enfant qui crame « son » école. Ce qui m’intéresse, ce sont les actes qui sont en réaction avec un pouvoir oppressif. Faut bien faire la distinction.

T : Je suis d’accord avec toi, c’est différent. Et si on va sur le terrain des distinctions, il me semble qu’on peut encore nuancer. Il y a les actes de révolte autoritaires, en réaction à ce qui nous gêne (l× faf qui cherche à éradiquer l’autre parce que sa présence le dérange, l’inquiète, le dégoûte). Il y a les actes de révolte contre une figure d’autorité (l’enfant qui crache sur « sa » prof). Et il y a les actes de révolte qui tendent ni à renverser un pouvoir pour se l’accaparer, ni uniquement à se protéger de ce qui opprime mais bien à détruire les règles du jeu.

K : Tu entends quoi par règles du jeu ?

T : Ça pourrait se résumer à : une personne (ou un petit groupe) décide de quelque chose et les autres s’y conforment tant bien que mal. Et évidemment, ces règles sont toujours déterminées par celleux qui détiennent le pouvoir.

K : Ta manière de le formuler ça laisse de côté toutes les règles enfouies tellement profond que c’est dur de se rappeler qui les a inventées. Tu vois les normes par exemple. Dans une famille, ça paraît complètement évident que les plus âgé×s savent ce qui est bien pour les plus jeunes.

T : Ou comme dans un groupe de potes quand ce sont les plus éloquent×s, les plus bavard×s, les plus ancien×s qui, plus ou moins consciemment, « donnent le la ».

K : Du coup, les règles du jeu dont on est en train de parler, pour moi c’est ce qui détermine les rôles de chacun.e et comment on est censé.e les interpréter.

T : Ouais, c’est ce qui détermine les rapports sociaux. Et, en tant qu’anarchiste, c’est ce que je cherche à subvertir. Lutter pour la liberté en refusant les règles pré-existantes, c’est en cela que l’acte de révolte se distingue aussi de l’action réformiste qui, elle, ne détruit pas les rapports de pouvoir autoritaires mais les ré-agence, les dilue.

K : Oui, moi c’est de ces actes-là dont j’ai envie de parler. Ces actes qui respectent pas les règles. Agir illégalement, ça c’est subversif !

T : Subversif… peut-être que ça l’est parfois. Cette histoire de respecter ou non les règles, ça me fait penser à la question de l’a-légalisme, qui s’oppose aussi bien à l’illégalisme qu’au légalisme. L’a-légalisme, c’est penser et agir selon sa propre éthique en faisant abstraction des codes, qu’ils soient juridiques ou moraux, institués par les pouvoirs en place. Parce que, logiquement, tendre à la destruction d’un système de règles, ça peut pas se résumer à désobéir à ce système.

K : Perso, ça me paraît très conceptuel d’agir a-légalement contre les structures oppressives sur lesquelles ce monde est bâti. Comme par hasard, attaquer ce qui me détruit, c’est souvent quelque chose qui tombe sous le coup de la loi d’une manière ou d’une autre. Et la répression, c’est une menace qui prend v’la de la place dans ma tête. C’est dur de faire comme si ça existait pas quand je me prépare à vandaliser un truc… Du coup j’ai du mal à me dire qu’un acte légal et un acte illégal pourraient être équivalent.

T : Je vois bien ce que tu veux dire. Mais en même temps, est-ce qu’on agit pas a-légalement lorsqu’on aime plusieurs personnes à la fois et qu’on se bat pour que ces amours puissent exister pleinement ? Et le vol de subsistance (j’ai besoin donc je prends là où je peux), c’est de l’illégalisme ou de l’a-légalisme ?

K : Je dirais pas qu’aimer plusieurs personnes à la fois c’est de la révolte. Que ça soit subversif, je veux bien. Mais c’est différent.

T : Je vois pas bien la différence que tu fais entre révolte et subversion à cet endroit là. Pour moi, choisir de pouvoir aimer plusieurs personnes à la fois, ça vient d’une révolte contre la norme hétérosexuelle et patriarcale qui voudrait que je n’en aime qu’une. Et il se trouve que dans cette société, c’est subversif de se révolter contre cette norme. Peut-être d’ailleurs que toute révolte est subversive et que toute subversion naît d’une révolte… ?

Ce questionnement débouche sur un silence que seul vient perturber le crépitement du feu. Krète farfouille les braises avec une branche avant de reprendre.

