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Des Squatteureuses d’un peu partout et d’ailleurs s’invitent... aux "rencontres internationales" mondaines sur les "Nouveaux Territoires de l’Art" à la Friche Belle de mai, Marseille (14-15-16 février 2002)

mis en ligne le 9 août 2003 - Collectif

Du 14 au 16 février 2002, se tenaient à la Friche Belle de mai (Marseille) des "rencontres internationales" ayant pour cadre les "Nouveaux territoires de l’Art". Ça s’intitulait précisément " Rencontre Internationale : Nouveaux Territoires de l’Art - Espaces alternatifs - Friches - Fabriques - Projets pluridisciplinaires - Squats ". Le programme affirmait qu’il s’agirait de " 3 jours de contributions, ateliers, tables rondes et séances plénières pour interroger les contenus, finalités, singularité et enjeux de ces démarches. Libres, souples et ouverts, les débats seront enrichis par la présentation de monographies d’expériences collectées dans le monde. " Bon, jusqu’ici, ça aurait même presque pu paraître intéressant… Subvertir le vieux-monde entre autres par la création d’espaces autonomes, autogérés, où l’on " créé ", justement.
Evidemment, avec les liens qui existent entre différents squats d’artistes réformistes et le pouvoir étatique, l’intitulé poussait à la méfiance. A juste titre ! Car il s’agissait tout bonnement d’une " rencontre initiée par le ministère de la Culture et de la Communication, le secrétariat d’Etat au Patrimoine et à la Décentralisation culturelle ", le tout " avec le soutien des ministères de la Ville, de l’Emploi et de la Solidarité, du secrétariat d’Etat à l’économie solidaire, du Fonds d’Action Sociale,
de l’Equipement ", et plein d’autres bidules très rigolos dans le même style… avec le soutien de la Ville de Marseille et de son Maire raciste, bien sûr.

Nous étions donc quelques squatteureuses à vouloir y aller, pour nuire au consensus qui allait de toute évidence y régner, et pour apporter un discours différent, voire subversif, aux nombreuses personnes qui allaient s’y rendre pour autre chose que légaliser des lieux…

Notre action s’est limitée à peu de choses, car nous ne voulions pas entrer dans un schéma de contestation spectaculaire qui fait souvent le jeu du "monde de l’art", justement. Nous ne voulions
pas être les contestataires de service, mais plutôt apporter quelques idées élaborées :
 Dans un premier temps, des questionnements, avec le texte "Atelier 4½", qui parodiait notamment l’intitulé de l’Atelier 4.
 Dans un second temps, un discours critique précis, reprenant notamment les déclarations de la crème de l’institutionnalisation, avec le texte "Table ronde 4½", dont le titre parodiait celui de la Table ronde 4 ("Un autre monde ?").

D’après les employé-e-s de la Friche Belle de mai, 1200 personnes étaient inscrites pour participer à ces rencontres. Nous n’avons pas l’impression d’en avoir vu autant, mais il y avait chaque jour au
moins 600 personnes… bien sûr, très peu d’entre elles ont participé aux "discussions", et les "ateliers" comme les "tables rondes" ressemblaient à s’y méprendre à de vastes colloques lors desquels seul-e-s quelques intervenant-e-s spécialistes s’expriment.

Pour plus d’infos sur ce qui s’est passé lors de ces trois jours, contactez-nous :
lnboal@yahoo.fr, iosk@inventati.org, zanzara@squat.net


Le texte ATELIER 4 ½ qui suit a été distribué à 600 exemplaires le jeudi 14 février 2002 dans l’enceinte de la Friche Belle de mai et notamment à l’entrée de l’atelier 4. Il a été diffusé sous forme tract A5 :

ATELIER 4 ½

Nouveaux territoires de l’art, contrôle étatique et non-réinvention des rapports sociaux

