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Le Principe Anarchiste

mis en ligne le 6 janvier 2013 - Pierre Kropotkine

A ses débuts, l’Anarchie se présenta comme une simple négation. Négation de l’État et de l’accumulation personnelle du Capital. Négation de toute espèce d’autorité. Négation encore des formes établies de la Société, basées sur l’injustice, l’égoïsme absurde et l’oppression, ainsi que de la morale courante, dérivée du Code romain, adopté et sanctifié par l’Église chrétienne. C’est sur cette lutte, engagée contre l’autorité, née au sein même de l’Internationale, que le parti anarchiste se constitua comme parti révolutionnaire distinct.

Il est évident que des esprits aussi profonds que Godwin, Proudhon et Bakounine, ne pouvaient se borner à une simple négation. L’affirmation - la conception d’une société libre, sans autorité, marchant à la conquête du bien-être matériel, intellectuel et moral - suivait de près la négation ; elle en faisait la contrepartie. Dans les écrits de Bakounine, aussi bien que dans ceux de Proudhon, et aussi de Stirner, on trouve des aperçus profonds sur les fondements historiques de l’idée anti-autoritaire, la part qu’elle a joué dans l’histoire, et celle qu’elle est appelée à jouer dans le développement futur de l’humanité.

« Point d’État », ou « point d’autorité », malgré sa forme négative, avait un sens profond affirmatif dans leurs bouches. C’était un principe philosophique et pratique en même temps, qui signifiait que tout l’ensemble de la vie des sociétés, tout, - depuis les rapports quotidiens entre individus jusqu’aux grands rapports des races par-dessus les Océans, - pouvait et devait être réformé, et serait nécessairement réformé, tôt ou tard, selon les principes de l’anarchie - la liberté pleine et entière de l’individu, les groupements naturels et temporaires, la solidarité, passée à l’état d’habitude sociale.

Voilà pourquoi l’idée anarchiste apparut du coup grande, rayonnante, capable d’entraîner et d’enflammer les meilleurs esprits de l’époque.

Disons le mot, elle était philosophique.

Aujourd’hui on rit de la philosophie. On n’en riait cependant pas du temps du Dictionnaire philosophique de Voltaire, qui, en mettant la philosophie à la portée de tout le monde et en invitant tout le monde à acquérir des notions générales de toutes choses, faisait une œuvre révolutionnaire, dont on retrouve les traces, et dans le soulèvement des campagnes, et dans les grandes villes de 1793, et dans l’entrain passionné des volontaires de la Révolution. A cette époque là, les affameurs redoutaient la philosophie.

Mais les curés et les gens d’affaires, aidés des philosophes universitaires allemands, au jargon incompréhensible, ont parfaitement réussi à rendre la philosophie inutile, sinon ridicule. Les curés et leurs adeptes ont tant dit que la philosophie c’est de la bêtise, que les athées ont fini par y croire. Et les affairistes bourgeois, - les opportunards blancs, bleus et rouges - ont tant ri du philosophe que les hommes sincères s’y sont laissé prendre. Quel tripoteur de la Bourse, quel Thiers, quel Napoléon, quel Gambetta ne l’ont-ils pas répété, pour mieux faire leurs affaires ! Aussi, la philosophie est passablement en mépris aujourd’hui.

Eh bien, quoi qu’en disent les curés, les gens d’affaires et ceux qui répètent ce qu’ils ont appris, l’Anarchie fut comprise par ses fondateurs comme une grande idée philosophique. Elle est, en effet, plus qu’un simple mobile de telle ou telle autre action. Elle est un grand principe philosophique. Elle est une vue d’ensemble qui résulte de la compréhension vraie des faits sociaux, du passé historique de l’humanité, des vraies causes du progrès ancien et moderne. Une conception que l’on ne peut accepter sans sentir se modifier toutes nos appréciations, grandes ou petites, des grands phénomènes sociaux, comme des petits rapports entre nous tous dans notre vie quotidienne.

Elle est un principe de lutte de tous les jours. Et si elle est un principe puissant dans cette lutte, c’est qu’elle résume les aspirations profondes des masses, un principe, faussé par la science étatiste et foulé aux pieds par les oppresseurs, mais toujours vivant et actif, toujours créant le progrès, malgré et contre tous les oppresseurs.