K : Je sais pas trop quoi répondre à ce que tu viens de dire. Je veux bien qu’on reprenne un peu avant. Si j’ai bien compris, agir de façon a-légale, c’est commettre des actes en laissant de côté la question de leurs répercussions, qu’elles soient juridiques ou non... Par exemple, attaquer un palais de justice sans penser à la répression ou, pour reprendre ton exemple, vivre plusieurs relations amoureuses en même temps sans penser au fait que ça peut faire souffrir autrui et que ton entourage pourrait ne pas valider ce choix… Ça demande une capacité d’abstraction de dingue, nan ?

T : Peut-être que, dans la réalité, il s’agit pas de « ne pas penser » mais plutôt de « décaler le regard ». Je pense qu’on peut parler de capacité d’abstraction si on désigne par cette expression le fait que lorsqu’on se révolte, l’attention se porte davantage sur la destruction de l’oppression que sur la répression que pourrait engendrer notre acte. Avoir l’oppression en ligne de mire, c’est ce qui fait crépiter le feu… Un peu comme ça :

Touf souffle sur un brandon rougeoyant et quelques escarbilles s’envolent.

T : Le flip de la répression peut jouer un rôle positif (l’adrénaline, la recherche de précision…) ou négatif (l’immobilisme, le renoncement…) mais elle devrait autant que possible être isolée du moteur, ne pas être confondue avec lui. Le but d’un acte de révolte c’est pas d’échapper à la répression, mais bien d’essayer de détruire ce qui opprime.

K : Bon, on dirait bien qu’on est parti× pour une longue discussion. Du coup je délimite notre terrain de jeu : on aurait qu’à dire qu’à partir de maintenant, un acte de révolte c’est une attaque contre une figure d’autorité oppressive, qu’elle soit institutionnalisée ou non, tout en étant en conflit avec l’idée qu’il faut des chef×s, des lois.

T : Ouais. « Autorité oppressive » ça fait un peu pléonasme…

K : Un peu comme « sale flic » !

L’eau dans la gamelle bout depuis un bon moment mais Touf vient seulement de s’en apercevoir. Iel jette une dizaine de patates dedans.

T : Sinon, peut-être que ce serait plus simple de qualifier « d’acte de révolte » les agissements d’un× révolté×...

K : Ça y est, j’étais sûr× que ça allait arriver. Avec ton amour de tout classer et analyser, t’en est arrivé× à créer une catégorie de personnes : les révolté×s. On était là, tranquillement en train de parler d’acte(s) de révolte, donc de quelque chose de circonscrit dans le temps et l’espace, et là bim tu sous-entends que ces révoltes, quand elles s’inscrivent contre l’autorité, sont le fait des révolté×s. Comme si c’était inscrit dans leur code génétique ! Moi ça me rend dingue ces…

T : Hé tu t’emballes là ! C’est pas moi qui l’ai inventé ce mot quand même. Jusqu’à preuve du contraire il est dans le dico, non ? Tiens regarde.
Révolté× : qui est en révolte, qui refuse d’obéir, de se soumettre.
J’essaie juste de le raccrocher à notre discussion et de voir à quel endroit ça fait sens de l’utiliser [3].

K : Ok, ok... Mais avoue qu’il y a quand même une différence balèze entre utiliser le mot révolté× pour désigner une personne qui se révolte dans une situation particulière et considérer que l× révolté× vivrait avec la révolte au ventre de manière permanente.

T : Je suis d’accord pour refuser d’essentialiser les révolté×s, pour moi il existe pas un type de personnes ou de caractères prédisposé×s à la révolte. Par contre, perso j’ai l’impression de pas être uniquement en révolte contre des situations oppressantes particulières mais contre ce monde, cette société qui les produit et existe grâce à elles. Et tous les jours il y a des choses qui me rappellent à l’existence de ce monde de merde. Du coup, sans forcément parler de permanence, dans mon cas on peut parler de continuité de la révolte, non ? Est-ce que là, ça peut pas avoir du sens de me définir comme révolté× ?

K : Attends, va un peu plus doucement. Depuis le début, on parle de la révolte comme de quelque chose qui s’agit, qui s’acte, pas comme de quelque chose qui se ressent. Et puis est-ce que le fait de te dire révolté× par ce monde d’autorité, c’est pas annulé par toutes les fois où tu baisses la tête, où tu te plies à cette autorité ?