Des Ministres, des secrétaires d’Etat, des sénateurs, des maires, des artistes, des juristes, des politologues, des philosophes, des sociologues, des économistes, des directeurs, des aménageurs de territoires… :
 quelle réinvention des rôles et des rapports sociaux ?
 L’art n’a-t-il pas toujours été un enjeu de pouvoir ?
 N’a-t-il pas souvent été garant de la paix sociale ?
 La création peut-elle s’abstraire du contexte social ?
 Peut-on parler de création libre dans un cadre institutionnel et/ou marchand ?
 L’Etat, contrôleur officiel des nouveaux territoires de l’art ?
 Plus lié au pouvoir que jamais par sa difficulté à le critiquer, l’art le plus "libre" n’est-il pas libre qu’en tant que spectacle d’une liberté de création dont tout le monde est en réalité dépossédé ?
 Sous la dénomination "aménagement du territoire", l’implantation des lieux artistico-culturels n’est-elle pas un prétexte pour nettoyer les centre-ville des populations indésirables ?
 Musées, galeries, … maintenant friches, laboratoires, projets pluridisciplinaires, fabriques, squats "d’artistes", … : à quel point ces territoires normalisés et/ou récupérés nourrissent-ils l’idéologie dominante ?
 Les squats gentils et "utiles" sont-ils pour l’Etat un outil de stigmatisation et de criminalisation des squats méchants et insubordonnés ?
 L’Etat court après les territoires turbulents qui échappent à sa paternité : de quoi a-t-il peur ?
 Aime-t-on oublier que le squat est par nature une critique en actes de la propriété privée ?
 Pour qui les individus préoccupés d’autogestion, d’autonomie, d’émancipation, sont-ils dangereux ?
 Le sont-ils encore plus quand ils s’organisent collectivement dans des squats ?
 Le pseudo décloisonnement et la prétendue transversalité d’une nouvelle fonction artistique ne sert-elle pas qu’à renforcer l’identité divine de l’Artiste ?
 Qui menace-t-on en refusant d’endosser de quelconques rôles figés (tels que ceux d’artiste et de spectateur) et en dépassant la non-intervention qui caractérise nos vies ?
 Les ersatz d’autogestion sont-ils un vaccin contre l’autogestion généralisée ?

Madeleine Albright (guerrière, Etats-Unis), Babar l’éléphant (Roi, Céleste-ville), Batman (super-héros, Gotham City), Pierre Bourdieu (sociologue, Paris), Dalida (chanteuse, Egypte), Louis de Funès (acteur, France), Steffi Graf (tenniswoman, Allemagne), Pablo Picasso (peintre, Espagne), Hubert Védrine (Ministre des Affaires Etrangères, France)

Des squatteureuses d’un peu partout et d’ailleurs


Le texte TABLE RONDE 4 ½ : UN MONDE DE MERDE ? qui suit a été distribué à 500 exemplaires le samedi 16 février 2002 à la sortie de la table ronde 4 qui clôturait les 3 jours de "rencontres". Il a été diffusé sous forme de feuillet (8p.A5). En dernière page se trouvait le tableau intitulé LE LANGAGE DES NOUVEAUX EXPERTS DE L’ART :

TABLE RONDE 4 ½ : UN MONDE DE MERDE ?

Lettre à Michel Duffour et à ses invité-e-s.

L’annonce de l’atelier 4 ½ vous a-t-elle plu ? Les échos que nous en avons reçu étaient bizarrement plutôt positifs, probablement parce que cet atelier n’était pas réellement au programme, parce qu’il s’est donc limité à poser quelques questions, parce que les rapports sociaux à " réinventer "1 n’ont pas été ébranlés ailleurs que sur du papier…

Pendant ces rencontres, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, c’est marrant. C’est très " gauche plurielle " cette ambiance, c’est international et ouvert, à l’initiative de l’Etat français, avec le soutien de la Ville de Marseille, du Conseil général des Bouches-du-Rhône et du Conseil régional PACA, en partenariat avec Air France (entre autres, bien sûr) : les sans-papiers vivant en France sont certainement heureuses et heureux de connaître l’existence de cette " rencontre internationale "2.

Pour ces rencontres sur les " Nouveaux territoires de l’Art ", la langue de bois est de mise, on parle de " dispositif d’accompagnement mis en œuvre en France par le ministère de la Culture et de la Communication " pour un " programme de soutien aux espaces et projets non-institutionnels "3. En langage courant, on appelle ça " l’institutionnalisation " de lieux jusqu’alors indépendants (de moins en moins car au fur et à mesure de plus en plus compromis). On peut considérer cela comme une mise sous tutelle. Le secrétaire d’Etat au Patrimoine et à la Décentralisation Culturelle Michel Duffour écrit dans sa lettre à Fabrice Lextrait (chargé du rapport " Friches, laboratoires, fabriques, squats, projets pluridisciplinaires… une nouvelle époque de l’action culturelle ") que " face à la multiplication de ces projets, inscrits dans des contextes différents de ceux des institutions culturelles identifiées, le ministère de la Culture doit s’interroger aujourd’hui sur les conditions et les modes d’interventions spécifiques qui pourraient accompagner ce mouvement profond "4.