Elle exprime une idée qui, de tout temps, depuis qu’il y a des sociétés, a cherché à modifier les rapports mutuels, et un jour les transformera, depuis ceux qui s’établissent entre hommes renfermés dans la même habitation, jusqu’à ceux qui pensent s’établir en groupements internationaux.

Un principe, enfin, qui demande la reconstruction entière de toute la science, physique, naturelle et sociale.

Ce côté positif, reconstructeur de l’Anarchie n’a cessé de se développer. Et aujourd’hui, l’Anarchie a à porter sur ses épaules un fardeau autrement grand que celui qui se présentait à ses débuts.

Ce n’est plus une simple lutte contre des camarades d’atelier qui se sont arrogé une autorité quelconque dans un groupement ouvrier. Ce n’est plus une simple lutte contre des chefs que l’on s’était donné autrefois, ni même une simple lutte contre un patron, un juge ou un gendarme.

C’est tout cela, sans doute, car sans la lutte de tous les jours - à quoi bon s’appeler révolutionnaire ? L’idée et l’action sont inséparables, si l’idée a en prise sur l’individu ; et sans action, l’idée même s’étiole.

Mais c’est encore bien plus que cela. C’est la lutte entre deux grands principes qui, de tout temps, se sont trouvés aux prises dans la Société, le principe de liberté et celui de coercition : deux principes, qui en ce moment-même, vont de nouveau engager une lutte suprême, pour arriver nécessairement à un nouveau triomphe du principe libertaire.

Regardez autour de vous. Qu’en est-il resté de tous les partis qui se sont annoncés autrefois comme partis éminemment révolutionnaires ? - deux partis seulement sont seuls en présence : le parti de la coercition et le parti de la liberté ; Les Anarchistes, et, contre eux, - tous les autres partis, quelle qu’en soit l’étiquette.

C’est que contre tous ces partis, les anarchistes sont seuls à défendre en son entier le principe de la liberté. Tous les autres se targuent de rendre l’humanité heureuse en changeant, ou en adoucissant la forme du fouet. S’ils crient « à bas la corde de chanvre du gibet », c’est pour la remplacer par le cordon de soie, appliqué sur le dos. Sans fouet, sans coercition, d’une sorte ou d’une autre, - sans le fouet du salaire ou de la faim, sans celui du juge ou du gendarme, sans celui de la punition sous une forme ou sur une autre, - ils ne peuvent concevoir la société. Seuls, nous osons affirmer que punition, gendarme, juge, faim et salaire n’ont jamais été, et ne seront jamais un élément de progrès ; et que sous un régime qui reconnaît ces instruments de coercition, si progrès il y a, le progrès est acquis contre ces instruments, et non pas par eux.

Voilà la lutte que nous engageons. Et quel jeune cœur honnête ne battra-t-il pas à l’idée que lui aussi peut venir prendre part à cette lutte, et revendiquer contre toutes les minorités d’oppresseurs la plus belle part de l’homme, celle qui a fait tous les progrès qui nous entourent et qui, malgré dela, pour cela même fut toujours foulée aux pieds !

Mais ce n’est pas tout.

Depuis que la divison entre le parti de la liberté et le parti de la coercition devient de plus en plus prononcée, celui-ci se cramponne de plus en plus aux formes mourantes du passé.

Il sait qu’il a devant lui un principe puissant, capable de donner une force irrésistible à la révolution, si un jour il est bien compris par les masses. Et il travaille à s’emparer de chacun des courants qui forment ensemble le grand courant révolutionnaire. Il met la main sur la pensée communaliste qui s’annonce en France et en Angleterre. Il cherche à s’emparer de la révolte ouvrière contre le patronat qui se produit dans le monde entier.

Et, au lieu de trouver dans les socialistes moins avancés que nous des auxilliaires, nous trouvons en eux, dans ces deux directions, un adversaire adroit, s’appuyant sur toute la force des préjugés acquis, qui fait dévier le socialisme dans des voies de traverse et finira par effacer jusqu’au sens socialiste du mouvement ouvrier, si les travailleurs ne s’en aperçoivent à temps et n’abandonnent pas leurs chefs d’opinion actuels.

L’anarchiste se voit ainsi forcé de travailler sans relâche et sans perte de temps dans toutes ces directions.