T : Être révolté×, c’est être tous les jours en contact avec quelque chose qui me pousse à agir. Et ton truc de baisser la tête, je trouve ça carrément binaire et rigide. Tu peux être révolté× et plier dans le même temps, à partir du moment où tu as un regard sur ce que tu fais et que cette situation vient nourrir une envie d’en finir avec toute autorité. En tout cas moi c’est comme ça que je le vis quand, par exemple, je me pointe au procès d’un pote. Je vais pas forcément me jeter sur la juge ou sur l’avocat, mais les voir ravi×s et fier×s d’appliquer cette merde qu’est la justice, ça nourrit mon désir d’agir.

K : Sauf que si je reprends ce que tu viens de dire à l’instant, j’ai un peu du mal à croire que toi ou tou×s les autres « révolté×s » commettiez tous les jours des actes de révolte contre l’existant. J’veux dire, ça serait déjà un sacré dawa, non ?

T : En vrai ça dépend de ce que tu entends par agir. Quelle forme peut prendre un acte de révolte ? Si on part du principe que la révolte, c’est bouleverser l’ordre social établi, alors chourrer dans une société où tout se vend, c’est bouleverser cet ordre. Pareil si tu vis dans une société basée sur l’imposition et l’autorité et que tu travailles la question du consentement au quotidien avec les personnes qui t’entourent. Ou encore si tu ouvres ta gueule pour t’opposer à quelque chose qui se déroule devant tes yeux alors que t’étais censé× la fermer. Même s’ils sont plus diffus et quotidiens, est-ce que ces actes s’inscrivent pas tout autant que ceux qu’on a évoqué au début dans un refus de l’existant et donc dans la révolte ?

K : Mouais, j’ai l’impression que t’es en train de tout niveler là. Je veux pas hiérarchiser non plus mais je trouve que ça a pas la même portée d’agir pour détruire l’oppression dans son quotidien et d’attaquer la domination au sein de la société en causant des dégâts visibles par d’autres. De la même manière qu’une révolte individuelle a pas la même portée qu’une révolte collective.

Krète plante son opinel dans une patate. La lame y reste fermement planté. Pas cuit.

T : Toi tu parlerais de révolte collective ? Tu penses que ça existe ?

K : Ben ouais. Pas toi ?

T : Je sais pas. Je me demande si une révolte collective, c’est pas au final l’addition d’un nombre indéterminé de révoltes individuelles partageant un espace social commun et des aspirations similaires. J’ai l’impression que la dimension collective s’arrête là, à une addition. La révolte est quelque chose de foncièrement individuel, singulier. Je pense pas qu’elle puisse fusionner ou exister en elle-même à l’échelle collective.

K : Pff là t’es chiant× ! Enfin tu coupes les cheveux en quatre quoi ! Que la révolte soit vraiment collective ou non, moi je sais qu’il y a des liens entre individu×s et collectif dans des moments de révolte partagée. Que ça soit au collège face à un× prof, dans une manif face à des keufs ou pendant un sabotage nocturne, j’ai vécu des trucs super forts avec des complices qui m’ont permis, par exemple, de dépasser la peur qui me tétanisait à ce moment.

T : Oui, oui, pas de problème, une fois que la révolte est présente, il y a des ponts qui se créent de plein de manières différentes entre les individu×s. Mais cette révolte et son désir de la mettre en œuvre, elles naissent d’une rage qui est strictement individuelle.

K : Tiens en voila un autre de terme qui revient à toutes les sauces et dont le sens a été dilué : la rage. Je serais assez curieu× de savoir ce que tu mets là-derrière, toi qui semble si habile à manier l’étymologie.

T : Euh… J’avoue que, jusqu’à présent, je m’étais pas trop posé× la question. Attends, je reviens dans deux secondes.

Touf se lève et va pisser derrière un buisson. Puis iel se ressert une tasse de tisane avant de revenir s’asseoir.

T : Comme ça, spontanément, je dirais que c’est une des formes de la colère, peut-être la plus forte.

K : Mmh, ce serait la colère qui, poussée à son degré maximum, imploserait en rage…

T : Oui c’est ça, un peu comme une cocotte minute. T’as la pression qui monte, et puis ça s’arrête pas de monter et à un moment BAM, ça explose !

K : La pression et puis BAM… Genre c’est du tout cuit ton truc. Franchement tu me gaves avec tes recettes de cuisine !

Krète se lève, l’air agacé.

T : Hé relax ! C’est peut-être pas parfait ce que je raconte mais c’est que je le réfléchis en même temps que je le dis.