Fabrice Lextrait, quant à lui, s’interroge sur ces " nouveaux artistes " qui ouvrent de " nouveaux territoires ", les organisent et les vivent collectivement. Ces espaces sont " insaisissables ", " mouvants ", " indépendants ", " souples ", " ouverts "7 : on pourrait dire " libres " mais on le dit peu car ça pourrait être trop franc. " L’artiste " ne veut pas " être instrumentalisé dans le cadre d’une procédure publique "7 ? Qu’il se rassure : ses friches et autres " projets " de ce genre ne seront que " réinscrits dans les procédures d’aménagement (ex : Contrat de Plan Etat-Région, Contrat de Ville, Contrat d’Agglomération, de Pays,…) "7, rien de plus. Ses lieux de création se fondent sur des " principes d’autogestion "7 ? Qu’à cela ne tienne : l’Etat les suivra " par une écoute, un suivi et un accompagnement administratif renforcé " ou encore " par un soutien financier direct "7. " L’artiste " se veut " en prise directe avec la société, le réel ", il a créé des lieux qui " se démarquent [d’un] maillage ", disons carrément " contestataires " ? Heureusement que l’Etat affectionne cette contestation, et lui accorde " un soutien (…) transversal et puissant ", un " partenariat (…) le plus large possible "7. Au bout du compte soyons clair-e-s : ces espaces jouent " sur l’autonomie des acteurs "… " à l’intérieur du système " - l’expression n’est pas anodine. En gros Lextrait nous vend une indépendance biaisée (car chapeautée par l’Etat) et partielle (car emmagasinée dans des lieux " alternatifs " bien identifiés). Drôle de façon de soutenir la liberté, excellente manière de la contrôler. Le monde politicien voit de grandes choses se construire sans lui, le voilà qui accourt pour les codifier et les ramener à lui : la perspective de voir des gens se passer de lui le tétanise. Il doit garder un rôle paternaliste et puissant. Pour ne jamais crever. " Vous voulez de l’autogestion ? En voici quelques ersatz, régalez-vous. Si vous en voulez d’autres, nous nous chargerons de vous en confectionner. Bientôt nous les privatiserons et vous n’aurez plus qu’à les acheter. " Mais surtout nous devons rester consommateurs et consommatrices, demander puis dire merci, intervenir oui mais jusqu’à un certain point. Et arrêter de penser à la révolution.

On pourrait faire un parallèle entre les expérimentations artistiques alternatives et l’agriculture biologique. L’un comme l’autre sont le reflet d’idéaux, que nous ne partageons pas nécessairement, et sont des champs d’expérimentation que le pouvoir veut récupérer. Il s’agit pour lui de mieux s’engouffrer dans des créneaux porteurs. Créneaux commerciaux évidemment : la rentabilité est un critère qui est propre au système capitaliste dans lequel s’inscrit l’Etat, et que celui-ci cherche à masquer sous des préoccupations de santé publique ou de bien-être social. Mais créneaux idéologiques aussi, car il est nécessaire à nos démocraties d’alimenter leur doctrine techno-capitaliste en la teintant d’éthique. Ainsi les labels dont l’Etat a affublé l’agriculture biologique et bientôt, même s’il s’en défend pour l’instant, les friches, laboratoires, et autres squats " artistiques ", sont un moyen subtile et efficace de les récupérer pour mieux les contrôler. Vidés de leur substance un tant soit peu contestataire, ces domaines donnent une caution morale à l’Etat et procurent l’illusion d’être privilégié-e-s aux consommateurs/trices.