Il doit faire ressortir la partie grande, philosophique du principe de l’Anarchie. Il doit l’appliquer à la science, car par cela, il aidera à remodeler les idées : il entamera les mensonges de l’histoire, de l’économie sociale, de la philosophie, et il aidera à ceux qui le font déjà, souvent inconsciemment, par amour de la vérité scientifique, à imposer le cachet anarchiste à la pensée du siècle.

Il a à soutenir la lutte et l’agitation de tous les jours contre oppresseurs et préjugés, à maintenir l’esprit de révolte partout où l’homme se sent opprimé et possède le courage de se révolter.

Il a à déjouer les savantes machinations de tous les partis, jadis alliés, mais aujourd’hui hostiles, qui travaillent à faire dévier dans des voies autoritaires, les mouvements nés comme révolte contre l’oppression du Capital et de l’État.

Et enfin, dans toutes ces directions il a à trouver, à deviner par la pratique même de la vie, les formes nouvelles que les groupements, soit de métier, soit territoriaux et locaux, pourront prendre dans une société libre, affranchie de l’autorité des gouvernements et des affameurs.

La grandeur de la tâche à accomplir n’est-elle pas la meilleure inspiration pour l’homme qui se sent la force de lutter ? N’est-elle pas aussi le meilleur moyen pour apprécier chaque fait séparé qui se produit dans le courant de la grande lutte que nous avons à soutenir ?


Biographie

Pierre Kropotkine est issu de l’une des plus vieilles familles de la noblesse russe. Sa mère est une femme douce et aimée de tous pour sa grande bonté. Elle est très estimée des serviteurs et fut un modèle pour ses fils en ce qui concerne la tolérance, le respect d’autrui et l’intérêt pour les choses intellectuelles.

De l’âge de 15 ans, et durant cinq ans, il sera l’hôte de l’école des Pages. Il en sortira sergent, place enviée parce que le sergent devenait le page de chambre personnel de l’empereur. Cette place laissait prévoir une ascension rapide et sûre au sein de la cour. Kropotkine vécut donc au côté d’Alexandre II et put se faire une idée précise de ce qui se passait dans son entourage. Cela ne fit que confirmer ses impressions et le dégoûta à jamais de la vie de courtisan. En 1860, Pierre Kropotkine édite sa première publication révolutionnaire. Celleci est manuscrite et destinée à trois de ses camarades : « A cet âge, que pouvais-je être, si ce n’est constitutionnel ? Et mon journal montrait la nécessité d’une constitution pour la Russie ».

Nommé officier, il est le seul à choisir un régiment peu connu et loin de la capitale. Il part donc pour la Sibérie comme aide de camp du général Koukel. Cet homme, aux idées radicales, avait dans sa bibliothèque les meilleures revues russes et les collections complètes des publications révolutionnaires londoniennes de Herzen. En outre, il avait connu Bakounine pendant son exil et put raconter à Kropotkine bon nombre de détails sur sa vie. Sa première expédition importante est la traversée de la Mandchourie, à la recherche d’une route reliant la Transbaïkalie aux colonies russes sur l’Amour. L’année suivante il entreprend un long voyage pour trouver un accès de communication directe entre les mines d’or de la province de Yakoutsk et la Transbaïkalie. Cette découverte, dont Kropotkine n’hésite pas à dire qu’elle est sa principale contribution scientifique, est bientôt suivie par la théorie de la glaciation et de la dessiccation.

Ayant quitté l’armée, il entre à l’université de Saint-Pétersbourg à l’automne 1867. Pendant cinq ans, son temps est entièrement absorbé par les études et les recherches scientifiques. A la mort de son père, il décide de se rendre en Europe occidentale.

L’Association internationale des travailleurs (AIT), dont il avait déjà entendu parler, l’attire. Arrivé à Zurich, il adhère à une section de l’Internationale, puis se rend dans le jura où l’activité libertaire est intense. A Neuchâtel, il rencontre James Guillaume qui deviendra l’un de ses meilleurs amis. A Sonvilliers, il se lie d’amitié avec Adhémar Schwitzguebel. Ces différents contacts le marqueront, ainsi que le comportement des ouvriers jurassiens pour lesquels il a une grande admiration.