K : C’est juste que ton image de cocotte minute ça contribue à créer cette représentation lyrique et spectaculaire de la personne révoltée par ce monde qui explose de rage et met le feu à tout ce qui l’entoure. C’est très beau, très classe, très photogénique et poétique… mais c’est aussi très loin de ce que je vis. Par contre je suis d’accord sur le fait que la rage naît d’un affect, de quelque chose de tripale. Ça peut être la colère qui la sous-tend, ou le dégoût, ou la tristesse... ou même l’ennui. À chacun× de mettre les mots qu’iel souhaite là-dessus !

T : Bon, mais alors on pourrait dire que la rage c’est un affect négatif qui, poussé à son degré maximum, imploserait et… Non mais ça fonctionne pas ton truc ! La tristesse poussée à son point culminant ça peut aussi se matérialiser en inertie totale. Le dégoût aussi quand j’y pense. Ruminer son dégoût du monde dans son coin, ça correspond pas vraiment à ce que je mets derrière le mot rage.

Krète se rassoit.

K : Ouais. Mais tu peux très bien te consumer de colère au fond de ton lit. A croire que la rage se nourrit pas que d’émotions...

T : Peut-être qu’elle se nourrit aussi d’expériences et de connaissances particulières. Je te vois froncer les sourcils, attends je m’explique : Un jour je me suis fait× « interpeller » par les flics et un de ces salauds a profité que je portais une écharpe pour m’étrangler avec. C’est une expérience qui nourrit ma rage. Dans un autre style, la semaine dernière j’ai vu un documentaire qui parlait de la prolifération des micro-plastiques dans les océans et… Souris pas comme ça, c’est le premier exemple qui me vient ! … ben là c’est pareil, c’est une information, une connaissance qui vient nourrir ma rage. Ça me fait comme une petite pierre de plus qui vient s’ajouter à une montagne d’autres qui constituent ma rage individuelle.

K : Ok je vois ce que tu veux dire. Donc on a les expériences, les connaissances particulières et moi j’ajouterais à ça beaucoup de seum ! Ce qui me fout la rage, c’est que ce monde il est trop pourri et que même en passant ma vie à l’attaquer, je pense pas que ça y change grand-chose.

T : Je sais pas ce que tu entends exactement par seum, mais oui, je pense qu’il y a un rapport à la frustration dans tout ça. Comme je le disais, tu peux ressentir une tristesse sur laquelle tu te sens pas de prise et te mettre en boule en attendant que ça passe. Ou alors, tu peux tenter de te saisir de cette frustration, soit en cherchant à l’apaiser, soit au contraire en aiguisant la rage qu’elle provoque.

K : J’aime bien ce que tu dis parce que ça met du mouvement dans tout ça. La rage, ce serait une tension qui se nourrit d’affects, mais aussi d’expériences et de connaissances particulières. C’est un état, plus ou moins ponctuel, où tes sensibilités ne se cachent plus sous ta peau mais te courent sur l’épiderme. Elles te mettent en tension vers l’agir qui détruit. Qu’est-ce que t’en dis ?

T : Eh ben !!

K : Non mais sérieusement.

T : Sérieusement, j’adore ! Et, encore plus sérieusement, je trouve qu’on devrait agrémenter tout ça d’un peu de joie.

K : Euh… Là je vois pas le rapport.

T : Ben si, t’as jamais lu « Avec rage et joie » à la fin d’un communiqué, ou cette brochure là, tu sais, La Joie armée ?

K : J’ai peut-être pas des références aussi pointues que les tiennes, mais ce que je sais c’est que souvent dans ce genre de contexte, utiliser ce mot ça me semble artificiel. Par exemple quand je lis un communiqué qui se termine par « avec rage et joie », ça me donne l’impression que les auteur×s utilisent cette formule pour équilibrer l’équation. Un peu de « contre » agrémenté d’un peu de « pour », histoire de souligner qu’on est pas des machines incendiaires dépourvues de sentiments et que ce qu’on fait, on le fait aussi par plaisir, dans une énergie positive.

T : Et tu penses pas que ça puisse être le cas ?

K : Si, bien sûr. Mais pour moi la joie intervient surtout après avoir agit. Pendant, je suis concentré× et alerte. Je ressens rien d’autre qu’un sentiment d’urgence, un besoin de faire quelque chose. La joie, je la relie à une forme de satisfaction. Avant ça, je suis en tension. C’est l’adrénaline qui me tient.

T : Sauf que la satisfaction joyeuse que tu décris, elle est pas déconnectée du reste, elle fait des allers-retours avec la rage : si t’es joyeu×, c’est aussi parce que t’as pu laisser libre-court à ta rage. Est-ce que ça fait pas de la joie un bon moteur pour du ramdam futur ?