Comme si l’Etat pouvait être autre chose que LA structure du contrôle et du pouvoir, Michel Duffour affirme qu’une " approche respectueuse [des nouveaux territoires de l’art] et de ces projets atypiques implique une modernisation du fonctionnement de l’Etat et des collectivités publiques "5. Quelle modernisation, si ce n’est celle du contrôle et du pouvoir, justement ? L’alibi, bien sûr, c’est l’argent, " la question des moyens financiers dont on ne peut jamais se satisfaire si l’on entend aider l’émergence de tous les talents "5. Et il le sait. Il brandit l’étendard du bienveillant Etat français en disant croire " que l’on est d’autant plus créatif que l’on n’est pas précaire et soumis en permanence aux critères de la rentabilité "5. Etre soumis-es au bon vouloir financier de l’Etat, n’est-ce pas une forme de précarité ? Heureusement, Michel Duffour est " pour un dialogue permanent entre l’Art et le Politique, et résolument contre toute instrumentalisation "5. Dis, Michel, tu nous la financerais, la révolution qui nous mènera à l’abolition simultanée de l’Etat et de l’argent ? Respecterais-tu nos " projets atypiques " (" atypiques " pourquoi, d’ailleurs ? dans un système de banalisation et normalisation extrêmes, il n’est pas inutile de se poser la question…) ?

En parlant de ces " initiatives atypiques "6, tu cherches " comment, sans les conduire à s’assagir, aider ces aventures à troubler l’ordre des choses "6. Evidemment, ces " initiatives atypiques " tu les as plutôt bien choisies : elles ne cherchent pas à " troubler l’ordre des choses " au point de vouloir révolutionner la société. Ce serait excessif. La plupart ne veulent que quelques miettes, souvent synonymes d’intégration… Et cela est très bien expliqué dans le rapport Lextrait : " Si des artistes, des publics, des opérateurs, des décideurs politiques et institutionnels ont décidé de s’engager dans ces expériences, c’est parce qu’ils ne trouvaient pas, dans les lieux et les pratiques institués, la possibilité d’inventer de nouvelles aventures culturelles fondées sur la permanence artistique dans la cité, dans le pays. La dynamique de création de ces nouveaux projets prend souvent sa source dans la rencontre d’artistes et de producteurs cherchant à réunir les conditions élémentaires pour travailler avec des publics prêts à s’impliquer pour faciliter l’accès à des formes artistiques et culturelles négligées dans les équipements traditionnels. De fait, la capacité à se mobiliser en tant qu’amateur pour favoriser la rencontre avec les écritures artistiques et les pratiques culturelles que l’on défend est l’un des principaux moteurs de cette dynamique "7. Et pour ça, quoi qu’en disent Duffour et Lextrait, il faut une connaissance des lieux subventionnés, donc un contrôle idéologique de leurs activités. Même si " le plus souvent ces projets échappent aux cadres de classement et d’évaluation classiques "8 parce qu’ils rechercheraient " indépendance et autonomie par rapport aux pouvoirs publics quel que soit le contexte dans lequel ils s’inscrivent, tout en revendiquant des relations négociées de partenariat "8 (jolie pirouette qui réussit à lier les compromissions qui impliquent négociation et partenariat aux notions subversives d’indépendance et d’autonomie, c’est de la novlangue ?), le contrôle effectué sur ces lieux, sur ce " mouvement profond ", semble relativement assumé : " un groupe de travail (…) a été constitué pour réfléchir aux modes et indicateurs d’évaluation de ces nouvelles aventures. "5 Groupe de travail mis en place par des infrastructures étatiques, bien sûr, comment pourrait-il en être autrement ?

Paul Virilio est drôle, quand il " espère que ces lieux seront des lieux réfractaires à la marchandisation et à la grande liquidation. Les friches sont le contraire de la privatisation, même si elles n’en ont pas l’air. Ce sont des espaces critiques, des espaces en sursis, ce sont des espaces qui (…) seront rebelles à la grande politique culturelle qui s’annonce, celle des médias et des grands trusts "9. Rebelles aux alliés de l’Etat, mais pas à l’Etat lui-même. L’Etat, il est doux comme un agneau, et la " grande politique culturelle ", il ne connaît pas… Et puis, les médias, parlons-en : difficile d’être rebelles à ceux qui nous encensent, comme c’est le cas de la plupart des quotidiens français (le Monde, le Figaro, Libération, l’Humanité, la Croix) ou pour des journaux qui a priori n’ont pas grand chose en commun (le Monde Diplomatique et l’Express)10.