De retour en Russie, Kropotkine devient un propagandiste infatigable et, durant deux ans, il parcourt les quartiers populaires de Saint-Pétersbourg déguisé en paysan, sous le nom de Borodine. Il est arrêté en 1874 et conduit à la forteresse Pierre et Paul, il s’en évade grâce à l’aide de sa soeur et se réfugie en Angleterre. Le désir d’agir sur les événements pousse Kropotkine à retourner en Suisse.

En décembre 1876, il séjourne à Neuchâtel où il rencontre Malatesta et Cafiero qui projettent pour l’année suivante une insurrection en Italie. Il s’installe dans le jura et commence pour lui une période d’activités intenses. Il se rend partout où c’est nécessaire, à Verviers (en Belgique), à Genève, à Vevey où il rencontre Élisée Reclus. En juin 1877, Kropotkine et Paul Brousse fondent l’Avant-garde, journal international, pour effectuer une propagande vers la France. A l’automne 1877, il participe au congrès de Verviers qui sera le dernier congrès international de la tendance bakounienne. Après un bref séjour à Genève, il part pour l’Espagne où il est émerveillé par l’implantation de l’anarchisme. C’est au retour de ce voyage qu’il fait la connaissance de Sophie Ananief, avec laquelle il passera le restant de ses jours.

En 1879, Kropotkine édite un journal pour la Fédération jurassienne. C’est ainsi que naît le Révolté qui prendra en 1887 le nom de la Révolte et, pour finir, s’intitulera les Temps nouveaux en 1895. En 1880, il se rend à Clarens pour rejoindre Élisée Reclus qui lui demande de collaborer, pour la partie russe, à son gigantesque ouvrage, la Géographie universelle. C’est là aussi qu’il écrit la célèbre brochure Aux jeunes gens. A son retour, il est expulsé de Suisse à cause de l’assassinant d’Alexandre II.

En 1882, il se rend en France où il est arrêté avec soixante autres anarchistes. Kropotkine et trois de ses compagnons sont condamnés à cinq ans de prison, les autres inculpés à des peines d’un à quatre ans. Pendant ces années d’enfermement, Kropotkine donne à ses compagnons des cours de cosmographie, de géométrie, de physique… et presque tous apprennent une langue étrangère.

Ne pouvant rester en France, le couple décide de séjourner à Londres. Ils ne savent pas alors qu’ils resteront pendant trente ans en Angleterre où le mouvement anarchiste anglais n’a cessé de prendre de l’ampleur. Mme Charlotte Wilson, membre de la société Fabienne, devient peu à peu une disciple de Kropotkine. En 1885, Henry Seymour lance le journal individualiste The anarchist. Dans l’Est End à Londres, les juifs anarchistes font paraître à la même époque un journal en Yiddish (L’ami des travailleurs). Le groupe Freedom, tout nouvellement créé, composé de Kropotkine et de sa femme, de Mme Wilson, du Docteur Burns Gibson et d’un ou de deux autres compagnons, lance en octobre le premier numéro de Freedom. La morale anarchiste paraît en 1890, suivi deux ans plus tard de la Conquête du Pain. Après une série de conférences, au Canada, sur les dépôts glaciaires en Finlande et sur la théorie de la structure de l’Asie, il se rend aux États-Unis où ils fait des meetings sur l’anarchisme. Grâce à l’argent collecté au cours de deux meetings à New-York, John Edelman peut faire paraître le premier journal anarchiste communiste en langue anglaise au États-Unis.

En 1905, la première révolution en Russie l’enthousiasme, il participe à Londres à deux réunions organisées sur ce sujet. En 1911, il écrit pour le nouveau journal des exilés russes Rabotni Mir qui deviendra en 1913 l’organe de la Fédération communiste anarchiste. Jean Grave lui rend visite en 1916 et les deux hommes discutent de leur position commune à propos de la guerre. Ils décident de rédiger un texte qui prend le nom de : Manifeste des seize. En mai 1917, Kropotkine prend la décision de revenir en Russie. Il s’embarque donc et partout où il passe malgré les précautions pour voyager incognito, il est chaleureusement accueilli. Il refuse outré, le ministère que lui propose Kerenski et, quand Lénine est maître de la situation, il réitère son refus de participer à tout gouvernement. Il ne cesse de dénoncer la dictature qui s’instaure et en but à des tracasseries de la part des bolcheviques, il meurt à Dimitrov entouré de ses plus fidèles amis. Son enterrement sera la dernière grande manifestation libre en URSS.

Didier Roy (revue Itinéraire)



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