K : C’est joliment nuancé ce que tu dis là. J’adhère ! Si ça m’a fait réagir de manière aussi catégorique c’est que ça me crispe de voir débarquer ce terme de joie avec toute sa rhétorique carnavalesque d’insurrection joyeuse. Je trouve que c’est trop simplificateur. Ça m’est arrivé de lire des textes et de ressentir un truc hyper-conformant, comme s’il fallait que je trouve plus de joie dans ce que je fais. Tu vois pour moi balancer des injonctions, c’est comme sortir des grandes théories, c’est un truc d’apôtre ou de politique, et moi je déteste les dogmes !

T : Ah bah là, pas de problème on est deux !

Le soleil a maintenant complètement disparu et les deux potes s’allongent la tête dans les étoiles.

T : Par contre, je me faisais la réflexion qu’en discutant de tout ça on se projette vachement dans un contexte d’action directe ou d’émeute. Je me demande ce que deviennent ces mots, rage et joie, quand il s’agit de lutter contre les dominations qui traversent nos rapports au quotidien. Ou plutôt, la question ce serait : est-ce qu’il s’agit de révolte quand on s’oppose aux comportements, propos, dynamiques pourries qui existent dans notre environnement proche ?

K : Qu’est-ce que tu entends par « dynamiques pourries » ?

T : Les rapports de pouvoir qui se figent, les places assignées à chacun×, les normes de communication qui excluent celleux qui ne les maîtrisent pas, les choses que l’on tait et les humiliations que l’on accepte par amitié, par « esprit d’équipe », par peur de se retrouver seul×...

K : Pour moi, c’est de la révolte. Ce monde d’autorité que je rêve de voir disparaître, il peut se cacher aussi bien dans les rapports quotidiens que tu décris que derrière la devanture d’un Pôle Emploi ou l’uniforme d’un× keuf.

T : J’ajouterais quand même un bémol. Une devanture ou un uniforme, c’est des trucs institués, c’est formel tu vois. Alors que les dominations de tous les jours, non seulement elles me sautent pas forcément aux yeux mais en plus elles existent à travers moi ! Ça change un peu des choses pour la mise en œuvre d’une conflictualité.

K : C’est vrai, ça rajoute une sacrée complexité. En même temps plus j’avance dans mon cheminement de révolté×...

T : Tiens tiens, je croyais qu’on avait pas le droit d’utiliser ce mot ?

K : Oh c’est bon hein ! Donc je disais : plus j’avance dans mon cheminement de révolté×, plus je fais le deuil de la simplicité. À mes yeux, les analyses qui réduisent les mécanismes sociaux uniquement à une binarité exploité×s/exploiteur×s, c’est vachement trop dogmatique et moi les dogmes…

T : Tu détestes, ouais j’ai capté !

K : C’est bien, tu suis ! Plus sérieusement, ce que je cherche à dire c’est que c’est inconcevable pour moi de penser le pouvoir uniquement comme quelque chose d’à la fois extérieur et supérieur à ma propre individualité. Quelques soient les mots que d’autres poseraient là-dessus : déconstruction post-moderne, cohérence révolutionnaire, anarchie relationnelle ou je sais pas quoi encore, je m’en fous ! Je veux attaquer le pouvoir où il se manifeste et, en ouvrant un peu les yeux, je m’aperçois que c’est le cas en moi et dans mon entourage. Laisser ce morceau là de côté par confort ou le remettre à plus tard par stratégie, c’est créer une échelle des priorités, une hiérarchie ni plus ni moins. Tu comprends que ça me pose problème.

Après avoir fini sa tirade, Krète plante une nouvelle fois son couteau dans une patate. Celle-ci retombe dans l’eau bouillante. La bouffe est prête et la discussion s’arrête là pour cette fois.

[1Si tu ne saisis pas l’orthographe de ce mot, lis la note qui figure sur la page précédente

[2Centre d’Accueil et d’Orientation, un des lieux mis en place par l’État pour trier les migrant*Es en situation illégale et sélectionner celleux qui méritent d’avoir des papiers. Au moment de leur création en 2015, plusieurs de ces centres ont été la cible d’hostilité de la part de réacs de tous poils. En Loire-Atlantique, un CAO a été la cible de coups de feu. Un autre a été incendié en Gironde.

[3Surtout, toujours partir en rando avec son dico !


)



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