Enfin, soyons clair-e-s, le ministère de la Culture et de la Communication n’a pas eu beaucoup de mal à trouver des relations de confiance avec " des espaces ou des projets atypiques. Là, [Michel Duffour a] pris la mesure du nombre incroyable d’initiatives qui se développent hors du champ institutionnel "5. Hors de son propre champ, puis complètement dedans, ce qui fait dire à David Drouet, membre du collectif Station Mir : " Que se passe-t-il après les longs discours ? Ce qui était au départ une initiative d’artistes est désormais menée par les élus "11. En même temps, David, tu connais la publicité : " parce que je le vaux bien ". Tu l’as bien cherché, non ?

Quand un Secrétaire d’Etat au Patrimoine en arrive à faire la promotion de certains squats (rappelons que tout squat fait la critique en actes, qu’il le veuille ou non, de la sacro-sainte propriété privée), il est difficile de ne pas se demander si ces " squats d’artistes " ne font pas le jeu d’un système qui a besoin d’Art, de spectacle, de culture-loisir, d’un ensemble de connexions utiles à la bonne conservation d’une paix sociale très " démocratique "… Il n’est pas très étonnant que le rapport Lextrait affirme l’air de rien que " l’existence d’une structure d’accueil et d’une structure de production qui assume les fonctions de pilotage du site, ainsi que les fonctions d’accompagnement des projets artistiques, est déterminante dans les modes d’organisation et de régulation des résidences. "7 Un squat, ça peut se " régulariser "…

Hé, Yabon, chef " squartiste ", tu y arriveras, persiste, continue de te contenter de vouloir " des ateliers dans Paris "12, il n’y a vraiment pas de quoi désespérer… Des miettes, on finit toujours par en avoir. Dans tout ce fatras de banalités, nous sommes au regret de vous annoncer qu’il n’y a la aucun " nouveau rapport entre l’art et la société "13, la " présence inédite des artistes dans la cité "13 n’a rien de nouveau, la seule différence étant la tolérance assumée de l’Etat pour certains projets qu’il subventionne… Désolé-e-s, pas de " changement d’époque de fonction sociale de l’art "13. Tant qu’il est placé sous l’aile (même quand elle se prétend protectrice) d’une autorité institutionnelle (Etat, marché, mécènes, …), l’art garde ce rôle d’allié subalterne du pouvoir.

Evidemment, lors de ces trois jours à la Friche La Belle de Mai, " la contribution de l’art à la transformation de la société "13 est restée nulle. Nulle, si l’on entend par " transformation de la société " le bouleversement des rapports sociaux. Dans la forme comme dans le contenu, ateliers et tables rondes ont perpétué la hiérarchie sociale. Des spécialistes ont dialogué entre eux/elles devant d’importantes assemblées muettes de personnes pourtant très concernées par les sujets traités. L’insistance avec laquelle les rôles de chacun-e étaient conservés était digne des milieux les plus réactionnaires (et cela bien au-delà des activités " culturelles " de ces trois jours, puisque de nombreuses/nombreux employé-e-s, en tant que femmes/hommes de ménage, cuisinier-e-s, serveurs/euses, hotes-ses d’accueil, étaient cantonné-e-s dans des rôles plus ou moins invisibles et/ou méprisé-e-s), alors quand nous entendons tou-te-s ces spécialistes parler de " réinventer " les rapports sociaux, nous avons à peine envie de leur dire que c’était totalement ridicule de vouloir " confronter ces expériences [les fameux nouveaux territoires de l’art] dans leur diversité afin de mieux mettre en évidence ce qui les distingue et ce qui les relie à travers le monde "14.

Le rôle de l’artiste, lui, est mythifié. Le rapport Lextrait rencontre des " nouveaux artistes " et s’en ébahit. Il se trouve soudain face à une profession surprenante, presque effrayante : " l’artiste " que l’Etat découvre semble presque ne plus en être un, il a l’air de remettre en cause, dans ses propres pratiques, la notion même de profession, de métier, de fonction sociale, il ne se cantonne plus à un rôle, il expérimente la richesse d’une vie et la globalité de sa personne. Le pouvoir, perdu, cherche ses mots pour qualifier cet éclatement d’un statut social : " transversalité ", " hybridation ", " pluridisciplinarité ", " décloisonnement ", " simultanéité ", " multiplication des fonctions "7… Il cherche un vocabulaire connu et rassurant pour se cacher ce qu’il a peur d’apercevoir : il parle " d’une nouvelle fonction ", de " redéfinir un métier de producteur artistique "7. L’idée est évidemment de constater chaque petite révolution en la ramenant délicatement dans la logique traditionnelle. " L’artiste " remet en question l’idée de profession ? C’est qu’il recrée une nouvelle profession, une profession de la non-profession. " L’artiste " semble dépasser un rôle social étriqué ? C’est que lui et lui seul a droit à ce privilège, à ce rôle social qu’on va nommer à tout va, dont on va remplir des pages : un jour on finira bien par l’affubler d’un grand A, de peur de le voir s’effacer. " Artiste, artiste, artiste ".

Pour mieux transformer les gens en moutons, on confère à l’artiste le droit et le devoir de " troubler l’ordre des choses ". Plus besoin de contester, l’art le fait à notre place : il sait construire un discours, interpeller, choquer. L’art tel qu’il est conçu a une vocation cathartique : faire que le/la spectateur/trice exorcise ses craintes, évacue sa révolte en recevant passivement " l’œuvre ". Pourquoi alors faire la révolution dans la réalité puisqu’on la représente si bien dans l’art ?

Nous n’envisageons pas l’art comme art, mais les pratiques considérées " artistiques " comme partie prenante de nos quotidiens. Il s’agit pour nous de mettre en acte dans la réalité ce que d’autres se contenteraient d’exprimer dans l’art. Si nous avons des pratiques " artistiques ", elles suscitent une sorte d’insatisfaction qui a besoin d’être complétée par l’action réelle. Elles n’ont pas de statut particulier et ne sont pas réservées à des spécialistes. C’est tou-te-s que nous exprimons nos craintes, nos révoltes, nos amours, par tous les modes que nous inventons, que nous nous réapproprions, que nous détournons… Etre utiles n’est pas notre souci. Nous ne voulons pas laisser aux artistes le monopole de l’inutilité.
Nous créons, nous bidouillons, nous nous exprimons tous les jours en bon-ne-s artistes quotidien-ne-s et nos oeuvres inestimables, ce sont nos propres existences. Nous nous réapproprions une globalité, une liberté et une jouissance qu’on veut réserver à la fonction artistique. Nous n’avons pas besoin de revendiquer une posture, un qualificatif ou un statut reconnus par l’Etat.

On nous traitera d’utopistes. Normal, c’est la meilleure manière d’évacuer les questions de fond. Dans la culture comme dans l’économie, il vaut mieux penser des stratégies de surface, de court terme, qui rendent la réalité plus supportable, qui retardent et amplifient les catastrophes prochaines, plutôt que de se pencher sur les racines de la misère du monde. Le Sud meurt de faim, le Nord meurt d’ennui et d’asepsie, mais les deux hémisphères ne sont que les deux pans d’une même pourriture. Et on se qualifie pompeusement de pragmatiques quand notre action se limite à se boucher le nez. Nous voulons déboucher des naseaux, en commençant par les nôtres, et rappeler que tous les outils existent pour choisir " un autre monde ". Que la seule chose qui manque, et depuis longtemps, c’est la volonté politique. Non pas la volonté politique des politicien-ne-s, mais celle de chacun-e, cette volonté politique qu’on veut encore une fois circonscrire à une élite mais qui n’est en réalité que la capacité et l’envie, pour chaque individu, de réfléchir et de prendre part à l’organisation collective de sa société. Nous ne parlons pas de démocratie, encore moins de démocratie participative, nous ne parlons d’aucun système qui croit encore à l’utilité d’experts-directeurs de la vie de millions de personnes. Nous voulons parler d’autogestion généralisée. Et nous pensons que " le véritable défi de notre temps "7, les séminaires les plus cruciaux, seront des palabres de rue et des expériences de vie qui poseront la question des pistes et des tentatives vers cette autogestion, cette émancipation, cette autonomie, tellement découragée qu’on ne veut jamais l’embrasser.

Il ne nous a pas semblé dans ce colloque apercevoir de quelconque confrontation constructive à l’exception de rencontres informelles qui pouvaient avoir lieu hors de vos chapiteaux mondains… Quand un chef de friche dit vouloir " cultiver l’ordinaire pour rendre le monde supportable "15, nous répondons qu’il n’y a rien de chouette ou d’extraordinaire à cultiver et reproduire l’ordinaire et les oppressions qui l’accompagnent. Le monde n’en deviendra pas moins insupportable, et même s’il devenait " supportable ", ça ne nous suffirait pas.
Voilà pourquoi nous avons abandonné la partie quand elle se joue sur le terrain du pouvoir. Nous n’avons pas participé à ce colloque, nous n’y avons pas dialogué, au grand dam de certains organisateurs et de certaines organisatrices. Nous ne croyons pas pouvoir construire quoi que ce soit sur des bases aussi moisies. Nous sommes venu-e-s pour rappeler que des gens créent, pensent et ressentent, rient et pleurent, bâtissent et déconstruisent, s’activent et glandent, dans des squats et d’autres lieux de vie collective, en marge autant que possible des cadres institutionnels et marchands. Que des choses intenses s’y jouent, s’y élaborent et s’y vivent, sans salaire ni hiérarchie ni subvention ni permission. Nous préférons cette vie à celle que la pub nous vend, que l’art nous raconte et que l’Etat nous suggère avec assez d’insistance pour brouiller les autres possibilités. Ce sont ces autres possibilités qui nous démangent : nous les grattons avec délectation.

Des squatteureuses d’un peu partout et d’ailleurs

[Texte écrit " à l’arrache " par trois personnes, dans la nuit du 15 au 16 février 2002]

Notes :
 1. Programme de la rencontre internationale " Nouveaux territoires de l’art ", Atelier 4, table ronde -4.
 2. puisque c’est ainsi que ces 3 jours sont présentés dans le programme : " Rencontre internationale- Nouveaux Territoires de l’art - friches, laboratoires, projets pluridisciplinaires, fabriques, squats "
 3. Dossier de presse laisser par la friche la Belle de Mai au sujet de la rencontre internationale " Nouveaux territoires de l’Art "
 4. Lettre du 17 octobre 2000, publiée dans le rapport Lextrait.
 5. Interview de Michel Duffour dans le quotidien " La Marseillaise " du 14 février 2002.
 6. In " La Marseillaise " du 14 février 2002, cité par Denis Bonneville dans l’article " Friches en têtes ".
 7. Voir résumé du rapport Lextrait.
 8. Edito de Claudine Dussollier et Fabrice Raffin in " Le Journal-Nouveaux territoires de l’Art " du 14 février 2002.
 9. Interview de Paul Virilio in " Le Journal-Nouveaux territoires de l’Art " du 14 février 2002, page 27.
 10. In " Le Journal-Nouveaux territoires de l’Art " du 14 février 2002, page 30.
 11. Cité par Bruno Masi dans l’article " foire aux friches d’artistes à Marseille " in Libération du 14 février 2002.
 12. " Grogne chez les squartistes ! ! ! " in le " Journal-Nouveaux territoires de l’Art " du 15 février 2002.
 13. Présentation de la rencontre " Nouveaux territoires de l’Art " par Michel Duffour, dans la première plaquette de présentation.
 14. Edito de Fabrice Raffin in " Journal Programme, Friche la Belle de Mai " de janvier/février/mars 2002, page 8.
 15. Philippe Foulquié in " Journal Programme, Friche la Belle de Mai " de janvier/février/mars 2002, page 2.

Pour toute critique, toute remarque, tout contact :
lnboal@yahoo.fr, iosk@inventati.org, zanzara@squat.net

Pour toute info sur des squats, allez faire un tour sur :
https://squat.net


Vous pouvez également en savoir plus, et avoir une idée plus précise de ce qui se trame autour de ces questions d’art, de lieux "alternatifs", de squats, de légalisation et d’Etat, en allant faire un tour sur les sites de la friche Belle de mai et du gouvernement... :

Sur la rencontre "Les Nouveaux Territoires de l’Art" :
ici.

Plus d’infos sur le programme :
.

Pour une présentation de la Friche Belle de mai par elle même :
voici.

Le rapport Lextrait, commandé par le secrétaire d’Etat au patrimoine et à la décentralisation culturelle Michel Duffour, est en ligne sur le site du Ministère de la Culture et de la Communication :
voilà.

L’Etat évoque sa main mise sur des expériences "alternatives" artistiques :
par là.



ce texte est aussi consultable en :
- PDF par téléchargement, en cliquant ici (312.1 ko)